Emergence

Un lieu de remobilisation scolaire et professionnelle
(Fondation du Bocage – Chambéry)

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Gabriel Tardy*

EMERGENCE est une petite structure éducative dédiée à la prise en charge éducative d’adolescents en difficultés solaires. Elaboré dans le cadre de la maison d’enfants de la Fondation du Bocage, le projet initial s’appuyait sur le constat d’une augmentation rapide du décrochage scolaire au sein de l’institution, laissant inactifs en journée des jeunes déscolarisés et sans solution. Ces jeunes gens étaient souvent laissés en situation d’attente, le fonctionnement d’internat éducatif n’ayant pas prévu leur présence nombreuse en journée, ni un encadrement adapté. Par la suite, Emergence est devenu un « accueil de jour » d’adolescents en rupture scolaire, certains en voie de décrochage à l’école, d’autres l’ayant déjà abandonnée, parfois depuis une ou deux années.

La structure accueille aujourd’hui jusqu’à douze jeunes d’origines et de situations diverses, dans le cadre d’un « placement », c’est-à-dire sur mandat des services sociaux ou des juges des enfants. Ces jeunes sont adressés à l’établissement par des éducateurs des services sociaux ou judiciaires, parfois à la demande des assistantes sociales scolaires. La plupart d’entre eux ont cumulés les échecs, et si, par une sorte de réflexe conditionné, ils disent vouloir reprendre une forme de scolarité, bien peu en semblent immédiatement capables, tant les difficultés antérieures, parfois cumulées dès l’enfance, ont perturbé leur perception des apprentissages et le désir d’apprendre. Une approche éducative spécifique a donc été progressivement élaborée, visant à prendre en compte la singularité de chacun, à proposer une organisation et un contenu différenciés, se démarquant d’une scolarité classique, afin de permettre une autre perception de la scolarité ou de la formation ; nous verrons plus loin quel en est le contenu.

Si l’objectif de réinsertion scolaire et professionnelle reste la motivation du projet, il est très vite apparu que les difficultés scolaires n’étaient, la plupart du temps, que le symptôme d’une difficulté plus grande, d’origine personnelle ou familiale ; tous ces jeunes sont issus de familles marquées par des difficultés diverses mais importantes. Les parents, souvent préoccupés par leur propre situation, n’ont pas la disponibilité suffisante pour soutenir la scolarité de leur enfant. Ayant le sentiment d’être seuls, livrés à eux-mêmes, ces élèves ne parviennent pas à répondre aux contraintes qu’impose la situation d’apprenant. « Emergence » est donc perçu et sollicité comme une intervention éducative plus large, prenant en compte et impliquant la famille du jeune, afin de permettre un engagement de chacun, un dépassement de la crise familiale.

L’approche pédagogique est ici résolument humaniste, référée à la pédagogie salésienne que la Fondation du Bocage met en œuvre ; les valeurs énoncées par Don Bosco en son temps sont donc ici mises en pratique : accueil, confiance, valorisation, absence de jugement, respect de l’autre… On veille, en effet, lors du premier contact, à ce que le jeune soit accueilli et écouté ; il est important de prendre en compte son point de vue sur les difficultés présentes, ses attentes, puis de lui laisser le choix de son engagement ; l’admission n’est pas contrainte, mais le jeune perçoit l’attente de l’éducateur à son égard. Dans un premier temps, il convient de créer avec chacun une relation singulière et suffisamment bonne, qui permette de comprendre au moins les raisons du décrochage et des phénomènes d’échec ou d’impasse. Par la suite, cette disponibilité aux besoins du jeune reste la règle. L’équipe éducative (un éducateur et deux éducatrices, assistés d’une psychologue) est en effet attentive à créer un climat d’écoute et de respect mutuel, ce qui, avec des jeunes en difficulté relationnelle, est souvent de l’ordre du pari. L’accompagnement est très individualisé, chaque situation étant unique : un référent est désigné pour chacun.

L’organisation de la semaine repose sur un juste dosage de cadre et de souplesse : faire vivre et travailler ensemble ces adolescents ne pourrait se concevoir, en effet, sans une structuration précise de la semaine : organisation commune du programme le lundi, évaluation le vendredi, répartition des journées en « modules » animés par chaque éducateur en fonction de ses compétences (maths, français, informatique, culture générale, ateliers créatifs, sport, modules professionnels, stages), « journée pédagogique » du jeudi consacrée à l’ouverture culturelle (visites de musées ou d’expositions, rencontres de professionnels ou d’artistes, découverte de l’environnement, théâtre, musique…). Une activité diversifiée et soutenue qui fait l’objet, par ailleurs, d’une évaluation régulière en réunion d’équipe hebdomadaire. Cette organisation a pour effet d’être rassurante pour les jeunes qui se satisfont mal du sentiment de vide dans lequel ils sont souvent laissés. En même temps, ce cadre doit rester souple et individualisé, pour permettre la prise en compte des difficultés de chacun ; l’éducateur doit pouvoir, par exemple, s’isoler avec l’adolescent qui décroche ou entre en crise.

La mise à disposition de techniques (vidéo, informatique) et de compétences (appel à des professionnels bénévoles ou non) vient en appui à cette organisation. Des outils de suivi et d’évaluation sont élaborés afin de permettre à chaque jeune de visualiser et de mesurer son travail (cahier individuel de suivi, fiches d’évaluation) ; en dépassant la pratique empirique des débuts, la méthodologie de l’équipe éducative s’est-elle aussi enrichie, lui permettant professionnalisme et une certaine sérénité qui sécurisent les jeunes.

Pour autant, la présence de tous chaque jour n’est pas assurée ; la difficulté du jeune à quitter son lieu de vie pour se rendre à l’école reste une réalité que la motivation ne suffit pas toujours à vaincre ; on a souvent analysé ce phénomène comme relevant de la phobie scolaire, ou parfois d’une peur irraisonnée de l’environnement. La démotivation, la peur de l’échec, l’absence de désir sont également évoqués. Quoi qu’il en soit, se  lever le matin et se rendre à l’école ou au travail reste, pour certains jeunes, bien difficile. Les éducateurs se sont donc résolus à aller chercher certains jeunes à domicile, le temps pour eux de réapprendre à se lever le matin, avec la surprise de devoir parfois réveiller également leurs parents. Cet accompagnement reste toutefois limité dans le temps : la sollicitation de l’adulte, de même que l’attention que le jeune perçoit à son endroit, permet, la plupart du temps, une remobilisation et une reprise de l’assiduité.

Il a paru important pour l’équipe de valoriser cette présence par l’instauration d’une gratification : l’affaire est sensible ! Faudrait-il payer les jeunes pour obtenir leur présence ? La question ne se pose pas ainsi : la gratification est si minime qu’elle relève moins du financier que du symbole. L’objectif est de rendre visible et de valoriser la présence ; les jeunes prennent ainsi conscience de leur assiduité au fur et à mesure qu’ils comptabilisent leurs heures de présence dans la semaine. Leur évolution et leur effort sont ainsi plus mesurables, d’autant que cette gratification, intégrée à l’évaluation, est l’occasion d’un échange avec l’éducateur.

La dimension du projet est également une constante de l’intervention éducative : il s’agit d’aider les jeunes à se projeter d’une part vers l’avenir, et d’autre part vers l’autre ; vers l’avenir en leur permettant d’expérimenter leur capacité à travailler, à tenir un engagement ; vers l’autre, en les aidant à supporter la situation duelle, le groupe, à expérimenter le travail d’équipe, la solidarité, la rencontre…

Le projet annuel d’un séjour humanitaire au Maroc se donne cet objectif : il s’agit d’un séjour d’un mois dans la région désertique du sud marocain, incluant des actions de partenariat associatif (chantiers, rencontres, visites des écoles, échanges culturels, séjour chez l’habitant, aide aux villageois pour des choses diverses), mais aussi une marche d’une semaine dans le désert, au pas des dromadaires, véritable confrontation avec soi-même pour ces jeunes trop habitués aux automatismes du monde de la consommation.

Ce voyage est le fil rouge de l’année ; la préparation en amont consiste en une sensibilisation progressive au projet à travers des actions de participation au financement (organisation d’un loto, vente de calendriers) ou par des expériences de vie de groupe ou d’actions collectives (camp d’intégration, actions de communication…) et des actions de sensibilisation à l’action humanitaire et à la citoyenneté (rencontres d’associations, visite au parlement européen…) ; le séjour lui-même constitue le temps fort de ce projet, permettant la découverte d’un monde différent, avec d’autres repères, des valeurs fortes, des défis, qui touchent ces jeunes et sollicitent leur réflexion. Ensuite vient le temps du retour et de l’analyse, parfois difficiles, mais essentiels pour permettre de tirer parti des expériences vécues. Et celles-ci sont, bien entendu, très riches. Enfin, le dernier trimestre de l’année se concentre sur la démarche de réinsertion scolaire ou professionnelle, but ultime – mais non exclusif – du parcours.

Le Docteur LETRUFFE, psychiatre, souligne, dans une communication récente à propos d’Emergence, la « dimension Autre de l’entreprise qui porte en son sein la rencontre avec l’étranger, l’Autre et sa question » ; nous mesurons en effet combien cette rencontre de l’Autre, si étranger jusqu’ici, devient, dans le contexte du groupe, et qui plus est au Maroc, une expérience initiatique, dont les jeunes se font l’écho à leur retour, nous faisant percevoir que quelque chose s’est passé. En se décentrant de leur propre réalité, parfois de leur propre souffrance, pour découvrir la vie précaire des enfants et des familles marocaines, ils font tous l’expérience de la relativité de leur situation ; en étant acteurs d’une démarche humanitaire, ils prennent conscience de leur propre valeur. La dimension symbolique est bien présente dans le travail patient de l’équipe d’éducateurs, qui tente à travers ce projet, de permettre à chacun la rencontre avec l’Autre pour se retrouver soi-même, en laissant pour cela les choses se faire lentement, attentifs seulement à la subjectivité de chacun.

La pertinence d’une telle entreprise repose, il est vrai, sur un engagement éducatif fort ; les éducateurs ont quelque chose d’eux-mêmes à faire partager ; comment ne pas voir que l’initiateur de ces expériences marocaines est originaire de Casablanca, et qu’à ce titre, c’est bien plus qu’une solution pratique qu’il apporte ainsi ? Comment ne pas considérer le temps passé et non comptabilisé dans la proximité et la relation avec ces jeunes ?

Ainsi, EMERGENCE, s’appuyant maintenant sur une expérience de plus d’une dizaine d’années, offre à ces jeunes en rupture l’occasion de « raccrocher » ; certes il ne s’agit pas de généraliser les résultats d’une telle intervention, mais plutôt d’en valoriser les résultats pour chacun de ces adolescents, dont on sait bien qu’ils garderont de ce bout de chemin, portés par le désir de leurs éducateurs, des images fortes à même de structurer leur vie future.

 


* Directeur de la Maison d’enfants du Bocage, rue Costa de Beauregard, 73000 Chambéry.