Convertir les éducateurs chrétiens à l’éducation nouvelle : l’action éditoriale du père François Chatelain

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Laurent Giutierrez

Résumé : Participant à une recherche sur l’accueil ambivalent des milieux catholiques à l’Education Nouvelle, cette étude porte sur le rôle nouveau du Père François Chatelain, o.p. Celui-ci s’est en effet, efforcé d’en favoriser la compréhension et la réception. A cette fin, avec prudence et nuances et dans la fidélité aux orientations du Magistère, il a notamment créé et diffusé au sein des Editions du Cerf, une collection qui, entre 1932 et 1951, a publié 16 ouvrages bienvenus.

Mots clés : collection éditoriale – éducation nouvelle – méthodes actives – renouveau pédagogique

Le père François Chatelain occupe une place singulière dans l’histoire de l’enseignement catholique français. Parmi les différentes actions que compte son apostolat pédagogique au service de l’école chrétienne, son activité éditoriale fut considérable. Accompagné dans sa quête par quelques uns des meilleurs pédagogues de son temps, il assura la diffusion, auprès des éducateurs catholiques, d’un grand nombre d’études sur les méthodes actives d’éducation. Après avoir rappelé ses responsabilités au sein de revues d’obédience chrétienne, nous tenterons de comprendre quel fut son dessein lorsqu’il fonda la collection Les Sciences et l’Art de l’éducation en 1931. L’éclairage porté sur cet aspect de son parcours nous amènera également à mieux cerner les conditions qui permirent la diffusion de ces ouvrages pédagogiques tout comme celles qui en réduisirent la portée.

I. Un apostolat pédagogique au service d’une éducation nouvelle chrétienne

François Chatelain a trente ans lorsqu’il est ordonné prêtre en 1926. Titulaire d’une thèse en philosophie et en théologie, son intérêt va rapidement se porter sur les questions de psychologie et de pédagogie. Dès 1928, il se rend au cours de vacances de l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève où il fait la connaissance des principaux artisans de l’éducation nouvelle (Adolphe Ferrière, Pierre Bovet, René Nihard, Edouard Claparède). Dans le même temps, il rédige ses premiers comptes rendus d’ouvrages de psychologie pour La Revue des Sciences philosophiques et théologiques[1]. L’année suivante, il participe au premier Congrès international de psychologie (Paris, 21-27 mars 1929) au cours duquel il rencontre, entre autres, Jean Piaget, Ovide Decroly, et Charles Baudoin qu’il considère comme ses maîtres en pédagogie expérimentale. Devant son intérêt grandissant pour ces questions, le père Marie-Vincent Bernadot décide, alors, de lui confier la section « Education » au sein de la revue dominicaine La Vie Intellectuelle qu’il vient de fonder. L’ambition de Chatelain est d’y publier, dans les meilleurs délais, des « articles ou des notes (non techniques), pour initier le grand public aux méthodes nouvelles repensées par les catholiques »[2].

Afin de ne pas froisser les susceptibilités des éducateurs catholiques dont le conservatisme peut, à tout moment, soit par des attaques frontales, soit sous la forme de polémiques, ruiner ses efforts, François Chatelain va devoir procéder avec la plus grande prudence. A cet effet, il se fera très discret durant les quatre années où il sera à la tête de cette rubrique. Soucieux de préserver son anonymat, il signera certains de ses articles sous le pseudonyme de Marc Andro et encouragera les auteurs qui prônent un rapprochement avec cette pédagogie nouvelle dans l’enseignement traditionnel[3]. Dans cette perspective, il invitera, entre autres, Marguerite-Jeanne Nicolas[4] à exposer l’expérience de « La Maison des Petits »[5], Jules Bézard à présenter dans un article de dix-sept pages le livre de John Dewey sur Les Ecoles de Demain[6], F. Michel à rendre compte des conclusions adoptées lors du 3ème congrès annuel de l’Ecole des Parents[7] et Marie Fargues à donner ses impressions sur le 6ème congrès international d’Education nouvelle[8].

II. Une entreprise pédagogique légitimée par le Magistère

Cependant, dans leurs majorités, à cette époque, ces idées sont condamnées au regard des dangers qu’elles représentent. Charles Guillemant[9] commentant l’Encyclique du Pape Pie XI sur l’éducation chrétienne de la jeunesse (31 décembre 1929) dans la revue L’Enseignement chrétien dénonce ainsi, dès le mois de mars 1930, cette « autonomie et cette liberté illimitée de l’enfant »[10] qui, selon lui, ruine les efforts éducatif de la communauté enseignante. Parmi les autres éléments qui appellent une nette réserve autour de ces méthodes modernes d’éducation, Charles Guillemant évoque également l’oubli du péché originel, la recherche d’une morale purement laïque et la prétention de libérer et d’affranchir la jeunesse. Ce seul article atteste de la manière dont peut alors être associée l’éducation nouvelle à d’autres modes d’éducation dont les assises idéologiques s’inscrivent à l’encontre des orientations les plus élémentaires de la doctrine pédagogique chrétienne.

Pour François Chatelain, au contraire, cette Encyclique ouvre la voie à tout un travail de discrimination qui consisterait à examiner les diverses méthodes d’éducation nouvelle. Cette entreprise lui apparaît d’autant plus urgente qu’elle lui apparaît légitimée par le Magistère. Ces méthodes « actives » peuvent, en effet, être utilisées, selon lui, comme des possibilités offertes à l’éducateur qui tente d’amener l’enfant à se dominer c’est-à-dire à combattre ses tendances affaiblies. Réfutant cette critique récurrente qui consiste à penser que toutes méthodes attrayantes va à l’encontre de cet effort indispensable à tout apprentissage, François Chatelain cite le Saint-Père qui écrit que l’ « on peut concevoir cette autorité, cet effort, ce règlement comme une coopération active et graduellement, plus consciente de l’enfant à sa formation »[11]. Le père Chatelain estime, enfin, que beaucoup de tentatives isolées et excessives se trouvent écartées à cause des phrases imprudentes de certains pionniers de l’éducation nouvelle ; leurs déclarations ne traduisant pas toujours l’intérêt de leurs procédés, quelques uns de ces éducateurs se condamnent, ainsi, eux-mêmes. Fort de ce constat, François Chatelain décide avec le père Jean Jaouen d’étendre cette étude des méthodes actives dans le cadre d’une collection d’ouvrages qui s’efforcera « de discerner, parmi les matériaux si copieux et si divers, ceux qui méritent d’être retenus et mis au service des plus hautes fins de l’éducation »[12].

III. Les Sciences et l’Art de l’éducation

Cette collection dirigée par un groupe de spécialistes belges et français[13] se propose de « renseigner les éducateurs sur le mouvement pédagogique contemporain, de l’apprécier au point de vue scientifique et à la lumière de la doctrine catholique et de rassembler ainsi, en vue d’une véritable préparation de l’enfant à la vie, les résultats acquis des sciences de l’éducation ». Si explicite soit-il, cet avant-propos que l’on peut lire au dos de chaque volume de cette collection, ne permet pas de se faire une idée précise des enjeux et des contraintes que recouvre alors une telle entreprise. A contre courant de la ligne éditoriale adoptée par les éditions du Cerf à la fin des années mille neuf cent vingt, la création de cette collection d’ouvrages de pédagogie interroge. Cette maison d’édition fondée en 1929, à la demande du Pape Pie XI, par le dominicain Marie-Vincent Bernadot, adopte, en effet, dès ses débuts, une politique en faveur des périodiques. Ainsi, durant les dix premières années, le secteur « livres » sera quelque peu marginal. Cette orientation ne fut pas sans conséquence sur les difficultés que rencontra François Chatelain à la tête de cette collection. Très prudent vis-à-vis des milieux catholiques, il n’aura de cesse de veiller à la confidentialité de ce projet à chacune de ses étapes.

Sur le plan de la légitimité doctrinale, il s’entoure de nombreuses personnalités ecclésiales. De cette manière, le comité de rédaction de la collection ne souffre pas du scepticisme qui aurait pu naître de cette « prétention éditoriale » d’étudier cette pédagogie contemporaine que les plus conservateurs parmi les éducateurs catholiques n’auraient pas manqué de condamner. Nous retrouvons ainsi, parmi les vingt membres du Comité de rédaction, lors de la publication du 1er volume en 1931[14]: l’évêque de Dijon, Monseigneur Pierre Petit de Julleville (1876-1948) ; cinq prêtres, professeurs de pédagogie  (l’abbé E. Charles, professeur de pédagogie à l’Ecole normale catholique de jeunes filles de Paris ; le chanoine L. Deschamps, professeur de pédagogie à l’Université de Louvain et directeur de l’Ecole normale de Braine-le-Comte ; l’abbé F. de Hovre, professeur de pédagogie à Anvers et à Gand ; le chanoine Gustave Jeanjean, professeur de psychologie appliquée et de pédagogie à l’Institut Catholique de Paris) ; Jules de la Vaissière, professeur de psychologie expérimentale et de pédagogie à Jersey) ; trois prêtres, professeurs ou anciens professeurs de collège (Jean Jaouen, professeur de seconde au collège de Tournai ; F. Kièffer,  Supérieur du Collège épiscopal Saint Etienne, à Strasbourg ; l’abbé Lucien Sullerot, Professeur à Dijon) ; un frère mariste, Louis Riboulet, professeur de pédagogie à l’Institution Notre-Dame de Valbenoîte, à Saint-Etienne ; quatre professeurs de psychologie ou de pédagogie exerçant à l’Université de Louvain en Belgique (Raymond Buyse, professeur de psychologie appliquée et de pédagogie à l’Université de Louvain et inspecteur de l’Enseignement primaire ; Arthur Fauville, professeur de psychologie appliquée à l’Université de Louvain ; Jean Gessler, professeur de pédagogie à l’Université de Louvain ; Albert Michotte, professeur de psychologie expérimentale à l’Université de Louvain) ; deux universitaires catholiques (Georges Dwelshauvers, professeur de psychologie expérimentale à l’Institut Catholique de Paris[15] et René Nihard, professeur de pédagogie à l’Université de Liège) ; deux médecins (P. Vervaeck, directeur général du service anthropologique pénitentiaire à Bruxelles et H.-M. Fay, assistant de neuro-psychiatrie des hôpitaux de Paris, médecin inspecteur des écoles de la Seine) ; le directeur de l’école des Roches, Georges Bertier et Jules Bézard, professeur de pédagogie à Versailles[16].

IV. Stratégies éditoriales et prudence doctrinale

La composition de ce comité de rédaction est relativement homogène. Il réunit des spécialistes catholiques en matière de pédagogie et de psychologie de l’enfant provenant pour certains d’entre eux des universités de Louvain-la-Neuve (Belgique), de Fribourg, de Rome et de Milan[17]. Si l’absence de certains prêtres catholiques comme Eugène Dévaud, François Charmot, Jean Calvet, François Datin ou Eugène Terrien parmi ses membres peut paraître surprenante, la présence de Georges Bertier et, surtout, celle de Jules Bézard, le sont tout autant. Nommé vice-président du GFEN, la même année, le directeur de l’école des Roches pouvait se voir reprocher cette double appartenance antinomique et compromettre, de fait, l’orientation chrétienne de cette entreprise éditoriale. Les accointances de Jules Bézard avec les Compagnons de l’Université nouvelle et la Société française de pédagogie s’inscrivaient, a fortiori, dans la même logique de compromission idéologique. L’orientation volontairement pédagogique parachève cette stratégie en faveur d’un renouvellement des méthodes d’enseignement aux dépens d’une réflexion doctrinale, par essence polémique.

La présence de prêtres connus pour leurs réserves concernant certains procédés pédagogiques d’éducation nouvelle dissipera également tout malentendu. L’abbé F.-J. Kièffer, figure appréciée au sein de la communauté éducative catholique pour ses positions en faveur d’une meilleure compréhension de la discipline scolaire[18], exposera à plusieurs reprises ses réticences vis-à-vis des orientations prônées dans ce domaine par les représentants de la « pédagogie moderne »[19] et les « partisans de la nouvelle école pédagogique »[20]. Dans une conférence donnée en 1923 à l’Institut catholique de Paris[21], il avait déjà souligné l’absence systématique de réflexion sur la discipline dans le mouvement de la pédagogie contemporaine au regard, d’une part, de son libéralisme dont il était imprégné et, d’autre part, des limites que présentait le côté encore « expérimental » de ces méthodes. Jules de la Vaissière, estimé pour ses écrits contre la coéducation[22] et pour son scepticisme vis-à-vis de la psychanalyse, assure à cette collection une caution théologique que l’on ne peut lui contester. L’abbé Gustave Jeanjean, autre autorité dans le domaine[23], cautionnera le sérieux de cette entreprise éditoriale, en y représentant l’Institut catholique de Paris (ICP). Georges Dwelshauvers, professeur et directeur de laboratoire de psychologie expérimentale à l’ICP, vantera lui aussi les mérites de cette collection qui « répond à une nécessité sociale et mérite d’être chaudement recommandée à l’attention de tous »[24]. Les abbés E. Charles et L. Sullerot, fidèles collaborateurs à L’Enseignement chrétien, parachèveront l’orthodoxie ecclésiale de cette collection.

V. Des ouvrages de pédagogie « chrétienne »

Entre 1931 et 1951, ce sont seize ouvrages qui paraîtront dans la collection Les Sciences et l’Art de l’éducation. Publiés à un rythme irrégulier[25], ils connaîtront, pour certains d’entre eux,  un vrai succès de librairie. S’inspirant de la collection « Actualités pédagogiques » des éditions Delachaux et Niestlé, F. Chatelain souhaite proposer des volumes autour de 180 pages, destinés aux éducateurs et à tous ceux qui s’intéressent à l’éducation. Les auteurs qu’il sollicite, catholiques pour la majorité, y défendront essentiellement des pratiques pédagogiques issues de leur propre expérience. Ces témoignages de pédagogie vécue constituent une caractéristique forte de cette collection dont les modes d’approches littéraires adoptés par les auteurs confirment ce choix éditorial avec dix livres de pédagogie (description et illustration d’une méthode)[26] ; trois abordant spécifiquement la question de l’enseignement du catéchisme par Marie Fargues[27] ; deux monographies[28] ; une biographie[29] ; trois ouvrages de réflexion générale sur l’éducation[30].

Connus pour leurs travaux dans leur domaine respectif, les collaborateurs à cette collection, membres ou non du comité directeur[31], apportent une caution indéniable à ce projet par le thème et le contenu de leurs livres. L’ouvrage collectif de 1931 offre un éclairage catholique sur les problématiques éducatives et pédagogiques du moment. Son but, outre sa vocation formatrice auprès des jeunes maîtres, est alors d’enrichir un débat, par essence ouvert à tous, dès lors qu’il s’agit du bien de l’enfant. Le livre de René Nihard sur la méthode des tests (1932) accompagne les travaux de Henri Piéron, en France, sur la notion d’aptitude et les perspectives qui en découlent en matière d’utilisation des tests dans le cadre de l’évaluation et de l’orientation des élèves. Celui du père Jean Jaouen (1934) participe pleinement aux débats du moment sur la formation sociale des jeunes[32]. Avec ses quatre ouvrages et sa participation au premier volume de cette collection, Marie Fargues apparaît, enfin, comme l’une des plus fidèles collaboratrices du père Chatelain dans le cadre de ce projet en proie, dès son lancement, à une concurrence éditoriale.

VI. Une mise en concurrence sur le marché de l’édition pédagogique

Dans une lettre du 1er février 1931, François Chatelain écrit à Marie Fargues : « Puis-je vous demander encore la discrétion absolue sur ce projet de collection ; elle est indispensable pour que nous ne soyons pas devancés et pour que je ne voie pas les obstacles déjà considérables se multiplier »[33].  A cette date, le père F. Chatelain est, en effet, contraint de faire preuve de la plus grande prudence du fait des contrats éditoriaux qui lient alors certains des collaborateurs de la collection avec la maison d’édition belge Lamertin : « Ce qui m’oblige à des ménagements, ce sont les relations de plusieurs parmi les fondateurs de la collection avec L., libraire officiel « libéral » de l’Université de Bruxelles et de la collection de « pédotechnie »[34]. Il faudra attendre le mois de mars 1931 pour que ce projet puisse, enfin, être rendu public.

Mais une autre raison explique cette vigilance du père Chatelain. Au même moment, en effet, une autre collection est mise sur le marché, l’obligeant, dès ce mois de mars, à mettre sur pied le 1er volume (préface, index, etc.) et à faire annoncer la collection dans les revues et à des personnalités qui peuvent être utiles à cette diffusion. Cette publicité est d’autant plus urgente que la collection « Problèmes de l’Education » de Desclée et Brouwer « vient de nous devancer en publiant 1 vol. très beau comme typographie, très bon marché, 10 f. ; ce n’est d’ailleurs pas l’esprit de notre collection et ce n’est pas délicat de sa part (je vous expliquerai pourquoi de vive voix) mais c’est ennuyeux »[35]. D’autant plus délicat qu’à la veille de la publication du premier ouvrage de la collection Les Sciences et l’Art de l’Education, « Desclée de Brouwer et Cie (…) annonce d’autres (…) volumes. Je tiens donc à ne pas laisser sa collection s’implanter avant la nôtre »[36].

VII. Réception des livres de la collection dans la sphère éducative catholique

Le lancement des premiers volumes de la collection va, toutefois, rencontrer la sympathie des milieux universitaires catholiques. On peut, ainsi, lire dans l’annuaire de l’Institut catholique de Paris que « l’œuvre de science » entreprise par cette collection est « très intéressante (et) nécessaire (au moment où) partout se posent les questions scolaires, où la France voit s’élargir le débat sur l’école, où les catholiques s’y présentent comme héritiers d’une doctrine, d’une méthode et presque d’un programme »[37]. Il convient également de ne pas se méprendre sur le but de cette collection qu’inaugure le premier livre de la collection, précise cette notice qui avertit le lecteur de la manière dont il doit  appréhender ce travail : « il devra s’y intéresser surtout à la méthode et à l’esprit dans lesquels l’ouvrage est composé : il comprendra la hardiesse, la loyauté, la bienfaisance chez nous de ces études et des conclusions pratiques auxquelles elles doivent aboutir »[38]. Dans La Vie Intellectuelle, Eugène Dévaud ne manque pas de souligner la compétence de cette brillante équipe de travailleurs réunis par les directeurs de cette entreprise. Mais ce n’est là que la première partie de la tâche, écrit-il, précisant aussitôt, que la seconde, la plus importante et qui ne saurait tarder, sera de proposer aux familles et aux maîtres « une théorie de l’éducation conforme aux nécessités des temps nouveaux »[39].

Cet accueil réconforte Chatelain dans son apostolat qui est heureux « de voir l’attitude de beaucoup d’éducateurs catholiques intransigeants se modifier peu à peu. Même l’abbé Dévaud, prof. à l’Université de Fribourg, qui a tant polémiqué avec Ferrière et si hostile aux méthodes nouvelles, m’a envoyé un C.R. (Compte rendu) très sympathique pour une revue suisse, que j’ai fait passer à une autre revue belge »[40]. Mais ces premiers signes de satisfaction laisseront bientôt la place à des difficultés d’une autre nature. Trois ans à peine après le lancement du premier volume, François Chatelain devra faire face au faible intérêt que les responsables des éditions du Cerf accorderont à cette collection. Dans sa correspondance avec Marie Fargues, il se désolera, à de nombreuses reprises, de la lenteur et/ou des engagements non tenues par Juvisy. En décembre 1934, devant les  problèmes de réédition de certains ouvrages de la collection, il lui confiera notamment ses difficultés pour convaincre les directeurs de cette maison d’édition de la neutralité politique de son action[41]. Ceci peut expliquer pourquoi le premier volume de cette collection qui fut vite épuisé, ne sera pas réimprimé[42] alors qu’il rencontra un accueil enthousiaste dans les diverses revues et autres bulletins diocésains où il en sera fait le compte rendu.

VIII. De perpétuelles précautions

Afin de justifier la présence d’études sur certains auteurs dans cette collection, le père Chatelain interviendra soit personnellement, soit par l’intermédiaire de soutiens ponctuels. Ainsi, on peut lire dans l’Avant-propos qu’il consacre au livre de F. Derkenne : « Si Pauline Kergomard ne partagea pas notre foi, si parfois même elle la méconnut, son œuvre pédagogique n’en garde pas moins, aujourd’hui encore, une indéniable valeur et nous croyons rester fidèles à notre esprit en accueillant cet ouvrage dans notre collection »[43]. Dans la première édition d’« Une méthode de travail libre par groupes » de Roger Cousinet, deux appendices viennent compléter l’ouvrage. Le premier est un extrait du rapport établi par Mme Dupré, institutrice à Savigny (Seine-et-Oise), qui, après avoir expérimenté cette méthode pédagogique sept années durant[44], lui reconnaît des avantages incontestables aussi bien sur le plan de l’enseignement que sur celui des habitudes de vie en communauté au sein de l’école. Dans le second appendice, le père dominicain Michel Bonnet de Paillerets « se demande ce qu’il peut advenir de l’enseignement religieux et du développement de vertus surnaturelles dans un système qui ne veut rien devoir qu’au développement spontané et harmonieux des tendances naturelles de l’enfant, sans recours à aucune espèce d’autorité »[45]. Michel Bonnet de Paillerets qui vise essentiellement à rassurer les éducateurs catholiques quant à la portée essentiellement pratique de ce livre, écrit :

« (…) il s’agit ici de psychologie positive et du récit d’une expérience. Il faut donc lire ces pages avec l’attitude d’un observateur, avant tout attentif aux faits, comme est l’auteur lui-même. Il s’est tenu au plan d’une psychologie d’observation, toute proche de la réalité concrète, et en a tiré des applications pratiques dans le domaine de la pédagogie. Il ne faudrait pas transporter directement ces observations au  plan d’une métaphysique de l’esprit qui n’est point dans les perspectives de l’auteur. Peut-être est-il vrai que son langage n’aurait pas toujours été le même pour traduire son expérience psychologique s’il avait eu par ailleurs une philosophie de l’esprit ou de la raison, alors qu’il ne semble avoir d’autre critère suprême que celui de la vie (en italique dans le texte), de l’épanouissement biologique (idem) en quelque sorte. Mais vouloir découvrir toute une philosophie de la vie dans ces observations, c’est risquer de faire fausse route et dépasser largement les intentions de l’auteur. Prenons garde de ne comprendre son langage que dans ses limites propres. On aurait beau jeu à contredire certaines de ses assertions qui n’apparaissent paradoxalement que parce qu’on les isolerait de leur contexte et de leur véritable climat, lequel est scientifique et non métaphysique. Ce serait une erreur de méthode et une sorte de malhonnêteté »[46].

Conclusion

Cette dernière citation est emblématique des précautions qu’une telle aventure éditoriale nécessita dans un contexte scolaire traversé par des enjeux idéologiques forts. Malgré le soutien de toute une communauté d’universitaires et d’éducateurs catholiques ralliée à sa cause, François Chatelain agira durant près de vingt pour faire admettre la nécessité d’un renouveau pédagogique basé sur une étude objective des méthodes  « actives » d’apprentissage. Ce projet qui appelle à repenser la singularité d’une pédagogie chrétienne n’est pas isolé à cette époque. La tentative franco-belge initiée par des jésuites autour de l’élaboration d’un dictionnaire de pédagogie catholique[47] participe de ce même élan en direction de la communauté éducative avec le concours des maisons d’édition chrétiennes.

Bibliographie

AVANZINI Guy, « Education nouvelle et christianisme », les Cahiers Universitaires et Professionnels Angevins, n°1, 1999, pp.9-20.

AVANZINI G. et Coll. (Sous la dir.), Dictionnaire historique de l’éducation chrétienne d’expression française, Collection des Sciences de l’Education, Paris : Don Bosco, 2010 (2ème édition remaniée et augmentée).

CHAZELLE Albert Au service de la Vierge en pleurs… le Père Jean Jaouen, missionnaire de Notre Dame de La Salette, Supplément aux Annales de Notre Dame de La Salette, 1978.

GUTIERREZ Laurent, L’Education nouvelle et l’enseignement catholique en France (1919-1939). Thèse  de doctorat en Sciences de l’éducation soutenue à l’université de Paris VIII (Dir. : A. Savoye) en 2008.

GUTIERREZ Laurent, « Présentation » (pp.7-32) et « Bibliographie commentée de Roger Cousinet » (pp.173-208). In  COUSINET Roger, Une méthode de travail libre par groupes, Paris : Fabert, 2011.

VALLET Odon, « L’Ecole catholique dans la société politique française », Etudes, novembre 1980 (353/5).


[1] Fondée au Saulchoir, en 1907, par un groupe de dominicains, la Revue des Sciences philosophiques et théologiques balaye, dès son origine, un large éventail de questions qui permet à certains membres de la congrégation de se tenir au courant, voire de participer, à quelques uns des débats scientifiques du moment.

[2] Archives de l’Institut Catholique de Paris (AICP). Fonds Marie Fargues. Carton n° 34 bis. Lettre de F. Chatelain à M. Fargues du 1er février 1931.

[3] Entre 1930 et 1933, ce seront près de dix articles qui traiteront de cette question dans La Vie Intellectuelle.

[4] Celle-ci suivit régulièrement les cours dispensés par l’IJJR entre le semestre d’hiver 1927-1928 et celui de l’été 1929 (AIJJR. Fonds général. Listes d’élèves).

[5] Marguerite-Jeanne Nicolas, « Une expérience d’éducation enfantine ‘‘La Maison des Petits’’ », La Vie intellectuelle, n°3, 10 mars 1931, pp.392-399.

[6] J. Bezard, « L’école de demain décrite par un Américain », La Vie intellectuelle, n°2, 10 novembre 1931, pp.278-294.

[7] F. Michel, « L’Ecole des Parents. Son Congrès annuel et ses conférences d’hiver », La Vie intellectuelle, n°2, 10 février 1932, pp.233-235.

[8] Marie Fargues, « Impressions de Congrès (mondial d’éducation du 29 juillet au 12 août 1932) », La Vie intellectuelle, n°1, 25 novembre 1932, pp.76-87.

[9] Vicaire général d’Arras.

[10] Charles Guillemant, « L’encyclique sur l’éducation chrétienne de la jeunesse », L’Enseignement chrétien, mars 1930, p.99.

[11] Encyclique paragraphe 22.

[12] François Chatelain cité par Chazelle Albert, p.42.

[13] En fait, par François Chatelain depuis le Saulchoir de Kain en Belgique. La proximité du couvent des dominicains avec Tournai explique aussi les raisons pour lesquelles l’impression des ouvrages se fera sur les presses Casterman. A partir de 1935, F. Chatelain poursuivra la supervision de cette collection depuis le couvent des dominicains de la rue Vanneau, à  Paris.

[14] Ouvrage collectif intitulé Questions actuelles de pédagogie auquel participe Jules de la Vaissière, Atonin-Dalmace Sertillanges, Marie Fargues, Jean Jaouen, Arthur Fauville et Raymond Buyse.

[15] Le nom de celui-ci disparaîtra de la liste des membres du comité de rédaction en 1938.

[16] Indiqué lors de la publication du 1er volume, son nom disparaîtra ensuite.

[17] Sans qu’il ne soit mentionné leurs noms.

[18] Outre sa présence régulière dans les congrès des maisons de l’Alliance d’éducation chrétienne, l’abbé F.-J.  Kièffer de la société de Marie se fit connaître par son ouvrage L’autorité dans la famille et à l’école, Paris : Beauchesne, 1920, 489 p.

[19] Sans le nommer, il fera allusion à Jean-Jacques Rousseau mais aussi et surtout, plus explicitement, à Léon Tolstoï et Nietzche.

[20] Tendance représentée, selon lui, en France, par Binet et Simon ; en Amérique, par Stanley Hall et par Dewey ; et, en Suisse, par Claparède et Ferrière.

[21] Conférence reproduite intégralement, en deux parties, dans la revue L’Enseignement chrétien en 1923 (1ère partie, octobre 1923, pp.505-509 ; 2ème partie, novembre 1923, pp.580-585).

[22] Position qu’il argumentera notamment dans DE LA VAISSIERE Jules, « Etudes de psychologie pédagogique », Archives de philosophie, vol. 5, cahier 2, 1927, p.1-22.

[23] Laurent Gutierrez, « La naissance de la pédagogie scientifique à l’Institut catholique de Paris. La contribution de l’abbé Gustave Jeanjean », Transversalités, n°114, octobre-décembre 2010, pp.41-56.

[24] Georges Dwelshauvers, « Chronique de psychologie », Revue de Philosophie, n°4 de janvier/février 1936, p.377.

[25] Deux en 1931, deux en 1932, un en 1933, deux en 1934, deux en 1935, deux en 1936, aucun en 1937, un en 1938, aucun de 1939 à 1942, un en 1943, aucun en 1944, deux en 1945, aucun de 1946 à 1950 et un en 1951.

[26] Marie Fargues, La rédaction chez les petits (1931, 168 p.) ; René Nihard, La méthode des Tests, pour initier les éducateurs (1932, 236 p.) ; Robert Lambry, Le dessin chez les petits, ouvrage couronné par l’Académie Française (1933, 188p.) ; Julien Bezard, Les débuts du Latin, adaptés à l’enfance (1934, 230 p.) ; Léon Chancerel (avec la collaboration de Hélène Charbonnier et Anne-marie Saussoy) Les jeux dramatiques – Eléments d‘une méthode (1936, 182 p.) ; Thérèse Prévost-Debatte, Maman jardinière d’enfants (1943, 75 p.) ; Roger Cousinet, Une méthode de travail libre par groupes (1945, 107 p.).

[27] Les méthodes actives dans l’enseignement religieux (1934, 243 p.) ; Marie Fargues (et un groupe de catéchistes), «Tests» collectifs de catéchisme. Tome I (1945, 146 p.) et II (1951, 151 p.).

[28] Georges Bertier, L’Ecole des Roches (1935, 315 p.) ; Elisabeth Huguenin, Les enfants moralement abandonnés (1936, 222 p.).

[29] Françoise Derkenne, Pauline Kergomard et l’éducation nouvelle enfantine, 1838-1925 (1938, 200 p.).

[30] Jules de la Vaissière, A.-D. Sertillanges, Marie Fargues, Jean Jaouen, Arthur Fauville et Raymond Buyse, Questions actuelles de pédagogie (1931, 196 p.) ; Jean Jaouen, La formation sociale dans l’enseignement secondaire (1932, 194 p.) ; Jules de la Vaissière, La pudeur instinctive, psychologie positive – Education (1935, 149 p.).

[31] Hormis le 1er volume, on retrouve six des vingt membres du comité directeur parmi les auteurs de livres de cette collection, à savoir : M. Fargues, R. Nihard, J. Bézard, J. Jaouen, J. de la Vaissière et G. Bertier.

[32] Ce livre est l’aboutissement des réflexions de l’auteur sur un sujet de concours proposé par l’Académie d’Education et d’Entr’aide Sociales, en 1931, intitulé « La formation sociale dans l’enseignement secondaire ».

[33] AICP. Fonds Marie Fargues. Carton n°34 bis. Lettre de F. Chatelain à M. Fargues du 1er février 1931.

[34] AICP. Fonds Marie Fargues. Carton n°34 bis. Lettre de F. Chatelain à M. Fargues du 6 mars 1931.

[35] AICP. Fonds Marie Fargues. Carton n°34 bis. Lettre de F. Chatelain à M. Fargues du 19 avril 1931.

[36] AICP. Fonds Marie Fargues. Carton n°34 bis. Lettre de F. Chatelain à M. Fargues du 11 mai 1931.

[37] Anonyme, « Bibliographie », Annuaire de l’Institut catholique de Paris, 1931, p.206.

[38] Anonyme, Opus cité, pp.206-207.

[39] Eugène Dévaud, « Questions actuelles de pédagogie », La Vie intellectuelle, n°1, 10 octobre 1931, p.43.

[40] AICP. Fonds Marie Fargues. Carton n°34 bis. Lettre du 3 novembre 1931.

[41] AICP. Fonds Marie Fargues. Carton n°34 bis. Lettre du 16 décembre 1934.

[42] Le seul livre de cette collection qui connaîtra une réimpression sera celui de Léon Chancerel et de ses collaboratrices sur Les jeux dramatiques.

[43] La Rédaction « Avant-propos ». In Françoise Derkenne, Pauline Kergomard et l’éducation nouvelle enfantine (1838-1925), Juvisy : Cerf, 1938, p.7.

[44] Il n’est malheureusement pas indiqué le niveau de classe ainsi que le statut de l’école (confessionnelle ou publique) où fut menée cette expérience entre 1934 et 1940.

[45] Michel Bonnet de Paillerets, « Où interviennent le philosophe et l’éducateur chrétien… ». In Roger Cousinet, Une méthode de travail libre par groupes, Paris : Cerf, 1945, p.93.

[46] Michel Bonnet de Paillerets, Opus cité, pp.93-94.

[47] Philippe Rocher, « Un dictionnaire de pédagogie catholique pour le 20ème siècle ? Histoire d’un projet franco-belge », Revue d’histoire ecclésiastique, n°1-2, 2001, pp.1-30.