Quelques réflexions à propos de l’éducation de la personne en situation de handicap

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Marie-Christine de Kerangat-Toussaint

Aujourd’hui, nous vivons de grands débats sur les questions posées par l’éducation de la personne, ce qui nous amène à repenser celle de la personne en situation de handicap. L’histoire de l’éducation n’a pas toujours su prendre en compte la personne elle-même comme objectif essentiel ; et la personne en situation de handicap, qui se refuse à un certain façonnage, a peu à peu incité les recherches à réorienter leurs objectifs.

Il est donc instructif de commencer ces réflexions par un bref historique de l’éducation de la personne en situation de handicap, physique, sensoriel, mental, psychique ou social. Après avoir présenté quelques uns des pionniers de cette éducation nous essaierons d’en dégager des principes fondamentaux.

A l’origine de la recherche et des réalisations de plusieurs grands pédagogues il y eut fréquemment la rencontre d’enfants ou de jeunes qui se refusaient aux pratiques, alors courantes à leur époque, d’instruction et d’éducation. L’élève ou le sujet se trouvait dans l’impossibilité de recevoir l’éducation que l’on voulait lui donner et l’éducateur dans celle d’accomplir sa tâche. Comment sortir de cette situation ? Comment conduire alors un enfant « hors normes » vers l’homme ?

Au cours de ces deux derniers siècles de nombreux pédagogues ont efficacement et précieusement contribué à cette recherche. Ainsi en est-il de Henri Pestalozzi (1746-1827), attachante personnalité qui, bouleversé par la profonde misère d’enfants de sa ville natale en Suisse, a consacré courageusement sa vie à leur éducation et à une réflexion personnelle et intéressante qui augure du mouvement de l’Ecole Nouvelle. A un ami il écrit son expérience et sa belle espérance :

« confiant dans les forces de la nature humaine départies aux enfants même les plus pauvres et les plus négligés, j’avais depuis longtemps appris, par mes propres expériences, que sous leur grossièreté, leur sauvagerie, leur incapacité apparente, se cachaient, prêtes à paraître au jour, les facultés et les forces les plus précieuses. ».

 Et il résume son projet éducatif ainsi :

« l’idée de l’éducation à l’humanité n’est rien d’autre que le dessein de se conformer à la nature pour épanouir et cultiver les dispositions et les facultés de la race humaine. » Tout enfant, quel qu’il soit, est de nature humaine et a besoin d’être « enseigné de la vie ».

Peu de temps après, Jean Itard (1774-1838) et Edouard Seguin (1812-1880), deux médecins chargés de l’éducation des « arriérés » dans des hôpitaux parisiens, ont mis au point, à la suite d’une observation patiente et d’une expérimentation méthodique, des outils pédagogiques qui seront la base de méthodes de rééducation des handicapés sensoriels et mentaux. Eveiller et affiner les sensations développe peu à peu l’esprit et la conscience de soi. L’on peut ainsi dire par exemple que la main est un chemin vers l’intelligence. « L’arriéré » est capable de développement et le corps est un outil indispensable à toute éducation.

Une des représentantes de l’Ecole Nouvelle, Maria Montessori (1872-1952), également médecin, reprendra cette conviction fondamentale lors de ses travaux près des enfants débiles, que l’on considérait dans les hôpitaux de Rome comme fous ou idiots et « inéducables ». Or, en amenant l’enfant à agir par lui-même, Maria Montessori provoque son développement mental et sa joie de la conquête. Elle est aussi persuadée que les méthodes efficaces pour les « anormaux » feront merveilles près des « normaux ». L’histoire lui a donné raison.

Dans les années 1930, un jésuite, Pierre Faure, considère les « handicapés et inadaptés comme des membres de la société » à part entière, et il prend les moyens nécessaires pour qu’ils aient leur place dans des structures ordinaires. Il prévoit la formation des maîtres et il crée des « petites classes » capables de détecter les élèves ayant des troubles graves. Peu à peu, sous son impulsion, se développe ainsi un large accueil des enfants différents dans le monde scolaire, facilité par la pratique de méthodes pédagogiques personnalisées. Pas de ségrégation, donc, entre élève « ordinaire » et élève « handicapé ».

Aujourd’hui, nous bénéficions encore largement de la recherche de ces deux derniers siècles et de la pédagogie qui en est née. Pour Pestalozzi, Itard, Seguin, Montessori ou Pierre Faure un idiot, un arriéré, un inadapté ou un handicapé sont liés par leur humanité avec toutes les personnes de nature humaine. Il n’est donc pas de la nature de la personne d’être handicapée ; elle est avant tout un sujet et non un objet de soins et de souci. Autrement dit, cette personne est par essence comme toute autre personne. Comme elle, elle conjugue son désir infini avec les limites de sa réalité fragile. Comme elle, elle a besoin d’être reconnue comme une personne et elle ne peut pas vivre sans relations. Comme elle, elle souffre de la solitude et d’un certain enfermement dans cette solitude. Comme nous, elle ne peut vivre sans respect ni sans amour. La nature humaine est donc le partage de tout être humain.

Mais cette nature est souvent mise à mal par des difficultés d’expression, de compréhension, de relation à des degrés différents. La personne dont nous parlons est en situation de handicap ; il est très important de ne pas le nier et de le prendre vigoureusement en compte. Au niveau des moyens d’expression et de l’organisation de l’espace et du temps, par exemple, la mise à sa disposition d’outils adaptés sera nécessaire.

Ces difficultés, cependant, ne remettent pas en cause le présupposé d’éducabilité. Elles obligent à approfondir le sens de l’éducation et les moyens les mieux appropriés pour la mener à bien. Elles nous apprennent aussi qu’éduquer, c’est permettre à chacun de grandir dans ce qui est essentiel à son humanité, et donc de reconnaître et d’accepter cette humanité, qui est unique et infiniment respectable comme elle est. Etant un sujet, son éducation n’est pas une prise en charge mais c’est une rencontre de personne à personne, cette rencontre est souvent bouleversante et que la condescendance en est exclue. Enfin, elle apprend à intégrer peu à peu et à accepter les différences, puis à les considérer comme des trésors à partager.

La personne en situation de handicap oblige notre éducation « ordinaire » à vérifier ses objectifs, les moyens qu’elle utilise pour y parvenir et l’adéquation des connaissances scientifiques avec les méthodes choisies ; elle souligne les carences des moyens ; elle oblige à se libérer des accessoires gênants ou inutiles, pour garder le cap. Elle est pour nous une boussole, un garde-fou !

La personne en situation de handicap ne relève donc pas d’une éducation spécialisée mais, comme tout être humain, d’une éducation tournée vers l’essentiel, et cela même si elle est accueillie au sein d’établissements spécialisés, et, a fortiori, si elle a pu être intégrée dans des écoles ordinaires. Cette éducation sera tournée cers l’essentiel quand elle rejoint la nature essentielle de l’homme dans sa diversité, sa complexité, sa grandeur et sa beauté.

Bibliographie

Marie-Hélène Mathieu avec Jean Vanier, Plus jamais seuls – L’aventure de Foi et Lumière, Paris Presses de la Renaissance, 2011.

Jean Vanier, Les signes du temps, Albin Michel, 2012.

Jean Vanier, Toute personne est une histoire sacrée, Plon, 1999.

C. Fino et A. Herbinet, La pédagogie catéchétique spécialisée, Paris Sénevé, 2011.

Henri Bissonier, Pionnier de la Pédagogie catéchétique spécialisée pour les personnes handicapées, Paris Editions Don Bosco, 2011.