Affectivité et relation éducative

Bertrand Bergier, Véronique Margron*

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Résumé : Dans la relation éducative, l’affectivité peut être aveuglante, manipulatrice, perverse, se réduire à une course au plaisir. Mais elle peut aussi donner de la confiance tout en permettant de faire l’expérience d’accrocs dans la relation, offrir de la sécurité tout en permettant au jeune de se risquer. Cet article explore les conditions éducatives d’une affectivité qui « fait grandir ».

Mots clés : affectivité, relation éducative, dimension sexuée, « bonne distance », confrontation

Il est vain d’assigner des frontières précises à la dimension affective de la personne. La notion se dérobe. Prise dans son sens le plus général, l’affectivité désigne la possibilité d’être touché et de toucher, d’être ému et d’émouvoir (Bordeleau, 1993, p. 18-19). Pour Breton (1987, p. 95), elle est « la manière dont le monde résonne dans une sensibilité qui le bâtit en lui donnant un sens » ; pour Meyor (2002, p. 91) « la tournure particulière du monde pour un individu particulier, sa manière à lui de l’éprouver ». Malgré la complexité sémantique du terme, nous proposons de nous en tenir à la palette de sentiments (joie, tristesse, peur, colère…) qui, au quotidien, y compris dans les petits faits, colorent nos rapports à nous-même, à autrui, aux choses, au monde, à Dieu…

Une expérience paradoxale et mystérieuse

Autant l’affectivité en éducation est une question féconde, autant l’éducation de l’affectivité, entendue comme enseignement formel d’une somme de contenus, nous semble une impasse. L’éducateur n’est pas le détenteur savant d’une science de l’affectivité. Le croirait-il, son expertise instrumentale et son enseignement achopperaient sur la dimension sensible du sujet. « On ne peut ni éduquer, ni normaliser les sentiments, ils s’imposent à nous, ils procèdent de notre subjectivité » (Marie, 1990, p. 123). De par son statut d’être et non d’objet, le soi reste à proprement parler de l’ordre de l’inprogrammable, de l’extra-programme, « en excès de tout objectif car les excédant justement de toutes parts » (Meyor, 2002, p. 251). « L’expérience interrelationnelle concrète de la rencontre ressortit principiellement à un être de chair, avide et vulnérable, que les passions secouent, que le besoin pénètre, que le désir envahit, que la douleur blesse, que le plaisir épanouit. C’est précisément par le corps propre, vécu comme pouvoir d’actions et de passions, que l’autre surgit dans toute sa réalité. Il s’agit de la rencontre de deux histoires incarnées en train de se faire dans un face à face qui ne réussit pas à percer le secret ni de l’une ni de l’autre. De par sa corporéité, l’autre est à la fois celui que je ne peux pas ne pas reconnaître et celui qui m’est inaccessible et inchangeable » (Bordeleau, 1993, p. 23-24). « Parce qu’il s’agit d’une relation d’individus incarnés opérant sur la raison éducative et passant aussi bien par des attentes respectives que par la mise en présence de l’être de chacun, il y a nécessairement (…) échange d’être » (Meyor, 2002, p. 249).

Cet échange introduit le mystère. Mystère de l’être de l’éduqué qui, dans la rencontre, révèle à l’adulte, son propre mystère. La relation éducative unit profondément l’un et l’autre tout en permettant à chacun de garder une porte ouverte sur ce qui échappe à la connaissance et au pouvoir de l’autre. Je ne peux clôturer autrui dans mon existence. Paradoxale, l’éducation est à la fois expérience de la similitude et de la différence.

L’expérience de la similitude rappelle à l’éducateur d’une part, qu’il est en position d’héritier, que l’enfant, l’adolescent, qu’il a été, demeure en embuscade, continue de le travailler de l’intérieur et d’exercer sa pression ; d’autre part, dans une perspective chrétienne, que cet enfant à éduquer est, comme lui, pleinement aimé de Dieu et appelé à grandir en humanité et en sainteté. « Si vous ne retournez à l’état des enfants, vous ne pourrez entrer dans le Royaume des cieux. Qui se fera humble comme ce petit enfant, voilà le plus grand dans le Royaume des cieux » (Mt, 18, 3-4).

L’expérience de la différence, voire du désarçonnement, est également au cœur de l’éducation. « Eduquer un jeune, c’est affronter un monde où le rapport au corps et à la durée n’est pas le même que le nôtre, où la sexualité et la violence se vivent différemment, où les références culturelles et artistiques sont parfois déroutantes, où la façon de concevoir le travail et la réussite sociale est souvent en rupture avec celle de nos générations » (Thévenot, 2005, p. 17). Un des pièges pour l’éducateur est de minimiser ces différences, sinon de les nier, en considérant le jeune comme un adulte en réduction ou, au contraire, de fusionner en s’identifiant à ses goûts, ses jugements, son vocabulaire, ses actes.

Conditions d’une affectivité qui fait grandir

Quelle place accorder aux sentiments dans la relation éducative ? L’affectivité peut être aveuglante, totalisante, manipulatrice, perverse. Elle peut aussi donner de l’assurance et de la confiance, contribuer à la prise de risque et à la maturation. Cette dernière orientation n’est pas sans exigence. Elle implique à la fois de reconnaître la dimension sexuée de l’affectivité, de rechercher sans relâche la « bonne distance », d’éduquer à la confrontation et d’éviter un repli de l’affectivité sur elle-même.

Reconnaître la dimension sexuée de l’affectivité

L’être humain est marqué par la différenciation sexuelle. Les liens tissés entre l’éducateur et l’éduqué, n’existent jamais en dehors d’une détermination sexuelle. Les sentiments éprouvés par l’un et par l’autre ne sont pas hors histoire, hors sexe, hors histoire sexuée. La relation éducative est celle de deux histoires sexuées avec leur cortège respectif d’émotions, de fantasmes, de défenses et de désirs. Il n’existe pas d’affectivité asexuée.

Aussi, quand l’éducateur marque une pause pour analyser sa pratique en général, les liens affectifs en particulier, le questionnement recouvre, à suivre Xavier Thévenot (2005) trois dimensions possibles : celle de la pulsion, celle de la relation et celle de la fécondité

La dimension pulsionnelle. Il s’agit pour l’éducateur de se reconnaître et de reconnaître autrui comme corps de jouissance animé de désirs infantiles, confronté à des pulsions plus ou moins bien maîtrisées. L’instant de la jouissance est en même temps celui de la perte de contrôle, celui de l’abandon. Face à l’affectivité tâtonnante de l’adolescent, à ses poussées pulsionnelles, l’éducateur ne peut, dans sa relation aux jeunes, faire l’économie d’interroger l’histoire de son adolescence et de ses quêtes de plaisirs, la dimension érotique de sa sexualité. Ce travail de conscientisation contribue possiblement à éviter trois écueils éducatifs : l’identification, l’idéalisation et l’interdiction. Le premier, gouverné par les frustrations, voit l’éducateur régler ses comptes avec les interdits de sa jeunesse, avec un passé-passif. Comme le chante Julien Clerc « Si on quitte l’enfance, l’enfance, elle, ne nous quitte pas ». Vivant par procuration, en différé, les fantasmes qui l’habitent, l’éducateur incite l’éduqué « à vivre toutes les expériences sexuelles », « à rechercher le plaisir ». Son identification à l’adolescent découvrant sa génitalité ne permet pas d’engager un travail de structuration du désir. « La « fuite dans le plaisir » est d’autant plus malsaine que la jouissance est toujours partiellement chargée d’illusions ; elle fait croire que le réel peut se plier au gré des fantasmes, ce qui est faux » (Thévenot, 2005, p. 64). Le second écueil, fait l’impasse sur la vie pulsionnelle, magnifie les liens d’amitié, idéalise la relation entre l’éducateur et l’éduqué ou encore l’union à Dieu. Prévaut, dans le rapport à autrui paré de toutes les qualités, une visée utopique de pureté. Le troisième écueil, emporté par les peurs de l’éducateur, fait de le la multiplication des interdits un rempart censé protéger les adolescents d’eux-mêmes, des débordements d’un corps suspect.

La dimension de la fécondité. Elle installe la sexualité dans la durée de la paternité, de la maternité, et, plus largement, de la descendance qui prolonge notre histoire. Elle permet de donner plus que ce que l’on est, elle est le passage de la vie. L’affectivité qui lie l’éduqué à l’éducateur conduit celui-ci, dans l’exercice responsable de sa mission, à étudier son rapport aux désirs de paternité ou de maternité. Ce travail de clarification éducative est essentiel quand le jeune entre dans la phase d’adolescence, se protège de parents jugés trop envahissants, déplace ses sentiments tendres et érotiques vers des parents de substitution, au rang desquels l’éducateur, l’éducatrice. C’est ici, à l’occasion de ces transferts, que l’affectivité de ces derniers peut « devenir particulièrement réparatrice ou au contraire spécialement aliénante » (Thévenot, 2005, p. 66).

La dimension relationnelle de la sexualité interroge la tension entre l’indépendance et la fusion, entre l’isolement de l’être coupé (étymologie de sexe) et l’attirance pour l’autre sexe. « Ainsi l’éducateur et l’éducatrice sont-ils contraints, pour ne pas pervertir la relation avec le jeune, à examiner leur double rapport à la différence sexuelle et à leurs vœux de fusion » (Thévenot, 2005, p. 62). Il s’agit dans le rapport affectif de construire une relation éducative en évitant le double péril de l’abandon et de la possession, du renoncement et de la toute-puissance, du « je ne suis rien pour toi » et du « je suis tout pour toi ». L’enjeu est d’être suffisamment proche pour ne pas céder à l’indifférence et d’être suffisamment distant pour ne pas être indifférencié (Petitclerc, 2010, p. 96).

Rechercher la « bonne distance »

L’affectivité en éducation ne nécessite pas seulement de reconnaître sa dimension sexuée, elle implique de rechercher continûment la bonne distance, celle qui permet d’apporter de la sécurité à l’enfant ou à l’adolescent sans l’enfermer, de le frustrer sans le livrer à ses angoisses. « Si l’adulte est trop éloigné, le jeune peut faire n’importe quoi pour attirer l’attention sur lui. Mais si l’adulte est trop proche, le jeune peut alors devenir violent pour échapper à cette gangue affective qui l’emprisonne » (Petitclerc, 2010, p. 96).

Pour l’adolescent, les bouleversements internes et externes le confrontent à une nouvelle manière d’être en lui-même, face à lui-même, face à autrui (pairs et adultes) et face à un monde qui lui impose de faire des choix, notamment d’orientation. Ainsi, plus un jeune est en difficulté scolaire, plus il lui est demandé d’être au clair avec son projet professionnel ! Il y a là motif au désarroi, sinon à l’angoisse. Pour faire face, « le jeune commence par régresser, c’est-à-dire par réactiver ce qu’il y a d’infantile en lui. Cette régression est ambigüe. Favorisée sans contrôle, elle conduit à tout coup au mal de vivre et à l’inadaptation sociale. Régulée par un éducateur, elle peut fournir une chance inespérée de dépasser des immaturités, du moins dans un grand nombre de cas » (Thévenot, 2005, p. 67).

L’affectivité, si chaleureuse qu’elle puisse être, ne se déploie ni systématiquement ni uniformément. La bonne proximité s’apprécie différemment selon les enfants, selon le contexte et l’histoire. Parfois les perturbations sont telles que la bienveillance de l’éducateur, loin d’apporter un cadre sécurisant, est source d’angoisse. Par exemple, elle pourra, pour l’enfant victime d’un désir parental incestuel[1], être vécue comme le prolongement de l’attitude perverse du père ou de la mère. Un geste tendre pour un enfant peut donc être insupportable pour un autre. L’affectivité commande une éducation de la réception. Importe non pas tant l’intention de l’éducateur que la manière dont le jeune reçoit son geste ou sa parole.

Donner la possibilité à l’adolescent de parler avec ses peurs, ses espérances, de mettre des mots sur ses angoisses sans être submergé par elles, savoir l’écouter, prendre au sérieux ses désirs tout en les confrontant à la réalité, répondre à ses besoins infantiles tout en l’accompagnant sur les chemins de l’autonomie, impliquent pour l’éducateur d’être attentif à ce qui se passe en lui-même, à ses propres pressions infantiles et aux risques de régression.

La bienveillance est exigeante. Elle ne consiste pas à combler les attentes affectives du jeune. Elle nécessite pour être « maturante » de doser la frustration, celle qui met de la distance entre l’éducateur et l’éduqué, lui permet, pas à pas, de grandir en solitude, de reconnaître que la fusion originelle avec la mère est définitivement perdue. Cette frustration éducative peut consister à différer les réponses à des demandes affectives, à espacer des rendez-vous, à orienter vers d’autres adultes…

Favoriser une affectivité confrontante

L’affectivité en éducation ose le conflit, apprend à l’enfant à agresser et à être agressé. La relation éducative ne peut se concevoir sans une possibilité de résistance de la part de celui qui est éduqué. Il s’agit de lui permettre d’être, face à moi, voire contre moi, un Sujet. Éduquer à de plus clairs conflits dans la construction du « faire société », conduit à penser à la fois la verbalisation des différends et la fabrique du commun.

Éduquer participe à l’émergence de sujets sociaux qui échappent à l’éducateur. Celui-ci est confronté à deux écueils :

– la fusion : être tout pour lui, pour eux. Voulant être omniprésent et contrôler tout en toute circonstance, l’éducateur n’autorise ni l’après, ni l’ailleurs. Grand metteur en scène, il tient ses acteurs et ses acteurs tiennent à lui et par lui.

– l’indépendance : ne plus rien vouloir être pour lui, pour eux. N’espérant plus en autrui, il quitte sa place d’éducateur, renonce à le(s) « prendre en main » et à exercer une influence pour le(s) tirer « hors de ».

S’ouvrir à l’éventualité de l’échec, à son acceptation et à son dépassement, constitue pour l’éducateur une parade à la démission qu’exprime le « je ne veux plus rien être pour toi, pour vous ». L’enjeu est de se rendre disponible à la possibilité de l’échec de l’action éducative sans renoncer à l’éducabilité, de penser celle-ci et l’échec comme des contraires et non comme des contradictoires. Croire en l’éducabilité sans omettre l’échec, intégrer celui-ci sans renoncer à son dépassement, telle est la foi de l’éducateur.

Consentir à ne pas prononcer le jugement dernier, savoir faire silence et s’effacer pour permettre à l’éduqué de se situer, donc éventuellement de résister au projet de l’éducateur, est une condition pour éviter le piège de la toute-puissance qui fait d’autrui sa chose : « Je suis tout pour toi ». Sans doute, le défi éducatif est-il d’inscrire notre impuissance d’éducateur sur autrui au cœur de ce qui nous fait résolument l’influencer. S’affirme ici une volonté cultivant l’espoir de convertir sans forcer la conversion, de convaincre sans vaincre.

L’agressivité est inhérente à l’affectivité. L’éducation de l’affectivité implique d’intégrer, en parole et en acte, la dimension agressive. Elle se démarque d’un modèle « peace and love » comptant sur la bonne volonté de l’éduqué et « l’élan du cœur » de l’éducateur. La mise en exergue des seules qualités aboutit à un déni de la violence qui habite l’homme. Le ton se veut résolument unitaire et euphorique, le modèle généreux. Les hiérarchies entre éducateurs et éduqués s’effacent, faisant idéalement des uns et des autres des semblables. La vie en commun est pensée tel un jeu à somme positive : gagnant- gagnant. Le « socius » a pour obsession et mot d’ordre l’absence de conflit. « Surtout pas de vague !». Connotée négativement, la conflictualité est perçue comme l’expression d’un « mauvais esprit », d’une volonté destructrice. Elle ne peut que rompre l’harmonie, apporter le désordre, et nécessiter à terme l’intervention d’une autorité pour sanctionner. Ruineux, investi comme « mauvais objet », le conflit, qu’il soit interne ou externe, est donc à bannir. Par peur de la violence, le ou les éducateurs s’interdisent d’éprouver de l’agressivité en toute circonstance.

Or l’affectivité est amputée lorsqu’elle dénie les désirs agressifs de l’éducateur et de l’éduqué, lorsqu’elle n’apprend pas à ce dernier à s’opposer, à risquer le « non ». La réhabiliter consiste à faire place au conflit étant entendu qu’il intègre une connaissance non réductrice d’autrui en permettant de penser l’opposition et l’union, le « être contre » et le « être avec », d’entremêler Polemos[2] et Eros. La fin n’est pas de liquider l’adversaire et avec lui, la relation. À vouloir ignorer le conflit, à miser sur les bonnes volontés et un projet fédérateur, l’angélisme n’anticipe pas la possible distance et résistance d’autrui (individu ou collectif). La confiance dans le conflit intègre, au contraire, le mystère associé à la liberté de l’éduqué : il peut dire « non », tergiverser, se dérober. Cette confiance dans les vertus de la conflictualité fait sienne la non-possession de l’autre.

Le jeune peut éprouver des sentiments de colère, tenir des propos ou adopter des comportements qui non seulement déçoivent fortement l’éducateur et l’ambition qu’il nourrissait pour son protégé, mais éveillent en lui une agressivité qui, non régulée, peut se retourner contre le jeune (rejet…) ou encore contre lui-même (dépression…). Il s’agit donc pour l’éducateur d’anticiper la désillusion pour l’accueillir et, ce faisant, de libérer le jeune de l’obligation de ne pas le décevoir.

Une affectivité humanisante en éducation ne fait pas l’impasse sur l’agressivité qui est aussi une force de vie (le mot vient du latin « agredire » qui signifie marcher vers). Il ne s’agit pas de la nier, de l’interdire, mais de la réguler en l’inscrivant au service de l’homme et de la femme. Un des modes de régulation consiste à la mettre en tension avec une juste culpabilité. Dans nos sociétés où triomphent l’ego grandiose et une culture intensive du narcissisme, la culpabilité n’a pas bonne presse. Elle est systématiquement associée à la dévalorisation de soi ou d’autrui, à l’enfermement, au morbide. Prendre conscience avec justesse, sans excès, de sa faute tout en se sachant accueilli et aimé de l’éducateur, c’est-à-dire en ayant l’assurance de ne pas perdre sa confiance, est au cœur même d’une affection éducative « maturante » permettant au jeune de grandir.

La coexistence, le « vivre avec », le « vivre ensemble » impliquent de faire l’expérience d’accrocs dans la relation. Ces tensions ne sont pas forcément destructrices. Le conflit peut disposer à l’optimisme quand il permet à des adolescents qui s’ignoraient de se parler, quand l’hostilité sourde se métamorphose en confrontation au grand jour. Il peut avoir des vertus libératrices pour le jeune qui jusqu’alors s’apitoyait sur son sort et s’enfonçait dans un rôle de victime. Par le « non » proclamé, le silence de soumission se mue en indignation, en colère, en conflit ouvert. Face à l’injustice, le « non » de protestation, de résistance, a possiblement une dimension unificatrice du « nous » (contre eux). Il participe à la construction identitaire, voire mobilise l’envie d’agir en commun.

Si le conflit peut assurément être destructeur, il peut aussi être fécond. Le conflit a une force éducative lorsqu’il est travaillé, c’est-à-dire lorsqu’il permet :

– premièrement, un déséquilibre intra-individuel, une auto-analyse (une prise de conscience cognitive concernant ma rationalité et son enracinement, une prise de conscience axiologique concernant ce à quoi je tiens, la ou les valeurs que je défends, et une prise de conscience affective concernant mes espoirs et mes peurs : celle d’être remis en cause, celle d’être dévalorisé…) ;

– deuxièmement, un déséquilibre inter-individuel, une ouverture aux « bonnes raisons » de l’autre (ce qui ne signifie pas qu’autrui ait raison) ; cette posture par laquelle je laisse creuser et interroger ma pensée et mon comportement par autrui, me confronte possiblement aux limites de mon opinion et de mes arguments, me donne des moyens de dévoiler mes a priori et préjugés, et de reconsidérer éventuellement mon point de vue ;

– troisièmement, une décision commune qui peut être le ralliement à la position d’autrui, le compromis, le statu quo (nous sommes d’accord sur le fait de ne pas l’être), l’arbitrage d’un tiers…

Ne pas isoler l’affectivité

Penser « tête, cœur et main » dirait Pestalozzi, « raison, religion, affection » insisterait Don Bosco. Dans tous les cas, il s’agit de connecter l’affectivité aux autres réalités éducatives :

Mettre en lien l’affectivité et l’art du raisonnement, c’est à la fois prendre en compte les émotions du jeune dans les apprentissages[3] et prendre au sérieux son intelligence émotionnelle. Une affectivité permettant au jeune de grandir implique sa reconnaissance[4] au plan cognitif. Reconnaissance de sa capacité à mobiliser ses intelligences, y compris l’intelligence émotionnelle, l’intelligence pratique[5], à penser par lui-même, à fonder ses opinions et à produire du sens : celui qu’il confère à son héritage socioculturel, à ses conditions concrètes d’existence, à ses actes et à ses relations à autrui. Tout en étant marquée socialement, inscrite dans une tradition du sens, cette réflexivité le rend sujet d’une parole par laquelle il nomme, s’ouvre au monde en se l’appropriant, cherche à comprendre ce qui lui arrive, se montre capable à la fois de se situer dans un passé et de se projeter dans un avenir différent du présent[6]. En refusant l’immuable, l’irréversible, il découvre qu’il y a du possible (Castoriadis, 1986) et que ce possible n’est pas complètement hors de portée (Berjon, 2011). La formation de l’intelligence s’incarne dans un mouvement pour non seulement comprendre, pas à pas, le monde, mais encore pour se comprendre et entrer en relation. Est pathogène un « vivre ensemble » qui prétend se construire avec des orphelins du temps, avec des « orphelins du sens » (Foucauld, Piveteau, 1995). La non-verbalisation traduit une difficulté à symboliser[7] son existence, à commencer par les situations d’injustice sociale, donc une difficulté à avoir prise sur elle. Pouvoir raconter sa réalité, pouvoir « se raconter », c’est apprendre à structurer son existence, à mettre à distance ce qui m’arrive, ce qui nous arrive. L’analyse de l’affectivité incite, sur le terrain éducatif, à questionner l’attention portée à l’éclosion individuelle du sens, donc, par exemple, à prendre au sérieux ce que « apprendre » , « aimer » veulent dire pour ce jeune (non pas « apprendre ou aimer en soi », mais pour lui), à prendre en considération ce que « franchir les portes de l’école » peut signifier … Sont ici questionnées, y compris concernant l’affectivité, les conditions de possibilité d’une verbalisation, celle d’une pensée distanciée et critique (Dumas, Séguier, 2004) .

Ne pas isoler l’affectivité implique également d’intégrer la dimension collective et institutionnelle, de ne pas la laisser enfermer dans une relation exclusivement duelle. Il est tentant, au plan affectif, de se lover dans une bulle hors temps et hors espace. Est alors rendue difficile la régulation de l’affectivité : la saine frustration, celle qui permet par exemple d’orienter le jeune vers d’autres oreilles et de lui faire comprendre qu’il n’est pas tout pour le désir de son éducateur ; la possibilité pour celui-ci non pas de rendre des comptes mais de rendre compte à des collègues de ce qu’il vit et de comprendre le contretransfert, c’est-à-dire ce qui se passe en lui lorsqu’il se lie affectivement au jeune ; la nécessaire confrontation de ce dernier aux contraintes institutionnelles, à ses interdits et ses lois qui rendent possible le « vivre ensemble ».

Ne pas isoler l’affectivité implique enfin de la connecter au sens de l’existence. A la considérer comme aboutissement, on l’idolâtre. « (…) Une affection détachée de la quête d’un sens global de la vie risque en fait de mutiler la personne humaine. Celle-ci n’est pas qu’affectivité, source de sensations de plaisirs ou de douleurs ; elle est un être qui cherche à tâtons le sens des choses, qui lutte contre l’absurde et le mal, bref qui ne se contente pas de « se divertir » comme dirait Pascal, en se jetant à corps et à cœur perdus dans le vécu émotionnel » (Thévenot, 2005, p. 80). Le siècle des lumières entendait assurer le triomphe de la raison et faire l’économie de l’affectivité. Réhabiliter celle-ci dans la relation éducative n’implique pas de déraisonner et de la servir comme une fin. Evitons négation et idolâtrie.

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Bibliographie

Avanzini G., Jeammet P., Lacroix X., Petitclerc J-M. (2010) Affectivité et autorité en éducation, Paris, Editions Don Bosco

Berjon A., (2011). Penser et parler son expérience, Lyon, Chronique sociale.

Bordeleau, L. P. (1993). « Education : de la rationalité à l’affectivité » in Carrefour, XV, 2.

Breton, S. (1987) Rien ou quelque chose-Roman de métaphysique. Paris, Flammarion.

Castoriadis C., (1986) « L’imaginaire : la création dans le domaine social-historique » Domaines de l’homme. Les carrefours du Labyrinthe, t.II, Paris, Seuil.

Dumas B., Séguier M., (2004) Construire des actions collectives, Lyon, Chronique Sociale, (3ème éd.).

Foucauld J-B, Piveteau D., (1995) Une société en quête de sens, Paris, Odiel Jacob.

Marc E., (1987) Le processus de changement en thérapie, Paris, Retz.

Marie, P. (1990) L’expérience psychanalytique. Paris, Aubier.

Meyor, C. (2002) L’affectivité en éducation. Bruxelles, De Boeck.

Racamier, P-C. (1995) L’inceste et l’incestuel, Paris, Dunod.:

Thévenot, X. (2005). Une pensée pour des temps nouveaux. Paris, Editions Don Bosco.

Pour citer cet article
Référence électronique :
Bertrand Bergier et Véronique Margron, « Affectivité et relation éducative », Educatio [En ligne], 3 | 2014, mis en ligne juillet 2014. URL : https://revue-educatio.eu

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* Enseignants-chercheurs à l’Université catholique de l’Ouest

[1] Nous pouvons, à la suite de Racamier (1995), distinguer « incestueux » de « incestuel ». Le premier se rapporte à un crime, le second à un climat où souffle le vent de l’inceste sans qu’il y ait inceste.

[2] Polémos renvoie à une agressivité positive, non destructrice (dimension polémique) ; Eros lie les opposés et leur donne forme et vie (dimension érotique).

[3] Cf. l’article de Christelle Gaté dans ce même numéro d’Educatio.

[4] Remarque : ne nous y trompons pas, je peux être reconnu et continuer à me déprécier, voir mes qualités louées et demeurer convaincu d’être un « bon à rien ». L’estime de l’autre pour moi ne garantit pas l’estime de soi. Le respect que l’autre à pour moi n’assure pas le respect de soi.

[5] La triade de Pestalozzi, « Tête, cœur, main » rappelle que l’intelligence ne se réduit pas à l’intellect et éprouve les sentiments et le corps ; cf. Michel Soëtard, Écrits sur la Méthode, volume 1 Tête, cœur, main, Éditions Loisirs et Pédagogie, 2008.

[6] « Les philosophes ont tout à fait raison de dire que l’on ne peut comprendre la vie qu’en se retournant sur le passé. Mais ils oublient cette autre proposition qui n’est pas moins vraie, à savoir que la vie ne peut être vécue qu’en se projetant vers l’avenir » Sören Kierkegaard, Journal [année 1843], extraits, Gallimard, 1961.

[7] « Instance de référence, entre l’imaginaire et le réel, entre le temps chronologique de l’Histoire et le temps du vécu, entre le personnel et le social, le symbolique instaure les mots et les signes nécessaires à la définition de soi-même. Chacun s’inscrit dans cet ordre en reprenant à son compte des éléments qui lui permettent d’affirmer son identité ; cf. Vincent de Gaulejac, Qui est « je » ? sociologie clinique du sujet, Seuil, 2009, p. 63.