La parole de l’élève

Guy Avanzini

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Dans un contexte socio-affectif ouvert et favorable, sans doute l’enfant désire-t-il s’exprimer et, même, y est-il encouragé. Mais ce climat inducteur n’est pas nécessairement celui de l’institution scolaire. Ces quelques pages se proposent de recenser (trop) schématiquement les divers accueils réservés à la parole de « l’apprenant » à travers l’histoire de l’Ecole. Sans doute est-il en effet possible de repérer et d’identifier, selon les périodes, des « modèles » divergents, qu’il serait abusif de périodiser trop rigoureusement, chacune tendant à persister, au moins de façon résiduelle, à travers le temps. C’est particulièrement le cas du premier, qui s’obstine à rester celui en référence auquel les autres se déploient et sur lequel se concentrent leurs objections.

Le modèle vertical descendant : l’élève récite sa leçon

La « pédagogie », en tant qu’énoncé explicite d’une réflexion sur l’éducation de l’enfant s’inaugure, avec Socrate, par une anthropologie centrée sur la réminiscence : l’être humain dispose d’un potentiel latent, qui le rend capable, moyennant l’aide du maïeuticien, de découvrir par lui-même ce qu’il sait déjà, quoique sans savoir qu’il le sait. C’est-ce dont témoignent les dialogues de Platon, qui induisent la parole du disciple. Encore celle-ci est-elle strictement encadrée ; elle exclut toute spontanéité et improvisation et demeure d’ordre exclusivement intellectuel, centrée sur l’énoncé de savoirs universels.

Mais, vite, le processus de scolarisation renvoie à une autre anthropologie, liée au postulat d’un enfant ignorant et, en outre, prompt à céder au mal, que l’Ecole a précisément pour fin d’instruire de ce qu’il ignore et, plus encore, de vérifier qu’il l’a appris, ou l’apprend. Tel est bien le support de ce que l’on appelle « la pédagogie traditionnelle », organisée autour de la conviction d’un état natif de méconnaissance, auquel il faut tenter de substituer une culture intellectuelle, telle que l’entend et la conçoit une société déterminée. Il s’agit donc, globalement, de ne pas l’abandonner à la pauvreté d’une nature corrompue mais, tout à la fois, de l’instruire et de le redresser. Aussi bien, le volume croissant et la complexité des notions à transmettre excluent toute perte de temps et exigent effort soutenu et attention assidue.

La maïeutique ne correspond pas non plus, il s’en faut, à la logique du christianisme, c’est-à-dire d’une religion révélée, qui exclut d’emblée que la doctrine puisse être découverte par les seules forces de la raison, et stipule au contraire qu’elle soit transmise par ceux qui l’ont préalablement accueillie. Cela place l’élève en situation de réception, ce qui cependant ne signifie pas nécessairement passivité[1].

Dès lors, est privilégiée la parole du maître, sa radicale et entière priorité. C’est lui qui parle devant ses élèves, non point à chacun d’eux personnellement considéré, mais devant un collectif, supposé homogène et pourvu d’une même réceptivité, quoique l’inégalité des talents, et des taux d’attention, compromette l’assimilation de son propos. De plus, si l’on s’en réfère à la tradition lassallienne, le Frère se doit d’être lui-même sobre et concis et craindre toute verbosité superflue. En codifiant les gestes et les consignes, le claquoir lui permet au maximum d’économiser les mots.

Ainsi s’impose à l’élève la règle du silence : en classe, bien sûr, et en études, mais aussi au réfectoire, au dortoir, dans les rangs. Et sa parole ne s’émet légitimement que dans deux situations :

     – dans la réponse aux questions posées par le Maître, et la récitation des leçons lorsqu’il est interrogé. Elle s’offre à un contrôle : elle est juste ou fausse. L’exemple limite est celui du catéchisme qui, procédant par questions-réponses, exclut, l’improvisation mais vérifie l’orthodoxie.

     – dans la récréation, concession à la faiblesse humaine, singulièrement celle de l’enfant, qui a besoin d’une détente. Encore s’assurera-t-on alors qu’elle ne s’égare pas dans la médisance, la calomnie ou l’immoralité.

En dehors de ces deux moments, la parole est bannie, et devient coupable, donc punissable et punie. C’est le « bavardage », astreint à la clandestinité et exposé à la répression. Aussi bien, ce silence de l’ École fait écho à la fois au silence monastique et au silence carcéral[2].

Si telle est bien l’expression épurée de ce modèle, il ne faut néanmoins pas le caricaturer mais le nuancer, en évoquant notamment la pratique du parrainage chez les Frères des écoles chrétiennes, les « dizainières» chez les Ursulines, le groupe d’émulation chez les Jésuites, toutes formules qui, en particulier pour la transmission des consignes, entraînent quelques échanges, encore que centrés exclusivement sur les tâches scolaires. La seule exception notable est introduite par la religion : la participation au chant liturgique, la prière, la confession et la direction de conscience, qui ouvrent à l’expression personnelle ; ce sont les rares occasions d’usage légitime de la parole.

Le modèle horizontal circulaire : les élèves parlent comme le maître

Une véritable rupture est due au courant salésien, qui introduit un modèle « circulaire », comportant l’échange de la parole entre l’adolescent et celui que le Père Desramaut désigne non plus comme « le Maître », mais comme « l’ami »[3]. Rejetant le « système répressif », illustration de la verticalité descendante, Don Bosco transforme la pédagogie chrétienne. En effet, il préconise le « système préventif », qui vise à éviter l’infraction grâce au dialogue instauré entre l’éducateur et l’éduqué. Le premier perçoit en effet le second comme un sujet « raisonnable », donc accessible à la parole argumentative : il explique le bien fondé des normes, des règles, des consignes, des interdits ou des conseils dont l’observation permet de devenir à la fois un « honnête citoyen » et un « bon chrétien ». Et le second ose faire part de ses difficultés, les relate, s’inscrit dans la dynamique de « l’amorevolezza », c’est-à-dire la confiance affectueuse qui unit les deux interlocuteurs. Il y a alors parole libre, échange sincère, communication authentique. L’expression spontanée est non seulement libérée mais encouragée. Face à des adolescents apeurés ou craintifs, Don Bosco s’efforce de créer le contact et de leur faire sentir l’affection dont ils sont l’objet, pour qu’ils en viennent au désir de mériter celle dont-ils se sentent devenir ou devenus les bénéficiaires. Et il ne s’agit pas seulement de dialogues interpersonnels, mais suscités dans l’espace collectif des jeux, des fêtes, des promenades, du théâtre. Désormais réhabilitée et sollicitée, la parole se partage d’abord sur des données d’ordre culturel mais aussi sur les vécus personnels, y compris les plus douloureux ou les plus lourds.

Le modèle horizontal : les élèves expriment leurs intérêts

Une autre pratique de la parole est ouverte par l’Education Nouvelle. Sans entrer dans le détail de sa théorisation, on rappellera seulement que, à l’inverse du magistrocentrisme, elle adopte, comme substrat et matériau du travail intellectuel, les intérêts culturels des élèves, et les invite à les énoncer.

L’exemple le plus éclairant en est offert par la pédagogie de Freinet, spécialement sa technique du « texte libre ». Au contraire du thème imposé de rédaction, dont le plus sur effet est souvent de les détourner d’écrire, les enfants sont conviés à rédiger au moment et sur le thème de leur choix. Et c’est le traitement de leurs écrits qui fournit l’objet du travail scolaire : loin, donc, d’être ignorée ou refoulée, leur parole est valorisée et constitue le point de départ de leur propre enrichissement culturel. Elle acquiert aussi une portée plus large, car elle sort de la classe, tant par la publication du « journal scolaire » que par l’échange de celui-ci avec les « correspondants » des établissements où l’on a adopté la même méthode de travail.

Plus globalement, au-delà du mouvement de l’École Moderne, que cependant elle inclut, l’Éducation Nouvelle est implicitement solidaire d’une anthropologie personnalisée, selon laquelle tout être humain est un sujet unique, porteur d’un potentiel spécifique, mais aussi disposé à la communication, à qui l’éducation permettra de faire profiter autrui de ses propres talents. Telle est bien, tout particulièrement, « l’éducation personnalisée et communautaire », théorisée par le Père Faure : la parole n’est pas abandonnée au délire du bavardage, mais mobilisée pour le dialogue, et sans se limiter aux seules disciplines scolaires. En tout cela, la « part du Maître » n’est certes pas oubliée mais son rôle est précisément d’aider celle des élèves à émerger.[4]

Modèle vertical ascendant : les élèves « prennent » la parole

C’est le moment explosif où ils n’attendent plus qu’on les autorise à s’exprimer. L’exemple le plus spectaculaire est celui des évènements de 1968, lors desquels ils s’emparent de la parole, et s’en prennent au Maître, à l’institution scolaire, à la société globale. L’usage qu’ils en font aboutit au refus, à la revendication, à la révolte, voire à la violence, à l’insulte et à l’agression. Il s’agit vraiment d’une mutation, au sens propre du terme, car le phénomène, surgi de manière inattendue, induit un brusque renversement des rôles et, plus qu’un conflit, suscite une crise qui, au-delà de l’École, engage un processus révolutionnaire : à partir de la contestation de l’adulte, il provoque le renversement et, même, l’inversion de la détention du pouvoir, avec, à l’horizon, une visée de transformation d’ordre politique. D’où la formule qui, en 2001, introduisit les Assises de l’Enseignement Catholique : « naguère, les élèves avaient peur du professeur ; désormais, ce sont les professeurs qui ont peur des élèves ». Thématisée, de manière plus ou moins confuse, dans les discours de la pédagogie institutionnelle, celle de la non-directivité ou de l’auto-gestion, cette parole a ouvert une nouvelle étape de l’histoire de l’École : dénonçant, en dépit de ses prétentions démocratiques, son rôle objectivement reproducteur, elle l’a durablement installée dans une instabilité qu’elle n’est pas parvenue à dépasser, même si, à défaut de détenir le monopole de la parole, le maître « se venge » par la sauvegarde de sa pratique souveraine de la notation et par l’usage inégalement pertinent de ses décisions d’orientation.

Modèle horizontal aléatoire : maîtres et élèves cherchent à se parler

Une situation révolutionnaire étant par nature provisoire, il fallait bien tenter de trouver une issue à un rapport polémique et lui substituer un dialogue -au moins apparemment- apaisé, sans du tout que soit éliminée la violence, notamment le « décrochage », qui en est comme la modalité ultime. Diverses initiatives, pour précaires qu’elles demeurent, se sont donc attachées à créer des espaces de parole, qui préviennent querelles et pugilats. Après l’instauration des « délégués » -représentants ou otages ?- ce furent « les heures de vie de classe », le « quoi de neuf ? », l’émergence des « médiateurs » : toutes formules ordonnées à permettre le « vivre ensemble », à le rendre tolérable et à éviter le conseil de discipline. Il s’agit d’éviter à la fois l’autoritarisme qui mène à la révolte, le laxisme qui induit l’anarchie et l’insécurité, la logorrhée, qui discrédite le sens. Mais chacun sait aussi que ce ne sont point là des panacées, que l’usage arbitraire du pouvoir est périmé et que l’autorité se dérobe à ceux que leurs insuffisances et celles de leur institution ont sérieusement décrédibilisés. La crise de l’ École est bien aussi celle de la parole et le demeure.

Du bon usage de la parole

Piaget disait que la maturité psychologique comporte de passer de la dispute à la discussion. Les adultes sont loin d’y avoir tous réussi. Des textes officiels récents préconisent, pour le second cycle des lycées, des heures dites « d’accompagnement ». Mais, avec le don qu’à le Ministère de l’Education Nationale, de désubstantialiser les notions qu’il mobilise, l’observation montre qu’une idée prometteuse est trop souvent mise en œuvre de façon assez confuse pour la pervertir et la priver de toute portée. Ce sera un épisode de plus dans la longue histoire des occasions manquées. L’espace demeure ouvert à l’invention, à la fois aléatoire et urgente, d’un bon usage de la parole, une parole qui, issue du dynamisme de l’élite, comporte de la socialiser et de la rationaliser, non pour l’affaiblir ou la neutraliser, mais pour lui donner son sens et l’ouvrir à l’efficacité.

Cet essai succinct et contestable de modélisation propose seulement une grille aléatoire de lecture des registres scolaires de parole, si poreuse que soit la frontière entre chacun. Mais, entre le silence contraint, le bavardage clandestin, la logorrhée militante, et l’expression authentique, comment former à un bon usage ? La question se pose pour l’élève, mais aussi pour le Maître. Comment inciter à l’écoute de l’autre, plus encore à celle de la Parole de Dieu ? Comment, en tout cela, se situe et se spécifie aujourd’hui une pédagogie chrétienne ?

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Pour citer cet article
Référence électronique : Guy Avanzini, « La parole de l’élève », Educatio [En ligne], 4 | 2015. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

[1] J. Molinario – Le catéchisme, une invention moderne – Paris – Bayard – 2013.

[2] cf. J.M. Gueullette (présenté par), Le Père Lataste : prêcheur de la miséricorde – Paris – Cerf – 2007.

[3] Francis Desramaut, Don Bosco en son temps – Turin – SEI – 1996.

[4] P. Faure, Un enseignement personnalisé et communautaire – Tournai – Casterman – 1979.

  1. A.M. Audic, Pierre Faure – 1904-1988 – Paris – Ed. Don Bosco – 1998.