Morand Wirth*
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Résumé : C’est une approche historique précise et approfondie que proposent ces pages du Père Wirth. Partout des souvenirs et des textes de Don Bosco, notamment 4 biographies qu’il a lui-même consacrées à des adolescents recueillis au Valdocco, elles explicitent la genèse et la structure du « système préventif », et s’attachent à définir ce « cœur » qu’il convient de « gagner » grâce à une relation éducative appropriée. Qu’est-ce que « l’amorevolezza »qui permet au sujet de sentir qu’il est aimé ? Quelles en sont les embûches, les ambiguïtés, les conditions de validité ? Comment Don Bosco a-t-il, à cet égard, recueilli et mis en œuvre les principes pédagogiques reçus de Saint François de Sales ?
Mots-clés : amorevolezza, cordialité, cœur, relation pédagogique, Saint François de Sales, système préventif
L’affectivité est le monde des sentiments, des émotions, des affections, des passions, qui affectent en profondeur le psychisme humain, ainsi que les relations avec autrui. Les parents, les enseignants, les éducateurs savent que l’enfant est un être affectif, entièrement dépendant de sa relation avec l’adulte qui prend soin de lui. La jeunesse est l’âge des passions fortes, des amitiés intenses, d’une affectivité souvent difficile à contrôler. L’adulte le plus rationnel sait bien que l’affectivité joue beaucoup dans ses relations avec lui-même et avec les autres.
Don Bosco, qui ignorait la psychologie scientifique et la psychanalyse, ignorait également le mot affectivité, mais il avait pleinement conscience de l’importance des sentiments, des passions et des affections dans l’éducation. En 1988, année du centenaire de la mort du grand éducateur turinois (1815-1888), Xavier Thévenot avait traité le thème de l’affectivité en éducation du point de vue de l’anthropologie psychanalytique[1]. Dans ce bref article, en revanche, l’approche se situera plutôt sur le versant de l’histoire et de la spiritualité.
Notre but ne sera pas d’étudier les sources de la pédagogie de Don Bosco[2], mais nous ne pouvons pas omettre de signaler d’emblée les deux inspirations, salésienne et mariale, qui permettent de comprendre ses choix pédagogiques sur le thème de l’affectivité. Dans la figure du saint savoyard François de Sales, il admirait la bonté patiente, la douceur conquérante et l’humanisme[3]. Quant à la dévotion mariale, reçue de sa propre mère Marguerite dès son enfance, et qui l’accompagna durant toute sa vie, elle lui inspira, selon H. Bouquier, « sa manière éducative faite de douceur, de tendresse, de familiarité »[4].
Après avoir rappelé les grandes lignes du système d’éducation de Jean Bosco, on montrera d’abord l’importance et le rôle de l’affectivité dans l’éducation salésienne. En deuxième lieu, on dira que l’affectivité de l’éducateur a besoin d’être libérée des conditionnements négatifs, et que l’affectivité des jeunes a besoin d’être éduquée. Enfin nous nous efforcerons de préciser en quoi consiste la relation affective entre l’éducateur et le jeune, à partir de l’expérience et de la pensée pédagogique de « l’ami des jeunes ».
Le cœur, lieu symbolique d’une triple relation
Au moment de l’inauguration du Patronage Saint-Pierre à Nice en 1877, Don Bosco fut sollicité par ses amis pour qu’il leur fasse connaître son système d’éducation. C’est l’origine de son petit traité intitulé : « Le système préventif dans l’éducation de la jeunesse »[5]. Il y a deux systèmes, explique-t-il : le système répressif et le système préventif. « Le système répressif consiste à faire connaître la loi aux subordonnés, à les surveiller pour découvrir les délinquants et leur infliger quand il y a lieu le châtiment mérité ». Don Bosco préfère le système préventif, qui cherche par tous les moyens à « mettre les élèves dans l’impossibilité de commettre des infractions ». Cet objectif apparemment négatif ‒ la prévention du mal – comporte en fait une tâche éminemment positive : « gagner le cœur » du jeune, de l’enfant, de l’élève. Don Bosco n’a pas inventé le système préventif, mais il l’a proposé comme étant son modèle en éducation, il l’a enrichi de ses propres idées et il l’a pratiqué de manière exemplaire en le propageant partout où ses disciples se multipliaient, hier et jusqu’à aujourd’hui[6].
Mais que veut dire « gagner le cœur » du jeune ? Qu’est ce que Don Bosco veut dire quand il parle de « cœur » ? Et comment veut-il « gagner le cœur » ?
Pour répondre à ces questions, il faut partir de la présentation lapidaire qu’il fait du système préventif quand il affirme : « Ce système s’appuie tout entier sur la raison, la religion et l’affection ». La raison, selon nous, représente la relation de l’homme à lui-même, être raisonnable ; la religion concerne sa relation avec Dieu ; et l’affection, la relation avec les autres, notamment avec le parent ou l’éducateur. En tenant compte de la signification large du mot « cœur » dans la Bible[7], bien connue de Don Bosco, il nous semble que le cœur peut être considéré comme le lieu symbolique de cette triple relation : avec soi, avec Dieu et avec les autres. Chez Don Bosco comme dans la Bible, le cœur, qui désigne le centre intérieur de la personne, déborde la pure affectivité, et pourtant celle-ci colore d’une nuance affective et relationnelle autant la raison que la religion.
L’éducation est tout d’abord une affaire de raison et de bon sens. Le rôle du parent ou de l’éducateur est d’aider le jeune à penser par lui-même, à juger par lui-même si telle chose convient ou ne convient pas, si telle action aura des conséquences positives ou négatives. Selon Don Bosco, le système préventif « forme des élèves réfléchis, auxquels – affirme-t-il – l’éducateur peut à tout moment parler le langage du cœur » ; il ajoute qu’en employant l’« avertissement amical et préventif il le raisonne et parvient le plus souvent à gagner son cœur ». Comme on le voit à travers ces expressions d’une grande simplicité, le cœur est le lieu de la réflexion, mais d’une réflexion qui se laisse interpeller par la démarche amicale de la part de l’éducateur. En éducation, la raison ne peut pas rester « froide », car elle provient du « cœur ».
La dimension centrale de toute éducation selon Don Bosco concerne le sens global et ultime de la vie. La relation avec Dieu suppose une conviction de fond, à savoir que la dimension religieuse est une dimension constitutive de l’être humain. Rien de tel que la religion, affirme Don Bosco avec conviction, pour assurer « la tranquillité du cœur ». Grâce aux sacrements reçus de bonne heure et fréquemment, on empêche « que le démon ne prenne possession du cœur » du jeune. Ici aussi, c’est le cœur qui est le lieu de la relation avec Dieu et on pense spontanément à l’expérience de saint Augustin qui s’adressait à Dieu en lui disant : « Notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en Toi ».
La troisième composante du trinôme salésien est l’amorevolezza, terme italien qui désigne un amour qui se rend visible, aimable, capable d’être perçu comme tel par l’autre. La traduction française du petit traité sur le système préventif de 1877 employait le mot de charité. On pourrait peut-être lui préférer celui de cordialité, terme souvent employé par saint François de Sales pour montrer qu’il ne s’agit pas des manifestations superficielles d’une sympathie naturelle, mais d’un amour qui vient du cœur et se manifeste extérieurement par des gestes et des paroles, comme amour affectif et amour effectif, bienveillance, douceur, patience, attitude amicale, sympathie, participation et compassion. L’amorevolezza a un aspect conquérant car, comme disait encore saint François de Sales, « qui a gagné le cœur de l’homme a gagné tout l’homme »[8].
Don Bosco n’avait pas peur de déclarer son affection pour les jeunes. Dans la dédicace « À la jeunesse » de son manuel de vie chrétienne intitulé Le garçon instruit, il osait écrire : « Mes chers garçons, je vous aime de tout mon cœur, et il suffit que vous soyez jeunes pour que je vous donne toute mon affection. Je puis vous assurer que vous pouvez trouver bien des livres écrits pour vous par des personnes de loin plus vertueuses et plus savantes que moi ; mais difficilement vous trouverez quelqu’un qui plus que moi vous aime en Jésus Christ et qui désire davantage votre bonheur »[9]. Ses modèles d’inspiration sont 1’affection paternelle et maternelle, l’amour fraternel et l’amitié. Son but est d’éliminer les barrières inutiles qui empêchent la communication entre jeunes et adultes. L’« assistance » salésienne, qui se caractérise par la présence vigilante et aimable au milieu des élèves, est une forme et une marque d’affection.
Mais l’originalité de l’affection salésienne réside dans cette affirmation de Don Bosco dans sa fameuse lettre sur « l’amour éducatif » du 10 mai 1884 : « Il ne suffit pas que les jeunes soient aimés, il faut aussi qu’ils se sachent aimés »[10]. Exprimer l’affection par des paroles ou par des gestes et des actes favorise la réciprocité, qui est l’âme de la relation éducative[11]. Comme le dit bien J. Schepens, « l’amour doit devenir, autant qu’il se peut, extérieurement visible et tangible en paroles et en signes, en affection cordiale, en attentions délicates et en intérêt plein de discrétion ». Dans l’esprit de Don Bosco, poursuit cet auteur, « l’efficacité pédagogique, consistant en méthodes et techniques, n’a de sens qu’à l’intérieur de l’affection, dans la rencontre gratuite du jeune et de son éducateur, dans le oui inconditionnel que ce dernier prononce sur la valeur personnelle de celui qui lui est confié. La maîtrise des méthodes et des techniques n’a de signification qu’à l’intérieur d’un cadre plus large et personnalisé »[12].
Don Bosco veut donc des relations familières avec les jeunes, surtout dans les moments de loisirs. « Sans familiarité, dit-il, l’affection ne se prouve pas, et sans cette preuve il ne peut y avoir de confiance » ; « qui veut être aimé doit montrer qu’il aime ». Et il prend l’exemple du professeur que l’on ne voit qu’au bureau, qui est professeur et rien de plus, qui ne partage pas la récréation des jeunes. Au contraire, s’il est présent au milieu de ses élèves, il devient « comme un frère ».
Mais comment se manifeste de manière spéciale cet amour des jeunes ? On lit la réponse dans cette même lettre de Rome où il dit : « Qu’ils soient aimés en ce qui leur plaît, que l’on s’adapte à leurs goûts de jeunes garçons, et qu’ils apprennent ainsi à découvrir l’amour en des choses qui naturellement ne leur plaisent guère, telles que la discipline, l’étude, la mortification personnelle ».
En somme, aimer et se sentir aimés, telles sont les deux conditions nécessaires pour que l’on puisse parler d’une vraie éducation des jeunes, dans le respect de leur juste liberté. Dans sa structure et sa motivation intérieures, le système préventif de Don Bosco est « une pédagogie du cœur », fondée sur une triple relation : avec soi-même, avec Dieu et avec les autres.
L’affectivité de l’éducateur
Les réactions affectives de l’éducateur face aux jeunes peuvent être caractérisées par deux attitudes opposées, toujours présentes : appétit concupiscible et appétit irascible, comme disaient les anciens ; éros et thanatos, comme disait Freud ; plaisir et agressivité, comme nous dirons ici.
Le plaisir
De quel amour veut-on parler quand on dit que l’amour est à la base d’un système d’éducation comme celui de Don Bosco ? L’amour est une réalité complexe qui comprend plusieurs niveaux ou dimensions. Il y a l’attraction naturelle, irréfléchie, liée au plaisir, qui pousse une personne vers une autre (éros). Il y a le sentiment affectueux que nous éprouvons envers nos amis (philia). Il y a le dévouement plein de sollicitude des parents vis-à-vis de leurs enfants (amour maternel et paternel). Il y a l’amour oblatif qui se donne à autrui pour son bien (agapè). En observant le comportement de Don Bosco éducateur, il apparaît évident qu’il a connu ces diverses formes de l’amour.
Don Bosco n’a jamais caché qu’il éprouvait un « amour de prédilection » pour la jeunesse. Au départ de sa carrière, quand son maître spirituel, Joseph Cafasso, lui demandait vers quel type de ministère il se sentait attiré, il répondait qu’il se voyait toujours au milieu d’adolescents et de jeunes. À la fin de sa vie, il a eu peur qu’on interprète mal ses témoignages d’affection envers les jeunes. De plus, il a toujours eu un sens très fort de l’amitié et il a recommandé les bonnes amitiés entre les jeunes. Envers ses jeunes il a ressenti un sentiment paternel et presque maternel, se préoccupant des besoins les plus élémentaires de ses garçons[13].
Mais en fin de compte, on peut dire que c’est l’amour oblatif, gratuit et désintéressé des jeunes qui a dominé dans sa vie, sans préjudice des autres dimensions, qu’il a su intégrer harmonieusement dans sa personnalité unifiée[14]. Comme le rappelle C. Nanni, aimer pour lui et pour ceux qui suivent son enseignement, « c’est vouloir du bien à l’autre, c’est vouloir son bien, en le voulant bien et en le faisant bien »[15].
Don Bosco ne cache pas que le véritable amour des jeunes suppose une ascèse de la part de l’éducateur. Dans son étude basée sur l’anthropologie psychanalytique, Xavier Thévenot a bien mis en lumière le rôle de l’affectivité dans l’éducation salésienne, en indiquant les risques éventuels de la séduction, de la perversion et de la contrainte psychique[16]. En relisant avec cet auteur certains témoignages comme celui de Paul Albera sur l’affection que lui portait Don Bosco, sur sa « puissance affective », sur sa « fascination irrésistible », on serait tenté de suivre les maîtres du soupçon. Mais à y bien regarder, on se rend compte que dans cette affection duale, il y a toujours un troisième élément : l’amour de Dieu, l’agapè[17].
À n’en pas douter, l’affectivité a besoin de « rédemption », c’est-à-dire d’être libérée des dangers qui la menacent ou la suffoquent. Dans sa lettre du 10 mai 1884, Don Bosco ne manque pas de critiquer les éducateurs qui se laissent « ravir le cœur par une créature » et négligent les autres élèves. Il y a aussi ceux qui, par amour de leur bien-être, manquent à leur devoir, et ceux qui, par respect humain, s’abstiennent d’avertir celui qui doit être averti. Quand l’amour véritable faiblit, rien ne va plus.
C’est cet amour, insiste-t-il, qui permet aux éducateurs de supporter les fatigues, les ennuis, les ingratitudes, les contrariétés, les manquements et les négligences des élèves. En d’autres termes, le plaisir est sublimé par l’authentique recherche du bien des jeunes. Doté d’un « sain narcissisme », dit G. Dacquino, Don Bosco se caractérisait surtout par son « oblativité »[18].
L’agressivité
L’autre composante psychique qui intervient dans nos comportements est l’agressivité, qui peut avoir des effets positifs, notamment quand elle s’exerce contre ce qui entrave la vraie liberté de l’individu. Mais quand elle s’exerce contre autrui pour des buts égoïstes, elle fait fausse route. Dans sa lettre de Rome de 1884, Don Bosco critique sévèrement les éducateurs qui travaillent uniquement pour leur gloriole, qui punissent uniquement pour venger leur amour-propre offensé, qui se retirent par une jalousie ombrageuse de l’influence d’un autre, qui critiquent les autres parce qu’ils cherchent à être estimés et aimés des jeunes à l’exclusion des autres.
Don Bosco demande : « Pourquoi remplacer progressivement la méthode qui consiste à prévenir les désordres avec vigilance et amour, par celle, moins onéreuse et plus expéditive à qui commande, qui consiste à promulguer des lois ? »
L’agressivité qui se manifeste naturellement dans certains cas à l’encontre de certains jeunes et de leur comportement a besoin de devenir un amour patient. En effet, éduquer n’est pas une sinécure ; on y fait continuellement l’expérience de la lenteur, des limites et des échecs. Encore une fois, seule l’affection véritable permet aux parents et aux éducateurs de surmonter les inévitables contrariétés de leur « métier ».
Dans les années 1880, on constatait une crise de l’autorité et de la confiance dans les institutions salésiennes. Au cours d’une assemblée générale de la congrégation salésienne en 1880, Don Bosco se lamentait et indiquait le remède inspiré de l’esprit de saint François de Sales : « Certains jeunes ne sont pas bien vus et ne sont pas bien traités par leurs enseignants. D’autres sont abandonnés en classe, on ne s’en occupe plus, ils restent longtemps sans être interrogés, sans que leurs devoirs soient corrigés, etc. D’autres enfin sont mis à la porte de leur classe […]. J’insiste beaucoup pour que ce véritable esprit de douceur et de charité soit mis en œuvre par vous et que l’on fasse tout pour le propager parmi les confrères de nos maisons, spécialement parmi les enseignants »[19].
En fin de compte, c’est l’agapè qui permet à l’éducateur de se garder des pièges du plaisir et de l’agressivité, car pour Don Bosco, elle relève de l’ordre de la grâce ; elle est « charité », comme le dit le texte français du petit traité, dans sa source et dans ses effets. L’amorevolezza salésienne est une expression de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ. Dans son opuscule de 1877 sur le système préventif, Don Bosco affirme que « la clef de ce système est tout entière dans les mots de saint Paul : Charitas benigna est, patiens est, omnia suffert, omnia sperat, omnia sustinet. La charité est affable, est patiente ; elle souffre tout, elle espère tout, et elle supporte tout »[20].
L’affectivité du jeune
Une fois reconnus le rôle et l’importance de l’affectivité en éducation, en particulier chez l’éducateur, comment éduquer l’affectivité des enfants et des jeunes ? Tâchons de répondre à cette question en lisant les biographies que Don Bosco a consacrées à quatre jeunes : Dominique Savio[21], Michel Magon[22], François Besucco[23], et Louis Colle[24].
Dans la ligne de la philosophie classique et scolastique, François de Sales a compté jusqu’à douze « passions » ou réactions émotives involontaires du psychisme ; quand ces émotions deviennent conscientes et volontaires, il les appelle « affections de la volonté »[25]. Nous pouvons nous servir ici de ces catégories, en les groupant par couples antithétiques, en rappelant que pour Don Bosco comme pour François de Sales, toute cette affectivité consciente ou inconsciente, volontaire ou involontaire, a besoin d’être régulée par la raison et surtout par la volonté, qui est la faculté maîtresse[26].
L’amour et la haine
La passion ou affection la plus fondamentale est l’amour provoqué par l’attrait de ce qui plaît. C’est l’amour qui provoque l’émotion la plus profonde, qui suscite le sentiment le plus fort. Il se manifeste de mille manières, par les paroles, mais aussi par les yeux, par les gestes et par les actions. Don Bosco était très attentif à ce qui plaisait aux jeunes, avons-nous dit. Un de ses grands principes en éducation voulait que l’on sache s’adapter autant que possible à leurs goûts en aimant ce qu’ils aiment. Le jeune aime spontanément la liberté, le jeu, le divertissement, ses amis… Michel Magon aimait chanter, crier, courir, sauter, faire du tapage. Le jeune Louis Colle avait « la passion du vrai et du beau, l’amour de l’étude, la méthode et la patiente persévérance d’un travail opiniâtre, mais judicieusement réglé »[27]. Tout en s’adaptant à leurs goûts, Don Bosco voulait apprendre aux jeunes à aller au-delà du plaisir immédiat. Il est parvenu chez les meilleurs à leur faire aimer le « devoir » quotidien, la prière, la confession, Dieu par-dessus tout et le prochain pour l’amour de Dieu.
Les atteintes du mal causent la haine. Sitôt que nous connaissons le mal, nous le haïssons. Pensons à la souffrance physique ou morale, à la maladie et à la mort. Il faut savoir qu’il y a des haines et des aversions instinctives, irrationnelles, inconscientes entre les personnes, comme celles qui existent, dit François de Sales, entre les mulets et les chevaux, entre la vigne et les choux. Don Bosco en avait bien conscience dans son Oratoire, et cherchait par tous les moyens à prévenir les incompatibilités d’humeur. Dominique Savio s’interposa vigoureusement entre deux camarades divisés par une haine mortelle et le désir de vengeance. La haine, par contre, est un sentiment noble quand elle s’exerce contre le mal moral, qu’il faut détester cordialement.
Le désir et la fuite
Le désir est lui aussi une réalité fondamentale de notre psychisme. La vie quotidienne provoque une multiplicité de désirs, parce que le désir consiste dans l’attente d’un bien. Les désirs naturels les plus communs sont ceux qui concernent les biens matériels, les plaisirs, les honneurs. Il y a chez les jeunes des « appétits » de toute sorte, le désir de liberté, et surtout des désirs d’amitié et d’amour. L’éducateur attentif encourage les bons désirs, comme le désir d’étudier, de préparer son avenir, d’améliorer sa conduite. Don Bosco s’est émerveillé devant le désir de certains jeunes d’aimer Dieu par-dessus tout, de s’entretenir avec lui dans la prière, de faire de l’apostolat, voire de souffrir pour l’amour de Dieu, et d’aller au paradis pour être avec le Seigneur.
Quand une personne ou une chose provoque en nous de l’aversion, instinctivement nous prenons la fuite. Pensons encore une fois à la souffrance, à la maladie, et à la mort. Don Bosco apprend aux jeunes à fuir surtout le vice, le scandale, les paroles déplacées, les critiques du prochain, l’oisiveté. Dans ses biographies de jeunes, il décrit avec beaucoup de détails la mort de ses jeunes en montrant comment ils ont surmonté tous les obstacles dans une acceptation pleine d’amour.
La peur et le courage
Si nous pensons qu’il ne nous sera pas possible d’éviter un mal, nous sentons monter en nous la peur. François de Sales a pu écrire que « la peur est un plus grand mal que le mal »[28]. Jean Bosco a été habitué tout jeune à surmonter sa peur[29]. Souvent le jeune a peur du qu’en-dira-t-on, il craint de déchoir dans l’estime de son éducateur ou de son confesseur. Il y a une crainte qui est bonne en soi, qui est la crainte de la sanction, mais elle est bien insuffisante. Il y a par contre une crainte qui est hautement positive, dit Don Bosco avec la Bible, c’est la crainte de Dieu : crainte de ses jugements, crainte de l’offenser par nos actions mauvaises, mais cette crainte elle-même n’est qu’un premier palier, qui devrait nous conduire à l’amour de Dieu, but suprême à viser.
Si nous estimons que nous pouvons éviter un mal qui nous menace, nous éprouvons le sentiment exaltant du courage devant les difficultés qui devraient normalement nous abattre. Dominique Savio a fait preuve d’un courage presque héroïque en séparant deux jeunes prêts à se battre jusqu’au sang ; plus encore en supportant en riant les saignées pratiquées par le médecin durant sa maladie. Don Bosco admira le courage de Michel Magon, le « général de la recréation ». François Besucco a senti en lui un grand courage pour s’adonner aux études, pour remplir ses obligations à l’Oratoire, pour mourir.
L’espoir et le désespoir
L’espoir concerne un bien que l’on pense pouvoir obtenir, comme par exemple le progrès dans les études, l’apprentissage d’un métier, la possibilité de pouvoir gagner sa vie, la santé, l’amélioration de la vie morale, de nouvelles amitiés, etc. Accusé d’une faute qu’il n’avait pas commise, Dominique Savio espérait le pardon de son professeur, parce que c’était la première fois qu’il était accusé ; il espérait surtout entrer dans le « commerce des âmes » qui se faisait à l’Oratoire. Les compagnons qui, avec lui et sous son impulsion, lancèrent une association, nourrissaient l’espoir de devenir « l’édification des jeunes de l’Oratoire et la consolation de leurs supérieurs », ce qui se réalisa effectivement. Quand le rêve de François Besucco de pouvoir aller à l’Oratoire de Turin commença à prendre forme, il se prit à espérer ardemment. Quand il tomba gravement malade, il espérait bien rester fidèle jusqu’à la mort, être l’ami de Dieu, et recevoir son pardon.
Mais quand les espoirs humains sont déçus par la dure réalité, on risque fort de plonger dans le désespoir. Dans les prisons de Turin Don Bosco a rencontré des jeunes en proie au désespoir, prêts à se suicider. Il imitait son maître spirituel, Joseph Cafasso, qui avait « le don de changer le désespoir en espérance vive », au point que les prisonniers se montraient disposés à « livrer leur vie aux mains des bourreaux pour en faire une offrande à Dieu en pénitence pour leurs péchés ». Après un mois à l’Oratoire, Michel Magon était désespéré : il n’arrivait pas à se faire à ce milieu si différent de tout ce qu’il avait connu auparavant, mais Don Bosco l’aidera à sortir de la crise. Souvent on place sa confiance davantage dans les créatures que dans le Créateur, en oubliant que seule l’espérance en Dieu ne déçoit jamais. Don Bosco, éducateur de l’espérance, même au plan humain, n’oublie jamais le fondement ultime de notre confiance en la vie.
La joie et la tristesse
Quand on arrive à posséder une chose que l’on désire ou à être en compagnie d’une personne que l’on aime, on éprouve un sentiment de joie. La sainteté, pour Don Bosco et pour son disciple Dominique Savio, consiste à être toujours joyeux. Quand François Besucco mit les pieds pour la première fois à l’Oratoire, la joie le transporta comme « hors de lui ». Mais Don Bosco tient aussi à nous montrer la joie de ce jeune quand il pouvait rendre service aux autres, parler à Dieu, parler de Dieu et du paradis.
Quand on est privé d’un bien que l’on désire, on tombe facilement dans la tristesse. Don Bosco a vu pleurer Dominique Savio pour la première fois à la mort de son ami Jean Massaglia. À son arrivée à l’Oratoire, Michel Magon a ressenti un grand sentiment de tristesse en voyant tous ses compagnons contents et joyeux ; il éprouva d’abord une forte répugnance pour les pratiques de piété, avant de les fréquenter « avec de grands transports de joie ». Il pleurait en admirant le cours tellement régulier de la lune, en pensant à toutes ses désobéissances… Il y a par conséquent des tristesses qui sont bonnes, enseigne Don Bosco : la douleur pour le mal commis par moi-même ou par les autres. Mais là aussi, l’éducateur avisé indique le moyen de s’en débarrasser.
La colère et le triomphe
Quand on trouve devant soi des obstacles qui nous empêchent d’atteindre ce que nous voulons, la colère s’y oppose avec force pour rejeter et repousser le mal, ou pour s’en venger. On ne peut s’empêcher de ressentir un sentiment de colère en certaines circonstances, par exemple quand on vient me rapporter que quelqu’un a médit de moi ou quand on me contredit. Alors la colère me prend et le sang bouillonne. Parlant de Michel Magon, Don Bosco affirme qu’il se laissait facilement emporter par des accès de colère incontrôlée et qu’il eut souvent besoin d’être rappelé à l’ordre pour arriver à la maîtrise de soi[30]. Cela est encore plus nécessaire pour l’éducateur aux prises avec un jeune insolent qui mérite une sanction : il risque fort de se laisser dominer par la passion. Cependant la colère ou indignation peut avoir des effets positifs quand elle nous porte à nous opposer avec force au mal, au vice, au scandale.
L’assouvissement de la colère contre le mal provoque l’émotion intense du triomphe. Celui qui triomphe ne peut contenir les transports de sa joie. Jean Bosco et ses condisciples de Chieri ont éprouvé ce sentiment enivrant après la victoire sur un saltimbanque trop sûr de ses talents. Mais les meilleurs triomphes et les plus grandes victoires, enseigne Don Bosco, sont ceux que l’on remporte sur les tentations, les vices, les mauvaises habitudes, le respect humain et la peur du qu’en-dira-t-on.
Comme on peut le constater, ces douze « passions de l’âme » et ces douze « affections de la volonté » sont particulièrement intenses durant les années de jeunesse, ce qui requiert de la part de l’éducateur et de l’accompagnateur une attention toute spéciale et un « traitement » approprié.
La relation affective en éducation
En fin de compte, toute l’action éducative repose sur le type de relation qui réussit à s’établit entre l’éducateur et le jeune[31]. C’est ce que l’on peut constater en lisant la vie des jeunes que Don Bosco a accompagnés, depuis leur première rencontre jusqu’au terme de leur parcours.
La rencontre
La première rencontre de Don Bosco avec un jeune laissait souvent dans l’esprit de l’un et de l’autre un souvenir ineffaçable. Quand il commence son engagement auprès de la jeunesse abandonnée à elle-même, le 8 décembre 1841, date-symbole de la naissance de l’Oratoire, son choix est fait entre la colère et l’amorevolezza. Il raconte dans ses Souvenirs autobiographiques sa rencontre avec un certain Barthélemy Garelli, adolescent brutalisé et incompris. Don Bosco s’approcha de lui et lui parla, racontera-t-il, « avec toute l’amorevolezza dont j’étais capable »[32].
Dans le récit de la première rencontre avec Dominique Savio et son père, c’est la confiance mutuelle qui est soulignée : « Qui es-tu, lui dis-je, d’où viens-tu ? – Je suis Dominique Savio, répondit-il, et nous arrivons de Mondonio. Je le pris alors à part, et, nous étant mis à parler de ses études et de la vie qu’il avait connue jusqu’alors, nous sommes aussitôt entrés en pleine confiance, lui avec moi, moi avec lui »[33].
La rencontre de l’éducateur de Turin avec Michel Magon, un soir de brouillard dans la gare de Carmagnola, a des teintes romantiques. Ici c’est le jeune chef de bande qui prend le premier la parole avec une certaine agressivité pour se débarrasser de cet intrus : « Qui êtes-vous pour vous mêler de nos jeux ? – Je suis ton ami. – Que voulez-vous de nous ? – Je veux, si cela ne vous dérange pas, m’amuser et jouer avec toi et tes camarades. – Mais qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. – Je te répète que je suis ton ami. Je désire faire un bout de récréation avec toi et avec tes camarades. – Mais toi, qui es-tu ? – Moi ? Qui je suis ? Je suis, continua-t-il d’une voix grave et sonore, le général de ce terrain, Michel Magon »[34].
La simplicité presque naïve caractérise au contraire la première rencontre de Don Bosco avec le « petit pâtre des Alpes » : « Qui es-tu ? lui dis-je amicalement. – Je suis François Besucco de l’Argentera. – Quel âge as-tu ? – J’ai bientôt quatorze ans. – Es-tu venu pour étudier ou pour apprendre un métier ? – Je désire beaucoup faire mes études »[35].
La relation dépend beaucoup d’une première rencontre où l’éducateur prend en compte l’affectivité du jeune, sans oublier la sienne propre.
Les attentes du jeune
Dès la première rencontre, Don Bosco s’enquiert des désirs et des attentes de l’adolescent qu’il a devant lui.
Quelles étaient les attentes du jeune Barthélemy, orphelin analphabète ? Il ne le dit pas, mais dès qu’il a compris que ce prêtre lui veut du bien et qu’il peut avoir confiance en lui, il se montre prêt à accepter ses propositions et à suivre ses instructions. Bientôt arriveront d’autres jeunes, sans doute amenés par Barthélemy, conquis par l’amorevolezza de Don Bosco.
Dans le cas de Dominique, les choses sont claires dès le départ. Il désire être admis à l’Oratoire et étudier. Mais en lui il y a quelque chose de plus. Quand Don Bosco lui dit qu’il a trouvé en lui de la bonne étoffe, Dominique lui répond aussitôt : « Je suis donc l’étoffe. Vous, soyez le tailleur. Prenez-moi donc avec vous et vous ferez un bel habit pour le Seigneur »[36].
Michel ne sait pas ce qu’il veut faire plus tard, mais il veut éviter la prison où sont déjà plusieurs de ses camarades. Mais que faire et comment faire ? Son père est mort et sa mère est pauvre. Don Bosco accepte de le prendre à l’Oratoire. À partir de ce moment, écrit son biographe dans le même style fougueux que Michel manifestait dans son tempérament, il « brûla d’impatience de venir à Turin. Il s’imaginait jouir des délices du paradis terrestre, et devenir maître des trésors de toute la capitale »[37].
Quant à François, lui aussi avait un très grand désir d’étudier. De plus, il a rêvé depuis toujours « d’embrasser l’état ecclésiastique ». Il en a parlé avec son parrain, en qui il a placé toute sa confiance, tellement qu’en pensant à son bienfaiteur, il se prend à verser des larmes de reconnaissance. Don Bosco ne peut s’empêcher d’admirer sa grande « sensibilité pour les bienfaits reçus ».
Ces quelques exemples rappellent que l’adolescent porte en lui des désirs, des attentes, souvent aussi des peurs et des incertitudes, que l’éducateur attentif cherche à connaître.
Les crises de jeunesse
Dans les trois biographies de ces jeunes arrivés à l’Oratoire, Don Bosco décrit les moments critiques que chacun d’eux a traversés. La crise varie selon l’histoire et la personnalité de chacun des protagonistes[38].
Pour Dominique ce fut une crise mystique. Après avoir entendu une exhortation à la sainteté, l’adolescent s’enflamme pour cet idéal héroïque. « Pendant quelques jours, écrit Don Bosco, il ne dit rien, mais il était moins enjoué que d’habitude, si bien que ses camarades s’en aperçurent et moi aussi. Je supposais qu’il avait de nouveau des ennuis de santé, et je lui demandai s’il souffrait de quelque malaise ». Don Bosco intervient en lui recommandant de ne pas fuir les réalités concrètes de la vie : « Je le félicitai pour sa résolution, mais je lui demandai de ne pas s’emballer, parce que l’on ne reconnaît pas la voix du Seigneur quand l’âme est inquiète. Au contraire, je voulais avant tout une gaieté habituelle et contenue. Et tout en lui conseillant de persévérer à faire son devoir, qu’il s’agisse d’étude ou de piété, je lui recommandai de ne jamais se dispenser de prendre part à la récréation avec ses camarades »[39].
La crise de Michel fut d’ordre moral. Lui, l’ancien chef de bande de Carmagnola, sentait le poids de la culpabilité, ce qui lui fit dire à Don Bosco : « Mes compagnons, qui sont déjà bons, pratiquent la religion, et deviennent encore meilleurs ; et moi, vaurien, je ne peux pas y participer, et cela me crée de grands remords et des inquiétudes. […] Je me trouve dans un grand embarras ». Don Bosco ne précipite pas les choses ; il laisse mûrir le problème avant d’intervenir de manière décisive : « Cher Magon, j’aurais besoin que tu me fasses un plaisir, mais je ne voudrais pas un refus de ta part. […] J’aurais besoin que tu me laisses pour un instant maître de ton cœur, et que tu me dises la raison de cette mélancolie qui te travaille depuis quelques jours ». La crise fut résolue par une grande ouverture du cœur et une confession sincère de ses fautes[40].
L’arrivée du petit montagnard François à l’Oratoire de Turin provoqua chez lui une crise qu’on peut appeler culturelle. Il est déphasé par rapport à ce milieu totalement nouveau pour lui, où la dimension spirituelle prédominante tient compte aussi des autres dimensions de la vie des jeunes. Après avoir évoqué leur premier entretien, Don Bosco écrit : « Quelques jours après notre premier entretien, il vient à moi tout déconfit. – Qu’as-tu, mon cher enfant ? lui dis-je. – Je me trouve ici, répondit-il, au milieu de tant de compagnons bons et vertueux et je voudrais devenir comme eux, mais je ne sais comment faire et j’ai besoin de votre secours, mon Père. – Je veux bien t’aider de tous mes moyens. Mais pour commencer, tâche de pratiquer trois choses et puis tout ira bien ». Don Bosco lui indique alors les trois points essentiels du programme de la maison : joie, étude, piété[41].
Dans tous les cas évoqués, l’attitude salésienne consiste à être attentif aux états d’âme de l’adolescent, à percevoir ses changements d’humeur, les symptômes de crise, et à intervenir au moment opportun.
L’accompagnement au quotidien
Après la première rencontre et les premières expériences, la relation éducative continue et se développe autant que faire se peut. Dans le cadre de la maison de l’Oratoire, elle débouche facilement sur la direction spirituelle et le sacrement de la confession[42].
Les rencontres personnelles sont brèves, car le directeur de l’Oratoire s’occupe de plusieurs centaines d’étudiants et d’apprentis, sans compter toutes les autres occupations qui le tenaillent. Une seule fois – et ce sera un tel événement dans sa vie qu’il l’écrira à son père – Dominique a pu parler avec Don Bosco seul à seul pendant près d’une heure. Mais Don Bosco utilisait volontiers les moments de récréation pour glisser un mot, un conseil, un encouragement dans l’oreille des jeunes : on appelait cela « le petit mot à l’oreille ». Le soir, après le petit discours affectueux à toute la communauté rassemblée, les élèves allaient le saluer et il en profitait pour glisser éventuellement à chacun un mot personnel, mais souvent un simple regard suffisait pour communiquer et se comprendre.
Sur quels sujets portait la communication ? Don Bosco s’intéressait à toute la vie de l’élève, en commençant par la santé, la famille, les études, les amitiés, l’avenir et la vocation, avant de déboucher sur les questions morales et spirituelles.
On ne peut donc que souscrire à cette affirmation de G. Dacquino qui a pu dire que la méthode éducative de Don Bosco se basait sur « la relation affective entre l’éducateur et l’éduqué »[43].
L’éducation, une affaire de cœur ?
Dans une circulaire salésienne de 1883 on lit cette phrase attribuée à Don Bosco qui semble résumer au mieux ce que nous venons d’exposer dans les pages précédentes : « Rappelez-vous que l’éducation est une affaire de cœur » [44]. Une telle déclaration ne se comprend bien que si on rappelle encore une fois le sens du mot « cœur » comme le lieu symbolique d’une triple relation : avec soi-même, avec Dieu et avec les autres.
Après avoir considéré l’importance de l’affectivité dans l’éducation salésienne, on ne peut s’empêcher de penser à celui qui a inspiré la méthode de Don Bosco : François de Sales, qui se proclamait comme l’être « le plus affectif du monde »[45]. Au début de son ministère Don Bosco avait choisi ce mot d’ordre : « La charité et la douceur de saint François de Sales me guideront en toute chose ». Son approche des jeunes serait caractérisée par ce qu’on peut appeler le tact pédagogique salésien, qui respecte la personnalité et l’expérience du jeune. C’est pourquoi aussi le système préventif de Don Bosco encourage l’expression du jeune dans le jeu, la musique, le chant, le théâtre, les excursions et tout ce qui généralement plaît aux jeunes[46].
L’éducation, une affaire de cœur ? Il nous semble que c’est autour de la notion de « cœur », entendu au sens le plus commun et de surcroît biblique, que le problème de l’éducation s’est posé à lui. Le cœur, siège de l’amour, mais aussi de la volonté libre et raisonnable, et du désir de Dieu, représente l’intériorité de la personne, le centre de son être. L’éducation et la formation telles que les envisage Don Bosco apparaissent comme une tentative en vue d’une action en profondeur, non en vue d’un dressage qui ne s’intéresse qu’à la « correction » extérieure.
C’est à partir de ce centre qu’est le cœur de l’homme que l’on peut espérer « gagner tout l’homme », dans la totalité des relations qui le caractérisent : avec lui-même, avec les autres au plan social et interpersonnel, et au plan spirituel avec Dieu[47]. La pédagogie humaniste de François de Sales et de Don Bosco est une pédagogie qui part du cœur humain, et qui de là, de ce point central, part à la conquête de l’être dans la totalité de ses manifestations extérieures. Elle ne néglige aucune des expressions de son humanité.
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Pour citer cet article
Référence électronique :
Morand Wirth, « Affectivité et éducation chez Don Bosco », Educatio [En ligne], 3 | 2014, mis en ligne juillet 2014. URL : https://revue-educatio.eu
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* Université salésienne, Rome
[1] Voir L’affectivité en éducation, dans G. Avanzini et alii, Education et pédagogie chez Don Bosco, Colloque interuniversitaire (Lyon, 4-7 avril 1988), Paris, Fleurus, 1989, p. 233-254.
[2] Jean Bosco, prêtre italien du XIXe siècle (1815-1888), est à l’origine de nombreuses initiatives et fondations en faveur de la jeunesse : une œuvre d’éducation populaire appelée oratorio, une congrégation religieuse qui porte le nom officiel de Société Saint-François-de-Sales (Salésiens de Don Bosco), un Institut féminin (Salésiennes de Don Bosco), une Union de Coopérateurs laïques, et d’autres. Sur sa personnalité et sa vie, voir F. Desramaut, Don Bosco en son temps, Turin, SEI, 1996 ; sur l’histoire des institutions qu’il a lancées dans le monde, voir M. Wirth, Don Bosco et la Famille salésienne. Histoire et nouveaux défis (1815-2000), Paris, Éditions Don Bosco, 2002.
[3] Voir M. Wirth, François de Sales et l’éducation. Formation humaine et humanisme intégral, coll. « Sciences de l’éducation » dirigée par G. Avanzini, Paris, Éditions Don Bosco, 2005.
[4] H. Bouquier, Don Bosco éducateur, Paris, P. Téqui, 1950, p. 107.
[5] Voir La méthode préventive dans l’éducation de la jeunesse, dans Saint Jean Bosco, Textes pédagogiques, traduits et présentés par F. Desramaut, Éditions du Soleil Levant, Namur, 1958, p. 143-153. Les textes pédagogiques les plus importants de Don Bosco en langue originale ont été publiés en édition critique par P. Braido (éd.), Don Bosco educatore. Scritti e testimonianze, Roma, LAS, 2005. Les Memorie dell’Oratorio de Don Bosco sont en fait des souvenirs autobiographiques ayant une forte connotation pédagogique ; voir en français Saint Jean Bosco, Souvenirs autobiographiques, Paris, Éditions Don Bosco, 2007.
[6] La meilleure étude sur le système préventif de Don Bosco est de P. Braido, Prevenire, non reprimere. Il sistema educativo di Don Bosco, 3e éd. revue et augmentée, Rome, LAS, 2000 (en anglais : Prevention, not Repression. Don Bosco’s Educational System, Bengaluru, Kristu Jyoti Publications, 2013). Il existe une version abrégée, publiée précédemment en français : P. Braido, L’expérience pédagogique de Don Bosco, Rome, LAS, 1990. Voir également X. Thévenot (éd.), Éduquer à la suite de Don Bosco, Paris, Cerf/Desclée de Brouwer, 1996 ; J. Schepens, Affectivité, rationalité, sens de la vie. Le trinôme salésien : raison, religion, affection, réactualisé dans le langage contemporain, Horizons salésiens 12, Paris, Éditions Don Bosco, 2001 ; S. Boy, La pédagogie de Don Bosco : sources, expansion et actualité. Résultats d’une enquête en France et en Belgique, Paris, Éditions Don Bosco, 2001 ; F. Motto, Un système éducatif toujours d’actualité, Paris, Éditions Don Bosco, 2003 ; J.-M. Petitclerc, La pédagogie de Don Bosco en 12 mots-clés, Paris, Editions Don Bosco, 2012. On lit encore avec plaisir et profit A. Auffray, La pédagogie d’un Saint, 4e éd., Lyon/Paris, Librairie E. Vitte, 1952. En italien : F. Casella, L’esperienza educativa preventiva di Don Bosco, Rome, LAS, 2007 ; C. Nanni, Educare con Don Bosco alla vita buona del Vangelo, Leumann (Turin), Elle Di Ci, 2012. En anglais : A. Lenti, Don Bosco : History and Spirit, t. I-VII, Rome, LAS, 2007-2010 (en particulier le chapitre Don Bosco Educator and Spiritual Master, t. III, p. 135-178). En espagnol : J. M. Prellezo, Educar con Don Bosco. Ensayos de pedagogía salesiana, Madrid, Editorial CCS, 1997.
[7] Dans la Bible, on dit que le cœur pense, réfléchit, veut, désire, aime…
[8] Introduction à la vie dévote, IIIe partie, chapitre 13.
[9] Voir Le garçon instruit de la pratique de ses devoirs de piété chrétienne, dans Jean Bosco, Écrits spirituels. Textes présentés par Joseph Aubry, Paris, Nouvelle Cité, 1979, p. 119.
[10] Cf. Saint Jean Bosco, Textes pédagogiques, p. 160.
[11] Déjà saint François de Sales avait dit à ses premières religieuses visitandines, dans l’entretien « De la cordialité » : « Il faut pourtant tâcher de rendre autant que possible les témoignages extérieurs de notre affection » ; « il faut témoigner que nous aimons nos Sœurs et nous plaisons avec elles, pourvu que la sainteté accompagne toujours les témoignages que nous leur rendons de nos affections ». Voir le Recueil des Entretiens spirituels, dans Saint François de Sales, Œuvres. Textes présentés et annotés par A. Ravier avec la collaboration de R. Devos, Bibliothèque de la Pléiade, s. l., Gallimard, 1969, p. 1114.
[12] J. Schepens, Affectivité, rationalité, sens de la vie. Le trinôme salésien : raison, religion, affection, p. 8-9.
[13] Voir le chapitre curieusement intitulé « La paternalità » pour la distinguer de la paternité biologique, dans G. Dacquino, Psicologia di Don Bosco, Torino, Società Editrice Internazionale, 1988, p. 96-131.
[14] On pourrait lui appliquer ce que dit Benoît XVI sur éros et agapè dans son Encyclique Deus caritas est : « En réalité, éros et agapè – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature de l’amour en général. Même si, initialement, l’éros est surtout sensuel, ascendant – fascination pour la grande promesse de bonheur –, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui-même, il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se préoccupera toujours plus de l’autre, il se donnera et il désirera “être pourˮ l’autre » (n. 7).
[15] C. Nanni, Educare con Don Bosco, p. 47-48.
[16] X. Thévenot, L’affectivité en éducation, dans G. Avanzini et alii, Education et pédagogie chez Don Bosco, p. 234-235. Voir à ce sujet T. Le Goaziou, La relation éducative selon Xavier Thévenot, Paris, Éditions Don Bosco, 2012.
[17] Le témoignage de Paul Albera est cité par C. Nanni, Educare con Don Bosco, p. 51-53.
[18] Voir le chapitre consacré à ce thème dans G. Dacquino, Psicologia di Don Bosco, p. 172-214.
[19] Cité dans F. Desramaut, Don Bosco en son temps, p. 1209.
[20] Voir le texte français dans Inauguration du Patronage de S. Pierre à Nice Maritime. But de l’Œuvre exposé par Mr l’abbé Jean Bosco, avec appendices sur le système préventif pour l’éducation de la Jeunesse, San Pier d’Arena/Turin/Nice Maritime, 1877, p. 53. Le texte a été reproduit par le « Centro Studi Don Bosco » de l’Université Pontificale Salésienne, dans G. Bosco, Opere edite, t. XXVIII, Roma, LAS, 1977, p. 431. Les Opere edite rassemblent en trente-huit volumes d’environ 500 pages chacun les œuvres publiées par Don Bosco entre 1844 et 1888. La citation de saint Paul est tirée de la première lettre aux Corinthiens, chap. 13, v. 4-7.
[21] Saint Jean Bosco, Saint Dominique Savio 1842-1857. Introduction, traduction et notes de F. Desramaut, 4e éd. revue et corrigée, Paris, Apostolat des Éditions, 1978.
[22] Voir La vie de Michel Magon, dans Saint Jean Bosco, Textes pédagogiques, traduits et présentés par F. Desramaut, p. 47-138.
[23] Voir une ancienne traduction française du livret : J. Bosco, Le petit pâtre des Alpes, ou Vie du jeune François Besucco d’Argentera, Nice, Imprimerie du Patronage de Saint-Pierre, 1883.
[24] Biographie du jeune Louis Fleury Antoine Colle par Jean Bosco, prêtre, Turin, Imprimerie salésienne, 1882. Louis Colle était le fils d’un grand ami et bienfaiteur, mort à Toulon à l’âge de dix-sept ans. Le livre a été rédigé directement en français, avec l’aide de son secrétaire, l’abbé Camille Henri de Barruel. Voir une reproduction de cette biographie dans G. Bosco, Opere edite, t. XXXII, Roma, LAS, 1977, p. 419-545.
[25] Traité de l’amour de Dieu, livre I, chapitres 3 et 5. Voir le chapitre « L’âme avec toutes ses passions », dans M. Wirth, François de Sales et l’éducation. Formation humaine et humanisme intégral, p. 239-251 ; et le chapitre « Le cœur : volonté, amour et liberté », ibid., p. 267-280.
[26] François de Sales affirme « que pour la beauté de la nature humaine Dieu a donné le gouvernement de toutes les facultés de l’âme à la volonté » (Traité de l’amour de Dieu, livre I, chapitre 1). Mais la volonté est elle-même une faculté affective, qui se met en mouvement quand elle est attirée par un bien ; ce mouvement provoqué par l’attirance s’appelle l’amour. Dans la biographie du jeune Louis Colle, Don Bosco critique les éducateurs qui négligent le rôle de la volonté, « l’unique source du véritable amour, dont la sensibilité n’est qu’une trompeuse image ». Voir Biographie du jeune Louis Fleury Antoine Colle, p. 24 (= G. Bosco, Opere edite, t. XXXII, p. 442).
[27] J. Bosco, Biographie du jeune Louis Fleury Antoine Colle, p. 82 (= G. Bosco, Opere edite, t. XXXII, p. 500).
[28] Lettre à la baronne de Chantal (fin juillet ou commencement d’août 1606), dans Œuvres de Saint François de Sales, t. XIII, Lyon/Paris, E. Vitte, p. 211.
[29] Son biographe raconte l’histoire d’un bruit étrange au grenier qui terrorisait tout le monde, excepté le petit Jean (voir G.B. Lemoyne, Memorie biografiche di Don Giovanni Bosco, vol. I, S. Benigno Canavese, Scuola tipografica libraria salesiana, 1898, p. 83-87). Il eut vraiment peur pour la première fois de sa vie, dit-il, quand il entendit dans la nuit la voix de son ami Louis Comollo, mort le jour précédent : « Ma peur et mon épouvante furent telles que je tombai gravement malade et parvins aux portes du tombeau » (Saint Jean Bosco, Souvenirs autobiographiques, p. 113).
[30] Voir Saint Jean Bosco, Textes pédagogiques, p. 98.
[31] Voir sur ce sujet une étude sur la relation éducative pratiquée dans l’Institut des Sœurs salésiennes : P. Ruffinatto, La relazione educativa. Orientamenti ed esperienze nell’Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice, Rome, LAS, 2003. Voir également B. Bordignon, La relazione educativa in Don Bosco, article à paraître dans la revue « Rassegna CNOS ».
[32] Cf. Saint Jean Bosco, Souvenirs autobiographiques, p. 134. Le traducteur a rendu l’expression tout simplement par : « le plus gentiment possible ».
[33] Saint Jean Bosco, Saint Dominique Savio, p. 53-54.
[34]Saint Jean Bosco, Textes pédagogiques, p. 56.
[35] J. Bosco, Le petit pâtre des Alpes, ou Vie du jeune François Besucco d’Argentera, p. 61.
[36] Saint Jean Bosco, Saint Dominique Savio, p. 50.
[37] Saint Jean Bosco, Textes pédagogiques, p. 60. La ville de Turin était alors la capitale du royaume de Piémont-Sardaigne.
[38] Sur les crises des jeunes voir l’Introduction d’A. Giraudo, dans G. Bosco, Vite di Giovani. Le biografie di Domenico Savio, Michele Magone e Francesco Besucco, Roma, LAS, 2012, p. 29-30.
[39] Saint Jean Bosco, Saint Dominique Savio, p. 62.
[40] Voir le chapitre « Difficultés et réforme morale », dans Saint Jean Bosco, Textes pédagogiques, p. 65-68.
[41] J. Bosco, Le petit pâtre des Alpes, ou Vie du jeune François Besucco d’Argentera, p. 63-64.
[42] Voir sur ce point F. Desramaut, Saint Jean Bosco directeur d’âmes, dans Études sur l’action pédagogique et sociale de saint Jean Bosco, « Cahiers salésiens » 16-17 (avril-octobre 1987) 145-193.
[43] G. Dacquino, Psicologia di Don Bosco, p. 133.
[44] Voir J. M. Prellezo (éd.), Dei castighi da infliggersi nelle case salesiane (1883). Una circolare attribuita a Don Bosco, dans P. Braido (éd.), Don Bosco educatore. Scritti e testimonianze, p. 332.
[45] Lettre à la Mère de Chantal (Annecy, 1620 ou 1621), dans Œuvres de Saint François de Sales, t. XX, Lyon/Paris, E. Vitte, p. 216.
[46] Voir à ce sujet P. Gonsalves, Don Bosco’s expressive system. An alternative perspective for a communication age, « Salesianum » 71 (2009) 651-694.
[47] Voir dans le même sens : J. Ayers, The « Salesianity » That Wins All Hearts, in «Journal of Salesian Studies» III/2 (Fall 1992) 1-22. On y lit à la page 20 : « In practice, winning hearts by kindliness is the core of Salesianity, whether we read this in the life and work of Francis of Sales or in Don Bosco’s ministry among the poor children of Italy ».