Lorsqu’une Occu-Passion sportive devient un fait éducatif

Un au-delà du Paraître s’offre aux adolescents

Célestin MacKenzy*

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On ne peut pas imaginer qu’un acte éducatif ne soit
pas un acte collectif multiple faisant appel à des
partenaires. Mais à condition de ne pas substituer le
terme de partenariat à celui de partenaire. Qu’est-ce
qu’un partenaire ? C’est quelqu’un avec qui je suis et
contre qui je suis. Par exemple au tennis, le
partenaire est quelqu’un avec qui je joue et contre qui
je joue…… Ce qui conditionne le véritable
partenariat, c’est que je doive prendre en compte les
objectifs du partenaire pour réaliser les miens et qu’il
ait un droit de regard[1].

L’homo footballisticus est le prototype de ce qu’un acte éducatif peut révéler lorsque l’éprouvé prend le pas sur le prouvé. Entre deux mondes épistémologiques radicalement distincts, l’un vertical, linéaire, hiérarchisé et traduit par des énoncés hypothético-déductifs, l’autre plus stochastique (qui dépend, qui résulte du hasard), molaire, holistique (considération des phénomènes comme des totalités). Le second courant fait appel à une temporalité quasi bergsonienne, à la durée (à sa continuité, à son écoulement, à son imprévisibilité) qui n’entraîne toutefois pas son inintelligibilité mais suppose d’autres approches, plus « compréhensives » qui sont en ce domaine incontournables[2]. Le football chez les adolescents constitue une occupassion, qui signifie que l’activité qui le passionne en vient à constituer sa principale occupation au point de réveiller en lui des émotions qui lui donnent le statut de sujet-acteur porté par un désir d’être. Derrière ce désir se réveille des vertus pouvant favoriser une éducation où l’apprentissage social favorise le partage ce cette passion qui occupe une vie pleine et qui se transforme en compassion. Mais la passion pour le football et le football tout simplement ne sont pas en eux-mêmes éducatifs. Cette énergie humaine et cette pratique culturelle ne possèdent pas intrinsèquement des valeurs universelles. Il est nécessaire pour reconnaître celles-ci d’aller au-delà du football et de la passion  pour retrouver certaines valeurs tendant à une éducation de la personne humaine elle-même. Ainsi, c’est une réalité métafootballistique qui se dévoile au-delà du football dans des espaces et des temps sportifs  inédits, à la fois dé-solés, i-solés et hors sol. L’entraîneur en devenant un médiateur éducatif et un passeur connaît pour les avoir fréquenté ces endroits. Il sait utiliser des discours se rapprochant de la séduction, pour porter chaque adolescent à adopter des comportements en phase avec les règles sociales du football. Nous appelons cette posture la séducation, là où une action et une parole se révèlent entre la séduction et l’éducation. La séducation est une  séduction séduisante, qui se distingue d’une séduction séductrice où le séducteur cherche à tirer des profits personnels de son action[3]. Entre empathie et congruence, identités personnelles et identités communes, identités singulières et identités plurielles, une multitude d’identités sont convoquées pour permettre à des adolescents de participer à la construction d’une communauté sociale intergénérationnelle. Elle est la manifestation concrète d’une attitude de profond respect envers la personne adolescente en devenir.

Pourtant, il ne s’agit pas de faire embarquer les adolescents sans être soi-même du voyage et en vivre les turbulences et les joies. L’image qui me vient en mémoire est celle des « maladjè » (rabatteurs) dans les gares de Port-au-Prince qui crient du matin au soir : « sak prese an ale » (Allons-y, départ imminent !). Ils s’asseyent à l’intérieur des camionnettes pour attirer les passagers, puis aussitôt le voyage décidé « yo fonn tankou trèz moun sou Gefra » (ils disparaissent) et les voyageurs se découvrent seuls dans l’aventure. Les éducateurs-passeurs partagent les mêmes émotions que les adolescents. Les expressions somato-émotionnelles sont ainsi reconnues et validées par des éducateurs. En Haïti, quand une personne a le sentiment de sécurité, on dit qu’elle foule le sol de tout son poids. En revanche quand elle est dans l’insécurité, on dit qu’elle demande à la terre si elle peut y poser ses pieds. L’itinéraire du corps sportif réconcilie ce qui est hors-sol et dé-solé avec ce qui ancre les racines du corps humain au cœur d’une histoire qui le dépasse. Deux moments de vie vont attester de ce voyage entre deux états du corps sportif : celui qui est dénié par l’école lors de l’enfance et celui qui est pris en compte dans des dispositifs éducatifs où l’ad-venir d’un adolescent compte autant que ses performances  footballistiques.

Le corps oublié et délaissé de l’enfant au sein des lieux éducatifs : fragments de mémoires vivantes.

Si l’adolescence constitue une période charnière dans la vie de l’individu, elle est d’abord une problématique liée au changement du corps et reliée à des mémoires corporelles qui s’enracinent dans l’histoire infantile d’une vie scolaire. La famille, l’école et les associations sociales sont l’incarnation de ce processus et des lieux privilégiés de l’épanouissement de la personne au sein des cultures sportives. Cependant, ces instances socialisatrices ont du mal à répondre de manière convenable à cette noble vocation. Elles ont plutôt tendance à s’ériger en un lieu de détention au lieu d’être un lieu d’épanouissement, un étouffoir au lieu d’être un espace de croissance psychologique, physique et culturelle. C’est donc à travers mon expérience personnelle que je vais commencer à convoquer ces lieux sociaux, qui deviennent quelquefois des non lieux. Dans le choix de cette démarche, je ne puis m’empêcher de parler des adolescents en ayant l’impression d’être comme eux avec quelques années d’écart : Ah quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Insensé qui croit que je ne suis pas toi ![4]. Ainsi, quelques mémoires se sont inscrites aux creux de mon corps vécu et de mon corps vivant lors de l’enfance et lors de rencontres avec des éducateurs et des enseignants qui ont forgé à mon in-su mon rapport au foot-ball et au-delà, mon rapport aux Autres. Mes premières expériences avec l’école furent des expériences de violences subies : violence physique, violence psychologique et violence symbolique. Ce jour d’octobre 1975, c’est la grande rentrée dont je rêvais jour et nuit, parce que pour un enfant de 6 ans c’est socialement valorisant de commencer l’école primaire avec de nouveaux manuels, de nouveaux uniformes, de nouveaux maîtres et maîtresses et de nouveaux camarades. Et pourtant, mon corps infantile se retrouvait dans une tourmente sinistre. Très vite j’ai ressenti cette attirance pour laisser vagabonder mon imaginaire ailleurs que dans cette école où j’avais l’impression de ne pas exister. Alors que les enseignants de cette école pensaient m’apporter du bien et du bon, il ne s’adressait qu’à ma tête et à mon cerveau. Ainsi, par défi et surtout par protection, je me coupais de ces parties de mon corps. Ainsi, mon imaginaire vagabondait dans les rues, dans la maison familiale et surtout dans la cour de l’école en priorité. Je développais progressivement un rapport de haine et de dégoût avec la temporalité scolaire. J’attendais, le coup de sifflet final libératoire et la clameur du stade. Quand on s’adressait à mon corps le but était de me dresser, de me garder dans une posture de soumission : les mains posées sur mon bureau, où les bras croisés, les deux pieds joints, les yeux rivés sur le tableau noir, même si vous n’y comprenez rien, les oreilles en trompette pour écouter le maître. Donc toutes les conditions étaient remplies pour discipliner les corps, réguler les esprits et soumettre l’énergie infantile à une idéologie éducative qui paradoxalement l’étouffait.

Mon corps, face à ces sensations d’étouffement et d’emprisonnement, avait à sa disposition plus d’un tour dans son sac. Je me suis trouvé dans un contexte de dressage corporel farouche. Ce type de rapport à l’apprentissage proposé par les enseignants m’intimidait jusqu’aux tréfonds de mon être. Je baissais souvent la tête, j’évitais de croiser du regard l’œil du maître qui pouvait mal le prendre. Je simulais des maux de tête et des maux de ventre quand j’étais sûr de ne pas pouvoir réciter correctement mes leçons, pour lesquelles je me ferais railler par mes camarades durant toute la récréation. Très vite, je sentais qu’à l’école je n’étais pas un être humain, j’étais l’objet du maître, la res scoli, la chose de l’école. Ils pouvaient disposer de mon corps à sa guise. Mon corps devenait ainsi un espace de frustration personnel et le lieu idéal pour le maître pour passer ses propres frustrations ; il n’avait de compte à rendre à personne. Grâce à mon imaginaire, je vivais pourtant tranquillement et plutôt passivement dans un corps constamment mis en accusation.

J’ai l’impression d’avoir vécu dans ma chair, dès mon entrée à l’école primaire, le diptyque Surveiller et Punir[5]. L’arithmétique, la grammaire, l’éducation civique et morale, s’exprimer en français et notamment les fameuses dictées furent pour moi une succession de disciplines désincarnées de mon envie d’apprendre. Beaucoup de camarades avaient décroché de l’école… ou n’avaient jamais accroché. Leurs compétences étaient plutôt associées à une pratique sportive et à une mobilisation de leurs corps multiples qui eux  pouvaient se mettre en mouvement. Ils attendaient le début du tournoi interscolaire de football pour montrer leurs compétences et obtenir une certaine reconnaissance au sein de l’école, particulièrement auprès des maitres dont le champ lexical était inamovible: Crétin, nullité absolue, cancre, voyou, paresseux, VAURIEN. Dans l’activité du football enfin, les vauriens trouvaient le terrain idéal pour prouver qu’ils valaient quelque chose.

Ainsi, l’apprentissage scolaire ne me permettait pas de vivre toujours avec dignité une quête d’une identité authentique. Je ne me sentais qu’une petite chose dont toute l’essence et la nature n’était que de penser. Il fallait arraisonner le corps, le mater et réduire l’empire de ses pulsions. La liberté conditionnelle était une occasion de ne pas reconnaître l’inconditionnalité du corps. Mes expériences créativesn’étaient possibles que sur le terrain de football, qui était en même temps le terrain pratique de la culture du corps propre et de l’authenticité de la personne. Sur le champ de jeu, la communication était possible entre nous, l’apprentissage social était pratiqué avec les interactions inscrites dans le jeu. L’élan fondamental qui habite et constitue tout être vivant, était libéré, ainsi que les excitations qui proviennent de l’intérieur du corps. On pouvait faire ce qu’on voulait. S’il fallait chercher à atteindre le but adverse dans ce football, il suffisait de vivre un état qui ne se donne pas de but et qui donne la parole à une personnalité non intégrée où dominent le jeu libre et la liberté de jouer. Nous perdions toute angoisse et la confiance mutuelle régnait entre nous. Le football devenait un lieu de communion authentique où le joueur est en mesure de se vivre dans son entièreté et de s’autoriser à s’auto-interpréter au niveau d’un corps pensant.

Quand j’étais à l’école primaire et secondaire, j’avais l’impression d’être un figurant dans la classe. J’étais là par devoir et jamais par désir. Ce n’était que dans la cour de récréation que je me sentais acteur. Et pourtant, là encore, l’œil du maître punisseur planait sur mon corps. Pour ces raisons, l’école ne répondait ni à mes attentes ni à mes espoirs. Les leçons, les devoirs, les examens proposés étaient nuisibles, casse-pieds et ne visaient que la compétition entre camarades de même niveau. La remise des carnets était une forme ostentatoire des résultats obtenus par le maître, une attestation publique de son savoir-faire, Elle était aussi et surtout un foyer de honte et d’exclusion sociale pour la grande majorité des élèves. Elles participaient également d’une logique s’appropriant, consciemment ou inconsciemment, les destins scolaires et sociaux des jeunes générations.

C’est en dehors de la classe que je m’exprimais de façon totale, lorsque je jouais au football sur la cour de récréation. L’activité du football était considérée comme la part incontrôlée de l’école, qui nous permettait de construire un moment d’être soi. Nous étions des individus qui étaient à la fois ce que l’école a voulu en faire, et qui s’échappait largement de son contrôle tout en se fabriquant en son sein. L’activité du football était devenue pour nous un espace transitionnel entreune structure d’oppression et les interstices qui favorisaient une certaine autonomie. La socialisation par le foot-ball devenait ainsi un processus paradoxal. D’une part, elle était un processus d’inculcation. D’autre part, elle n’était réalisée que dans la mesure où les acteurs se constituent comme des sujets agissant pour la maîtriser. Le football était devenu pour nous une expérience sociale significative. L’activité du football nous permettait de savoir unir nos émotions et nos désirs authentiques. Nous pouvions donc montrer notre performance en dehors de ce qui était inculqué par l’injonction du maître intransigeant. Le football était notre vrai monde, parce que nous l’avions inventé à notre image. En même temps, le football était reconnu par l’école et, en même temps, il était notre « école des catacombes », le lieu de l’expérience sociale du groupe formé par les élèves, l’endroit où l’on pouvait « construire un espace d’analyse partagé entre acteurs, où l’on pouvait assumer nos échecs et nos succès. Que reste-il de mes occu-passions infantiles et adolescentes maintenant que je suis devenu prêtre. Un engagement vocationnel qui permet aujourd’hui à des adolescents de se préoccuper de leur personne entière au sein d’un creuset footballistique : Grandir Haïti.

Grandir Haïti: l’incarnation d’un engagement vocationnel pour aider les adolescents à se préoccuper de leur personne entière.

Entre l’enfance et l’adolescence, quelques années plus tard en jouant au football, j’ai rencontré des entraîneurs comme personnes significatives, par leur manière d’être avec moi et de m’aborder et qui semblait me dire : oui, tu peux, tu as déjà tout ce qu’il faut pour être un bon gardien, notamment la taille. Je me souviens de Clément, Janin et Altès qui m’ont particulièrement marqué. En tant qu’enfant, je sentais qu’ils aimaient ce que je faisais et qu’ils aimaient ce qu’ils faisaient. Ils jouaient au milieu de nous comme des gosses. Rien n’était trop petit pour être valorisé, rien n’était trop grave pour mériter une exclusion. Ils excellaient à voir le positif dans mes faits et gestes. Altès me lançait une fois : «Ti Mack, avec ta taille, un jour, je veux m’asseoir devant la télé et te regarder défendre le camp des Grenadiers », surnom de la sélection nationale haïtienne de football. Cette parole m’avait mis sur un petit nuage, et pendant longtemps je croyais à sa prédiction. Je valais quelque chose, j’avais de la confiance en moi, surtout quand sur le terrain de jeu, ces entraîneurs avaient une autre approche du style d’apprentissage subi à l’école. Ils m’ont appris à courir, à avoir un port athlétique du corps, à effectuer un tir pour impacter un ballon, à apprécier l’échauffement propre au gardien de but, à comprendre la gestion du corps dans les balles aériennes, à suivre la trajectoire d’un ballon et savoir l’anticiper. Je me souviens d’une de leurs paroles : « le gardien de but est le chef de la défense, il doit être en communication avec les autres défenseurs, parce qu’il a une vue plus large sur le jeu en dominant tous les compartiments du terrain ».

Ces expériences m’ont permis de découvrir des facettes inconnues de mon corps en mouvement, de me situer, à ma mesure, en opposition aux multiples apprentissages scolaires dont j’étais toujours la victime et jamais l’acteur. Grâce à ces entraineurs, j’ai appris à ressentir ce que pouvait signifier avoir de l’estime et être estimé. Mon corps devenait le pivot du monde, de mon Monde. L’amour et la passion du jeu associé à la pratique du football m’ont conduit à m’engager durant environ une décennie au service d’institutions sportives extra scolaires. Durant ce laps de temps, j’ai pu expérimenter et connaître profondément la vie concrète des footballeurs des clubs haïtiens et du football haïtien en général. À la porte de la trentaine, je suis devenu pasteur, dirigeant de football et enseignant. J’évoluais donc entre plusieurs dynamiques vocationnelles : celle du pasteur et celle de l’éducateur. Durant cette période, plusieurs convictions vont guider mes choix épistémologiques, pastoraux et sociaux à venir :

  1. La valorisation du corps de la personne dans des situations d’apprentissage qui lui permettent de vivre une vie pleine et épanouie ;
  2. L’identification des points aveugles du football haïtien qui ne permet pas à ses pratiquants d’avoir une vie sociale décente, en raison de leur décrochage scolaire précoce ;
  3. La reconnaissance de l’être humain comme un tout complexe, conjuguant le bios(vie), le socius(culture) et la psychè(esprit) pour former un être complet, global, autonome, capable d’un apprentissage authentique;
  4. L’inclusion du foot-ball dans la vie sociale de l’adolescent afin de favoriser le déploiement et l’exercice du soi authentique de la personne.

Ces quatre convictions cardinales sont maintenant portées par une instance sociale : Grandir Haïti. En effet, suite à mesexpériences sportive, éducative, et scolaire, j’ai eu l’intuition et la vocation de créer une association qui s’occupe de l’éducation par le football, qui constitue la passion numéro un des enfants et des adolescents haïtiens. L’objectif de cette association consiste prioritairement à transformer la passion obsessive pour le football en outil de motivation, d’éducation et d’insertion sociale. À terme il s’agit de mettre en place un établissement scolaire original en Haïti, s’appuyant sur les valeurs universelles du sport  pour éduquer des jeunes sans repère. Les clubs sportifs haïtiens n’ont pas les moyens nécessaires de permettre à leurs athlètes de mener une vie sociale sécurisée, après leur retraite. En effet, pendant que le joueur évolue dans la force de l’âge requise par le football, au top de sa forme, il est plébiscité par ses fanatiques, il reçoit quelques gratifications. Nous pouvons appeler cela une reconnaissance sociale. Mais lorsque les performances disparaissent celle-ci se métamorphose en une inutilité sociale. L’individu sportif entre alors progressivement dans une disqualification et une exclusion sociales. Fondamentalement, nous nous proposons d’aider les jeunes à transformer leur espace de vie, à créer les conditions de leur intégration réelle au sein de la société haïtienne par le biais de l’éducation et du choix d’un métier garant d’avenir, à partir de l’adolescence, au-delà de la pratique du foot-ball. Grandir en humanité est le socle sur lequel repose les motivations des personnes qui œuvrent pour le développement de l’association Grandir Haïti.  Sur ce socle repose trois piliers fondamentaux :

▫  L’identification et la reconnaissance d’une vulnérabilité : L’inefficacité de l’action humaine enseigne la précarité de la vie d’un homme. C’est dans la pratique du football en Haïti que nous sommes allés chercher cette vulnérabilité résumée simplement dans une phrase qui ressemble à une prise de conscience : Le football en Haïti est un facteur d’exclusion sociale, car il déscolarise avant de désocialiser ses pratiquants.

▫  La responsabilité : je suis responsable de l’autre, celui qui n’est pas moi. La responsabilité, consiste à donner une réponse à une question que nous pose l’autre, l’inconnu bien connu, l’autre que nous avons été, dans notre enfance, désemparé, déconcerté et souvent déshumanisé par la peur des autres, par leur pédagogie sinistre, prêcheurs de vertus, souteneurs du mal, souvent malgré eux. Cette difficulté a une identité propre : l’autre-sujet, enfer ou transcendance, ayant en tout cas ses références propres, ses sentiments et ses besoins singuliers. Tout cela ne peut être adressé que dans une coresponsabilité, une réponse à produire, un faire avec autrui. Il est nécessaire de se mettre à plusieurs pour combattre et enrayer la précarité et la vulnérabilité de l’autre. Face à l’exclusion, les pédagogies les plus adaptées prescrivent l’inclusion de la personne vulnérable au sein d’un collectif secure. Mais pour inclure, il est nécessaire de trouver la pédagogie qui attire, la possibilité d’établir la relation éducative qui conduit à la reconnaissance mutuelle, et qui crée de l’intimité relationnelle[6]. Celle-ci permet à l’autre de resurgir socialement, de refaire surface humainement et d’exister ontologiquement.

▫  L’engagement : passer de l’identification, de la conscience à la responsabilité, c’est définir des engagements capables de fournir aux personnes les processus nécessaires pour se reconstruire. Les raisons d’être du centre d’éducation Grandir Haïti sont adossées à  trois processus psycho-sociaux : le jeu, la créativité et la sociabilité. Le jeu est un espace interactif qui s’installe entre l’imaginaire corporel des adolescents et la réalité sociale. Le jeu est orienté vers la créativité. Il permet d’inventer, de créer et d’imaginer. En jouant, l’adolescent est non seulement en lien avec la réalité sociale mais il crée également un espace d’où émerge une identité reconnue et assumée. Le jeu invente un rapport à l’autre en créant des rôles sociaux qui mobilisent l’imaginaire de chaque adolescent. Le jeu permet ainsi à une personnalité propre d’émerger. Le but de la socialisation prônée par Grandir Haïti est l’épanouissement de la personnalité de l’adolescent, là où il joue un rôle actif à travers les liens qu’il noue avec son entourage. La construction de son identité personnelle favorise une reconnaissance de l’identité de l’autre. Grandir Haïti conçoit l’autre non comme adversaire mais surtout comme partenaire avec lequel on se construit et on construit ensemble un projet de vie et d’apprentissage. À travers les rôles tenus dans les jeux collectifs, se développe le sens de l’engagement personnel et collectif chez l’adolescent. Le joueur n’agit pas uniquement pour lui-même, il agit pour le bien d’un collectif. Le but même de l’éducation est de favoriser la cohésion sociale en intégrant les individus dans le lien social qui se tisse entre le « je » et le « nous ».

Promouvoir l’humanité à travers le football est pour moi un défi personnel, un engagement vocationnel et une conviction pastorale. À travers Grandir Haïti, je me donne donc comme mission de joindre la pratique sportive à la réalité sociale humaine et d’éduquer prioritairement les adolescents, en leur offrant la possibilité de se construire humainement, socialement, sportivement et professionnellement. L’action pédagogique dépend toujours du contexte social et historique dans lequel elle se réalise. Grandir Haïti cherche à calquer sa philosophie sur le système haïtien, tout en cherchant à apporter une nouveauté inouïe : l’alliance du talent sportif, de l’éducation sociale et de la réussite scolaire. Le centre Grandir Haïti prône une relation éducative basée sur l’empathie et le respect de la personne. La base de l’éducation est le rapport personnel entre un adulte et un être en devenir, qui parvient par lui-même à son autoréalisation, là d’où émergent une capacité à entreprendre et une action émancipée venant du soi authentique. Deux niveaux de relations pédagogiques sont alors à prendre simultanément en compte : Une relation pédagogique au sein d’un rythme scolaire et une relation pédagogique au sein des rythmes extrascolaires impulsés par des espaces-temps sportifs. Quitter la classe a pour effet de permettre aux jeunes d’investir les espaces sociaux avec un esprit de découverte. La relation pédagogique devient une coéducation : le maître apprend autant de la relation que son élève. Grandir Haïti prend alors les atours d’un lieu d’apprentissage au vivre-ensemble, pour :

▫  redonner leurs places aux notions de solidarité, de tolérance, de respect et de civisme, avec un regard positif sur la personne de l’adolescent ;

▫  responsabiliser les adolescents, leur apprendre la valeur et la beauté de la vie collective en favorisant le partage des savoirs et la solidarité cognitive ;

▫  apprendre à accepter la défaite et relativiser la victoire ;

▫  créer un lieu du développement de l’authenticité personnelle, de socialisation et de formation par le jeu, le sport et la culture ;

▫  connaître, aimer, accepter et entretenir son corps ;

▫  créer les liens intergénérationnels, par l’instauration de passerelles entre tranches d’âge

▫  revaloriser les rapports avec l’environnement et la biodiversité ;

▫  favoriser l’émergence émancipée du talent (sportif, artistique, etc.) avec un œil ouvert sur l’avenir professionnel de chaque athlète (scolarisation obligatoire).

La prise en compte des corps multiples de l’adolescent sportif perçus par les éducateurs se donne pour objectif de saisir la vie sportive-en-train de-se-faire. Les personnes qui donnent vie à cette recherche sont des créatures de chair et de sang sensible. Ce qui est recherché c’est donc la primauté d’un éprouvé et d’un savoir pratique incorporé qui survient des trames d’action dans lesquelles ils sont continuellement imbriqués. Si la vie sportive est scandée par des espaces de compétition, des temps de victoires et aussi des temps de défaites, la vie sportive bonne a besoin d’autres ingrédients pour permettre à un adolescent de perdurer dans ses engagements moteurs, psychologiques et culturels.

La vie sportive bonne s’épanouit au-delà des u-topies et des u-chronies sportives.

La tension accumulée en raison de la rigidité du cadre scolaire pour un certain nombre d’adolescents, fait que le club sportif devient un lieu de ventilation pour le corps. Il représente une aire transitionnelle entre les obligations et la vie sociale qui se déploie à travers une activité autotélique ou faire « comme si on était un champion » devient l’occasion de réunir un imaginaire corporel et une réalité culturelle[7]. Défoulement et libération des émotions deviennent un seul acte au cœur duquel la parole et l’écoute deviennent alors une unité d’action féconde. Le Didaskalos (Maître) devient Pai (serviteur chargé d’accompagner l’apprentissage des enfants dans la tradition grecque), jusqu’à se faire Doulos (l’esclave qui travaille la terre, garde les bêtes). Le premier (Maître) devient le dernier (esclave) pour « accompagner le développement des aptitudes et libérer les potentiels de chacun ».

Par une recherche simultanée d’une contention et d’une liberté, l’entraineur-médiateur cherche à contenir l’impatience et l’impuissance  de chacun et à lui redonner l’espoir d’un renouveau. Il ouvre « le champ des possibles ». Il croit au devenir de chacun. Il est un « frayeur » de passages qui ne font plus peur. C’est ainsi qu’il favorise l’épanouissement de tous d’une manière adaptée aux besoins et aux ressentis de chacun. Il gagne la confiance de tous sans jamais chercher à en tirer profit, à influencer la conduite ou à asseoir une quelconque hégémonie. La sobriété de sa personne plane sur tout le groupe comme un arbre donne de l’ombre en couvrant l’espace le plus large possible. La proximité et la distance deviennent deux facettes incontournables pour une relation d’aide équilibrée entre le médiateur et l’adolescent.

En permettant à chaque adolescent de prendre de manière singulière sa responsabilité « sociale », le football ne fait que pousser un novice dépourvu de sa tunique au bord du fleuve Eurotas[8]. L’épanouissement personnel s’accompagne d’une sorte d’abandon à ses propres choix.  Cependant, tout en étant « seul », il est guidé par une « présence ». Ainsi, faciliter la rencontre entre les adolescents par la médiation du football suppose ce préalable : donner du confort intérieur pour entrer en jeu, c’est-à-dire, se lancer dans l’aventure des liens sociaux. Il s’agit alors de se prêter au jeu de la vie, l’adolescent découvrant et apprivoisant sa propre solitude en présence d’autrui.

Les initiatives personnelles d’un adolescent accompagnent, réveillent et dynamisent ses potentialités latentes. Elles deviennent alors des puissances motrices et des puissances d’actions qui résonnent les unes par rapport aux autres. Le corps vivant et le corps vécu retrouvent alors une symbiose vivide dont la capacité d’initiative est l’un des indicateurs majeurs. Tout ce dont dispose alors l’éducateur,  c’est cette forme d’empathie kinesthésique qui rejoint la personne dans ce qu’elle est, la met en relation avec ses ressentis et ses émotions personnelles, entre le Scylla du laisser-faire et le Charybde de la frustration[9] (Zanna, 2015).La vie sportive bonne s’incarne alors pour un adolescent dans le fait d’utiliser ses forces personnelles, d’acquérir de l’autonomie, de se construire une identité, de se sentir en sécurité, d’être en situation d’apprentissage et d’obtenir de la reconnaissance sociale. Toute la complexité de la vie sportive bonne chez l’adolescent réside finalement dans l’acquisition d’une identité propre ou la possibilité d’être soi parmi les autres autorise un adolescent à gérer au mieux une propension à un excès en tout : « excès de sentiments, excès d’énergie, excès d’idéalisme ». Les modifications émotionnelles stimulées par la présence conjointe de moments de compétition et de moments de coopération entraînent restructuration existentielle de l’adolescent qui l’amène à habiter son corps et à se mettre en accord avec ce qui lui est essentiel.

Ne pas aimer son corps pour un adolescent, c’est refuser son habitat, sa propre demeure ; c’est refuser d’investir un soi propre et de sortir de l’espace personnel imparti par une culture aliénante. Accepter son corps pour un adolescent, c’est habiter une idée, investir et épouser un autre espace, à la fois si proche et si lointain. Savoir gérer l’immense vie qui nous habite et que nous habitons, nous passagers éphémères d’un vêtement de chair, de sensations, d’impulsions et d’inspirations, voilà l’un des fondements de la vie sportive bonne. L’équipe sportive devient alors un espace d’autocréation et d’autoengendrement qui fait du coprs sportif un sujet sportif et non plus un objet sportif. L’adolescent sportif devenu sujet est cependant habité aussi par le doute, la crainte et la peur de cet espace-corps qui n’est autre que lui-même. Mais il peine à le savoir et à l’accepter. La peur de soi l’aliène. L’empathie de l’éducateur lui permet d’arborer sans l’abhorrer l’habit de la personne consciente de ses possibilités et inconsciente de ses potentialités. L’adolescent sportif devient ainsi sujet grâce à son corps qui lui permet d’entrer en relation avec le monde et avec les autres. Quand un individu dit « je suis », personne ne peut s’exprimer à sa place. Sa valeur subjective est irremplaçable face à la performance sur-humaine qui est une entrave au corps parfait et qui exprime une haine du corps. C’est justement le danger qui guette l’adolescent sportif ignorant ce que le corps peut lui offrir.

Alors, l’échange des regards entre un adolescent et un entraineur qui vont vers le même sens devient une clarté partagée. L’échange d’un regard est à considérer comme le premier  indicateur de l’interaction sociale. Nous entendons ici par regard, une éclaircie, un éclat ou une parcelle de l’autre qui éclaire[10]. Les éducateurs comme les adolescents ont besoin d’être en-visagés, même si paradoxalement, le regard peut faire peur. Le regard cherche le rapport soi-autrui. Il cherche ce qui manque à l’achèvement du soi, ce qui rapproche deux êtres. Le regard est une forme d’empathie qui se développe entre le regardant et le regardé. Les espaces sportifs révèlent ce qui vient des profondeurs de l’être, définissent les stratégies, les besoins immédiats ou lointains.

« Le regard n’est pas seulement l’orientation de l’œil vers un point de l’espace pour y récolter les informations sur le monde que la vision donnera, il est projection sur le monde de préperceptions, il est décision de regarder en fonction des intentions du sujet ; le regard est capture du monde et d’autrui, il est anticipation, il est construction d’un monde par le sujet percevant en fonction de ses expériences passées, de sa visée vers le futur, de ses désirs et de ses craintes, de ses croyances et des règles sociales qui le guident »[11].

L’autorité ne se décrète pas, elle s’acquiert et se cultive à travers le regard qui témoigne d’une empathie kinesthésique. La véritable autorité n’a pas besoin de pouvoir. Si l’éducateur a un rôle émancipateur à jouer, ses actions ne visent pas à une influence démesurée et s’efforce d’assurer son exercice à partir d’une certaine liberté. Toute liberté associée à une autorité provoque des moments de crise, des moments d’indécision face à une autre notion qui peuple les enceintes sportives : le pouvoir. Or, faire autorité c’est susciter l’adhésion sans adhérence forcée vers une puissance à agir. Dans ces espaces éducatifs où s’entrechoquent pouvoir et autorité, la concession (qui n’est pas la cession, puisque le cum, avec, est toujours présent) la négociation et l’accompagnement deviennent des socles fondamentaux qui structurent une vie sportive bonne.

  1. La concession est justement d’accepter de faire avec. Le pouvoir est ainsi partagé entre l’éducateur et l’éduqué. Si le partage paraît brutal c’est parce que l’autorité a été trop longtemps perçue comme un pouvoir sans partage. Il ne serait pas trop rigide de dire qu’il y a besoin d’une conversion du regard, d’ouvrir les yeux autrement, de développer de nouveaux rapports de concession avec les adolescents.
  2. La négociation est cette capacité de partager la victoire et la défaite. Trop longtemps, les éduqués ont payé seuls les « pots cassés ». Seule la négociation peut à nouveau légitimer l’autorité en lui conférant non de nouveaux contenus, mais de nouveaux fondements humains, culturels, pédagogiques et psychologiques. La négociation devient une nouvelle compréhension du rapport éduquant-éduqué, jusqu’ici basé sur la coercition et le contrôle social. La « pulsionnalité » adolescente exige cette négociation sans laquelle tout se bloque autour de la conflictualité.
  3. L’accompagnement tend à devenir le nouveau visage d’une éducation pleine et d’une vie sportive bonne. Ce processus a une valeur salutogène qui garantit la liberté de deux partenaires. L’approche interactionnelle du processus éducatif laisse un champ ouvert, où tout est constamment à refaire. Un éducateur qui n’admet pas qu’il n’est plus le seul vecteur d’information et d’influence contribuant à la formation globale de l’adolescent garde les réflexes du magister dixit. L’éducateur comme l’enseignant sont amenés ainsi à voyager entre plusieurs lieux où l’émancipation éducative s’entrechoque avec une aliénation éducative à trois dimensions : l’exclusion, l’inclusion et l’émancipation[12].

Aux prises avec ces trois dimensions, le football n’est pas une activité éducative en soi, si la prise en compte simultanée de « l’être-avec-les-autres » et de « l’être-parmi-les-autres » est niée. C’est la conjonction de ces deux perspectives qui redonnent leurs luminosités à ce qui fait de l’humain un être-chair, là où l’adolescent reconnaît son potentiel vivant qu’il sent bouger sans cesse au-dedans de lui. L’accompagnement d’une personne n’existe donc que lorsque celle-ci s’inscrit elle-même dans un processus d’auto-accompagnement. C’est à cet instant que l’éducation deviendra ce mouvement de vie qui permet à celui qui a été accompagné de transmettre à d’autres des indices qui permettent à une maturité de s’installer, à une histoire de se transmettre, à une ouverture vers l’altérité de s’installer. Ouverture vers les autres, ouverture vers soi, tels pourraient être les deux mouvements qui permettent à un adolescent de vivre avec optimisme et persévérance une temporalité du provisoire et une perspective d’avenir infinie et indéfinie, là où les pulsations, les inspirations et les impulsions sont en synchronies.

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Pour citer cet article
Référence électronique
Célestin MacKenzy, « Lorsqu’une Occu-Passion sportive devient un fait éducatif : un au-delà du Paraître s’offre aux adolescents », Educatio[En ligne], 7 |2018. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

*Président de l’association Grandir Haïti, Correspondant Eglise et Sport en Haïti

[1]Berger, G. (2001). « Tous à l’école » ou « Tout à l’école », Enfances & Psy, 16, p. 13-20, 20.

[2]Ardoino, J., Berger, G. (2010). Forme scolaire ou processus éducatif : opposition et/ou complémentarité, Nouvelle Revue de psychosociologie, 9, p. 121-129, 126.

[3]Marcelli, D. (2016). Avoir la rage. Du besoin de créer à l’envie de détruire. Paris : Albin Michel.

[4]Hugo, V. (1856). Les Contemplations. Paris : Pagrenne Michel Levy.

[5]Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Paris : Gallimard

[6]Mutuale, A. (2017). De la relation en éducation. Paris : Téraèdre.

[7]Winnicott, D. (1975). Jeu et réalité. Paris : Gallimard.

[8]L’Eurotas :Fleuve principal de la Laconie en Grèce.Les jeunes (neoi) arrivés à la douzième année, vivaient dès lors sans tunique et ne recevaient qu’un manteau pour toute l’année. Ils étaient sales et ne connaissaient ni bains ni frictions sauf à certains jours de l’année(…) ils couchaient ensemble par bandes et par troupes sur des sortes de paillasses qu’ils s’étaient eux-mêmes confectionnées avec des roseaux poussés au bord de l’Eurotas.

[9]Zanna, O. (2016). Corps et climat scolaire. Paris : Revue EPS

[10]Levinas, E. (1982). Ethique et infini. Paris : Fayard.

[11]Berthoz, A. (2008). Le sens du mouvement. Paris : Odile Jacob, 33.

[12]Lecocq, G. (2018). Entre excellence exclusive et fragilité inclusive : une éducation corporelle émancipatrice vaut la peine d’être vécue dans le contexte scolaire, La Nouvelle Revue. Education et sociétés inclusives, 81, pp. 65-80.