Paulo Freire et Ivan Illich

Deux socio-pédagogues et leurs points de vue sur la déscolarisation de l’éducation

Peri Mesquida*, Juliana Batisttus Ferreira **

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Résumé : Dans cet article nous essayons de cerner la pensée de deux auteurs qui ont vécu à la même époque et qui ont apporté une contribution importante à la réflexion sur l’école et sur l’éducation en Amérique Latine : Ivan Illich et Paulo Freire. Nous soutenons la thèse que, de la même façon qu’Ivan Illich a prôné la déscolarisation de la société, Paulo Freire a soutenu la déscolarisation de l’éducation, en ayant comme but la libération de l’homme opprimé par le système capitaliste de production. Si Paulo Freire croyait que les cercles de culture pouvaient remplacer l’école et devenir des lieux de construction de l’autonomie et de la liberté de l’homme dans une ambiance d’échange de savoirs et de savoirs-faire, Ivan Illich pensait qu’il faudrait créer des réseaux de communication pédagogique capables de rapprocher les hommes et de leur permettre l’échange de connaissances dans une ambiance conviviale et productive car pour lui l’école actuelle est au service du marché et elle existe donc pour produire des consommateurs privés de critique et d’autonomie, donc privés de liberté.

Mots-clés : déscolarisation, cercles de culture, réseaux de communication, liberté.

 

Abstract : In this article we try to identify the thought of two authors who lived in the same epoch and who gave an important contribution to thinking about school and education in Latin America: Ivan Illich and Paulo Freire. We support the thesis that in the same way as Ivan Illich advocated the descolarization of society, Paulo Freire supported the descolarization of education with the aim of liberating the man oppressed by the capitalist system of production. If Paulo Freire believed that the circles of culture could replace the school and become places of construction of the autonomy and the freedom of the man in an atmosphere of exchange of knowledge and know-how, Ivan Illich thought that pedagogicals communication networks should be created capable of bringing people together and allowing them to exchange knowledge in a friendly and productive atmosphere because for him the current school is at the service of the market and exists to produce consumers destitute of criticism and autonomy, therefore destitute of freedom.

Keywords : descolarization, culture circles, communication networks, freedom.

I.  Une thèse à soutenir en tant qu’introduction : La déscolarisation de l’éducation

Paulo Freire conçoit l’éducation en tant que communication, dialogue : elle est la rencontre de sujets qui cherchent la raison des événements (Freire, 1977, p. 77), donc, l’éducation est dialogue ou elle n’est pas éducation. Mais Freire unit le concept d’éducation à celui de culture, celle-ci étant le résultat de l’action créative de l’homme, de la praxis humaine (Freire, 1971, p. 109). Pour lui l’éducation et la culture doivent marcher ensemble dans une relation dialectique et pratique. Ainsi, Freire perçoit l’homme (libre) en tant que créateur de culture lorsqu’il construit de nouveaux savoirs dans une praxis pédagogique fondée sur le dialogue. La seule praxis pédagogique valable pour aider les hommes opprimés à se sortir de leur situation d’oppression est l’action éducative fondée sur le dialogue où les figures de l’enseignant et de l’élève sont remplacées par celles des « s’éduquants », car personne n’enseigne personne, les hommes s’éduquent les uns les autres : « L’éducateur n’est plus celui qui seulement enseigne, mais celui qui, pendant l’action éducative est lui aussi éduqué par le dialogue avec le « s’éduquant » (Freire, 1977, p. 68). Et cela n’arrive pas à l’école.

Cette éducation créatrice de culture, d’une nouvelle culture, ne s’identifie pas à la pratique pédagogique dite « bancaire », développée dans l’école, où le savoir est déposé dans la tête de l’élève comme si le « s’éduquant » était un récipient passif des contenus, mais elle devient un processus d’action collective des agents éducatifs. Il ne s’agit plus d’une pédagogie de la réponse, mais d’une action pédagogique fondée sur des questions provocatrices, de nouvelles questions (la maïeutique de Socrate) ayant comme but la prise de conscience de la réalité d’oppression dans laquelle se trouvent les « s’éduquants » en vue de leur libération. Donc, il s’agit d’une praxis pédagogique clairement téléologique. Et si cette pratique pédagogique est téléologique, elle a comme « souffle » animateur l’espoir d’arriver au but rêvé : la libération. Et la libération commence par la libération de l’école.

La libération est ainsi l’utopie à animer l’action éducative capable de changer la vie des hommes en changeant leur vision du monde et d’eux-mêmes. Ainsi, l’éducation est à la fois le point de départ et le but de l’action pédagogique. Et, comment s’est-elle construite ? Cette action éducative libératrice se réalise par le dialogue fondé sur la parole car les opprimés doivent apprendre á « dire, lire et écrire le monde » (Freire, 1977, p.68 : « L’éducation libératrice, fondée sur des problèmes, est l’action de connaître – de naître avec ». L’apprentissage de la parole permet d’abord à l’homme opprimé de penser le monde en déchiffrant les codes que les oppresseurs établissent pour mieux dominer ; lui permet aussi de vouloir communiquer avec les autres hommes et annoncer la libération en tant qu’utopie à se réaliser : « la parole a deux dimensions : la réflexion et l’action. De ce fait, la vraie parole n’est que praxis de la liberté (Freire, 1971, p. 72).Ainsi nous pouvons constater avec Paulo Freire que « la pédagogie de l’opprimé est une pédagogie humaniste et libératrice » (Freire, 1977, p. 41), fondée sur la réflexion au sujet de l’homme du Tiers Monde et de la situation d’oppression dans laquelle il se trouve et sur l’action pour l’amener à sortir de cet état d’esclavage ». Une œuvre qui ne peut pas être faite dans l’école actuelle. Chez Paulo Freire « l’oppression est réelle et l’ennemi prend forme dans les structures économiques et politiques des nations du Tiers Monde. » Ces structures ont un lien très étroit avec les structures internationales qui les soutiennent. L’expérience de Paulo Freire avec les gouvernements militaires, avec la prison et avec l’exil forcé, donnent un tel réalisme à son exposé que l’oppression semble se concentrer sur des instruments humains visibles et concrets. Mais sa vie personnelle pendant la jeunesse au nord-est brésilien, la famine, la perception de l’action des colonels sont des éléments qui se matérialisent dans l’espérance et dans l’espoir de changement radical de la situation de domination des uns sur les autres » (Kennedy, B.W. 1975, p. 09).

De cette manière, Paulo Freire croit que l’éducation, dans la mesure où elle atteint la conscience de l’homme en lui permettant de connaître le monde (savoir), peut réaliser en lui une « metanoia », une conversion, une transformation. Cette « metanoia » n’est pas seulement un changement intérieur, mais un changement de conception du monde qui s’extériorise dans la forme d’une praxis libératrice. Cette praxis de la libération se matérialise en étant fondée sur l’espoir de la conquête d’une vie meilleure et plus humaine. De ce fait, Paulo Freire peut annoncer l’utopie en tant qu’action révolutionnaire : « L’utopie est révolutionnaire parce qu’elle est l’annonce d’un monde qui s’humanise » (Freire, 1971. p. 43). Lorsqu’il pense à la libération de l’opprimé, Paulo Freire a les yeux fixés sur l’avenir. Il tourne son regard sur l’avenir en faisant une critique radicale du présent, ceci parce que « le principe de l’espérance qui anime l’utopie fait la critique du présent…le moment décisif de la construction d’une utopie militante et concrète ». (Furter, 1974, p. 152). Le présent chez Freire a à voir avec le mode de production capitaliste et sa théorie légitimatrice, le néolibéralisme, devenue une vision sociale du monde diffusée par l’école. Le capitalisme est donc l’ennemi à abattre par l’action éducative, le capitalisme et les appareils qu’il utilise pour se maintenir en tant que mode de production dominant. Parmi ces appareils se trouve donc l’école capitaliste, devenue un appareil d’oppression.

De ce fait, lorsque Paulo Freire prend la pensée utopique en tant que pensée devenant action révolutionnaire, il croit que la pratique pédagogique peut elle aussi devenir révolutionnaire dans la mesure où elle se fonde sur l’espérance militante de la conquête de la liberté. Et pour conquérir la liberté il faut reconstruire l’espace de l’action éducative où l’école n’aura plus de place.

Cette façon de percevoir la pratique pédagogique rapproche le concept d’éducation freirien de celui de la paideia, de la Grèce classique, surtout de celui de Socrate, selon Platon (La République, Gorgias). Cela parce que l’homme se trouve dans le centre de la pensée éducative de la Grèce ancienne, dans lequel le principe « spirituel des grecs n’est pas l’individualisme, mais ‘l’humanisme » … dans le sens d’humanitas… qui signifie l’éducation de l’homme selon la vraie forme humaine…une forme qui se révèle dans les œuvres des poètes, des philosophes et des hommes politiques » (Jaeger, 1989, p. 12). C’est à dire, l’homme libre, doué de l’areté (vertu). Le même auteur affirme que la méthode de la paideia grecque était le dialogue ayant comme idéal la technè (la fabrication) en subordonnant le savoir à une fin pratique : la liberté (Platon, 1970, p. 332). Au temps de Socrate, le mot « libre » (eleuteros) s’opposait à celui « d’esclave » (doulos),donc le vrai but de l’éducation est de donner à l’homme les conditions pour atteindre l’objectif de sa vie : l’humanitas. « La paideia devient un puissant élément de résistance dans la lutte de l’homme en faveur de la liberté » (Jaeger, 1989, p. 395).

De la même façon que Socrate, Paulo Freire perçoit l’homme atteint par la paideia comme celui qui a la connaissance du telos, du but à atteindre, et met les mains à l’œuvre pour y arriver. Son instrument par excellence est le logos, la parole qui sert au dialogue et à la libération. L’homme éduqué au travers de la parole douée de sens et ayant à voir directement avec les affaires de la communauté, Platon appelait le logos dialetiké, c’est-à-dire la parole qui s’exprime par la dialectique, la seule capable d’amener l’homme (l’homme opprimé, dirait Paulo Freire) à la liberté (Jaeger,1989, p. 831).

La liberté, en tant qu’utopie, est le rêve rêvé qui s’actualise par l’action révolutionnaire de la paideia métamorphosée en parole (logos) annonciatrice de la libération. Une parole qui est aussi le signe de la liberté. De ce fait, elle peut être appelée parole utopique, comme voulait Paulo Freire (Freire, 1977, p. 122). Une parole qui se fait vie dans les cercles de culture, des espaces de l’éducation qui n’ont rien à voir avec l’école capitaliste.

Cela veut dire que l’utopie concrète appelle l’attention pour une réalité qui peut être transformée par l’action militante de celui qui est passé par le processus de « conscientisation » et qui a appris à lire le monde et à mettre en mouvement (action) la parole transformatrice : le logos, matérialisé dans les cercles de culture.

Encore plus : pour annoncer il faut d’abord connaître. Ainsi le logos devient méthode (de connaissance), instrument qui sert à aider l’opprimé à lire le monde pour percevoir les bases historiques de l’oppression (les opprimés voient les oppresseurs comme des exemples d’humanité à atteindre et veulent dans leurs rêves devenir dominant) Freire 1977, p. 31), et à se mettre en position de combattre la domination des oppresseurs (« conscientisation »).Ce n’est pas une prise de conscience vide, mais une prise de conscience de quelque chose à faire ; elle est donc activité, (dynamis), visant ceux qui historiquement font de la liberté un apanage privé – un privilège réservé à une couche sociale.

L’engagement de P. Freire dans la lutte en faveur de la libération des opprimés se fait par la « paideia », par la pédagogie devenue l’enseignement de l’opprimé (qui prend son origine chez l’opprimé), lui aussi engagé dans la lutte pour la liberté et pour la justice stimulée par l’utopie fondée sur l’espérance d’une vie meilleure dans une société dominée par « l’empire » de la liberté. Ainsi, dans la mesure où l’école telle que nous la connaissons est dans les mains des dominants dans le système capitaliste de production, elle doit être remplacée par un autre espace éducatif : les cercles de culture.

I.1. Paulo Freire et l’éducation populaire en Amérique Latine qui est partout où se trouvent les opprimés du système capitaliste.

Paulo Freire a fait l’option de s’engager avec les humbles, les exclus de la société capitaliste, les illettrés, enfin, avec le peuple. Donc il faut que l’éducation rende possible aux opprimés (les exclus, les illettrés, etc.) de « prononcer » le monde et « d’annoncer » un monde meilleur pour eux et pour les autres hommes (Freire, 2002). De ce fait, Paulo Freire octroie grande importance à la parole. Dans la mesure où la pratique pédagogique est une action basée fondamentalement sur la parole, l’éducation et la vie ne peuvent être séparées. Freire croyait qu’en apprenant les mots avec leur poids culturel et historique, le « s’éduquant » construit une conscience politique capable de l’aider à se sortir de l’oppression ». Pour Freire, la conquête de l’histoire par ceux qui n’ont pas le droit de se faire acteurs de leur histoire, passe par la conquête de la parole : « il faut donner la parole aux misérables pour qu’ils puissent prononcer le monde » (Freire, 1979, p. 62), dans le sens non seulement de dire les choses avec conviction et d’être capables d’annoncer ce qu’ils pensent en tant qu’une bonne nouvelle (annoncer vient du latin « nuntius », le messager), mais aussi « prononcer le monde » dans le sens de le « transformer et en le transformant, le rendre humain pour l’humanisation de tous » (Freire, 1979, p. 62). Mais s’il s’agit d’une parole annonciatrice de la bonne nouvelle, elle est aussi transformatrice. La conscience de soi et de la réalité donne à l’opprimé ce courage dont il a besoin pour se montrer au monde et pour transformer le monde.

En fait, la conscience de l’opprimé a été façonnée par la conception du monde de l’oppresseur. De cette manière, l’opprimé adhère aux valeurs, aux idéologies (« fausse conscience » – Marx dans l’Idéologie allemande), aux intérêts de l’oppresseur, ce qui ne lui permet pas d’être libre. La conscience de l’opprimé abrite la conscience de l’oppresseur. L’éducation peut être la force libératrice de l’opprimé – des opprimés latino-américains – car « l’homme ne se libère pas tout seul » (Freire, 1977, p. 85), et l’éducation est, par nature, communautaire. La libération est elle aussi communautaire : les hommes se libèrent dans la mesure où ils s’unissent les uns avec les autres (dans les cercles de culture, par exemple). Ainsi, les cercles de culture deviennent des lieux de convivialité où chacun est responsable de communiquer à l’autre ce qu’il sait à partir des paroles génératrices du dialogue solidaire et producteur de culture (Freire, 1995, p. 17). Mais l’éducation que peut promouvoir la libération ce n’est pas une éducation quelconque. Comme nous avons déjà vu, Freire appelle « bancaire » l’éducation où l’enseignant « dépose » le savoir dans la tête des « s’éduquants » (comme quelqu’un dépose de l’argent dans la banque). Ceux-ci doivent écouter, obéir et montrer au « maître » qu’ils ont bien appris les contenus enseignés, l’examen étant la reprise de l’argent à la banque. Le rapport maître-élève est vertical. Pour dépasser l’éducation bancaire, Freire propose le dialogue fondé sur le logos (la parole) en tant que pratique éducative. Avec le dialogue, le rapport n’est pas entre un maître et un élève, mais entre deux personnes qui apprennent ensemble, justement parce que le « s’éduquant » n’est pas une table rase sur laquelle le maître « imprime » le savoir. Le « s’éduquant » a toute une histoire de vie, d’expérience, de pratique qu’il faut prendre en compte. S’ouvre ainsi, le chemin pour la collaboration, la convivialité et la synthèse culturelle et donc pour la libération. De sujet (personne soumise), le « s’éduquant » devient citoyen apte à gouverner, à indiquer lui aussi la direction, le chemin à suivre. Ainsi, l’éducation devient libératrice (réalise la praxis : la réflexion et l’action) parce que critique de la réalité. De cette manière l’opprimé prend conscience du fait que l’utopie peut se réaliser et l’espérance peut laisser d’être un principe pour se concrétiser, et il peut prendre l’avenir dans ses propres mains et commencer à lutter pour changer la réalité, changer le monde d’oppression : il s’agit d’une action transformatrice. Il s’agit d’aller de la conscience « magique » vers la conscience critique (Freire, 1974a). De cette façon, il devient une personne qui ne se « con-forme » pas à la société telle qu’elle est, mais quelqu’un qui veut édifier un monde nouveau et meilleur. Il s’agit donc d’une éducation qui aide à transformer le monde et à le rendre plus humain pour l’humanisation de tous les hommes (Freire, 1979). Lorsque Paulo Freire parle de la « transformation » du monde il voit le « monde » comme un système capitaliste de production avec la théorie qui lui donne de la légitimité : le néolibéralisme (Freire, 2000), car « à côté du pouvoir matériel, il y a toujours une autre force, l’idéologie, matérielle elle aussi, qui renforce le pouvoir matériel du mode capitaliste de production » (Freire, 1995, p. 23).

Cependant, il faut que l’éducation n’ait aucun obstacle sur son chemin, et l’école est un obstacle car l’école est un appareil idéologique de l’État (Althusser, 1985) ne permettant donc pas que l’éducation soit libre et libératrice. De ce fait, Paulo Freire pense aux cercles de culture, lesquels de la même façon que les « conseils d’usine » de Gramsci, rassemblent les illettrés dans un milieu de liberté et d’égalité. Ainsi, l’éducation ne s’origine pas à partir des manuels didactiques offerts par l’État ; il n’y a pas un intermédiaire entre l’éducation et le « s’éduquant » (l’enseignant), car « personne n’apprend rien à personne ; les hommes apprennent les uns avec les autres » (Freire, 1974). Dans cet espace « convivial » d’action pédagogique le dialogue horizontal est la méthode, le moyen, l’instrument de la communication entre les « s’éduquants » et l’enseignant est lui aussi un apprenant.

Il s’agit donc de déscolariser l’éducation pour construire une société égalitaire, plus humaine et plus solidaire en Amérique Latine et partout dans le monde.

II. Une autre thèse : la déscolarisation de la société

Ivan Illich est né à Vienne, en 1926 et il est mort à Bremen en 2002. Auteur d’une œuvre polémique et lucide, Illich critique le progrès et ce que lui donne de la légitimité : la satisfaction des besoins artificiels dans le mode de production capitaliste. Dans cette société, l’école devient une « église éducative ». Il faut donc bâtir une société différente – une société capable de promouvoir des attitudes différentes des personnes par rapport aux instruments qu’elles utilisent pour s’éduquer (Illich, 1990, p. 15). Il faut « ouvrir le chemin pour un futur scénario d’où auront disparu les écoles organisées d’après les modèles actuels » (Illich, 1975, p.86-87), ceci parce que les « écoles existent pour graduer et donc pour dégrader » (Illich, 1975, p. 92). Ainsi « il n’y a aucune raison pour maintenir une tradition médiévale qui contraint l’homme à se former pour le ‘monde séculier’, en l’incarcérant dans une enceinte sacrée, soit un couvent, une synagogue ou une école » (Illich, 1975, p. 95). Donc l’école s’oppose à la liberté. Là où il y a l’école il n’y a pas de place pour la liberté car elle est l’usine où la domination est fabriquée : « l’école, cette vache sacrée, augmente et rend rationnelle la coexistence de deux sociétés dont une est toujours colonisée par l’autre » (Illich, 1975, p. 98). « Opprimée par l’autre »,dirait Paulo Freire.

Illich pense que l’école moderne est devenue l’église « officielle » des temps de la sécularisation (qui s’oppose au sacré) … qui a pour but d’incorporer les individus à l’État industriel. Ainsi, dans les Métropoles, l’école a été l’institution intégratrice ; dans les colonies, elle a inculqué dans les classes dominantes les valeurs du pouvoir impérial et elle a confirmé dans les masses le sentiment d’infériorité devant l’élite scolarisée » (Illich, 1975, p. 103).

Donc Illich croit « qu’il faut déscolariser non seulement l’éducation mais aussi la société » (1985, p. 23).  De cette façon, Illich pense que la déscolarisation radicale de la société « doit commencer par l’action de dévoiler le mythe de la scolarité créé par les révolutionnaires culturels, doit poursuivre par la lutte en faveur de la libération de l’esprit des autres hommes de la fausse idéologie de la scolarité – idéologie qui permet à l’école de domestiquer les gens. Finalement, arrivera le stade final et positif de la lutte en faveur de la libération de l’éducation » (Illich, 1975, p. 105).

L’école en tant qu’appareil de la société civile au service de la société politique (l’État), prépare l’homme à l’assujettissement à l’ordre établi, car c’est à l’école que l’étudiant se soumet aux « rites d’initiation à l’ordre », lesquels l’amènent au baptême avec l’eau de la docilité obéissante » (Illich, 1975, p. 101). Dans la mesure où l’école est au service de l’ordre établi, elle est pour Illich « un symbole du statu-quo » (Illich, 1985, p.105). En un mot : l’école capitaliste est un instrument d’oppression et d’aveuglement de l’être humain, donc de déshumanisation.

La nouvelle église du monde est l’industrie du savoir, en même temps « fournisseuse de l’opium et lieu du travail pendant un nombre toujours plus accentué d’années d’une personne. La déscolarisation est donc dans la racine de tout mouvement qui a pour but la libération de l’homme » (Illich, 1985, 87).

La société de consommation a besoin de l’école pour former des consommateurs ; il s’agit d’une institution qui « manipule les êtres humains » (Illich, 1985, p. 96). Ainsi, « sous l’impact de l’urbanisation accélérée les enfants sont devenus une ressource naturelle, moulés par les écoles afin de servir d’aliment pour la machine industrielle » (Illich, 1985, p. 114). L’école introduit les enfants « dans le mythe de la consommation interminable » (Illich, 1985, p. 75), et le mythe de la consommation interminable, a, dans notre société « pris la place de ce qu’est la foi pour la vie éternelle dans la façon chrétienne de penser » (1985, p. 82).

De ce fait, l’homme commun moderne est un consommateur de produits rarement nécessaires et dont, souvent, le besoin est purement artificiel. Cela parce que l’école est étroitement liée au mode capitaliste de production et si « la participation dans un système de production a toujours été une menace pour la fonction prophétique de l’église, de la même façon elle représente une menace pour la fonction éducative de l’institution scolaire » (Illich, 1985, p. 104). Ainsi, déscolariser la société veut dire combattre l’école actuelle en tant qu’appareil au service du mode de production capitaliste. L’école capitaliste n’a rien à voir avec la « scholé » grecque, lieu de loisir où les « s’éduquants » se rencontraient avec la sagesse et apprenaient en dialoguant les uns avec les autres et tous avec le philosophe. (Illich, 1975, p. 96). « Il nous faut rechasser l’idée répandue un peu partout que l’homme social ne s’élève que dans l’utérus scolaire » (Illich, 1985, p. 115).

Donc « prendre l’apprentissage éducatif pour l’école c’est la même chose que prendre le salut pour l’église » (Illich, 1985, p. 35).

Devant cette critique radicale de l’école, que propose Ivan Illich ?

Pour lui un bon système éducatif doit avoir trois objectifs : 1) donner à tous ceux qui veulent apprendre la possibilité d’avoir accès aux ressources éducatives disponibles pendant toute la vie ; 2) permettre à tous ceux qui le veulent de partager leur savoir de façon à ce qu’ils trouvent des gens qui veulent apprendre avec eux, et ; 3) donner l’occasion à tous ceux qui veulent diffuser leur connaissance la possibilité de la rendre connue. De cette façon les apprenants ne seraient pas obligés de suivre un curriculum obligatoire ou être discriminés parce qu’ils n’ont pas un diplôme » (Illich, 1985, p. 128). De ce fait, Illich propose la création d’un « réseau d’opportunités » constitué de 4 branches : 1) un service de consultation d’objets éducatifs (bibliothèques, laboratoires, théâtres, etc… ; 2) Échange d’habiletés qui offrent l’occasion aux gens de partager leurs aptitudes ; 3) Rencontre de collègues – c’est-à-dire un réseau de communications qui permettent aux gens de décrire les activités d’apprentissage dans lesquelles ils veulent s’engager ; 4) Un service de consultation recensant les éducateurs qui peuvent et veulent accompagner ceux qui commencent leur aventure éducative, où on peut avoir leur adresse, leur CV, etc… permettant ainsi l’accès à leurs services (Illich, 1985, p. 132-133).

Finalement, Illich propose que les latino-américains consacrent leur temps, leur intelligence et leur « imagination à la construction de ‘scenarii’ qui permettent une courageuse redistribution des fonctions éducatives pour l’industrie, pour la politique et pour une intensive préparation des parents pour qu’ils s’occupent dès le début de l’éducation de leurs enfants » (Illich, 1985, p. 98).

Une synthèse

La dernière assemblée des enseignants latino-américains qui a eu lieu à Buenos Aires en 2005 a étudié la situation de l’éducation dans les pays du Sud du Continent latino-américain, mais à aucun moment n’a mise en question l’école. Ce Congrès a rassemblé la Centrale des travailleurs de l’éducation de la République Argentine (CTERA), la Confédération Nationale des Travailleurs de l’éducation (CNTE-Brésil), le Collège d’Enseignants (Chile), l’Association de Fonctionnaires de la UTU – AFTU – et de la Fédération Nationale des Éducateurs de l’enseignement secondaire (Uruguay) et une association des syndicats des enseignants du Canada : Centrale des Syndicats du Québec (CSQ), British Columbia Teachers’ Federation (FEECB) et Ontario Secondary School Teachers’ Federation (FEESO). Les rapports du Congrès ont montré que ce qui mobilise les enseignants latino-américains est la situation des écoles, la formation des maîtres, la forte influence de la pensée néolibérale sur les politiques publiques de l’éducation, leur salaire. Est-ce que le point de vue de Freire et d’Ivan Illich appartient à un autre temps ?

Pour Freire, dans une situation de colonialisme, l’autre n’est jamais reconnu dans son altérité. Il n’a qu’une existence fonctionnelle et dans la dépendance, comme nous le montre F. Engels dans son Anti-Dühring (se rapportant aux relations entre Robinson Crusoé et Vendredi). Ainsi, l’homme freireen, rééduqué, se découvre pleinement responsable d’un destin au cours duquel il doit chercher, avec ses contemporains, la signification du processus d’être maître de son destin. Donc, on n’enseigne pas à l’homme à dire des mots, mais l’homme apprend lui-même à dire son propre mot, dont la densité de signification fait de lui le créateur et le porteur de sa propre histoire. Le mot devient Logos ! c’est-à-dire : incarnation – concrétisation. La paideia par le logos peut réaliser l’utopie freirenne (Freire, 1974b) : la construction d’une société où la liberté n’est pas un mot simplement, mais une réalité concrète. Finalement, nous pouvons dire que l’éducation comme pratique de la liberté a comme élément médiateur la pédagogie de l’opprimé : la paideia de Paolo Freire est médiatisée par le logos de l’espérance militante – l’utopie libératrice. De cette façon, Freire propose une éducation et une pratique éducative autres que celles en vigueur dans l’Amérique Latine fondées sur l’autorité du maître et sur la mémorisation, séparées de la réflexion critique, que l’école dans la société capitaliste est chargée de diffuser. Pour commencer, il déscolarise la pratique pédagogique par la création des cercles de culture où les rapports sont horizontaux, et où les « s’éduquants » sont des partenaires dans le processus de formation éducative. Un cercle de culture peut fonctionner n’importe où : à l’intérieur d’une église, dans une ferme… sous un arbre (« À l’ombre de ce manguier », 1995). La déscolarisation de l’éducation chez Freire est importante car il s’agit dans sa pratique pédagogique de changer la société et de construire une société nouvelle. Et l’école appartient à une société oppressive car expression d’un système économique producteur d’oppression et d’exclusion. Les cercles de culture sont le symbole d’une nouvelle société libre, égalitaire, solidaire. Ainsi, Paulo Freire peut soutenir une éducation comme pratique de la liberté et une pédagogie qui ne s’origine pas dans l’oppresseur – une pédagogie de l’opprimé.

Dans les cercles de culture ce n’est pas la culture scolaire systématisée qui compte mais la culture des « s’éduquants » car le processus de formation éducative commence par le choix des mots utilisés par les « s’éduquants » – des mots qui ont du sens pour eux. Ainsi, au lieu du livre, le « manuel », c’est la parole des « s’éduquants ».

De la même façon Ivan Illich soutient une nouvelle éducation pour une société nouvelle. Une éducation sans l’école car l’existence de l’institution scolaire a à voir avec le système de production capitaliste responsable de la dégradation de la conscience des hommes et de la dégradation de la planète. Dans son ouvrage « La célébration de la conscience », Illich parle des discussions qu’il a eues avec Paulo Freire et de la proximité de leurs points de vue. Il donne un témoignage de la pratique éducative freireenne en disant : « Il me semblait que les participants (les s’éduquants) prenaient la réalité dans leurs mains par un apprentissage créatif où le dialogue était l’instrument de recherche et de production d’un nouveau savoir » (Illich, 1975, p. 47).

Illich et Freire se rapprochent l’un de l’autre par leur critique de la société dans laquelle nous vivons, et par leur vue de la fonction de l’école et de l’éducation au service du système capitaliste de production. Il se rapprochent aussi car ils sont des annonciateurs d’une nouvelle société et d’une nouvelle éducation capable de former des hommes qui « soient en même temps autonomes et anarchiques, motivés mais non-planifiés et stimulés par l’enthousiasme révolutionnaire » (Illich, 1975, p. 71). Ils se rapprochent encore par leur critique de l’école et par leurs propositions de nouvelles pratiques pédagogiques qui soient en même temps libératrices et formatrices de l’homme nouveau, constructeur de la nouvelle société – une société de convivialité, de dialogue, de solidarité.

Ainsi, nous avons perçu que le point de départ de leurs réflexions et de leur pratique est l’homme opprimé par le système capitaliste de production et ses appareils de diffusion de conception du monde dont le plus important est l’école. La solution ? La libération de l’homme doit commencer par la libération de l’éducation. Il faut dénoncer aujourd’hui la situation dans laquelle l’homme se trouve pour qu’on puisse avoir un avenir de liberté, ainsi il est possible de « libérer l’avenir » (Illich, 1971).  Par une « éducation comme pratique de la liberté » (Freire, 1971).

Autant l’un que l’autre dénoncent l’utilisation de la technique et de la technologie lorsque la science est au service des intérêts de petits groupes d’hommes et de certains pays (Illich, 1975 ; Freire, 1995). Pour Freire la technique et la technologie doivent se mettre au service des rapports humains, des relations humaines (dialogue avec P. Mc Laren, 1987) ; pour Illich, il faut que la technique et la technologie soient revisitées par l’esprit de l’homme autonome. Ceci parce que l’homme de la société capitaliste est hétéronome, il a perdu de l’autonomie : il dépend d’une technologie qu’il ne maîtrise pas : l’énergie nucléaire, l’autoroute, la génétique, le génome, les produits chimiques et biologiques, donc il dépend des choses qu’il n’a pas construites. Il dépend d’un savoir que lui-même n’a pas bâti.

Freire et Illich était humanistes, c’est-à-dire des hommes soucieux de la situation des êtres humains condamnés à consommer chaque fois plus, car pour eux nous vivons dans une société de la consommation où les moyens de formation d’opinion et parmi eux l’école, nous font imaginer que nous avons des besoins et que ces besoins sont fondamentaux pour la vie personnelle et collective. Nous vivons donc dans une société de la rareté des besoins artificiels. La solution de Freire : la conscientisation, la prise de conscience, œuvre de l´éducation dans les cercles de culture (Freire, 1979) ; la solution d’Illich : la prise de conscience de la situation par la communication entre les personnes – par la convivialité (Illich, 1985).

Bibliographie

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Freire, P. (2002). Educação e atualidade brasileira. São Paulo: Ed. Cortez.

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Furter, P. (1974). Dialética da esperança. Rio de Janeiro: Paz e Terra.

Furter, P. (1983). Les espaces de la formation. Lausanne : Presses Polytechniques romandes.

Illich, I. (1990). Éducation et liberté. São Paulo : Ed. Imaginário.

Illich, I. (1971). Libérer l’avenir. Paris : Seuil.

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Illich, I. (1975). Celebração da consciência. Petrópolis : Ed. Vozes.

Illich, I. (1985). Sociedade sem escolas. Petrópolis : Vozes.

Jaeger, W. (1989). Paidéia. Brasília: Ed. Universidade de Brasília.

Kennedy, B.W. (1975). In: Illich et Freire. Dialogo. Buenos Aires : Busqueda.

Platão. (1970). Gorgias. São Paulo: Difel.

Platon. (1948). La république. .Paris : Société d’édition “Les Belles-Lettres”.  

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Pour citer cet article
Référence électronique : Peri Mesquida, Juliana Batisttus Ferreira, « Paulo Freire et Ivan Illich : deux socio-pédagogues et leurs points de vue sur la déscolarisation de l’éducation », Educatio [En ligne], 10 | 2020. Article traduit du portugais. URL : https://revue-educatio.eu

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* PUCPR – Brésil

** PUCPR – Brésil

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