Crise de l’autorité :  offensive des têtes bien pleines ou résistance des têtes bien faites ?

Francis Marfoglia

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Résumé : Le déclin de la verticalité et l’effondrement de l’autorité constituent une crise sans précédent de la transmission. Mais, s’il y a crise, en quel sens faut-il l’entendre ? Est-ce le peuple qui rejette ses élites ou les élites qui rejettent le peuple ? Révolte du peuple ou révolte des élites ? Depuis la déconstruction, les élites ont pris fait et cause pour la cancel culture qui s’accomplit dans le mouvement woke, elles se sont engouffrées dans le mouvement des réformes sociétales et ont largement trahi la cause des peuples. S’impose alors de penser cette crise de la transmission à partir de la très fructueuse distinction entre têtes bien pleines et têtes bien faites proposée par Montaigne. Cette distinction permet de mettre en exergue les faiblesses constitutives des têtes bien pleines, d’en apporter la preuve avec la réception de l’œuvre de Soljenitsyne par l’élite américaine, puis d’opérer le parallèle avec l’étonnant mépris de l’Occident que ces mêmes élites veulent imposer au monde. Ce dernier point éclaire comment la disparition de l’autorité des élites ne correspond pas à sa contestation par le peuple mais à la revendication de l’autorité de l’intelligence que la sagesse populaire du peuple français a conservée comme un héritage de la philosophie occidentale auquel fort heureusement rien ne peut l’inciter à renoncer.

Mots clés : Wokisme, sociétal, social, intellectuel, intelligence, éducation, autorité, philosophie, sophistique.

On ne compte plus les ouvrages qui s’inquiètent du déclin de la verticalité. Des journalistes à leur cortège d’experts, des intellectuels aux professeurs, les élites diplômées ne font plus florès. Hier, elles voyaient des peuples dociles se tourner vers leur autorité comme des tournesols vers le soleil ; aujourd’hui, elles rencontrent des publics hostiles ou déclenchent des rire narquois. Il ne s’agit pas seulement d’une poussée de scepticisme qui enfièvre régulièrement la culture, mais plutôt d’une véritable crise de la transmission. Quand les élites des générations précédentes s’efforçaient d’assurer le relai d’une certaine idée de l’être-humain, les dernières apparues semblent revendiquer d’être nées d’hier et entendent vivre à leur guise. Sous nos yeux quelque peu hébétés s’invente ce que Freud n’avait pas imaginé : quand il rédigeait Malaise dans la culture, il soutenait que toute culture s’édifiait sur le refoulement des pulsions imposé au moi par le surmoi ; celle dans laquelle nous vivons ne veut plus éprouver ce malaise : nous voilà invités à donner libre cours à nos pulsions, à explorer avec délectation les développements que la science ouvre devant nos désirs[1], comme si le surmoi avait été muselé ou  enfermé dans une maison de retraite. Fin de la transmission, fin de la culture. La grande chaîne qui nous rattachait au monde antique que la chrétienté avait distendu sans la rompre vient de se briser ; le flambeau que, depuis l’Antiquité, la génération déclinante s’efforçait de tendre à la génération montante git maintenant dans la poussière et risque de s’éteindre. Fin de l’Histoire humaine, fin de cette incroyable aventure commencée sur les monts de l’Olympe, continuée sur les collines de Rome, renouvelée sur le Golgotha et la montagne Sainte-Geneviève.

Mais qui a jeté le témoin de ce relai de l’être-humain ? Le consensus de penser l’histoire à partir du Big-bang social que fut la Révolution française, permet de tenir sans trop de risques le peuple pour responsable. Révolté par les privilèges que le vieil ordre monarchique accordait à la noblesse et au clergé, le tiers-état, las de n’être rien, comme le disait l’abbé Sieyès, aspirait à devenir quelque chose. Cette première grande lutte sociale en inspira d’autres et la Commune de Paris comme la révolution prolétarienne qui se répandit dans une bonne partie du monde à partir de la Russie s’en réclamèrent ouvertement. Mais est-ce suffisant pour en conclure que, dans son aspiration toujours renouvelée et insatiable de devenir quelque chose, le peuple porte aujourd’hui encore la responsabilité de la grande rupture de l’histoire ? Peut-on sérieusement comprendre à partir de la grille de lecture révolutionnaire une époque comme la nôtre, où le peuple donne tous les signes d’une désillusion politique conduisant à son désengagement ? Nous serions sans doute bien plus avisés de juger que le peuple n’est pour rien dans la grande rupture que nous connaissons et que la crise de la transmission est cette fois orchestrée par d’autres. Il revient à Christopher Lasch de l’avoir compris le premier[2] : l’esprit révolutionnaire est passé du côté des élites, ce sont elles qui refusent de transmettre le témoin de l’être-humain. Le prouve une donnée toute simple : les grandes mutations auxquelles nous assistons ne sont plus sociales mais sociétales. Ceux qui savent, les élites, imposent aujourd’hui aux peuples un changement civilisationnel dont ils ne veulent pas. Se souvenant de Robespierre qui jugeait le peuple dégénéré par la monarchie, les élites le pensent aujourd’hui comme dégénéré par la culture occidentale et s’efforcent à leur tour de le régénérer par une éducation clairement hostile à cette culture : ainsi se déploie une cancel culture dans les lieux mêmes de la transmission. Nous ne pouvons donc pas lire la crise de l’autorité que nous connaissons avec nos vieux manuels d’histoire, il nous faut sortir de nos grilles de lecture consensuelles et faire l’effort de penser un paradoxe absolument inédit : le défenseur de l’être-humain n’est pas à chercher dans les rangs de l’élite qui use de son autorité intellectuelle pour imposer par l’école et les médias ses réformes sociétales, mais du côté des peuples qui résistent et entrent en dissidence parce qu’ils aspirent toujours à des réformes sociales.

Ne pourrions-nous pas alors lire en l’hostilité du peuple envers l’autorité autre chose qu’une simple contestation de l’autorité ? Et si, à l’inverse des élites, le peuple savait d’expérience que la sagesse ne consiste pas à conformer le monde à ses désirs mais ses désirs au monde ? S’il n’avait pas perdu cette intelligence-là ? Il nous faudrait alors lire tout autrement sa contestation pour y découvrir une défense de l’intelligence : quand les dépositaires de l’autorité intellectuelle se révoltent, les peuples deviennent les défenseurs de l’autorité de l’intelligence.

1/ Le « sociétal » ferment de la guerre civile occidentale

La prise en compte de l’emploi des concepts « social » et « sociétal » montre un certain flou. On met souvent indifféremment l’un à la place de l’autre, prétextant que « sociétal » ne serait qu’un anglicisme — un de plus — voulant en réalité dire « social ». Il est temps de sortir de la confusion et de réaffecter les concepts à leur réalité. Les concepts de division sociale du travail, de classes sociales ou de luttes sociales, de réussite sociale ou d’ascenseur social, comme celui d’ailleurs de justice sociale ou de fracture sociale, renvoient tous vers l’idée d’une distribution des rôles dans le vaste effort qu’une société doit produire collectivement pour assurer la satisfaction de ses besoins vitaux et vers celle qui lui est inhérente de la répartition équitable des biens que cet effort produit. La Révolution française en témoigne : après de maigres récoltes apparaissent toujours des difficultés d’approvisionnement qui mettent en évidence que ceux qui contribuent le plus à satisfaire les besoins vitaux de l’ensemble de la population sont souvent aussi ceux qui parviennent le moins à satisfaire les leurs. Ainsi se dévoile le problème social par excellence : une société rencontre d’immenses difficultés à rétribuer chacun pour la part de travail consenti au service de la vie collective ou, pour le dire autrement, à répartir les richesses à hauteur du mérite. Les concepts de mouvement sociétal, de revendication sociétale ou de réforme sociétale ne renvoient pas à la sphère de la satisfaction des besoins assurée par un système de production, pas plus du coup qu’à celle du mérite ou de la juste répartition des biens. Une revendication sociétale n’est pas émise par une classe sociale qui rêve d’ascension mais par une communauté particulière qui réunit des individus partageant un intérêt relevant de la vie personnelle, comme le sexe, la couleur de peau, l’ethnie, l’orientation sexuelle ou le genre. Cette communauté réclame alors d’être reconnue, non pas pour son mérite — il n’y a aucun mérite à être une femme ou un homme ou quoi que ce soit d’autre —, mais pour ce qu’elle est ; non pas pour ce qu’elle apporte aux autres par son travail, mais en raison de la dignité de sa particularité. Quand les femmes réclament le droit d’user librement de leur corps, elles défendent incontestablement la dignité de leur liberté de femme, mais cela ne prend aucune part à l’effort que la collectivité doit produire pour satisfaire ses besoins. Il en va de même pour les revendications des homosexuels : quand ils réclament le droit de se marier cela leur apporte sans doute quelque chose mais ne soulage en rien la vie des millions de pauvres qui ont du mal à vivre et qui attendent d’être mieux payés de leurs efforts. À travers toutes ces luttes se dévoile le problème sociétal : une société rencontre d’immenses difficultés à répondre aux désirs de reconnaissance des individus.

Il n’est dès lors pas incongru de s’interroger sur le primat du sociétal sur le social des plus grandes réformes déployés par l’État ces dernières années. Serait-ce que les questions sociales ne se posent plus ? Ou que les questions sociétales se posent avec plus d’urgence ? Le grand mouvement des « gilets jaunes » qui a mobilisé une bonne partie des Français et qui a été assez largement soutenu dans l’opinion semble plutôt montrer que les questions sociales sont loin d’être résolues, comme le montre la préoccupation du pouvoir d’achat qu’éprouve une large majorité de Français. La priorité donnée aux questions sociétales n’indique donc pas qu’une solution ait été trouvée aux questions sociales mais plutôt que l’État estime qu’il n’est pas ou plus de sa responsabilité de les chercher. Quand, au sortir de la guerre, le général de Gaulle cherche le chemin de la France entre le capitalisme américain et le communisme soviétique, il se demande comment l’État peut répondre à la détresse des plus fragiles et créé la Sécurité sociale. Il estime donc encore qu’il revient à l’État de chercher à établir la plus grande justice et de créer à la fois les conditions de la prospérité et de son équitable répartition. L’idée même d’une sécurité sociale qui, notamment, ouvre à tous le même accès au soin en imposant au capital de contribuer largement à cet effort de la nation est la parfaite illustration d’une juste répartition des biens que l’effort de tous contribue à produire et l’attachement des Français à leur modèle social en dit long sur leur approbation de cette conception de la justice. Mais la construction européenne a complètement modifié cette conception de l’État. Convertie au libéralisme anglo-saxon — en d’autres termes à l’idée que l’État ne doit pas intervenir dans l’économie sinon pour garantir la liberté de la concurrence — l’Europe invite désormais les États à s’en remettre au marché pour établir la justice sociale. Qui établit la justice sociale dans une économie de marché ? Qui s’occupe du pouvoir d’achat ? La main invisible de Dieu qui, selon la grande formule d’Adam Smith dans La richesse des nations, conduit le marché où le libre jeu de l’offre et de la demande profite toujours au consommateur. Et qui bloque l’établissement de la justice ? Ceux qui interviennent dans le libre jeu de la concurrence. Pour la pensée libérale, qui tient seule aujourd’hui les rênes de l’Europe, le libre jeu du marché profite aux riches et aux pauvres, en d’autres termes l’enrichissement des riches profite à tous. Par conséquent, la justice sociale s’établit par un mouvement spontané et pas par l’intervention des États ­— les États qui souhaitent accélérer son établissement doivent bien plutôt laisser de plus en plus faire le marché et s’empêcher de bloquer son avènement par leur action. Sans ironie, nous pouvons donc dire que, pour la pensée libérale, l’État qui se préoccupe le plus des questions sociales est celui qui s’en occupe le moins. L’inaction de l’État sur les questions sociales ne veut donc pas dire qu’elles ne se posent plus mais qu’il s’emploie à les résoudre au plus vite. Ainsi s’explique son basculement vers les questions sociétales qui, elles, ne trouvent pas de solution sans son intervention. Ce primat du sociétal sur le social constitue l’un des marqueurs les plus évidents de l’américanisation de l’Europe. Si une civilisation s’enracine dans une culture, elle conquiert son caractère propre, devient pleinement une civilisation, dans un mouvement d’expansion impériale qui lui permet de se répandre au-delà de ses terres natales. Comme le note Régis Debray, une culture « ne devient pas civilisation sans une flotte et une ambition, un grand rêve et une force mobile »[3]. Pour qu’elle impose sa domination, il lui faut donc projeter autant de forces que d’images, montrer toujours ses forces militaires pour décourager les velléités d’opposition et les doubler constamment d’images de rêve pour susciter l’adhésion. La civilisation américaine s’est répandue sur la vieille Europe par le débarquement de ses soldats sur les côtes normandes et le déferlement de ses talents hollywoodiens sur nos écrans : « Le cinéma a créé les États-Unis, pour lesquels c’est beaucoup plus qu’un moyen d’influence »[4]. Mais ce rêve américain, qui transmettait naguère le sentiment d’une liberté sans limite en parlant de la conquête des grands espaces, a clairement muté depuis l’effondrement du communisme et le wokisme[5] qui déferle aujourd’hui sur nos écrans ne fait plus vraiment rêver. Les nations occidentales qui aspiraient à la liberté aspirent maintenant à l’expiation. Elles découvrent hébétées sur les écrans dont elles ne peuvent plus se passer tout le mal qu’elles ont fait dans l’histoire, sont invitées à une repentance perpétuelle et finissent par en éprouver une culpabilité dont nul ne peut aujourd’hui anticiper l’issue — mais au regard de la virulence de ceux qui les accusent, il y aurait quelque excès d’optimisme à croire qu’elles seront pardonnées. Or, ce mouvement woke qui s’impose dans la civilisation s’impose par tous les canaux culturels par lesquels s’impose une civilisation. En d’autres termes, il ne se contente pas de déferler sur les écrans de cinéma et les plateformes de streaming, mais il a depuis longtemps franchi le porche de nos écoles, obligeant les enfants à l’intransigeance devant toutes les formes de discriminations et à la repentance devant la colonisation.

Les enfants des vieilles nations européennes qui, au regard de leur âge sont inévitablement plus « pécheresses » que les autres, se retrouvent devant le mouvement woke comme le fils d’Eichmann devant Günther Anders[6], sommés de renier leurs pères. Au regard de cette sommation, la crise de l’autorité qui se diffuse dans nos écoles comme dans toute la société prend un tout autre visage : si elle apparaît bien comme une contestation de l’autorité des pères, cette contestation ne vient pas tant des enfants que de l’institution scolaire elle-même qui se fait le relai des tendances intellectuelles qui se développent dans les universités américaines. Quand l’autorité scolaire élabore des programmes qui forcent le trait de la repentance et de la lutte contre les discriminations, quand elle invite des enfants qui n’ont rien fait à dénoncer le racisme systémique et polymorphe de leurs pères, quand elle les oblige à bien retenir la leçon qu’elle leur donne et contrôle, en ses évaluations, qu’ils battent leur coulpe avec la plus vive contrition, il n’est pas excessif de dire qu’elle a renoncé elle-même à l’autorité. Car, depuis Jules Ferry, l’autorité de l’école repose sur l’autorité des pères qu’elle s’engage non pas à contester mais à suppléer en prenant l’engagement de ne jamais rien imposer comme enseignement moral qui pourrait ne pas rencontrer l’assentiment de tous : « Au  moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous… si un père  de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire »[7]. Or, quoi qu’en pensent les dénonciations les plus virulentes du racisme systémique de l’Occident, le peuple de France compte un grand nombre de résistants qui, de Jean Moulin à Guy Môquet, portent en leur chair les stigmates de leur opposition à la pire idéologie raciste qui soit apparue dans l’histoire, celle qui n’ouvrait aucune possibilité d’affranchissement et conduisait implacablement aux camps de la mort. Dès lors, comment sérieusement demander à leurs descendants de les renier au nom d’une justice qui rêve d’abattre son bras sur le racisme systémique de l’homme blanc ? Dieu lui-même n’était-il pas disposé à renoncer à détruire Sodome et Gomorrhe pour autant qu’il s’y trouvât encore une dizaine de justes ? La justice réclame donc bien plutôt d’épargner la civilisation occidentale qui en a portés des millions et qui a permis que leurs voix parviennent jusqu’à nous, quand bien même ces justes seraient minoritaires — les minorités actives qui veulent être reconnues dans leur dignité ne manqueront pas de nous l’accorder. Par conséquent, quand l’autorité scolaire cède à la pression des lobbies racialistes, décoloniaux ou homosexuels, quand elle quitte le service de la vérité pour celui d’intérêts particuliers — comme certaines des plus grandes revues scientifiques —, elle sape elle-même le fondement de son autorité, déclare elle-même qu’elle renonce à l’autorité des pères pour adopter celle des lobbies et, contribuant à dresser les enfants contre leurs pères, elle laisse inexorablement glisser la civilisation occidentale vers la guerre civile. Huntington prophétisait l’avènement d’un choc des civilisations, mais il se trompait : la crise de l’autorité que nous traversons relève d’une guerre civile, d’une guerre que la civilisation occidentale se livre à elle-même.

2/ Têtes bien pleines et têtes bien faites

La France, hélas ! a une certaine expérience de la guerre civile. Nous savons qu’elles surgissent quand les esprits qui ne doutent plus des limites de leur intellect et l’imaginent capable de dire le bien se persuadent rapidement que leurs ennemis sont du côté du mal et que le service du bien auquel ils se dévouent les conduits à ce que dans L’homme révolté Camus n’avait pas hésité à nommer un « crime logique ». D’où la récurrence des moralistes français à dénoncer la présomption des intellectuels, dénonciation qui aboutit au modèle assez singulier de notre conception de la laïcité. Montaigne fut sans doute le premier à le faire et on nous permettra de saluer ici son audace pour remédier aux maux terribles des guerres de religion. Dans l’essai qu’il compose pour Diane de Foix qui, comme toute future maman, se demande comment éduquer au mieux l’enfant qu’elle porte, il recommande de choisir un précepteur à la tête bien faite[8] plutôt que bien pleine et de préciser aussitôt ce qu’il entend par là : un pédagogue qui n’obligerait pas son élève à apprendre par cœur et répéter bêtement les leçons qu’il lui donnerait, mais lui ferait goûter les choses et lui permettrait d’en juger par lui-même. Car « Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire » ; ce qu’on sait vraiment, « on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre ». La culture livresque, celle qui commence en nos écoles par le culte du manuel scolaire, ne développe pas tant que cela l’intelligence ; elle en bloque plutôt le développement en chargeant la mémoire de prononcer des jugements tout prêts qui la dispensent de réfléchir. D’où l’avertissement sévère adressé à la future maman : « Fâcheuse suffisance, qu’une suffisance purement livresque ! ». En somme, bien avant Descartes, Montaigne nous alerte sur l’éducation des enfants : celle-ci ne consiste pas à leur transmettre à marche forcée la culture du manuel scolaire mais à les former au discernement. Lequel relève de l’apprentissage plus que du bachotage et réclame plus de s’exercer que de mémoriser : on ne peut pas plus apprendre à monter à cheval sans monter à cheval, qu’apprendre « à bien juger et à bien parler, sans nous exercer ni à parler ni à juger ». Or, pour cet apprentissage, « tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table »[9]. Bien avant Descartes donc, Montaigne nous invite à nous instruire dans le grand livre du monde et à consacrer plus d’attention à la malice des petits pages qu’au sérieux des grandes.

Tout cela demande bien évidemment confirmation — il ne peut s’agir de croire Montaigne sur parole. Mais comment porter au jour l’étouffement de l’intelligence par la mémoire, du discernement par les livres ? Comme il ne serait pas plus raisonnable de demander à l’intelligence ce qu’elle pense d’elle-même qu’à un écrivain ce qu’il pense de la littérature, il nous faut juger l’arbre à ses fruits et prendre sur le fait la « suffisance purement livresque ». L’histoire nous en offrit l’occasion quand, en 1978, Soljenitsyne fut invité à faire une conférence à la prestigieuse université de Harvard, qui, depuis des générations, couve l’élite américaine. Contre toute attente, les têtes bien pleines, celles de la meilleure université de la première puissance du monde, montrèrent bien plus de difficultés à entendre ses propos que les gens plus simples qui en prirent connaissance plus tard. Bien pleines de littérature russophobe, elles s’attendaient à ce qu’un dissident, de surcroît réfugié aux États-Unis, fustigeât le pays qu’il avait quitté et encensât celui qui l’avait accueilli. D’où leur surprise quand il leur chanta une tout autre chanson : « Étant donné la richesse de développement spirituel acquise dans la douleur par notre pays en ce siècle, le système occidental, dans son état actuel d’épuisement spirituel, ne présente aucun attrait »[10]. Les têtes bien pleines n’en crurent pas leurs oreilles : du fond de son exil, un réfugié russe parlait amoureusement de la Russie, la désignait comme « son pays » et, de surcroît, concluait de ses immenses souffrances sous la botte soviétique sa supériorité spirituelle sur l’Occident. Ce propos si simple qui affirmait que les peuples, comme les personnes, sortent plus forts des épreuves qu’ils traversent, les têtes bien pleines ne purent l’entendre car il ne cadrait pas avec les livres des soviétologues américains[11] qui avaient pris le pli d’assimiler la Russie et l’URSS et le parti d’expliquer l’avènement du communisme « par la traditionnelle servilité des russes »[12]. Dans l’incapacité de remettre en question ce qu’elles avaient appris, elles attaquèrent ad hominem : Soljenitsyne devint un incurable nationaliste, un « fanatique, un possédé, un esprit fêlé, un cynique, un rancunier “fauteur de guerre” »[13] — les mêmes têtes bien pleines en France résumeront tout ça dans le seul mot de populisme, ce qui ne montre pas plus de discernement, mais comme elles ne se sont pas lourdement endettées pour faire leurs études, il faut leur savoir gré d’apporter la preuve que l’incapacité à entendre ne vient pas de la difficulté à reconnaître qu’un savoir payé si cher ne vaut rien mais,  comme le dissident l’avait compris, d’un déclin du courage. Les insultes et les intimidations dont Soljenitsyne fut l’objet ne peuvent qu’inviter au parallèle avec le reniement que le wokisme exige des occidentaux. Les élites américaines attendaient d’un réfugié russe qu’il reniât sa mère patrie comme elles attendent que nous reniions nos pères. Ces mêmes élites, convaincues de leur savoir livresque tout droit sorti des universités américaines, elles-mêmes séduites par quelques philosophes français fatigués de la philosophie et jugeant à la suite de Marx qu’on avait assez pensé le monde, cherchent à nous intimider pour que nous nous convertissions au nouveau dogme wokiste du mépris de l’Occident. Et, pour couper court à toute objection que nous pourrions soulever contre l’affirmation de notre « racisme systémique », elles nous soupçonnent des mêmes maux dont elles affublaient le dissident qui ne se convertissait pas à leur mépris du paysan russe. Montaigne avait donc raison : les têtes bien pleines montrent une bien « fâcheuse suffisance ». Pleines de l’autorité des livres qui précède leur jugement, elles rendent leur verdict sur les choses avec la même application qu’elles ont montré pendant leurs études. L’empire américain ayant ses éléments de pensée comme un parti politique ses éléments de langage, les étudiants qui veulent leur diplôme dans la plus prestigieuse de ses couveuses à élites ont tout intérêt à suivre la doctrine officielle, comme les partisans qui veulent une investiture celle du parti. Par conséquent, quand la doctrine officielle regarde la violence du camarade soviétique comme l’aboutissement de la méchanceté du paysan russe, un réfugié peut bien dénoncer la confusion et témoigner du contraire par son œuvre et sa vie, son témoignage ne peut pas plus contester le savoir des têtes bien pleines que Jeanne d’Arc convaincre les docteurs de la Sorbonne de la réalité de ses voix et les dissuader de ne pas la brûler pour hérésie ; quand cette même doctrine officielle regarde l’Occident comme la source de tous les maux de l’histoire, les enfants de France peuvent bien dénoncer l’amalgame et proclamer leur filiation avec Montaigne, Descartes, Pascal,  La Fontaine, La Bruyère, Molière et tant d’autres qui ont préparé la conscience de l’universalité de l’être-humain — lesquels doivent plus qu’on ne le prétend aux grandes figures de la sainteté qui ont depuis si longtemps remué le terreau de leur intelligence pour que cette conscience leur vint —, leur dénonciation passe pour complicité envers le plus odieux des crimes.  Mais qu’éclaire la dénonciation des « éclairés » ? Que pour être disposé à entendre autre chose que la doctrine officielle de la première puissance du monde, il faut avoir un esprit de dissidence, celui-là même de Soljenitsyne et, pour qu’un doute s’élevât, que la volonté de savoir l’emportât sur la volonté de réussir. Or, cette hiérarchie n’est pas le propre des têtes bien pleines qui éprouvent naturellement plus de difficultés que les autres à remettre en question ce qu’elles ont appris. Car celui qui a mis toute son application en ses études, a sué sang et eau pour les réussir et compte sur elles pour s’élever socialement, qui s’est parfois endetté pour cela, celui-là n’est pas naturellement prêt à compromettre toutes les chances qu’il a patiemment mises de son côté pour remettre en question tout ce qu’il a appris. Si le pouvoir qui, quelle que soit l’époque, a toujours besoin d’ouvriers pour travailler à sa propagande et la porter jusqu’au peuple, n’a rien trouvé de mieux que de les recruter dans les couveuses à élites dont il est lui-même sorti, ce n’est donc pas pour le discernement de leur intelligence mais parce qu’il sait — il est même le mieux placé pour le savoir —, pour reprendre la belle idée de Marc Bloch, que les têtes bien pleines appliquent obstinément les doctrines qu’elles ont apprises[14].

Se pensant plus intelligentes que les autres et en en recevant confirmation de leur réussite universitaire, les têtes bien pleines, qui forment le gros de nos élites, ne voient évidemment pas d’un bon œil les têtes bien faites. Ce pourquoi elles vivent en réseau, fréquentent les mêmes dîners et forment une espèce de congrégation, version sécularisée du scriptorium des anciens moines copistes, qui tire vanité et subsistance d’enluminer et vulgariser les doctrines officielles — combien d’enluminures de la formule « on ne nait pas femme, on le devient », dont aucune ne rappelle qu’elle singe celle d’Érasme « on ne nait pas homme, on le devient par l’éducation », elle-même reprise de celle de Tertullien « on ne nait pas chrétien, on le devient », mais les enluminures n’effacent pas les impostures, car si les enfants sauvages ont montré qu’Érasme avait raison et la profession de foi personnelle la pertinence de Tertullien, aucune expérience n’a encore montré qu’une petite fille qu’on élevait et dont on prenait soin pouvait devenir autre chose qu’une femme et, si la formule veut dire que les sociétés construisent les femmes à leur guise, cela signifie qu’elles en font des bourgeoises ou des ouvrières, des coquettes ou des ingénues, des prudes ou des libertines, des savantes ou des ignorantes, des égéries ou des donzelles, mais pas des femmes car aucune société n’a bloqué la croissance des petites filles pour empêcher leur corps de devenir le corps d’une femme. Flattées de la mission « éducative et édifiante » que le pouvoir leur a confiée en les diplômant, demander au peuple de faire montre d’intelligence critique ne leur traverse pas plus l’esprit que ne vient à l’idée d’un chef d’orchestre de confier sa baguette à un sourd. Ainsi s’entrevoit la règle de cette congrégation, à laquelle se soumettent toutes les têtes bien pleines : dénoncer comme populisme toute forme de consultation du peuple, car le peuple, la masse des gens qui se tiennent en dehors de leur congrégation, leur apparaît comme têtes creuses, une masse qu’il faut bien condescendre à informer mais pas plus, sa consultation n’étant plus compatible avec la complexité déclarée du monde. Quand il proposa de substituer le savoir mieux au savoir plus[15] et de confier l’éducation des enfants à des têtes bien faites plutôt que bien pleines, Montaigne avait compris que la « suffisance livresque » étouffait la liberté des hommes et que le goût pour la connaissance qui se répandait partout allait rapidement rendre le problème insoluble. Les têtes bien pleines regardant les têtes creuses comme les patriciens regardaient la plèbe, le ciel sombre de la servitude se reformait au-dessus des peuples et réclamait que, d’une façon ou d’une autre, se réinventât la fonction du tribun. Telle est la vocation des têtes bien faites : dénoncer l’imposture des doctrines officielles qui tendent à asservir les peuples pour les rétablir dans leur liberté. La liberté des peuples ne peut donc pas, comme l’affirment les têtes bien pleines, se contenter d’une information officielle pour qu’ils sachent à quelle sauce ils vont être mangés, mais elle réclame de suivre le conseil de Montaigne et de confier l’éducation des enfants aux têtes bien faites qui peuvent seules se charger de les former au discernement.

3/ Continuer l’histoire de l’Occident

Comme cela n’a pas échappé à Bernanos, la distinction de l’intelligence et de la corporation des intellectuels pourrait donc s’avérer plus nécessaire que celle de l’Église et de l’État pour que le peuple échappât à la servitude : « Séparer l’intelligence de la prétendue classe intellectuelle… c’est là une tâche qui me semble mille fois plus urgente que ne l’aurait été jadis celle de la séparation de l’Église et de l’État »[16]. Entendons-nous : poser une distinction entre l’intelligence et la classe des intellectuels n’a rien d’un règlement de compte d’un chrétien qui jubilerait de brocarder les adversaires séculaires du christianisme ; Bernanos n’a rien d’un revanchard, il a seulement ouvert leurs livres. L’enfant qui a grandi au pays des lumières, qui a gouté le paradoxe pascalien et la rigueur cartésienne, qui s’est élevé en s’immergeant dans l’Histoire d’une âme et Les cahiers de la quinzaine, s’attend plus à trouver dans un ouvrage intellectuel une argumentation rationnelle que des procédés d’intimidation. Et il ne peut s’empêcher de penser qu’on ne cède à ces derniers qu’à bout d’argument, quand, ne sachant pas comment soutenir quelque chose, on cherche à l’imposer malgré tout en arrachant l’accord des esprits par la crainte, comme Sartre cherchant à susciter une opposition à de Gaulle choisit de le comparer à Hitler, inaugurant au passage la reductio ad hitlerum dont ses successeurs feront leurs choux gras. Le procédé est en réalité vieux comme le monde et les hommes qui cèdent à la facilité ont toujours préféré manipuler leurs semblables en frappant leur imagination par des images terrifiantes plutôt que de susciter leur jugement en construisant des argumentations rationnelles. Mais, précisément, la grandeur de la culture occidentale est d’avoir fait se lever une opposition aux sophistes et d’avoir combattu le choc des images par le poids des arguments, les obscures évidences de l’imagination par la clarté de celles de la raison. On peut bien, si l’on veut, parler du miracle grec pour saluer les commencements de la philosophie, mais la justice réclame bel et bien de parler plutôt du miracle de la culture occidentale qui, depuis l’aurore grecque, a vu sans cesse se renouveler les générations de philosophes qui, inlassablement, ont affronté les croyances illusoires et les préjugés de leur temps, rappelant à tous que l’intelligence, même tétanisée par des images effroyables, restait capable de s’élever vers la vérité. Rien n’est plus pertinent pour définir la philosophie que son inébranlable confiance en l’intelligence de l’être-humain et rien ne distingue mieux la culture occidentale des autres cultures que cette confiance qui, sous l’impulsion des philosophes, l’a conduit à un progrès de la connaissance sans précédent dans l’histoire.

Mais la confiance en l’intelligence de l’être-humain impose, à celui qui publie ce qu’il pense, de s’en remettre à l’intelligence du public. Laisser le public juge, lui exposer une thèse en s’efforçant de la soutenir le plus rationnellement possible de façon à lui donner la possibilité de rendre un verdict éclairé, s’en remettre donc à son intelligence, voilà la démarche de la philosophie, celle qui poussa Socrate à soutenir qu’il ne savait rien pour mieux chercher la vérité avec les autres ou Descartes à susciter des objections à ses Méditations pour les mêmes raisons. Par conséquent, quand l’appel aux intelligences se trouve remplacé par des intimidations pour empêcher les objections de surgir, comme accuser de racisme celle qui émettrait un doute sur les bienfaits d’une société multiculturelle, ou de transphobie ou d’homophobie celle qui pense que le genre ne doit pas tout à la construction sociale mais un peu à la nature, il faut bien en conclure qu’on se trouve en présence d’une guerre ouverte contre la philosophie, d’une contestation radicale de l’intelligence du public jugé incapable de comprendre et encore moins de discerner ce qui est juste. De ce point de vue, le mépris de l’Occident, que les élites converties aux mouvement woke imposent sur tous les canaux de la transmission, apparaît comme une offensive d’envergure, menée par les sophistes du jour, contre le principe même d’une intelligence partagée, offensive sans précédent dans l’histoire car menée avec l’artillerie lourde de ce que Régis Debray nomme la vidéosphère. Le matraquage médiatique déployée depuis quelques décennies pour mettre l’Occident au pas des universités américaines doit bien évidemment être pris au sens propre d’une violence exercée par les images des médias de masse sur les consciences des petits et des grands, violence qui n’a rien à envier à celles que les matraques des policiers exercent sur les cranes des manifestants — et s’il faut en croire Platon, nous pourrions même la juger pire, puisqu’une image est absorbée par l’esprit dès qu’il la regarde, ce qui n’est pas le cas d’un aliment dont on peut étudier la composition et la traçabilité avant de l’ingurgiter. Les médias ne manqueront pas de trouver la dénonciation des violences médiatiques excessives, mais ils ne peuvent ni ignorer qu’Edward Bernays a depuis longtemps dévoilé le dessous de leurs cartes[17], ni supposer que personne ne l’ait lu. Mépris de l’intelligence de l’être-humain et mépris de l’Occident ne peuvent aller l’un sans l’autre, ils marchent ensemble comme l’égoïsme et l’indifférence, ou comme le pessimisme et le désespoir. Ce pourquoi le mépris de l’Occident, la sommation de renier nos pères, marque la simple volonté d’en revenir aux temps de la sophistique triomphante, aux temps d’avant la philosophie, aux temps où le virtuose de l’art oratoire pouvait persuader n’importe qui de n’importe quoi parce qu’il ne rencontrait jamais l’intelligence d’un Socrate ou d’un Descartes qui trouvaient en elle le courage de sortir du rang pour lui demander : « Mon ami, es-tu bien sûr de ce que tu dis ? ».

Les enfants du doute méthodique ne peuvent s’empêcher de juger que l’intimidation n’est pas tant le signe d’une stratégie de communication que celui d’une absence de justification, car ils savent que « ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent le mieux leurs pensées afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu’ils proposent, encore qu’ils ne parlassent que bas-breton, et qu’ils n’eussent jamais appris de rhétorique »[18]. Si les thèses des universités américaines, qui gagnent bon nombre d’universités françaises, s’imposent par l’excommunication, alors il faut conclure qu’elles ne sont pas en état de restituer le mouvement déductif qui les porte. Comment pourraient-elles d’ailleurs justifier le mépris de l’Occident, alors qu’en sa définition la plus simple, celle qui conduit chaque enfant qui atteint l’âge de raison à s’écrier « c’est injuste ! » quand il est puni ou réprimandé à la place d’un autre, la justice consiste à ne punir ni récompenser personne pour ce qu’il n’a pas fait ?  Ce qui conduit à penser que, chez ceux qui soutiennent ces thèses, la volonté de réussir l’emporte sur la volonté de savoir et donc qu’affirmer aujourd’hui le racisme systémique de l’homme blanc poursuit d’autres fins que la vérité, celles mêmes que poursuivait Calliclès, le plus virulent des sophistes, quand pour ne pas perdre son statut d’éducateur de la cité il demandait à Socrate s’il n’était pas honteux d’aimer encore la philosophie à son âge[19]. Alors, est-il honteux de défendre encore la culture occidentale ? Est-il honteux de ne pas accepter de renier ses pères ? La propagande qui se déverse sur les peuples remue toujours les mêmes passions, seule change la violence de l’assaut quand elle passe de la logosphère à la vidéosphère. Ce pourquoi la résistance des peuples ne manque pas de courage et il n’est pas injuste de saluer celui du peuple français qui en fait preuve tous les jours quand ses élites en manquent. Le propre d’un philosophe étant de passer pour un effronté aux yeux des sophistes, il n’est pas injuste de dire du peuple français qui passe pour un peuple effronté aux yeux des élites mondialisées qu’il est le peuple philosophe. Car ce peuple qui demeure attaché au modèle social de ses pères quand le matraquage médiatique promeut constamment des réformes sociétales montre qu’il a la tête bien faite. Contre le savoir livresque — savoir donc que l’expérience ne vient pas confirmer — de tous ceux qui soutiennent qu’il faut abandonner le social au libre jeu du marché parce que l’enrichissement des riches profitent à tous et qu’il faut placer le sociétal au premier rang de nos préoccupations en raison du racisme systémique de l’homme blanc, il soutient que la solidarité envers les pauvres et les plus démunis prime sur toute autre considération. Parce qu’il ouvre les yeux sur le monde, il juge comme Péguy, que la présence de la misère en un État déchire son contrat social, qu’il ne saurait même être question de parler de contrat social quand il existe des miséreux et que les revendications sociétales des uns et des autres doivent s’effacer et avoir la décence de se taire devant l’urgence vitale dans laquelle le miséreux se trouve. Cette leçon, le peuple français l’a reçue de ses pères — et s’il faut saluer ici Hugo, Péguy et de Gaulle, il faut remonter plus avant jusqu’à Vincent de Paul, Catherine Labouré et sans doute jusqu’à Martin de Tours — et elle tient en une formule toute simple : les victimes d’hier ne peuvent pas passer avant celles d’aujourd’hui ni la reconnaissance des désirs avant la satisfaction des besoins. La solidarité doit donc se tourner, non pas vers les minorités qui ont souffert hier, mais vers celle qui souffre aujourd’hui et dont nul n’entend les revendications parce qu’elle n’a ni les moyens de s’organiser en lobby ni le réseau pour investir les médias. Quand, au nom des souffrances passées, les intellectuels entrent dans des démarches mémorielles et imposent le mépris de l’Occident, l’intelligence exige de traiter l’urgence d’abord. En nos temps où se reforme au-dessus des peuples le ciel sombre de la servitude, elle exige de suivre le conseil de Montaigne et de changer de précepteurs, nos enfants le valent bien : remercions donc les têtes bien pleines sorties des universités américaines et confions l’éducation de nos enfants aux têtes bien faites. Si la voix de la France veut encore dire quelque chose dans le monde, si elle est encore attendue par les peuples et les classes opprimées, le peuple philosophe doit avoir le courage de prendre la parole et de se dresser contre les sophistes du jour pour clamer qu’aucune revendication sociétale ne saurait être reçue tant que des pauvres mourront de froid, des enfants de mal nutrition, des jeunes de désespoir et des vieux de solitude. L’honneur du peuple philosophe ne saurait-être autre chose que de donner une voix aux sans-voix.

L’intelligence qui s’est répandue dans le peuple français l’a conduit à prendre conscience de sa vocation, celle que Bernanos définissait en une formule : « La vocation spirituelle de la France est de démasquer l’imposture »[20]. Telle est la primauté du sociétal sur le social que les adeptes du wokisme tentent d’imposer par l’anathème et l’intimidation. Mais le peuple français ne s’en laisse pas compter. Contre vents et marées de la propagande, contre les discours de ses élites qui le culpabilisent et l’affublent des plus vilaines passions, il demeure attaché à son modèle social qui protège également la vie des plus démunis, sans se demander quelle est leur sexe, la couleur de leur peau, leur orientation sexuelle, leur appartenance politique ou leur croyance religieuse. Il place ainsi librement la solidarité avec les plus démunis au-dessus de toutes les autres solidarités particulières. Telle est son sens de l’égalité et de la fraternité, le sens que, du fond des âges, ses pères lui ont transmis. Ce pourquoi le déclin de la verticalité, la sourde oreille qu’il fait aux injonctions de ses élites est plutôt l’expression d’une franche adhésion aux valeurs de la république. On ne peut donc que s’interroger sur l’insistance du gouvernement à les défendre comme s’il redoutait leur recul et même leur effacement. Bien sûr, dans certains quartiers, ces craintes sont légitimes, mais ce n’est certainement pas en répondant favorablement aux demandes des adeptes du wokisme que la république rassemblera ses enfants. Contre les sophistes, quels qu’ils soient, contre tous ceux qui lancent l’anathème de sexisme, de racisme ou d’homophobie, qui réclament qu’on déboulonne les statues, qu’on change les œuvres de la littérature et la langue, la seule réponse est celle de la philosophie du peuple français : « mon ami, tu as peut-être raison, peut-être qu’une plus grande lucidité me ferait mieux voir à quel point je suis méprisable et combien je devrais avoir honte de ce que je suis, mais tu as certainement tort de penser que je ne suis pas capable de comprendre tes raisons si tu en as de bonnes. Alors livre les-moi ! Cesse tes intimidations et explique-moi plutôt pourquoi tes désirs sont plus urgents que les besoins des millions et peut-être des milliards d’êtres-humains qui ne savent pas s’ils vont manger aujourd’hui et trouver ce soir un toit pour s’abriter ». Il n’y a pas d’autre réponse à la virulence des sophistes, qui se pensent toujours meilleurs et plus importants que les autres, que cette invitation à entrer dans la justification de leurs désirs et il n’y a pas d’autre garantie de la liberté de tous qu’une intelligence trouve en elle le courage de leur adresser cette invitation. Le peuple français a ce courage, il est le dernier bastion du courage, celui qui peut le revendiquer de façon crédible au regard de ses quinze siècles d’histoire où, se redressant toujours de ses chutes, il a été pour tous les autres le témoin de l’espérance et l’exemple qu’il ne fallait jamais désespérer. Ce pourquoi il est le seul aujourd’hui à pouvoir se réapproprier sans forfanterie les mots de Soljenitsyne : « Étant donné la richesse de développement spirituel acquise par notre pays en ces quinze derniers siècles, le système des université américaines dans son état actuel d’épuisement spirituel ne présente aucun attrait ». Rien n’est plus urgent que de sortir l’école de l’emprise des têtes bien pleines formées au commandement intégré des universités américaines et de la remettre aux bons soins des têtes bien faites formées par leurs pères à goûter les choses et à en juger par elles-mêmes.

Bibliographie

LASCH, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, traduction Christian Fournier, Éditions Flammarion 2007.

Régis DEBRAY, Civilisation, Éditions Gallimard 2017.

Günther ANDERS, Nous, fils d’Eichmann, traduction Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Éditions Payot et Rivages pour l’édition de poche.

Jules FERRY, Lettre adressée aux instituteurs 17 novembre 1883.

MONTAIGNE, Les Essais.

SOLJENITSYNE, Le déclin du courage, Traduction Geneviève et José Johannet, Éditions Les Belles Lettres 2015.

SOLJENITSYNE, L’erreur de l’Occident, Traduction Nikita Struve, Geneviève et José Johannet, Éditions Grasset 2006.

Marc BLOCH, L’étrange défaite, Éditions Gallimard 1990.

BERNANOS, La révolte de l’esprit, Éditions Les Belles Lettres 2017.

Edward BERNAYS, Propaganda, traduction Oristelle Bonis, Éditions La Découverte 2017.

DESCARTES, Discours de la méthode.

PLATON, Gorgias, traduction Léon Robin, O. C., tome 1, Bibliothèque de la pléiade.

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Pour citer cet article

Référence électroniqueFrancis Marfoglia, « Crise de l’autorité : offensive des têtes bien pleines ou résistance des têtes bien faites ? », Educatio [En ligne], 12| 2022. URL : https://revue-educatio.eu

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[1] La récente circulaire invitant l’école à accueillir le désir transgenre des enfants en est un parfait exemple.

[2] « Aujourd’hui, ce sont toutefois les élites — ceux qui contrôlent les flux internationaux d’argent et d’informations, qui président aux fondations philanthropiques et aux institutions d’enseignement supérieur, gèrent les instruments de la production culturelle et fixent ainsi les termes du débat public — qui ont perdu foi dans les valeurs de l’Occident, ou ce qu’il en reste. Pour beaucoup de gens, le terme même de ‘civilisation occidentale’ appelle aujourd’hui à l’esprit un système organisé de domination conçu pour imposer la conformité aux valeurs bourgeoises et pour maintenir les victimes de l’oppression patriarcale — les femmes, les enfants, les homosexuels et les personnes de couleur — dans un état permanent d’assujettissement » (LASCH, La révolte des élites, p37, 38).

[3] Régis DEBRAY, Civilisation, Éditions Gallimard 2017, p25.

[4] Id, p124.

[5] Le Wokisme est un mouvement qui réunit ceux qui pensent être « éveillés » sur les discriminations que subissent les diverses minorités et qui entend s’opposer à toutes, puisque qu’elles s’abattent souvent toutes ensemble sur les mêmes individus (ce qu’ils appellent intersectionnalité). Parti du mouvement Black Lives Matter, le wokisme s’est très vite répandu dans les universités américaines et, de là, imposé à toute l’industrie culturelle américaine, imposant des quotas de minorités dans toutes les productions. Il commence à pénétrer largement une certaine partie de la France comme il pénètre toutes les nations vivant sous la domination américaine.

[6] En 1964, Günther Anders rédigea une lettre à Klauss Eichmann, fils d’Adolf Eichmann, dans laquelle il lui déclare qu’il se donne pour règle de ne pas tenir compte de ses origines et qu’il réclame qu’il en fasse de même : « Pour vous Klauss Eichmann, il existe une règle similaire. À savoir, qu’il ne vous est pas permis de vous référer à votre propre appartenance familiale. Que votre lignée du côté de votre père ne vous donne pas le droit de vous solidariser avec celui-ci. Que vous avez même, à l’inverse, l’obligation de vous dissocier de votre origine. Que vous devez la renier, par solidarité avec nous » (Nous, fils d’Eichmann, traduction Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Éditions Payot et Rivages pour l’édition de poche, p43).

[7] Jules FERRY, Lettre adressée aux instituteurs 17 novembre 1883.

[8] MONTAIGNE, Les Essais, Livre I, Chapitre XXVI, Éditions PUF collection Quadrige 1988, p150.

[9] Id, p152.

[10] SOLJENITSYNE, Le déclin du courage, Traduction Geneviève et José Johannet, Éditions Les Belles Lettres 2015, p42-43

[11] Richard Pipes, grand professeur de culture slave et conseiller de Ronald Reagan, voyait l’avènement du communisme en Russie comme la conséquence logique de la bassesse morale du peuple russe. De son côté, le professeur Robert Tucker soutenait que Staline s’inspirait plus d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand que de Marx.

[12] SOLJENITSYNE, L’erreur de l’Occident, Traduction Nikita Struve, Geneviève et José Johannet, Éditions Grasset 2006, p44

[13] Id, p106

[14] Dans L’étrange défaite, Marc Bloch s’interroge sur la débâcle de l’armée française. Il en vient à s’interroger sur la formation des élites militaires qui étaient en retard d’une guerre et en comprend la raison : « Les trop bons élèves, à vrai dire, restaient obstinément fidèles aux doctrines apprises » (Éditions Gallimard 1990).

[15] « Nous nous enquerons volontiers : Sçait-il du Grec ou du Latin ? escrit-il en vers ou en prose ? Mais s’il est devenu meilleur ou plus avisé, c’estoit le principal, et c’est ce qui demeure derrière. Il falloit s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant » (Les Essais, Livre I, Chapitre XXV, p136).

[16] BERNANOS, La révolte de l’esprit, Éditions Les Belles Lettres 2017, p135.

[17] Dans Propaganda, Edward Bernays écrit : « Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue ».

[18] DESCARTES, Discours de la méthode, Première partie.

[19] « Quand c’est justement un homme d’âge que je vois faire encore de la philosophie et n’avoir pas rompu avec elle, cet homme-là, Socrate, me semble avoir dorénavant besoin des verges » (PLATON, Gorgias, traduction Léon Robin, O. C., tome 1, Bibliothèque de la pléiade p429).

[20] BERNANOS, La révolte de l’esprit, Éditions les Belles Lettres 2017, p146.