L’expérience liminaire de la vocation chrétienne

Thierry Le Goaziou

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Résumé : Cet article a pour objectif de montrer que la démarche chrétienne est traversée de part en part par une incertitude fondamentale. Celle-ci vient perturber, en le fissurant sans toutefois le détruire, le socle convictionnel qui permet au croyant de s’engager durablement à la suite du Christ. Pour illustrer cette manière troublée d’être et de vivre l’adhésion chrétienne, la notion de liminalité sera valorisée car elle est en capacité d’expliciter ce qu’éprouve le croyant. Issue de l’anthropologie, cette vision de l’existence sera présentée comme une façon de se situer dans le monde, d’être au « seuil », parfois en marge, d’accepter de ne pas tout maîtriser. A travers quelques exemples – le prophète, le héros, le récit du publicain et du pharisien chez Luc – la liminalité permettra de saisir en quoi l’écoute de sa propre intériorité est déterminante pour vivre lucidement de la foi du Ressuscité. C’est en prenant soin de ce que l’on ressent, dans l’exercice de la prière, dans la mise en œuvre des béatitudes, que l’on peut parvenir à surmonter les inévitables difficultés de la condition chrétienne et à s’y épanouir.

1.    Accepter de ressentir la part obscure de la foi

La libre réponse du chrétien à l’appel divin ne va pas toujours de soi. La fluidité de son choix se heurte au réel de la vie spirituelle concrète. Crispations et contrariétés jalonnent le chemin de la foi. Le croyant fait ainsi l’expérience d’une sorte d’écart. Il ressent un déplacement sur le seuil de la non-maîtrise, une perte de puissance de ses convictions qui sont mises à l’épreuve. Il se retrouve décalé, à la marge, dans un espace interstitiel à l’image d’un cercle qui se serait éloigné de son centre. Il peine à atteindre son but qui consiste à réduire « la vacuité de sa vie spirituelle[1]. » Le croyant fait alors l’expérience d’une solitude spirituelle qui l’éloigne de ce qu’il croyait acquis. Il se retrouve en danger, à la recherche d’une consolation qui tarde à se manifester[2]. Si la résolution initiale s’effrite, il risque de basculer vers une forme de foi incolore, une sorte de « blancheur » inconfortable. Celle-ci consiste à ne plus vouloir être soi par une sorte de défaut de soi-même, par lassitude, par dépit, par renoncement[3]. Cette forme d’exil qui le soustrait à lui-même opère d’une façon subreptice, décalée, presque sans violence, aboutissant ainsi à une marginalisation durable tout autant qu’imprévue. On se retrouve ainsi au seuil de sa propre existence dont on a perdu le contrôle, regardant non sans mélancolie ce que l’on aurait pu être et que l’on n’est plus désormais. L’attractivité du modèle idéal qu’est le croyant pleinement satisfait de sa vocation perd en effectivité. La fluidité d’une harmonie apaisante d’une existence sous le régime de la foi s’éloigne. La représentation sublimée de l’acte de croire n’est plus aussi motivante. La nostalgie d’une époque révolue d’une conviction croyante intacte impacte durablement la dimension vocationnelle de l’appartenance religieuse et de l’adhésion croyante. Elle bascule, peu ou prou, dans une forme de désenchantement[4]. Cette perte de l’évidence peut être vécue d’une façon désespérante qui vient réduire à néant la performativité de la foi. Ce désespoir du croyant s’illustre à travers la notion d’acédie[5]. Si, pour Jacques Arènes, le traumatisme de la perte est une opportunité pour retrouver du sens[6], la faille que le croyant ressent au sein de son architecture intérieure relève de l’apprentissage difficile du deuil. Il rappelle qu’il convient de prendre au sérieux les ressentis de son intériorité, d’y être attentif et d’en prendre soin. Le véritable discernement de la vocation consiste ainsi à accepter la vulnérabilité existentielle de l’engagement croyant. Le chrétien est ainsi appelé à vivre pleinement la part obscure de l’adhésion croyante. Avec la même détermination qu’il a mise pour s’épanouir dans la clarté lumineuse de la révélation divine.

Il ne s’agit pas de réduire la pertinence de la vocation dans l’espace de la foi chrétienne mais au contraire d’en montrer la délicatesse, en mettant en avant sa dimension sensible et pas uniquement rationnelle. Si la foi est de l’ordre de l’échange relationnel, avec le monde, avec les choses, avec les autres, avec Dieu lui-même, elle peut peux jamais se prévaloir d’une certitude acquise définitivement. Portée par la confiance, elle comporte toujours une part de risque, d’erreur, d’échec, de déception. De ce point de vue, elle est toujours de l’ordre du déplacement. Les interactions relationnelles entre le croyant et la puissance divine ne sont pas figées dans le marbre. Cette mobilité existentielle de la foi reste marquée d’une façon indélébile par une forme de doute, un décalage subtil qui laisse ouverte l’adhésion croyante. Les raisons de croire ne parviennent jamais à s’enfermer dans la clôture de la certitude. Dans cette perspective, la condition chrétienne peut être perçue comme relevant d’une expérience liminaire qui consiste à vivre dans le monde sans totalement lui appartenir[7]. Que la vocation chrétienne, et plus largement spirituelle, soit d’abord une réponse favorable et positive à un appel mystérieux n’est guère contestable. Le croyant laisse le mystère l’envahir en l’accueillant, sans chercher à en réduire la dimension incommensurable. En reprenant la distinction de Gabriel Marcel, nous pouvons considérer que la foi est davantage de l’ordre du mystère à contempler que du problème à résoudre[8]. Ou, en suivant Henri Bergson, croire relève d’abord de l’ouvert avant d’être un espace fermé[9]. Pour autant, la vie spirituelle et la façon dont le croyant vit sa propre foi butte régulièrement sur des énigmes, des apories, des incompréhensions. Ces crispations impactent profondément et durablement la vie chrétienne. Elle n’est plus ressentie comme une voie de maîtrise et de perfection mais est avant tout un moyen de « se rendre perméable à ces infiltrations de l’invisible[10]. » Elle se découvre particulièrement sensible à l’intensité responsive du croyant qui se voit projeté et transformé dans « dans l’éclair d’un coup d’œil frémissant[11] ». Cet éclair symbolise la puissance de la clarté divine et en montre la distance infranchissable. Cela signifie que le souhait légitime du croyant de vouloir contempler Dieu face à face ne peut évidemment aboutir totalement au sein de l’existence terrestre. La connaissance du divin ne peut donc être qu’indirecte, au cœur d’une intériorité contenante et sécurisée. Cette limite intrinsèque de la foi rappelle qu’elle est et reste un exercice fragile, précaire, à l’équilibre instable. L’accès à la vérité, malgré la splendeur dont elle rayonne, est toujours une expérience incertaine. Le processus d’élection, c’est-à-dire la libre réponse à une exigence dont la radicalité est impérative, s’illustre à travers la notion de résonance. Hartmut Rosa considère que la promesse de la religion constitue l’un des axes verticaux d’une résonance en capacité de réconcilier l’être avec le monde[12]. De ce point de vue, la prière, l’engagement religieux, le choix monastique, la réponse à un appel peuvent être perçus comme un espace spécifique où une forme de présence se manifeste et cherche à rejoindre le croyant, en lui parlant au cœur. La vocation peut être comprise comme une expérience intérieure de vibration heureuse, épanouissante. Celle-ci est en capacité de rendre fluide l’échange communicationnel entre l’altérité divine et l’intériorité humaine. En éloignant l’aliénation de l’être humain, elle dessine « une interaction dynamique[13] » entre le croyant et celui qui l’appelle à le suivre. Cette richesse relationnelle embellit la réponse humaine, apaise l’inquiétude, calme le doute. Elle renforce l’acceptation en structurant l’engagement dans la durée. Elle confirme les raisons que le croyant s’est donné pour répondre favorablement à l’appel divin.

Pour autant, cette approche qui valorise la positivité de l’engagement vocationnel, la nature constructive de la démarche convictionnelle, mérite d’être nuancée. Comme le rappelle un commentateur de saint Augustin : « Tout le projet des Confessions est bien de montrer que l’homme ne tire pas de lui-même sa lumière propre et ne peut se découvrir lui-même qu’en se laissant éclairer par une lumière qui vient d’ailleurs, qui vient de l’être même[14]. » De ce point de vue, le croyant ne peut, seul, construire sa réponse. Il est donc dépendant d’une volonté divine, qui le précède et le guide dans l’obscurité de son existence. L’être, face à ce qui profondément le taraude, tente d’ordonner son intériorité afin de donner une direction, une densité à sa vie spirituelle. Attentif et étonné, curieux tout autant que courageux, il se met ainsi en capacité d’écouter ce qui toujours risque de tomber dans l’oubli ou de basculer dans l’abîme. Il surmonte le trouble ressenti et ne se laisse pas déborder par la contrariété, par ce que la sollicitation divine peut comporter d’incertain, de fugace, « d’inquiétante étrangeté[15]. » La cinétique de la conversion consiste à se mettre à l’écoute d’une parole fondatrice et originaire, dont la lisibilité est le plus souvent non acquise. Celle-là constitue une forme inusitée de la préséance du verbe divin qui ne cesse d’interroger le croyant, en insistant sur le fait « de savoir si ce qui nous parle en tout premier lieu ne serait pas une autre Parole qui, pour n’être plus entendue de notre monde perdu, ne cesse pourtant de nous appeler en faisant de nous des vivants[16]. » L’écriture témoigne de la portée troublante de la parole divine. Elle vient interroger à trois reprises Eli qui tarde à comprendre la puissance de la présence de la manifestation divine qui vient susciter l’attention de Samuel (1 Sa 3). On retrouve cette perturbation, cette crainte dans les multiples supplications de l’orant dans le livre des Psaumes. Celui-ci ne cesse de crier la peur de la perte du regard de Dieu, l’effroi de l’absence. Il éprouve dans sa chair ce qu’il ressent comme une menace, une crainte particulièrement forte. L’absence définitive de la consolation divine annonce, de ce point de vue, un possible effondrement, un deuil indéfini. Elle inaugure une éradication des repères, une perte du sens, une fragilité existentielle qui rend le croyant vulnérable au sein d’un monde incertain. Cette incertitude spirituelle rend plus aléatoire la démarche d’acceptabilité du caractère faillible de la condition humaine. Elle fait sortir le croyant du confort de la certitude. L’adhésion inconditionnelle s’inquiète des conditions dans lesquelles le oui initial de l’engagement a été prononcé. Le croyant éprouve alors plus de difficulté à s’accepter selon la perspective dessinée par Paul Tillich : « Accepter d’être accepté quoique l’on soit inacceptable est le fondement du courage de la confiance[17]. »

2.    Liminalité et vocation prophétique

Cette aporie d’une acceptabilité de soi par la foi, d’une ipséité croyante apaisée, qu’une intériorité inquiète conteste s’exprime d’une façon pertinente par la notion de liminalité. Celle-ci est d’abord une expression qui relève de l’anthropologie et plus précisément encore de l’ethnologie. L’une des intentions premières de cette discipline consiste à comprendre et à appréhender le sens des rites. Pour y parvenir, elle s’est concentrée sur la notion de passage dont la puissance symbolique, universelle exprime « la singularité de l’expérience vécue[18]. » Au sein de cet ensemble, trois temps sont distingués : les rites de séparation, les rites de marge et les rites d’agrégation qui sont respectivement qualifiés de rites préliminaires pour la séparation d’avec le monde antérieur, de rites liminaires pour les rites effectués pendant la période de marge ou de seuil et de rite post-liminaires pour l’agrégation d’avec le monde nouveau[19]. Ce schéma ternaire « séparation, marge, agrégation » constitue un modèle herméneutique majeur de l’anthropologie. Il indique que la vie est passage, et qu’elle ne cesse de se transformer, d’un état à l’autre. La notion de liminalité émerge dans le cadre d’une étude focale sur la seconde étape des rites de passages, ainsi que l’a imaginé Victor Turner. Celui-ci propose d’isoler de la dynamique d’ensemble la notion de marge en la valorisant pour elle-même. Il se concentre sur l’impact et la puissance de cet « entre-deux », cette position intermédiaire, cette hésitation du seuil. Il la définit de la façon suivante :

Les attributs de la liminarité ou des personnes en situation liminaire (“les gens du seuil“) sont nécessairement ambiguës, puisque cette situation et ces personnes échappent ou passent au travers du réseau des classifications qui déterminent les états et les positions dans l’espace culturel. Les entités liminaires ne sont ni ici ni là : elles sont dans l’entre-deux, entre les positions assignées et ordonnées par la loi, la coutume, la convention et le cérémonial. En tant que telles, dans les nombreuses sociétés qui ritualisent les transitions sociales et culturelles, leurs attributs ambigus et indéterminés s’expriment par une riche variété de symboles. Ainsi la liminalité est-elle fréquemment assimilée à la mort, au fait d’être dans les entrailles, à l’invisibilité, à l’obscurité, à la bisexualité, aux vastes étendues désertiques et à une éclipse du soleil et de la lune[20].

Cette notion de liminalité appliquée à l’expérience vocationnelle permet d’en extraire la part sensible et indique l’existence d’une certaine vulnérabilité. Le nuage sémantique de la définition de Turner – « mort, entrailles, invisibilité, obscurité, déserts, éclipses » – ne rejoint-il pas l’expérience vocationnelle et plus largement encore la vie mystique chrétienne ? L’expression particulièrement forte et saisissante de l’enfouissement s’illustre d’une façon emblématique à travers le personnage de Jonas. Du fin fond de l’abîme, au cœur de la nuit, dans les entrailles profondes de la Baleine (Jo 2), dans une insupportable solitude, dans un isolement sidérant, Jonas est atterré. Son cri rappelle, selon Jean-Louis Chrétien, que Dieu peut tout entendre et que l’homme peut s’adresser à lui de partout : « L’appel de Jonas dans les entrailles de la baleine montre qu’il n’est pas de lieu depuis lequel il ne puisse être poussé[21]. » Le Seigneur vient ainsi atteindre l’être malgré la profondeur où il s’est réfugié, où il choisit de stagner, afin de le « toucher au plus intime[22]. » Il ne rejette pas Jonas malgré son double refus d’aller annoncer l’oracle divin à Ninive (Jo 1,3 ; 4,1). Le prophète persiste dans son refus de l’existence, en cherchant la mort (Jo 4,3), en se détournant de la vie. Dieu l’extrait de cette marge volontaire dans laquelle Jonas s’est retiré en croyant y trouver un espace sécurisant et contenant. Il l’est, pour une part, dans la mesure où elle le préserve et le met à l’abri de l’expérience authentique de l’altérité qui est d’aller à la rencontre de la différence. Cependant, Dieu brise ce repli confortable, pointe cette absence de courage et rappelle la nécessité d’honorer la mission qu’il a confiée à Jonas, refusant ainsi d’en dégrader l’ambition. Certes, Jonas se plaint de ne pas y être explicitement préparé mais cet argument est insuffisant au regard de l’enjeu.

La vocation prophétique peut être lue et comprise comme la mise en mouvement d’une longue lignée d’êtres ordinaires. Mis à part par la puissance divine, ils sont appelés à être serviteurs et témoins au sein d’une existence liminaire, consacrée à l’annonce de la parole. La crainte de la rencontre divine (Is 6,5) est l’expression d’un trouble inénarrable qui ne peut, normalement, que déboucher sur la mort. L’expérience prophétique n’est-elle pas, par nature, une expérience troublante, voire traumatisante ? N’affecte-t-elle pas d’une façon définitive l’être appelé par Dieu ? Elle transforme inévitablement en profondeur celui qui est chargé d’une mission singulière. Le prophète s’interroge, effrayé. Il tente de discerner ce que doit être la bonne réponse. Pour autant que celle-ci existe. Il change d’attitude intérieure, s’attendant à l’imprévu. Des déchirements, des renoncements sont inévitables qui ne manqueront pas d’advenir auxquels il doit se préparer. Les récits de vocation des prophètes permettent de se rendre compte du choc sidérant, de la crainte de l’acceptation, du trouble lié à la capacité supposée de l’être choisi. Mais la puissance de Dieu et l’attractivité de sa parole sont plus fortes que la peur de la mort et le repli sur soi. Leur trouble est appelé à se subsumer, en allant au-delà des frontières et des représentations. Marqués à jamais dans leur chair par l’éblouissement divin et la lourdeur de la charge qu’ils ont reçue, ils parcourent le monde sans pourtant lui appartenir puisque désormais c’est à la mission dont Dieu les a chargés qu’ils appartiennent. Guetteur de et pour l’humanité (Ez 3,16), ils sont séparés du reste des mortels afin de mieux se consacrer à l’exclusivité de leur mission. Eux savent, intérieurement et définitivement, qu’ils ne relèvent plus de la logique mondaine. Ils perçoivent que la reconnaissance et la légitimité de leur annonce ne sera admise qu’après leur intervention. C’est toujours après que l’on s’aperçoit, avec regret, qu’il devait venir avant. La conscience du prophète, c’est de savoir, profondément et intuitivement, que leur temporalité propre et celle du monde sont inévitablement disjointes. Le monde, lui, ne le comprend pas, ou malgré ses efforts ou sa bonne volonté il n’y parvient néanmoins pas, tout comme il éprouve, selon saint Jean, une indéniable difficulté à reconnaître la lumière (Jn 1,10).

La narration de la marche d’Elie sur la montagne de l’Horeb, la façon dont il rencontre Dieu, ce qu’il en comprend et la mission qui lui échoie peuvent être appréhendées sous le signe de la fragilité vocationnelle. Le triptyque du vent, du tremblement de terre et du feu illustre la force démesurée de la nature. Cette manifestation inaugure une relation émotionnelle forte avec celui qui la regarde, ébahi tout autant qu’émerveillé, attiré tout autant qu’apeuré. La souveraine liberté du Dieu créateur se dissocie des éléments déchainés, montrant par là son insondable liberté. Ainsi que l’indique Jean-Marie Van Cangh, Dieu « peut se passer de toutes ces manifestations bruyantes et extraordinaires, mais [il peut se rendre] présent dans le paradoxe de la voix du silence[23]. » Selon Sylvie Germain, nous avons affaire ici à une « théophanie de rien, d’une infinie discrétion. Une théophanie minimaliste[24]. » Une manifestation dépouillée qui dénie au spectaculaire sa duplicité. Le prophète apparaît ici comme un homme troublé à l’intériorité malmenée, qui risque de basculer, seul, fatigué, découragé. Pourtant aussi fortes, aussi démesurées aussi monstrueuses que soient les manifestations sensibles du divin à travers l’explosion des éléments naturels, elles ne sont, en réalité, qu’apparences trompeuses et illusoires. Car le rédacteur du texte prend bien soin de relever, à chaque transformation effrayante, l’absence de la présence divine. Dieu n’est ni dans le vent, ni dans la tempête, ni dans le feu. L’aboutissement de cette hubris débouche paradoxalement sur l’expression finale qol demama daqqa[25]. C’est dans un espace interstitiel, quasi-liminaire, une légèreté inaudible, à peine perceptible par l’oreille que la présence divine surgit, s’adressant d’abord au cœur, à travers le prisme du silence. Cette « ténuité du souffle », pour reprendre l’expression de Jean-Louis Chrétien qui murmure et qu’Elie perçoit exprime par sa fugacité la toute-puissance divine[26]. Cette fluidité silencieuse qui convoque l’écho de la parole divine invite en retour le chercheur de Dieu à se mettre en quête de son propre écho. Il finit par découvrir que l’être nomade qu’il est lui-même est l’écho de sa propre quête. Il résonne du silence du temps qui semble se suspendre pendant l’écoute de cette « voix de fin silence. » Dans cette perspective, Elie est un prophète du seuil. Il se tient au bord de la frontière du sacré, lui qui semble être prisonnier du profane.

On peut d’ailleurs observer le caractère paradoxal de la notion de frontière qui définit en premier lieu un espace clos que ses habitants veulent préserver à tout prix. Mais c’est aussi une notion qui magnifie un désir contrarié en l’invitant à passer la ligne pour aller à la rencontre de l’étrangeté de l’autre. Maintenir son identité en se protégeant de ce qui effraie par la réinstauration de barrières est l’indice d’un manque patent de repères dans un monde que l’on ne comprend plus et qui effraie. Pourtant, il existe une façon spécifique de se tenir sur le bord qui consiste à refuser autant l’assimilation fusionnelle et indifférenciée que la préservation radicale de ses spécificités. Cette posture est une façon d’être au monde, une sorte d’éthique des frontières ou de la bordure, qui se tient sur le seuil, à la marge des espaces clos et irrespirables sans chercher à recréer de nouvelles délimitations normatives. Cette vision non crispée du seuil qui ouvre la notion de clôture met en mouvement une dynamique du franchissement. Le sujet s’autorise enfin à traverser, dans une sorte de transgression éthiquement acceptable, ce qui lui paraissait comme une douloureuse aporie, impossible à concevoir. La prière n’est-elle pas précisément une expérience du franchissement, du passage, de la bascule où l’orant ose aller à la rencontre du divin sans avoir la certitude d’être écouté, d’être entendu tout en ayant la conviction qu’il ne peut pas ne pas s’y engager ? Prier, dans cette perspective, c’est se résoudre à l’incertitude tout en s’abandonnant à la confiance ; c’est une sortie de l’enfermement dont les limites explosent pour s’ouvrir, sans protection, dévêtu, à l’indicible. C’est une façon de surmonter ses propres barrières, ses frontières intérieures qui sont souvent les plus solides et les plus difficiles à briser, afin de mieux rebondir sur un chemin inédit de conversion. Se tenir au seuil de la présence est ainsi le signe d’une ouverture à l’essentiel, qui, parce qu’elle ne s’enferme nulle part, est toujours prête à répondre aux sollicitations de l’invisible et à l’appel de l’autre rive.

3.    L’enfermement du héros

Cette situation de mise à part caractérise ces êtres qui vivent en apparence comme tout le monde mais qui sont habités par une vision, une ambition qui les dépassent. C’est le cas du héros tragique, l’idéal de l’homme actif, au destin atypique, appelé à accomplir des choses extraordinaires au sein d’une épopée qui transforme une existence qui ne lui appartient plus désormais. Les exploits du personnage liminaire qu’est le héros « s’épuisent dans l’instant[27] » et ne cessent pour durer d’être réitérés. Ils maintiennent artificiellement une vaine cinétique. Néanmoins, ce statut spécifique se prolonge par le jeu de la représentation, par le leurre de la projection qui imagine et embellit leur vie. Car l’héroïsme éblouit l’homme ordinaire d’autant plus intensément que l’action entreprise par le héros n’a aucun avenir, ce qui rend son geste d’autant plus troublant qu’il est vain. L’admiration dont il est l’objet est une émotion contrariée, ambivalente. Le désir de la ressemblance se dispute, dans la vie intérieure de celui qui voudrait l’imiter, avec la crainte de la différence. Comment, en effet, être ébloui par ce qui ne traverse pas l’épaisseur du temps ? Certes, si l’on en croit Eric-Emmanuel Schmitt, le héros ne fait plus recette : « Notre temps frileux, douillet, individualiste, considère après mépris celui qui offre sa vie à une idée. Autrefois, on estimait l’inverse, créditant l’idée capable de produire le sacrifice[28]. » Cependant, ceux qui ne se sentent pas l’âme d’un héros ou qui ne sont pas et ne seront jamais appelés à le devenir estiment que ces êtres singuliers, ou supposés tels, sont des individus inatteignables, que rien n’ébranlent, certains de leurs choix, à l’abri du doute et du trouble. N’est-ce pas une façon commode d’idéaliser ce que l’on ne comprend pas, une façon d’exclure ce qui fait peur ? Une méthode bien utile qui permet de rejeter dans les limbes ce que l’invincibilité – supposée – comporte d’effroi et de sidération ? Cet homme à part est toujours prompt à reproduire et à recommencer ses actes héroïques qui le distinguent du commun des mortels, établissant ainsi un abîme infranchissable avec eux. Le héros est ainsi condamné à habiter un espace liminaire qui le maintien à l’extérieur, qui préserve la mise à distance, rendant impossible l’imitation. Le commencement de l’action humanise le héros. Chacun peut mettre une date, un lieu concernant le début de l’action. Mais ce qui précède cette temporalisation et cette spatialisation rassurante reste du « côté obscur » de la représentation. Comment a-t-il pu se préparer, être certain de réussir, se décider ? Ces questions embarrassent car elles viennent déranger la projection narcissique que le psychisme projette. Elles tétanisent l’attente. Le héros est une figure qui permet de vivre une existence qui se dépasse par procuration. Le prix à payer de cette illusion est l’enfermement liminaire dans lequel il est repoussé et au sein duquel, parfois il se retranche pour se protéger. L’espace liminaire apparait ici comme un espace enfermant au sein duquel le héros se retrouve prisonnier. Il est la victime d’une certaine duplicité, d’une usurpation qui fait du seuil une forme dégradée du leurre[29]. A l’apogée de sa splendeur tout comme à son dernier souffle, le doute peut s’insinuer comme le rappelle Vladimir Jankélévitch[30]. Le héros apparait ainsi comme une personne vulnérable que la mise à l’écart – même si celle-ci est inatteignable – fragilise. Vivre dans un espace liminaire n’est pas nécessairement synonyme d’une vie heureuse et ne garantit pas que l’admiration dont il fait l’objet ne fasse elle-même l’objet d’une éclipse, provisoire ou définitive. L’éblouissement ne fait que renforcer l’isolement réel dans lequel il se tient. On perd ainsi de vue la véritable pudeur qui est l’expression d’une humilité authentique. Celle-ci incite le héros comme tout le chrétien à préférer rester au bord, considérant avec Philippe Jaccottet que « l’effacement est une façon de resplendir[31]. » Il chancelle sous le poids de la portée du message évangélique et de la responsabilité de son annonce, mais parvient néanmoins à rester debout et à le promouvoir. Cette posture du retrait rejoint la modestie de l’expérience liminaire dont la qualité principale est l’absence de prétention. Son originalité réside dans sa posture qui consiste à « se tenir sur le seuil, de rechercher des points de vue et non pas de collecter des opinions, d’ouvrir des perspectives et non pas de tenir des positions idéologiques » permettant ainsi « toutes les audaces et toutes les ambitions[32]. » Paradoxe d’un refus d’affirmation de soi trop impérial qui conduit l’être liminaire à une curiosité existentielle qui fait fi des frontières et laisse ouverte une pérégrination universelle.

Le héros, comme le prophète, est un être qui possède en lui-même l’éminente conscience de sa précarité. Il est lucide sur le fait que la liminalité qui l’habite fait de lui un être fragile et faillible. Elle ne le met pas à l’abri même si elle le pousse à faire des choses inédites, à réaliser des œuvres édifiantes ou des prestations inimitables. Il n’a pas choisi d’être à part, différent. Il récuse les projections envahissantes dont il est à la fois le sujet et l’objet. Il sait que sans sa « gloire », qu’il ne se donne jamais à lui-même, il n’est rien. « Lesdits héros ne le sont-ils pas souvent malgré eux, ou par un coup heureux du sort[33] ? » s’interroge Monique Charles. Le courage ne provient pas de la certitude, d’une conviction planifiée mais d’une prise de risque, d’un basculement, d’un appel imprescriptible, d’une décision aux conséquences imprévues. Michel Déon, commentant le parcours d’un des fondateurs du nationalisme irlandais, Michael Collins, déclare à son propos : « Le héros s’écroula. On le croyait invincible. Ce n’était qu’un homme. Il était le seul à le savoir[34]. » Cette profonde méconnaissance de l’identité réelle – il est seul à savoir qu’il est comme les autres –  renforce sa solitude et justifie son exclusion liminaire. Cette perception habite également le croyant qui, comme les figures du prophète et du héros, voit sa vie se métamorphoser à l’image d’un Gregor Samsa[35], sans pour autant pouvoir en maîtriser la transformation. Il ressent profondément l’inadéquation entre les objectifs attendus d’une vocation idéale, projetée, enfermée dans une gangue narcissique et le réel de ce qui est vécu dans l’exigence de la foi concrète et ordinaire. Sa capacité à rebondir devant les inévitables contrariétés dont la vie de foi fourmille est un indicateur de son adaptabilité. La déception comme le doute ne sont pas extérieurs au processus du croire mais en sont des moments essentiels et constitutifs. Il convient de valoriser afin de progresser sur le chemin de la conversion. La perte de la foi, sa mise en mouvement critique est toujours une période délicate à l’issue incertaine, comme l’entre-deux de la liminalité peut déboucher sur une nouvelle agrégation ou un maintien dans cet espace intermédiaire. Le croyant peut ainsi renoncer, à l’instar de la décision d’un Emmanuel Carrère qui finalement, après avoir cru, doute de l’avoir véritablement vécu, faisant de son doute l’objet central de sa foi[36].

4.    L’humilité du publicain face au narcissisme du pharisien

Dans la dynamique croyante, la posture de celui qui s’adresse au divin est déterminante. Le récit lucanien qui consiste à comparer deux attitudes opposées dans la prière, face à Dieu, servira ici de repère (Lc 18,9-14). Le publicain, timide, presque pudique, ne parvient pas à lever les yeux. Ce collecteur d’impôt, conscient de son péché, lucide sur la distance qui le sépare d’une conformité religieuse justifiée et d’une pratique reconnue n’ose pas. Cet effacement se traduit spatialement par un éloignement – dans le verset 13, il « se tient à distance. » N’avons-nous pas là l’expression d’une mise en retrait, d’une posture liminaire inquiète qui préfère rester à la marge, sur le seuil plutôt que d’apparaître et de briller ? Le publicain évoque une forme d’obstination à ne pas s’avancer dans le temple, à rester quoi qu’il arrive dans une disparition partielle de son identité, réduite à la reconnaissance de son péché. Le lecteur ressent ce profond étonnement du publicain à être encore vivant, à pouvoir toujours paraître devant Dieu, même s’il ne s’en trouve pas digne. Physiquement écrasé par son inanité, le publicain reste prostré, déroulant devant lui l’inutilité de son existence, l’insupportable incapacité à se présenter devant Dieu. Il s’avère incapable de lever les yeux vers son créateur, ne cessant de s’abaisser dans un déni de lui-même afin de s’en remettre totalement à Dieu, dans une posture abandonnique sidérante.

Le pharisien, au contraire, est sûr de son bon droit et peut s’en prévaloir. Il déroule, dans une certitude linéaire et prévisible, la longue liste de ses bonnes pratiques religieuses et qui est, en tous points, conforme aux attendus normatifs. Augustin George observe à son propos que « le pharisien ne prie pas, malgré sa formule d’action de grâces : il contemple ses vertus, il fait valoir ses bonnes œuvres, il s’assure contre Dieu[37]. » Cette vision narcissique de celui qui est satisfait de lui-même le préserve d’une remise en cause dérangeante. C’est aussi une façon inquiète de se rassurer, d’enfermer la foi dans une vision « assurantielle. » Cette posture l’adepte de la loi à l’écart des autres, le confortant dans l’idéal d’une différence inimitable. Cette estime de soi excessive, cette fierté inappropriée conduit inévitablement au mépris des autres que l’on ne cesse de comparer à l’aune de sa propre performance, perçue comme une perfection indépassable. Celle-ci cherche l’aboutissement en toutes choses comme s’il fallait saturer l’espace de la rencontre avec le divin. Elle éradique le désir ouvert de Dieu. Cette conception autocentrée et enfermante de l’action croyante conduit à une forme de saturation de l’agir.

Ainsi, le pharisien préfère rester enfermé dans l’aveuglement de sa propre justification. Aucune possibilité d’être en proie au doute ; point de ressenti tourmenté ou d’affect troublé dans cette posture volontariste qui cadenasse l’intériorité psychique et spirituelle afin de ne pas s’exposer au danger de l’incertitude et de l’imprévu. Aucune crainte d’effondrement intérieur ou de défaillance ponctuelle à redouter au sein d’un tel environnement. Il est ainsi toujours prompt à se protéger de toute agression extérieure qui serait en capacité de mettre en cause le caractère carcéral, figé de cette forteresse spirituelle assiégée. Ce refus viscéral et complaisant de ses propres limites illustre une profonde volonté de toute-puissance, enracinée dans un déni psychique qui est à l’opposé de la véritable humilité. Celle-ci « ne consiste pas à tenter de comparer sa valeur à celle de l’autre pour se trouver inférieur à lui ou pour se déprécier, mais à redonner à Dieu sa juste dimension dans sa vie », précise Simone Pacot[38]. Cette assurance à l’égard du Père dénote une forme de mépris comparatif vis-à-vis de ceux qui ne parviennent pas à l’imiter. C’est le cas de ce publicain qui se tient dans le même espace, mais que l’on imagine aisément en retrait, au fond du temple, sans chercher à calculer, en étant simplement dans une présence distante et discrète, « plaçant sa confiance en Dieu seul[39]. » Paul Valadier rappelle que la posture pharisienne relève d’une fermeture qui exprime une profonde aversion pour la différence et une incapacité notable à se mettre dans une attitude d’écoute qui suppose d’être disponible et d’avoir une conscience de sa pauvreté. Il dénonce « l’attitude morale de la suffisance et de la vertu close[40] » Plus la suffisance s’installe, plus elle clôture l’acceptation, moins elle rend possible la juste reconnaissance de soi et de sa condition. Elle dénie la vulnérabilité fondamentale de l’être humain, de la créature face à son créateur.

Le rapport à la louange divine est d’ailleurs fortement impacté par le différentiel de ces deux attitudes décrites par l’évangéliste. Thomas Merton observe que « la louange contrarie et trouble celui qui n’a pas encore appris l’humilité » alors qu’ « un homme humble ne se laisse pas troubler par la louange[41]. » Comment une telle situation peut-elle advenir ? La louange valorise car elle montre ce qui mérite d’être défendue en mettant en pleine lumière que ce l’être humain parvient à réussir au lieu d’insister sur ce qu’il échoue à accomplir. Aux yeux de Dieu, la véritable justification n’est pas dans l’artifice mais dans l’exposition à la vérité. Par conséquence, l’acte de louange n’est pas dans le jugement car elle relève principalement de la miséricorde. Elle ne cherche nullement à comparer mais elle élève en partant des qualités singulières et réelles des êtres concrets et non pas des qualités projetées ou visuelles des êtres imaginaires. Par ailleurs, lorsque la figure du publicain s’engage dans un processus de reconnaissance de la splendeur divine, il est souvent troublé car il mesure l’incommensurable distance qui lui reste à parcourir pour s’en approcher, peu ou prou. Pour autant, il n’est pas effrayé car il évolue dans un espace basé sur la confiance qui, par conséquence, lui procure une certaine audace, même si celle-ci ne s’enorgueillit pas d’elle-même. Elle sait rester à sa place. Comme il n’a rien à cacher, il peut s’exposer pleinement et dans une totale absence d’effroi. Plus encore, la crainte le fuit et un certain apaisement se fait jour. En effet, il sait tout autant qu’il sent que si, pour l’homme, il est quasiment impossible d’être guéri et encore moins d’être sauvé, cela est, en revanche, parfaitement possible pour Dieu. Alors que le pharisien cherche à cacher ses propres zones d’ombre en évitant de les éclairer – au risque de casser son image surdéterminée – le publicain, lui, ne craint pas de rendre grâce et d’être montré en exemple car il ignore sa propre humilité. L’être dépendant de Dieu ne se désole pas d’être tourmenté car désormais, « il ne se préoccupe plus de lui-même[42] » et s’en remet totalement à Dieu. Il y a comme une sorte de détachement existentiel qui lui procure lucidité et distance. A l’opposé, le pharisien qui ignore l’attachement réel causé par une recherche authentique de Dieu craint toujours de perdre la place imaginaire qu’il s’est patiemment construite à partir d’une représentation erronée et illusoire de sa vie intérieure : « Il dévore la louange s’il en reçoit, comme un chien qui happe un morceau de viande[43]. » Cette description sévère d’un rapport à la louange divine gourmande, vorace qui déchiquette ce qui le construit montre un être qui refuse de se laisser atteindre. Il se jette, à corps perdu, dans un rapport faussé à la transcendance, divinophagique et destructeur. Cette forme incestueuse de relation au divin est une sorte d’autoconsommation qui ne digère que son propre aveuglement, restant confiné dans une obscurité sans issue, saturée de certitudes. La performance du pharisien l’enferme dans une posture justificatrice comme elle enferme Dieu dans l’espace mortifère d’une réponse impérative qui ne peut être que certifiante et égologique. Elle le met à l’abri du trouble et le conduit à travestir la figure divine puisque celle-ci est conçue et fabriquée conformément à l’image et au contentement strictement et désespérément humain. Au contraire, le publicain apparaît tremblant, incertain, gémissant. Il ne s’autorise pas à s’adresser à Dieu mais, par la médiation de son corps qu’il frappe, tente d’attirer son attention. Celle-ci est la condition d’une acceptation véritable. Cette pudeur vive, cette posture délicate illustre le fondement liminaire de la prière. L’acte d’adressage à Dieu est toujours une expérience du seuil, une forme de deuil, une sorte d’impossibilité communicationnelle, une terre lointaine où l’orant tente de joindre Dieu, espérant craintivement qu’il puisse être digne d’être enfin écouté.

Conclusion : Vers une théologie de l’acceptation

Cet article a tenté d’illustrer la pertinence de la notion de liminalité appliquée au ressenti sensible de la vie chrétienne. A partir du moment où le croyant admet que l’évidence subjective de sa foi singulière comporte une part obscure, incertaine, décalée, il est en mesure de reconnaître que son engagement n’est pas linéaire et continu. Sa fluidité est conditionnée par sa capacité à surmonter les crispations récurrentes, les contrariétés inévitables, les déceptions imprévisibles. La discontinuité appartient bien à l’acte de croire. La mission du prophète, la destinée du héros, l’introspection du publicain montrent que la façon dont la foi est vécue bouscule le croyant et met à l’épreuve ses certitudes. Cette expérience du trouble s’éclaire lorsque l’on considère que le croyant se tient au seuil de ses propres convictions. C’est une posture aidante qui lui permet de s’inscrire dans la durée. Elle ouvre à l’humilité dans la mesure où il ne peut s’approprier les contenus de ce à quoi il croit profondément. Il est appelé à s’ouvrir à l’inattendu en se désengageant d’une volonté de toute-puissance. L’impératif d’un renoncement à la maîtrise des choses est inévitable. La liminalité rappelle que le croyant évolue dans une espace fragile, précaire. Entendre et ressentir un appel ne signifie pas être à l’abri, ne plus éprouver d’angoisse. La crainte, l’effroi peuvent constituer le quotidien de la vie spirituelle. Leurs actions combinées conduisent le croyant au bord d’un abîme vertigineux. Il n’est jamais très loin, dans les moments de doute, d’éprouver intérieurement une catastrophe imminente, un sentiment de vide effrayant. La peur peut, à tout moment, le pétrifier. La crainte de l’effondrement le cerne.

Cette traversée de la nuit de la foi peut cependant être guidée par l’attitude d’acceptation. En prenant soin, en faisant attention à ce que l’on ressent, le bon comme le moins bon. En ne se décourageant pas à la moindre adversité. En faisant de sa faiblesse une force. La passivité apparente se transforme ainsi en pro-activité. C’est en acceptant de ne pas tout maîtriser que le croyant progresse sur le chemin de la sanctification. C’est en composant avec ce que l’on ne comprend pas toujours, c’est lorsque que le croyant se sent perdu, abandonné, que l’acceptation liminaire, cœur de la conversion chrétienne, prend tout son sens. En se tenant sur le bord, le chrétien lutte contre l’appauvrissement de sa vie intérieure et combat l’aliénation. Il ralentit l’accélération permanente du monde et prend le temps de mesurer les choses. Sérénité introspective et discernement prudent le guident. C’est en s’acceptant et en acceptant de s’accepter, même et surtout s’il se sent inacceptable qu’il pourra s’émanciper, trouver un épanouissement au sein d’une existence apaisée. Cette perspective ouvre la voie à une fluidité contemplative. Riche et heureuse, elle laisse résonner en elle la vibration divine en consentant définitivement à la vulnérabilité de la condition chrétienne. Il est ainsi possible de prétendre pouvoir habiter sa véritable demeure. Celle d’une vie intérieure qui guide le croyant sur le chemin de la vérité, laissant résonner en lui, sans la retenir, son inimitable splendeur qui depuis toujours ne cesse de l’appeler.

 

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Pour citer cet article
Référence électronique : Thierry Le Goaziou, « L’expérience liminaire de la vocation chrétienne », Educatio [En ligne], 9 | 2019. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

 

[1] Piettre Monique, Paroles mystérieuses de l’Evangile, Paris, Le Centurion, 2014, p. 51.

[2] Dagerman Stig, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Paris, Actes Sud, 1989.

[3] Le Breton David, Disparaître de soi, une tentation contemporaine, Paris, Métailié, 2015.

[4] Gauchet Marcel, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

[5] Nault Jean-Charles, La saveur de Dieu, L’acédie dans le dynamisme de l’agir, Paris, Cerf, 2010.

[6] Arènes Jacques, Croire au temps du Dieu fragile, Paris, Cerf, 2012.

[7] Valadier Paul, La condition chrétienne, Du monde sans en être, Paris, Editions du Seuil, 2003.

[8] Marcel Gabriel, Le mystère de l’Être, Paris, Présence de Gabriel Marcel, 1997, pp. 213-235.

[9] Bergson Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2013.

[10] Marcel Gabriel, Le mystère de l’Etre, Paris, Association Présence de Gabriel Marcel, 1997, op. cit., p. 188.

[11] Augustin, Les Confessions, Paris, Flammarion, 1964, p. 149.

[12] Rosa Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018, pp. 295-307.

[13] Rosa Hartmut, Résonance, Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018, op. cit., p. 37.

[14] Housset Emmanuel, L’intériorité d’exil, Le soi au risque de l’altérité, Paris, Cerf, 2008, p. 39.

[15] Freud Sigmund, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio, 2013.

[16] Henry Michel, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Editions du Seuil, 2000, p. 32.

[17] Tillich Paul, Le courage d’être, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 190.

[18] Goguel d’Allondans Thierry, Rites de passage, rites d’initiation, lecture d’Arnold van Gennep, Canada, PUL, 2010, p. 68.

[19] Van Gennep Arnold, Les rites de passage, Paris, Picard, 2016, p. 21.

[20] Turner W. Victor, Le phénomène rituel, structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990, p. 96.

[21] Chrétien Jean-Louis, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, PUF, 2002, p. 172.

[22] op. cit., p. 164.

[23] Van Cangh Jean-Marie (Dir), La mystique, Paris, Desclée, 1988, p. 41.

[24] Germain Sylvie, Les échos du silence, Paris, DDB, 1996, p. 46.

[25] La TOB traduit par le « bruissement d’un souffle tenu. »

[26] Chrétien Jean-Louis, Pour reprendre et perdre haleine, Paris, Bayard, 2009, p. 21-22.

[27] Blanchot Maurice, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 554.

[28] Schmitt Eric-Emmanuel, L’homme qui voyait à travers les visages, Paris, Albin Michel, 2016, p. 406.

[29] Bonnefoy Yves, Poèmes, Paris, Gallimard, 1982, p. 251-332.

[30] Jankélévitch Vladimir, Le je ne sais quoi et le presque rien, T. 2, La méconnaissance, Le malentendu, Paris, Editions du Seuil, 1980, pp. 138-139.

[31] Jaccottet Philippe, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2014, p. 161.

[32] Intervention de Robert Scholtus aux journées d’études de la Revue Nunc, octobre 2005, en ligne sur le site www.corlevour.com, consulté le 20/10/18.

[33] Charles Monique, Apologie du doute, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 37.

[34] Joannon Pierre, Michael Collins, Paris, La Table Ronde, 1978, introduction de Michel Déon, p. XI.

[35] Kafka Frank, Œuvre complètes, T. II, Paris, Gallimard, 1980, La métamorphose.

[36] Carrère Emmanuel, Le royaume, Paris, Pol, 2014.

[37] George Augustin, Etudes sur l’œuvre de Luc, Paris, Gabalda, 1986, p. 414.

[38] Pacot Simone, L’évangélisation des profondeurs, Paris, Cerf, 1999, p. 50.

[39] Chartreux (Anonyme), La prière, entre combat et extase, Paris, Presses de la renaissance, 2003, p. 21.

[40] Valadier Paul, La condition chrétienne, Du monde sans en être, Paris, Editions du Seuil, 2003, op. cit., p. 60.

[41] Merton Thomas, Semences de contemplation, Paris, Editions du Seuil, 1952, p. 94.

[42] Merton Thomas, Semences de contemplation, Paris, Editions du Seuil, 1952, op. cit., p. 94.

[43] Merton Thomas, Semences de contemplation, Paris, Editions du Seuil, 1952, op. cit., p. 94.