Education morale et pédagogie du coeur

Michel Soëtard*

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Résumé : L’auteur profite d’une réflexion sur la question, hautement d’actualité, de l’éducation morale à l’école pour situer le rôle de l’affectivité dans le cadre de la rationalité scolaire. Il montre les limites du modèle durkheimien, qui a dominé, et continue à dominer le système éducatif français : ce modèle, sérieusement mis en question sous les coups de boutoir d’une critique sociale qui, tout à la fois, consacre le règne de l’individu et déconstruit l’institution, ne fonctionne plus dans l’École du XXI° siècle sans engendrer d’insolubles contradictions. L’auteur propose alors un autre modèle, construit sur la distinction qu’introduit Rousseau entre conscience et raison. Partant de là, il montre qu’une pédagogie morale peut être mise en œuvre, qui articule la construction de la raison, tâche spécifique de l’École, sur une dimension du cœur qui porte la liberté et s’exprime dans la conscience. Il montre encore à quelles conditions une telle pédagogie, sollicitant l’intériorité de l’enfant, peut tirer le meilleur profit de la dimension religieuse.

Mots-clés : Durkheim, critique sociale, Rousseau, raison, conscience morale, cœur, dimension religieuse, pédagogie morale.

La morale, dans notre société française et, partant, l’éducation morale à l’école sont à l’ordre du jour. On peut comprendre qu’après l’ébranlement culturel que nous avons connu dans le dernier tiers du XX° siècle, nous soyons à la recherche d’un nouvel équilibre, en quête d’une nouvelle harmonie sociale, et que l’école figure aux avant-postes de cette reconstruction. On en appelle alors légitimement à une « refondation » de l’école, passé le temps de sa « déconstruction », par une reprise du processus qui, au début de la Troisième République, derrière Jules Ferry, Ferdinand Buisson et les artisans du Dictionnaire de Pédagogie et de l’Instruction publique, avait véritablement créé l’école de la République, elle-même adossée à une morale sociale qui se déclinait en vertus civiques[1].

Mais il échappera aux seuls esprits dogmatiques que, à un siècle de différence, le contexte social a profondément changé : l’unité nationale, que deux guerres avaient cimentée, est désormais traversée de tensions multiples et profondes qui vont jusqu’à faire douter de sa réalité et conduisent à gémir, avec Alain Finkielkraut, sur L’identité malheureuse de la nation française[2]. Minée de l’intérieur, cette unité est encore attaquée de l’extérieur par un mouvement de mondialisation qui porte les intérêts des particuliers par-delà les frontières. Pour leur part, les philosophes ont poursuivi le travail nietzschéen de déconstruction de la philosophie, ils ont, d’une façon ou d’une autre, consacré « l’ère de l’individu » (Alain Renaut) qui soumet l’universel, et son expression législative en particulier, au plein consentement du sujet. Le paradoxe est que ce même sujet est en quête d’un nouvel absolu, comme en témoigne la résurgence du religieux dans ses formes les plus extrêmes, mais sans trop savoir sur quel fondement rationnel l’établir désormais.

Dans ce contexte, le pédagogue dans son école jouit d’une position privilégiée, mais qui est loin d’être de tout confort. Il est posté au seuil de l’entrée de l’enfant dans la loi : sortant de la famille, où il vivait selon son plaisir, non certes de façon désordonnée, mais sur la base d’accommodements constamment négociés avec les parents, il lui faut désormais entrer dans le monde objectif de la loi posée a priori et valant pour elle-même. L’instituteur de la III° République pouvait inscrire au tableau une maxime morale, que l’enfant transcrivait en beaux caractères sur son cahier, en attendant de le faire dans son comportement. Ce n’est plus désormais un schéma viable : les valeurs morales appellent la discussion, le politique qui s’en prévaut offre souvent des exemples peu reluisants de leur mise en pratique, et la religion, qui en constituait, aussi chez Buisson, le dernier rempart, n’échappe pas à la critique de – ou pire : au complet désintérêt pour – ses vérités instituées (lorsqu’elle ne contrevient pas elle-même aux principes moraux).

L’instituteur – je garde volontiers ce terme, car c’est bien lui qui institue la loi – garde une position privilégiée dans ce contexte, car il opère le passage de la socialisation, sachant que, désormais, la simple affirmation de l’autorité de la loi n’y suffit pas, mais qu’il lui faut mettre en œuvre un processus qui permette à l’enfant de s’approprier la loi, de se rendre autonome, au sens étymologique du terme, c’est- à-dire capable de se faire (auto-) de la loi (-nomos) une œuvre de soi-même. La loi positive n’est pas mise en péril, dès lors qu’elle s’impose à l’enfant au moment où il franchit le seuil de l’école et en assume, de gré ou de force, le règlement. Mais on ne peut plus faire l’économie d’une appropriation critique, qui doit être gérée comme telle par l’enseignant.

Conscience morale et raison

Dans son ouvrage Ėmile ou de l’éducation, Rousseau développe, au Livre V, tout un processus qui conduit l’enfant de la formule du Contrat social, comme fondement de la démocratie achevée, à l’observation empirique, à travers un périple européen, du fonctionnement réel des institutions publiques. Face à la déception du jeune homme, qui ne peut que constater un abîme entre l’Idée et le réel, le gouverneur tient le discours suivant :

« C’est en vain qu’on aspire à la liberté sur la sauvegarde des lois. Des lois ! Où est-ce qu’il y en a, et où est-ce qu’elles sont respectées ? Partout tu n’as vu régner sous ce nom que l’intérêt particulier et les passions des hommes. Mais les lois éternelles de la nature et de l’ordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage ; elles sont écrites au fond de son cœur par la conscience et par la raison ; c’est à celles-ci qu’il doit s’asservir pour être libre. La liberté n’est dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le cœur de l’homme libre ; il la porte partout avec lui ».

On pourrait conclure à l’inanité de la loi positive, au seul bénéfice de la liberté et de la loi intérieure dictée par la conscience. Mais le gouverneur ajoute immédiatement :

« O Émile! Où est l’homme de bien qui ne doit rien à son pays ? Quel qu’il soit, il lui doit ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme, la moralité de ses actions et l’amour de la vertu. Né dans le fond d’un bois, il eût vécu plus heureux et plus libre ; mais n’ayant rien à combattre pour suivre ses penchants, il eût été bon sans mérite, il n’eût point été vertueux, et maintenant il sait l’être malgré ses passions. La seule apparence de l’ordre le porte à le connaître, à l’aimer. Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres, est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt à l’intérêt commun. Il n’est pas vrai qu’il ne tire aucun profit des lois ; elles lui donnent le courage d’être juste, même parmi les méchants. Il n’est pas vrai qu’elles ne l’ont pas rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui. »[3]

C’est ainsi que la loi positive, telle qu’elle se trouve établie lorsque l’enfant entre dans le monde social, loin de s’engloutir dans la liberté, joue un rôle propédeutique qui fait émerger la loi éternelle au cœur de l’homme. Elle est un passage obligé pour quiconque veut accéder à la vertu : en se pliant à l’ordre qu’il trouve présent dans la société, l’homme se met en position de se faire libre, pour autant qu’il s’assure la maîtrise de ses passions, laisse parler sa conscience et construit en lui le règne de la raison.

On notera, chez Rousseau, le rôle spécifique de la conscience dans son rapport à la raison. L’acte de connaissance n’enveloppe aucune adhésion au bien, il y faut une autre faculté qui évoque la valeur d’une façon univoque, immédiate, non discursive, et qui la fasse aimer. La conscience fournit à l’être une sorte de grille interprétative, en termes de bien et de mal, des données confuses de la réalité et des propositions de la raison qui sont toujours entachées d’utilitarisme. Cependant, laissée à elle-même, la conscience courrait le risque de tomber dans un rigorisme ascétique purement formel, incompatible à la limite avec les requêtes de la vie. La raison, de son côté, se charge d’inventer différents modèles de comportements possibles parmi les utiles, sans qu’elle soit capable, en vertu de sa spécificité technique, de les situer sur une échelle de valeurs. En ce sens, conscience et raison sont des facultés corrélatives : la conscience « quoi qu’indépendante de la raison, ne peut donc se développer sans elle »[4]. Mais la conscience garde le dernier mot, au même titre que la perfectibilité (l’éducabilité) reste soumise à la liberté, aussi de faire un mauvais usage des facultés ainsi développées.

Rousseau rompt avec la tradition platonicienne, qui associe la morale au savoir et à l’ignorance : « nul n’est méchant contre ce qu’il pense », proclamait Socrate. Il s’inscrit dans la ligne de Saint Augustin et de da lecture du christianisme, qui fait du péché un choix absolu, quoi qu’il en soit de la vision du bien. Rousseau y associe explicitement la liberté, qui est d’abord celle de la conscience, avant de se donner un contenu à travers la raison commune. La dimension sociale de la raison se trouve ainsi soumise au sentiment intérieur de la personne, qui lui donne sens en liberté.

Le bel âge de l’École républicaine

On voit tout le profit que le maître d’école, au seuil de sa classe, peut tirer d’une telle analyse. Tandis qu’il entre en société, l’enfant est introduit dans le monde de la raison, par tous les canaux : il doit se soumettre à l’ordre scolaire, fondé sur les règles du vivre ensemble ; il endosse des apprentissages qui ont pour finalité de donner à sa personne une forme raisonnable qu’elle ne saurait acquérir d’elle-même, sinon de façon aléatoire ; les savoirs acquis sont autant de modelages de son esprit, appelés à domestiquer sa liberté naturelle… Ce n’est pas un hasard non plus si la nécessité d’une éducation systématique de l’homme est née au cœur du siècle des Lumières, tandis que s’imposait le règne de la raison. Et ce règne doit s’étendre prioritairement à la morale. Condorcet écrit ainsi dans son Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique :

« Comment espérer d’élever jamais la morale du peuple, si l’on ne donne pas pour base à celle des hommes qui doivent l’éclairer, qui sont destinés à le diriger, une analyse exacte, rigoureuse des sentiments moraux, des idées qui en résultent, des principes de justice qui en sont la conséquence ? Les bonnes lois, dit Platon, sont celles que les citoyens aiment plus que la vie. »[5]

Cette approche scientifique de la morale sera encore confortée par le modèle éducatif des sciences, et avant tout de la science sociale, consacrée par Emile Durkheim : celles-ci doivent fonder les valeurs dont l’idée éducative, dans la culture occidentale, manifeste l’exigence. Les premiers chapitres de L’Évolution Pédagogique en France s’attachent à la reconstruction archéologique de cette idée éducative forgée, selon Durkheim, au cœur du christianisme primitif, incarnée dans des institutions éducatives successives, et qui continue de donner pour nous son sens à l’entreprise que nous appelons éduquer. Des sciences, désormais, doivent procéder non seulement une éducation logique et intellectuelle, mais aussi une éducation esthétique et une éducation morale, entendons : tout aussi bien sociale que politique.

C’est cette perspective positiviste qui va dominer l’école de la République. La morale est sociale, la société est l’horizon indépassable de la morale. Il s’agit, pour le futur citoyen, d’obéir dès maintenant aux lois de l’institution ; il est mis en position d’en comprendre le fondement, sans jamais accéder à l’idée de le contester. Ces lois participent de la rationalité du système social général, qui se monnaye dans le système scolaire. Le système social n’est assurément pas statique, il évolue sans cesse, et la dynamique sociale appelle des ajustements successifs de l’École aux finalités qu’impose la Société. Mais c’est celle-ci qui reste la régulatrice de celle-là. L’École est bien encastrée dans la société.

L’École devient ainsi le nouveau sanctuaire, qui devrait prendre le relais de l’Église dans l’instruction du peuple[6]. On y cultivera la raison cartésienne, en pleine lumière, dans l’idée de dissiper les sombres superstitions, les obscurités de la foi et les débordements du sentiment. C’est ainsi que Comenius sera classé parmi les grands ancêtres de l’école républicaine, mais à condition qu’on expurge sa Grande Didactique des éléments religieux, renvoyés aux options subjectives et aux épanchements mystiques du piétiste. La morale sécularisée fera partie du programme scolaire.

La crise de la rationalité scolaire

Cette rationalité, qui du haut en bas de l’institution assurait le socle de l’École républicaine, est maintenant mise à mal, en même temps que son assise sociale se trouve fragilisée. Les facteurs d’ébranlement de l’une se retrouvent à l’œuvre dans l’autre. On peut en relever trois :

1. La différenciation infinie des besoins Elle tient tant à l’affinement des profils psychologiques qu’à la particularité des démarches d’apprentissage. Les savoirs à acquérir restent communs, mais c’est moins leur inculcation générale que leur appropriation par les individus qui est maintenant en jeu. Un signe de ce mouvement est l’éclatement de la classe monolithique au profit de « groupes de niveau » qui respectent mieux les parcours. Se dessine ainsi un processus d’individualisation, que le recours aux ressources médiatiques va encore accentuer, sinon précipiter : chacun devant son écran, accomplissant un apprentissage, certes guidé, mais dont il reste le maître à tout moment, jusqu’à l’interrompre si bon lui semble. On annonce l’avènement de l’École inversée !

2. La profonde inadéquation des savoirs scolaires à la réalité sociale – Autant il y avait adéquation entre le savoir qu’emmagasinait l’écolier des années 1950 avec la société qui l’attendait, laquelle lui offrait un cadre de vie et lui garantissait de l’employer à la sortie de sa formation, autant ce lien est désormais sérieusement distendu, voire rendu très aléatoire. Il faut désormais admettre l’existence d’un « sas » entre la formation et l’emploi. On dira que c’est tout à l’avantage de l’école sanctuarisée, désormais libérée de ses compromissions avec « le monde » et ses finalités intéressées. Mais cela signifie que l’École ne peut plus s’adosser à une utilité sociale immédiate, qu’elle se trouve alors dans l’obligation de construire sa propre autonomie, sur la base de principes qui soient véritablement les siens. Elle s’oblige alors à s’abstraire du contexte social pour mener une réflexion sur ses propres fondements, qui la situe dans une perspective de formation élémentaire de l’homme pour lui-même. On peut en prendre pour illustration l’incapacité de l’État, par institution scolaire interposée, à garantir l’autorité de l’enseignant, qui est désormais renvoyé à lui-même et doit assumer tous les aléas de la relation pédagogique. Le schéma durkheimien, qui fondait son autorité, a éclaté[7].

3. L’inéluctable montée de la violence – C’est sans doute le phénomène qui menace le plus la cohésion de la rationalité scolaire. La violence a, par le passé, régulièrement secoué l’institution, mais elle ne le faisait qu’accidentellement, comme simple élément de trouble de la rationalité scolaire, qui se refermait sur elle une fois le problème réglé. Il semble que le mal soit désormais endémique, que la violence peut surgir au cœur du système, à tout moment, dans tous les contextes sociaux (et pas seulement les plus difficiles) et sous des formes variées, des plus spectaculaires et massives aux plus souterraines et subtiles. L’enseignant doit désormais compter à tout instant avec le surgissement de la violence comme l’autre de la raison qu’il a charge de construire. Ce n’était pas prévu au programme ! La machine scolaire grippe…

Sauf à répondre à la violence par la violence, ce qui irait à l’encontre du sens de l’éducation qui veut faire œuvre de raison, le phénomène appelle une remise à plat de la rationalité scolaire, avec la nécessité de lui rendre sens dans un univers où ce sens ne va plus de soi. C’est en ce sens qu’une réflexion pédagogique, prise au sens le plus fondamental du terme, s’impose désormais.

L’éducation morale selon Durkheim

Dans l’année universitaire 1902-1903, Emile Durkheim consacre son premier cours à la Sorbonne au thème de L’éducation morale[8]. Il justifie en ces termes l’urgence de traiter ce sujet :

« Si j’ai pris pour sujet de cours le problème de l’éducation morale, ce n’est pas seulement en raison de l’importance primaire que lui ont toujours reconnue les pédagogues, mais c’est qu’il se pose aujourd’hui dans des conditions de particulière urgence. En effet, c’est dans cette partie de notre système pédagogique traditionnel […] que l’ébranlement est peut-être le plus profond, en même temps qu’il est le plus grave car tout ce qui peut avoir pour effet de diminuer l’efficacité de l’éducation morale, tout ce qui risque d’en rendre l’action plus incertaine, menace la moralité publique à sa source même. Il n’est donc pas de question qui s’impose d’une manière plus pressante à l’attention du pédagogue ».

Le propos reste actuel !

Pour Durkheim, l’enfant est un être asocial qu’il faut exercer à devenir humain en l’amenant à se soumettre à l’ordre social. Le maître est l’artisan de cette moralisation sociale, tandis qu’il personnifie la volonté de la contrainte dans son ascendant moral, dans la nécessité physique ou morale qu’il cherche à inculquer à l’enfant doucement, mais solidement. En lui transmettant le sentiment du devoir, il stimulera l’effort de l’enfant à l’imiter : « De même que le prêtre est l’interprète de son dieu, lui, il est l’interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays. »

Durkheim conçoit une éducation morale rationnelle, qui fixe « des idées et des sentiments qui relèvent de la raison », par des procédés qui y recourent également. Le rôle de la morale est de déterminer la conduite en la régularisant par un « système de règles d’action » qui traduit ce qui est acceptable par la conscience collective. Mais ce n’est pas seulement un système d’habitudes, c’est un « système de commandements » qui fait autorité sur nos façons d’agir, de sentir et de penser. L’enfant doit y être initié au commencement de sa deuxième enfance, à son entrée à l’école primaire alors qu’il est censé avoir certains acquis sociaux.

Cette moralité que l’enfant doit apprendre comprend, selon Durkheim, trois éléments constitutifs qui sont :

a) l’esprit de discipline, qui englobe la régularité et le respect ; il ne se trouve pas naturellement dans la conscience de l’enfant, mais doit lui être inculqué intentionnellement. L’éducation morale que prône Durkheim n’est pas totalement répressive et punitive, elle accorde aussi une attention scrupuleuse à la marge de liberté que doit conserver l’enfant pour qu’il comprenne ce qu’on lui impose et y voie la condition de sa liberté.

b) l’attachement au groupe social, au nom d’une personnalité collective qui agit sur les personnalités individuelles et leur survit. Étant le produit de la société, l’homme ne peut pas agir que dans son propre intérêt, il doit sentir qu’il participe au maintien de cet ordre qui l’a socialisé, qui lui a tout appris, jusqu’à « ce qu’il y a de meilleur en lui ». Cela, l’école arrive à l’inculquer: intermédiaire entre la famille et la société civile, elle donne à l’enfant le goût pour la vie collective.

c) l’intelligence de la morale et l’autonomie de la volonté : l’évolution des mentalités a conduit à la reconnaissance d’une certaine autonomie pour chaque conscience personnelle. Pourtant, précise Durkheim, dans la transmission de la morale, l’individu demeure plus passif qu’actif, il ne contribue que très peu à l’orientation de la morale collective qui existait de longue date avant sa naissance : « Nous sommes agis plus que nous n’agissons », résume-t-il. Mais les règles de la morale, que l’enfant commence par subir passivement et qu’il reçoit du dehors par l’éducation, il lui est possible d’en chercher la nature, les conditions proches et lointaines, la raison d’être. En un mot, nous pouvons en faire la science. C’est par l’enseignement des sciences, et de la science morale en particulier, et par l’histoire de sa nation que l’enfant va acquérir une propédeutique qui dispose l’esprit à la compréhension de sa réalité sociale.

L’éducation morale rationnelle que veut mettre en place Durkheim débouche ainsi sur une éducation nationale, sur la conscience de participer à sa patrie et, par son intermédiaire, à l’histoire de l’humanité. Le déplacement du centre de gravité de la vie morale de la famille, tournant à l’intérieur de ses intérêts privés, vers l’école, l’obligeant à dépasser ce cercle, en fait « un organe secondaire de l’État ». La fonction de l’école reposant essentiellement entre les mains des maîtres, la réflexion pédagogique devient nécessaire à l’accomplissement de leur tâche ; pour transmettre à l’enfant le sentiment d’appartenance à sa patrie, les maîtres des différentes matières doivent se rassembler sous un même idéal, réfléchir à l’unité qu’ils veulent produire dans la conscience de l’enfant qui reçoit un enseignement disparate, surtout au secondaire. L’unité du corps enseignant, et l’unité de l’enseignant lui-même dans sa personne, doivent être à l’image de l’unité de la nation.

Pédagogie et modèle sociétal

Le modèle durkheimien, tel qu’il vient d’être décrit, continue à dominer l’École française. Mais il résiste mal aux coups de boutoir que lui inflige une réalité sociale qui s’est profondément modifiée depuis le début du XX° siècle. Ses bases chancellent sur plusieurs points :

1. La société n’est plus – si elle l’a jamais été ! – un monolithe qui pourrait garantir en réalité l’unité d’une morale, pas plus que la nation ne peut plus constituer une finalité ultime qui guiderait l’entreprise éducative comme l’étoile de Bethléem, les mages. Elle est désormais constituée par un faisceau d’interactions sociales que le sociologue s’emploie à dénouer sans présupposition d’unité, et qui se transportent au sein de l’institution scolaire. Et ce faisceau s’entrecroise lui-même avec des influences extérieures qui ne connaissent pas de limites. C’est l’idée même de société qui est en déclin, et avec elle, celle d’une éducation essentiellement sociétale et nationale[9].

2. C’est un fait partout constatable que l’individu, avec ses intérêts, ses désirs, ses pulsions même, s’est imposé à la réalité sociale. L’autonomie n’est plus un autre nom de la reconnaissance d’une nécessité sociale, elle passe désormais par le positionnement d’un sujet qui revendique ses droits à tous les niveaux, et exige leur accomplissement dans la collectivité publique. Paradoxalement, ce sujet mis à vif, affronté aux autres sujets, réclame plus que jamais les arbitrages de l’État, tout en ne cessant pas de marquer son insatisfaction à leur endroit[10].

3. La minoration, chez Durkheim, du rôle éducatif de la famille mériterait également une révision au vu des constats sociologiques actuels. Certes l’école fait accomplir un pas important vers la vie en collectivité, mais on sait désormais que ce passage est fortement conditionné par le vécu familial antérieur, et que l’enfant n’abandonne pas son affectivité à la porte de l’école. La bataille pour la spécificité de l’école maternelle française est une façon d’aménager la transition entre le monde de la sensibilité et le monde de la rationalité scolaire, au profit de la première[11].

On dira peut-être qu’il suffit d’un aménagement du modèle durkheimien, en le teintant par exemple de weberisme ou en accordant, dans les enquêtes, tous ses droits à l’affectivité des sujets, pour qu’il soit encore viable : il y aurait bien un universel social sur lequel, au bout du compte, l’individu aurait à se régler. C’est là le point de discussion pour celui qui pénètre les fondements de la pédagogie. Certes, l’éducation est un phénomène social, et elle obéit comme telle, à travers le système qui la porte, aux normes du fonctionnement de la société. Elle peut et doit être effectivement jugée à cette aune, quant à l’égalité du traitement éducatif des futurs citoyens, à la mise à disposition des moyens nécessaires, au bon fonctionnement de l’institution, aussi à l’efficacité du système dans l’attente des résultats escomptés… Il ne faudra pas s’étonner non plus que le système éducatif véhicule les perversions du mécanisme social, en creusant les inégalités, en restreignant les moyens, en contaminant l’institution de ses vices, en la privant des résultats attendus… Au politique de veiller à son bon fonctionnement ! En espérant que ce ne soit pas le tonneau des Danaïdes !

Mais l’essentiel ne se jouerait-il pas ailleurs ? L’enfant – infans, privé de parole -se donne une forme sociale par le langage, qui véhicule lui-même un système de normes. Venant-au-monde, l’enfant n’est pas raison, il est seulement capable de raison, raisonnable au sens étymologique du terme, et c’est sur cette capacité que le pédagogue va travailler. Ce faisant, il ne perdra pas de vue que la construction de la raison ne cesse de s’enraciner dans une nature originellement libre, et qui ne se soumet à l’ordre social que dans l’espoir d’un plein accomplissement de sa liberté sous une loi où sa volonté individuelle se retrouvera intégralement dans la volonté générale (le Contrat social de Rousseau). Le travail du pédagogue se concentre ainsi sur une mise en forme sociale, qui n’est pas une fin pour elle-même, mais renvoie à la façon dont le sujet concerné va s’en faire une œuvre de soi-même, en pleine conscience et raison. C’est ainsi que l’individu, réduit à une unité numérique dans une société générant un système scolaire anonyme, se fera personne libre et responsable, dans une communauté humaine fondée sur le respect de la personne et éclairée par l’amour. Et cette fin, loin de se figer dans une finalité objectivement et scientifiquement visée (poiesis), se réalise en vérité dans le processus pédagogique lui-même (praxis), qui, à la faveur de l’apprentissage des savoirs, de la correction des comportements, de la transmission des doctrines, travaille à l’autonomisation de la personne à tous les niveaux[12].

La pédagogie est bien essentiellement une action : péd-agogie, non pédologie. Pour reprendre la précieuse distinction aristotélicienne, le système éducatif avec toutes ses composantes, en tant que production sociale, n’est que la matière d’une action qui se donne une forme proprement humaine, laquelle rejoint l’accomplissement de chaque personne dans ce qu’elle a de plus noble.

On peut comprendre que la morale – non pas la moralité sociale établie (Sittlichkeit, éthique), mais une attitude sans cesse portée par la question du sens (Moral) – prenne une place centrale dans la démarche pédagogique[13]. On peut alors comprendre que l’éducation morale, prise au sens durkheimien du terme, appelle, plus en profondeur, ce que je ne crains pas d’appeler une pédagogie du cœur.

Pédagogie du cœur

L’avertissement de Durkheim reste vrai concernant l’éducation morale : « C’est dans cette partie de notre système pédagogique traditionnel que l’ébranlement est peut-être le plus profond, en même temps qu’il est le plus grave car tout ce qui peut avoir pour effet de diminuer l’efficacité de l’éducation morale, tout ce qui risque d’en rendre l’action plus incertaine, menace la moralité publique à sa source même. » Il faut cependant prendre en compte le contexte social nouveau, qui appelle une nouvelle démarche, et une nouvelle compréhension de sa finalité.

La nouveauté du contexte est que la société a perdu son assise ontologique, qui assurait le fondement d’une morale sociale, et qu’elle n’est plus qu’un faisceau d’interactions, qui obligent certes le sujet à sortir de son égoïsme naturel pour prendre en compte l’intérêt d’autrui, mais ne suffisent pas à ancrer l’enfant dans l’universel de la loi. Le ciment social dont pouvait se prévaloir Durkheim s’est délité. Sauf à se résoudre au relativisme des valeurs – ce qui est une contradiction dans les termes, et, concrètement, une position intenable pour lui -, le pédagogue doit alors faire appel à ce que Rousseau désigne comme « les lois éternelles de la nature et de l’ordre », inscrites au fond du cœur de chacun « par la conscience et par la raison ». Les lois positives existantes, avec leur faiblesse insigne et le déni permanent du réel, ne sont plus alors que le tremplin de cette prise de conscience d’un universel moral qui se démarque de la société. Il faut certes respecter les lois positives, ne fût-ce que pour écarter la violence des rapports humains, mais ne pas leur accorder plus de crédit qu’elles n’en méritent. L’école devient ainsi le terrain de la liberté qui se donne sa loi, à la lumière de grands principes, eux-mêmes générés par la raison : c’est ainsi que le sujet s’autonomise moralement, au sein d’une société qui, par ailleurs, fabrique et gère ses propres règles de fonctionnement.

Durkheim et l’école sociologique en général ne cessent de penser « système » en présupposant constamment que l’ordre social existant viendra combler le désir de la personne. Ils abordent l’enfant comme si celui-ci était installé d’entrée dans un ordre social adéquat à sa nature. Or c’est la question récurrente : si la société était le tout de l’homme, d’où vient que l’individu s’interroge sur son sens ? Et si l’enfant devait en être le produit dès la naissance, comment expliquer qu’il accède si tardivement au langage ? L’auteur de l’Emile établit précisément l’éducation sur une asociabilité naturelle de l’homme, qui s’ancre dans un état naturel antérieur à tout processus de socialisation. Si l’entrée en société est bien nécessaire pour que l’homme se donne tous les attributs de l’humanité que sont le langage, la raison, la moralité, la religion, voici qu’il ne cesse d’aliéner sa liberté essentielle dans ces institutions : la liberté ne peut alors s’en tirer, et tirer profit de son passage par l’institution, que si est mise en œuvre d’entrée une action qui accorde priorité à la liberté dans le processus de socialisation : une action à proprement parler pédagogique[14].

Nous l’avons vu plus haut : Rousseau met ici en avant la conscience, qu’il veut distinguer de la raison. Il parle aussi volontiers du cœur, il en appelle à la sincérité du cœur, laquelle relève du sentiment. C’est en effet au cœur non perverti que se dévoile l’ordre de la nature, que les manigances de la raison vont bientôt brouiller. L’évidence du cœur est au-dessus des démonstrations rationnelles : l’expérience quotidienne nous montre que l’enfant la manifeste spontanément, sans avoir besoin d’analyser les raisons. C’est sur ce levier que la pédagogie morale doit appuyer.

Comment définir une « pédagogie du cœur » ? L’entreprise est paradoxale et paraît même impossible : la définition appelle en effet une rationalisation, que le cœur récuse précisément. Et l’on ne peut cependant tout accorder au cœur, comme le font les romantiques, au risque de voir la raison chassée par la porte rentrer par la fenêtre, en parure sentimentale, sans contrôle. Il faut bien s’accrocher à la raison si l’on ne veut pas sombrer dans l’illuminisme : elle fournit les « idées éternelles » qui portent la noblesse de l’homme et permettent d’orienter son action. Mais la conscience, cet « instinct divin », garde le dernier mot, pour autant que la vision de ces nobles idées n’entraîne pas forcément l’adhésion. Le dernier mot reste à la conscience. C’est, en vérité, le dernier mot de la liberté : c’est dans le secret du cœur qu’elle se décide à acquiescer ou à refuser, jusqu’à la chose la plus évidente aux yeux de la raison. Saint Augustin a bien perçu ce pouvoir, qui est la marque du christianisme : je vois ce qui est bien, et cependant je garde la liberté de faire le mal. Rousseau est bien dans la même ligne lorsqu’il articule la perfectibilité de l’homme, qui lui permet de développer son éducabilité quasiment à l’infini, sur sa liberté, qui peut engendrer les pires catastrophes et ruiner humainement les plus beaux édifices rationnels, et les plus belles… éducations. C’est vrai pour l’humanité comme pour l’individu[15].

Comment gérer une telle pédagogie dans le domaine de la moralité ? Bien sûr que tout ce qui ressort de la raison doit trouver sa place dans le contexte scolaire : l’observation, l’argumentation, la compréhension, aussi la discussion des normes. Mais il s’agit encore et surtout d’éveiller le sentiment : on le fera par l’évocation d’exemples qui touchent le cœur, par la résonance aux événements qui frappent l’imagination, par l’admiration pour les beaux modèles de vertu… N’y a-t-il pas alors un risque de compassion facile et confortable dans l’admiration des hautes figures ? Pestalozzi, qui a fortement promu (jusqu’à l’excès) cette pédagogie du cœur dans sa Lettre de Stans, voyait le moyen de conjurer ce risque par une mise en action, à côté de la tête et du cœur, de la main, comprenons : par la mise en œuvre d’une action capable de faire passer la noble intention dans la réalité, en n’hésitant pas à bousculer les conforts égoïstes[16].

On peut comprendre que, pour le pédagogue, tout se joue dans l’action, dans la péd-agogie précisément. C’est en elle, et en elle seulement qu’il peut au mieux articuler cœur, tête et main. Et il est appelé à le faire au milieu d’un système scolaire qui lui fournit le cadre et les matériaux de cette action, mais rien de plus au regard d’une responsabilité qu’il est appelé à assumer entièrement, de personne à personne. La gestion de la sanction est ici un révélateur décisif de la différence des approches : si le système sanctionne quasi mécaniquement, en pointant le doigt vers le règlement affiché au mur, le pédagogue, s’il lui arrive de marquer positivement la sanction, est fondamentalement plus soucieux de la façon dont l’enfant s’approprie la loi, tout en admettant le risque qu’il la transgresse au nom de sa liberté. Car cette possibilité ouverte de la transgression est la condition de l’autonomisation.

Pédagogie morale : la dimension religieuse

La question mérite maintenant d’être posée : la loi morale, ainsi dégagée de son ancrage social, ne devrait-elle pas trouver dans la religion le support qui lui manque ? Mais voici que le constat du double processus d »individualisation et de désinstitutionalisation posé par les sociologues critiques n’épargne pas la religion dans ses supports institutionnels[17]. Le schéma de la cité des hommes adossée à la Cité de Dieu n’est plus viable dans un monde où l’homme a mis la liberté au centre de sa nature. Certes, cette liberté a besoin de transcender ce monde pour s’accomplir, toutes ses réalisations historiques ayant tourné au désavantage de l’homme. Il reste vrai de dire à son propos : « Mon royaume n’est pas de ce monde ».

Dans le domaine de l’éducation morale, l’école référée à une confession religieuse est assurément exposée aux mêmes vicissitudes morales que l’école qui se refuse à toute référence de ce type. Il ne faudrait pas croire en effet que la religion fournit une morale, elle conforte tout au mieux une moralité sociale, dans les limites de celle-ci. Il ne suffit assurément pas, pour mener l’éducation morale à l’école, de l’adosser à la religion : celle-ci peut servir de masque à bien des hypocrisies, que les jeunes, à l’esprit critique aiguisé, ne se priveront pas de dénoncer. C’est ainsi que le séisme de la question morale ébranle toute assise institutionnelle, l’école d’obédience confessionnelle comme les autres. La violence sociale peut y être moins forte, contenue par une cellule familiale plus attentive, mais les témoignages affluent de sa présence plus feutrée, mais non moins réelle.

Le christianisme ne se réduit heureusement pas à une morale. Une lecture, même rapide, des Évangiles révèle bien au contraire que la morale établie – celle défendue par les pharisiens ou simplement soutenue par le commun du peuple – est sérieusement malmenée par le Christ. L’appel à la loi intérieure écrite au fond des cœurs, contre la loi extérieure gravée sur les tables de pierre, est une constante dans son attitude. Jésus inaugure un régime religieux radicalement neuf, qui renvoie à une loi de perfection, à l’imitation de la perfection de Dieu. Ce qui ne l’empêche pas de respecter les rites existants et de se soumettre aux autorités de ce monde : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Contre la religion statique, il prêche une religion ouverte, qui bouscule les règles établies, par une révolution intérieure.

Ferdinand Buisson, qui nourrissait une grande admiration pour le Christ, veut réduire son message à sa dimension purement anthropocentrée, qui n’exclut d’ailleurs pas une perspective de transcendance, mais une transcendance pour ainsi dire « à l’horizontale », qui opérerait par dépassement sur fond de raison en extension[18]. Si le système scolaire sécularisé peut se retrouver dans ce schéma intellectuel, qui sauvegarde la laïcité en bannissant toute transcendance religieuse, et toute manifestation de celle-ci à l’intérieur de l’enceinte scolaire, est-il suffisant pour porter une pédagogie morale ? On peut se poser la question.

En faisant appel au sentiment dans sa singularité radicale, le pédagogue du cœur fait implicitement appel à la personne et à sa liberté. Partant, ce ne sont pas des Idées, même grandes, qui sont – ce n’est pas la Raison qui est – à l’horizon de l’éducation morale, mais une personne, et des personnes qui entretiennent entre elles des relations, et doivent se dépasser d’une certaine façon « par le haut » si elles veulent sortir du cercle des égoïsmes qui s’entretiennent mutuellement. La rencontre de l’autre, si elle ne doit pas être un simple prolongement de soi, doit immanquablement faire le détour par une force extérieure qui m’arrache à mon égoïsme naturel. Et cette force doit avoir un lieu, elle ne peut rester impersonnelle, mais elle doit émaner d’une Personne qui me tire vers le haut. Le seul perfectionnement moral à l’horizontal, par le chemin de la rationalité, ne suffit pas, car il n’offre aucune garantie du respect de l’autre dans son altérité : seul un schéma triangulaire, dont la pointe serait la Personne moralement parfaite, permet de rompre le lien intéressé à autrui pour faire vivre celui-ci comme personne à part entière[19]. La pédagogie morale renvoie ainsi à un acte de foi en la capacité de la personne à prendre ses affaires en mains, et cet acte de foi doit trouver un appui par lequel je transcende mon rapport intéressé à l’autre[20].

On pourrait reprendre ici la distinction posée par Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, entre morale d’obligation et morale d’aspiration. La première rejoint le fonctionnement social selon des règles qui nous sont imposées, et entraîne louanges ou sanctions. La morale d’aspiration, elle, est une morale ouverte qui inspire l’humanité à s’élever par une conversion de l’âme humaine à l’amour universel, qui n’est pas une affaire de simple sociabilité, mais n’est pas non plus une affaire purement intellectuelle. Dans tous les temps ont surgi des personnalités exceptionnelles en lesquelles l’effort moral s’est incarné : Gandhi, Albert Schweitzer, sœur Emmanuelle… On pourrait également tirer profit de la réflexion d’Emanuel Levinas sur l’appel éthique lié au visage de l’autre, cette fois à travers les barbelés du camp de concentration… Faut-il craindre l’effet de l’émotivité et le feu de paille du sentiment ? Mais c’est justement le travail du pédagogue de traduire ce vécu existentiel en principes de vie et en praxis morale.

On ne sera pas surpris de ce que la pédagogie morale, ainsi pratiquée, rétroagisse sur l’emprise institutionnelle de la religion. D’abord, cette pédagogie reste mue par un principe de liberté, liée au sentiment, qui fait que l’adhésion à la Personne divine inspirant l’élan moral reste l’affaire d’un sujet qui peut l’accepter ou la récuser intellectuellement. Le Dieu qui porte cet effort peut et doit assurément faire l’objet d’un culte sensible institutionnalisé, mais il ne jouit plus, sur le plan moral, d’une consistance ontologique telle qu’il suffirait que j’ouvre la Bible pour savoir ce que je dois faire. Le Christianisme reste assurément le sel de la terre, mais il demeure que la terre et les pierres et le sable ont leur ordre propre, et que c’est à ce niveau que la décision morale se prend, à la lumière de la Parole évangélique. Celle-ci peut entraîner l’adhésion d’une foi spécifiquement chrétienne, sans qu’elle soit déterminante pour la décision morale.

En tout cas, l’institution, même d’inspiration confessionnelle, n’a qu’un pouvoir limité sur la pédagogie morale, qui garde sa complète autonomie : c’est une affaire qui se joue de personne à personne. Certes l’institution chrétienne offre, de par sa tradition et sa culture, à travers le choix de ses enseignants, des ressources que l’institution laïque est en peine de trouver, même si elle puise dans la même culture chrétienne : reprenant la mécanique, il lui manquera toujours le ressort existentiel de la démarche! Mais la partie n’est pas pour autant gagnée par l’institution chrétienne : il y va de la volonté pédagogique des enseignants, de chaque enseignante, de chaque enseignant, certes soutenue matériellement et spirituellement par l’institution, mais qui doit trouver son chemin d’autonomie, sous le regard de Dieu.

Conclusion

On pourra peut-être objecter que cette pédagogie morale est affaire de relation personnelle, qui est d’un autre ordre que la rationalité scolaire ; on pourra encore opposer que la moralité sociale est la seule praticable, tandis que la pédagogie morale serait une affaire privée à gérer en marge de l’enceinte scolaire, ou à maintenir dans le secret des consciences. L’intrusion de la dimension subjective, et intersubjective, pourrait en effet risquer de transformer la salle de classe en confessionnal ou en cabinet de psychanalyste. Mais c’est ici que le balancement équilibré, dans le champ moral, entre le cœur et la raison, entre l’élan affectif et la réflexion structurée à la lumière des grands principes, devrait permettre la mise en action d’une pédagogie capable de structurer une autonomie de la personne qui ne soit pas une pure œuvre de la raison, ni non plus un simple épanchement du sentiment. Si l’attelage humain est tiré en avant par la conscience et la liberté, il reste dirigé par les rênes d’une raison qui, éclairée par le ciel des principes et prenant la mesure des obstacles du chemin, indique la direction et évite les embardées.

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Pour citer cet article
Référence électronique :
Michel Soëtard, « Éducation morale et pédagogie du cœur », Educatio [En ligne], 3 | 2014, mis en ligne juillet 2014. URL : https://revue-educatio.eu

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*Professeur honoraire à l’Université Catholique de l’Ouest, auteur de Penser la pédagogie. Une théorie de l’action, L’Harmattan, 2011.

[1] On notera que le ministre artisan de cette refondation, Vincent Peillon, est l’auteur d’un ouvrage sur Ferdinand Buisson, dont le titre est déjà suggestif : Une religion pour la République : la foi laïque de Ferdinand Buisson.

[2] Stock, 2013.

[3] Emile ou de l’éducation, éd. Classiques Garnier, p. 605.- Sur l’analyse de la démarche de Rousseau relative à l’éducation civique de Rousseau, voir Michel Soëtard : L’Idée d’éducation chez Rousseau, Essai suivi de Pestalozzi juge de Jean-Jacques, H. Champion, 2012.

[4] Rousseau, Œuvres Complètes, La Pléiade, IV, 288.

[5] Rapport de Condorcet in : L’instruction publique en France pendant la Révolution, Klincksieck, 1990, p. 119-121.

[6] L’idée est volontiers développée par Ferdinand Buisson.

[7] Ce sera toute l’entreprise de l’Éducation nouvelle que de penser une École dégagée du système social existant, considéré comme aliénant, pour la placer dans le mouvement de construction de l’homme pour lui-même, jusque dans sa dimension sociale.

[8] Le cours a été publié aux PUF sous le titre L’éducation morale, coll. Quadrige, 2012.

[9] A. Touraine, La fin des sociétés, Seuil, 2013.

[10] A. Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989.

[11] C. Meyor, L’affectivité en éducation. Pour une pensée de la sensibilité, De boeck, 2002.

[12] Sur les implications pédagogiques de l’idée d’autonomie, voir Michel Soëtard, Penser la pédagogie. Une théorie de l’action, L’Harmattan, 2012, chapitre 2.

[13] J’inverse ici volontairement l’usage courant pour faire de l’éthique, au sens étymologique du terme grec, le système de règles sociales établies, et rendre à la morale sa valeur la plus noble, portée par la question du sens.

[14] Sur ce lien dialectique entre nature, société et éducation, voir Michel Soëtard : L’Idée d’éducation chez Rousseau, H. Champion, chapitre 1.

[15] Je reste frappé par le constat qu’en plein XX° siècle, la shoah ait été le fait du peuple sans doute alors le plus civilisé et le plus développé culturellement.

[16] On peut lire cette admirable lettre dans Pestalozzi : Ecrits sur la Méthode, LEP, Lausanne, vol. II, p. 57 ss.- La triade tête, cœur, main est développée dans le volume I.

[17] F. Dubet : Le déclin de l’institution, Seuil, 2002.

[18] Ce schéma est repris par Vincent Peillon, aussi par Luc Ferry, sur fond d’agnosticisme.

[19] Il reste à dégager cette Personne divine de tout anthropocentrisme, qui n’est que l’expression de mon désir humain, trop humain. La théologie négative peut être ici un précieux recours.

[20] La morale pourrait-elle alors donner lieu à un argument ontologique, une façon de prouver l’existence de Dieu ? La réponse est très complexe, dans la mesure où le nouvel ordre moral se distingue de l’ordre du monde, qui appelle un grand Ordonnateur. On est ici dans l’ordre de la liberté, qui est seulement à la recherche de la condition suprême de sa mise en œuvre.