La relation éducative affectée

Eclairages cliniques et philosophiques sur les pannes de la relation éducative entre adultes et adolescents

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Ilaria Pirone*, François Le Clère**

Résumé : Les travaux présentés dans cet article analysent les ratages éducatifs du quotidien, non pas comme une crise, mais comme l’impossibilité des adultes et des adolescents à s’inscrire dans une relation. Ces impasses sont analysées non pas comme des passages et des remaniements, mais comme l’expression d’une panne » caractérisant la « crise contemporaine de la relation éducative ». Nos dispositifs de recherche respectifs, construits à partir des approches cliniques d’orientation psychanalytique, nous amènent à penser comment la « panne narrative » des adolescents (Ilaria Pirone) produit en écho une « panne des interprétations » adultes (François Le Clère). Ces situations marquées par l’esquive du rapport intersubjectif adulte-adolescent, génèrent des tensions entre le désir adolescent et le désir éducatif, et brouillent la capacité des adultes à se positionner.

Mots clés : adolescence, clinique du lien éducatif, dispositifs pédagogiques.

Introduction

Nous souhaitons ici réfléchir sur certaines difficultés actuelles des relations éducatives entre adultes et adolescents[1]. Chercheurs au Laboratoire de Sciences de l’éducation de l’Université de Paris, notre équipe tente d’analyse ce qui affecte cette relation éducative et pédagogique en lien avec ce que nous définirons comme « crise du contemporain ». Nous nous appuierons ici sur les analyses d’Hannah Arendt (1954) sur la crise de la culture, mais aussi sur la notion de « contemporain » de Giorgio Agamben (2008), afin d’interroger l’idée même de crise si souvent employée quand la difficulté se présente : « crise adolescente », « crise d’autorité », « crise institutionnelle ». Nous souhaitons montrer comment nos dispositifs de recherche respectifs, construits par les approches cliniques d’orientation psychanalytique de recherche, nous amènent à opérer un déplacement sémantique en introduisant la métaphore de la « panne » pour parler de la « crise du contemporain ».

Les résultats des travaux de recherche menés par Ilaria Pirone au sein d’un collège de la Seine Saint Denis permettront de proposer une première analyse sur le rapport des adolescents à la construction narrative. L’analyse du corpus des récits produits par les élèves de trois classes de troisième – corpus composé par des récits scolaires autobiographiques, ainsi que des récits produits dans un atelier d’écriture suivi de groupe de parole (Gavarini,2009) – amènent à penser l’idée de panne narrative des adolescents. Elle permet de réinterpréter certaines difficultés de la construction narrative de ces adolescents, en les considérant comme points d’achoppement du processus de subjectivation. En contre-point, la mise en place d’un atelier cinématographique comme dispositif groupal de recherche a permis, par la construction collective d’un récit de fiction (Pirone, 2010), de soutenir la parole adolescente et la reconnaissance des places respectives entre adolescents, et entre adultes et adolescents. Une seconde démarche de recherche, menée par François Le Clère, au niveau des équipes et des institutions analysera ce qu’il situe du côté d’une panne des interprétations adultes face aux adolescents dits « décrocheurs ». Ce dispositif de recherche, appuyé sur des groupes d’analyse de la pratique, nous amènent à penser, cette fois, la sidération adulte et la manière dont elle met la relation éducative en panne dans le domaine intersubjectif. Il semblerait qu’il y ait une difficulté à soutenir une relation dans la durée et à supporter les adolescents. Cette difficulté pourra s’analyser au niveau pédagogique par l’attaque des liens de transmission, et au niveau des cadres institutionnels par l’impossibilité des adultes à mettre en place des référents organisateurs (Pinel, 2001).

Nous tenterons donc de proposer quelques pistes d’interprétation clinique de ce qui dans le contemporain affecte la relation éducative, en soulignant d’abord la difficulté de la rencontre. Cet affectif dont se défendent tant les professionnels ne serait pas tant du côté d’une relation dans le « trop proche », mais en tant qu’elle ne s’élabore pas dans une rencontre adulte-adolescent asymétrique et inscrite dans des cadres symboliques.

Panne de la narrativité adolescente : d’une parole sans adresse

Le recueil d’écrits scolaires et les entretiens non-directifs d’élèves de collège définis par l’institution comme étant « en difficulté », nous a portés à l’hypothèse qu’un certain nombre de difficultés d’expression langagière, à l’oral comme à l’écrit, pouvaient êtres mises en relation avec une difficulté plus générale, liée aux processus de construction narrative. Nous soutenons l’idée que l’analyse des pratiques langagières narratives des adolescents permet de penser leur processus de subjectivation. Ilaria Pirone [2]a donc décidé de continuer à explorer cette idée dans sa thèse, et en décidant de surcroît d’investir le terrain de sa recherche avec un ensemble de questions liées au rapport au récit des élèves «en difficulté » : Comment ces adolescents parlent et racontent ? Comment ils se racontent ? Qu’est-ce qu’ils racontent ? Qu’est-ce qu’ils nous racontent, à « nous » les adultes-chercheurs ?

Ses expériences de recherche avec les adolescents et sa formation lui ont permis d’apercevoir l’enjeu narratif du passage adolescent, et de le penser comme un passage ontologico-narratif de l’existence. Les transformations pubertaires, qui comportent une sorte de « révolution » psychique et physique, poussent le sujet à une nouvelle construction identitaire, le mettant en position de devoir créer un nouveau rapport à soi et au monde. C’est une opération constitutive de ce passage de l’existence qui doit permettre au sujet de transiter d’une position infantile à une position de sujet adulte. Dans un champ sémantique plus proche de l’herméneutique, qualifier cette transition comme un passage ontologico-narratif met la focale sur l’enjeu existentiel de cette phase de la vie, avec la question ontologique fondamentale qui soutient le processus identitaire de l’opération adolescente, le « qui suis-je ? ».

La recherche d’une réponse à cette question, d’un point de vue herméneutique, implique que le sujet doit pouvoir se raconter et doit pouvoir adresser son histoire aux autres. Il s’agit de ce que l’on pourrait qualifier comme l’enjeu narratif de cette transition. Le surgissement de la question ontologique rend nécessaire, dans le processus de subjectivation adolescent, une sorte de construction narrative du sujet, comme la recherche d’une réponse possible, que seule une forme de fictionnalisation pourrait donner. Ces notions propres à une approche herméneutique de l’existence traduisent ce qui, dans un autre champ sémantique, propre à la psychanalyse, est défini comme le « processus de subjectivation adolescent », c’est-à-dire le processus, qui, selon la définition de Raymond Cahn (1998), traduit la capacité ou l’incapacité d’accéder à une position de sujet.

Il s’agit donc de relire le passage adolescent en passant par la structure narrative, et de le penser comme un processus subjectif de narrativisation. La structure narrative ouvre à trois dimensions: le temps, l’altérité et la fiction. C’est par ces trois dimensions que nous pouvons analyser l’enjeu narratif de l’opération adolescente, dans son rapport au temps, à l’autre, autre que soi, mais aussi, au sens ricœurien, de soi-même comme un autre. Affirmons que le processus de construction identitaire adolescente peut être analysé comme un temps de subjectivation temporelle et de fictionnalisation.

L’hypothèse qui a soutenu la mise en place de ses dispositifs de recherche était l’idée de relire les difficultés linguistiques liées aux processus de construction narrative des adolescents tant dans leur expression orale, qu’écrite, tant du côté de la « forme » que du côté du « contenu », et essayer de comprendre ce que ces difficultés, ces processus « entravés », permettent d’entendre du sujet-adolescent. Elle a fait le choix de focaliser son terrain sur la classe de troisième au collège, un choix qui s’explique pour des raisons de différents niveaux. Il y a une raison « didactique » : en français, le travail d’écriture au collège est construit sur une progression autour de la pratique langagière narrative de construction de récit. Il s’agit donc d’une progression qui commence en sixième et se termine en troisième par l’autobiographie[3]. La classe de troisième constitue donc l’ultime étape du travail scolaire sur le récit et l’élève doit donc être en mesure d’écrire sur soi, de se raconter. Il s’agit d’un exercice scolaire, qui peut sembler, d’un point de vue didactique, paradoxal, mais qui devient très intéressant dans notre perspective, puisqu’il est requis chez les adolescents en pleine quête identitaire.

Cette « injonction scolaire » à se raconter rencontre donc un processus de remaniement identitaire en cours, ce qui demande tout un travail de subjectivation. Il s’agit d’adolescents qui ont entre 14 et 16 ans (pour les élèves redoublants), ils sont donc, d’un point de vue du développement, dans un temps post-pubertaire. Ce sont des adolescents qui doivent déjà apprendre à « faire » et à « être » avec un nouveau corps, ou avec un corps en plein processus de transformation, avec tout ce que cette métamorphose comporte, comme la rencontre de l’autre sexe, la re-invention de sa propre histoire, le travail pour être reconnu en tant que « devenant adulte ». A l’école, ce passage de la vie n’est pas seulement marqué par ces transformations subjectives, mais aussi par une question « sociale » : les élèves se trouvent à devoir « choisir » leur « orientation » scolaire, ce qui sous-entend le fait qu’ils doivent «s’imaginer » un avenir professionnel, ils doivent donc être en mesure de se projeter dans un avenir (Gavarini, 2010). Le sujet est par conséquent confronté à une transition complexe tant d’un point de vue psychique que social, qui demande ce travail de subjectivation temporelle et de remaniement de sa place projetée dans la société.

Cette recherche concerne trois classes de troisième très différentes, situées dans deux collèges (le Collège Voltaire en Seine Saint Denis et le Collège Dante à Paris), mais les résultats concernent surtout les élèves les plus en difficulté de la classe de « troisième J » du Collège Voltaire. Un même dispositif de recherche « à trois temps » a été réalisé avec ces trois classes : un temps d’observation non-participante de la séquence du cours de français consacrée à l’autobiographie, un temps de recueil des récits autobiographiques produits par les élèves pendant leur cours, et un temps d’entretiens non-directifs avec les élèves volontaires. Les observations et les entretiens nous ont permis de « lire » et d’interpréter leurs textes, qui constituent le corpus principal de la recherche. Pour l’analyse des récits adolescents, nous avons créé une grille que nous avons définie de « narrativo-clinique », puisque, outre des items d’analyse linguistique et narratologique, elle comprend des items qui renvoient aux questions de l’adresse et des mouvements contre-transférentiels du lecteur-chercheur.

Dans un deuxième temps, avec une équipe de chercheurs en sciences de l’éducation et une équipe de cinéastes, Ilaria Pirone a mis en place un dispositif de création consistant en un atelier de fabrique collective d’une histoire et de fiction cinématographique, « C’est notre histoire ». Les objectifs « concrets » de cet atelier étaient d’accompagner les élèves dans la création d’un récit collectif, qui aurait été ensuite transformé en scénario, pour enfin être transformé en film (en court-métrage). Il a été réalisé avec la classe de « troisième J » du Collège Voltaire entre février et juin 2009.

L’analyse des récits, tant du point de vue narratif que du point de vue de l’histoire racontée, des élèves le plus « en difficulté », nous porte à constater que ces textes sont des formes d’inénarrabilité (Ricœur, 1992), un constat qui nous amène à penser que ces pannes de la narrativité[4] sont symptomatiques d’un processus adolescent en souffrance. Ce qui émerge des rédactions des élèves le plus en difficulté ce sont des formes de temporalités qui ne structurent pas leurs récits, où le temps semble « fragile ». D’un point de vue linguistique, la fragilité de la structure temporelle se manifeste par une confusion dans l’utilisation des temps verbaux, où présent et passé se mélangent. L’ensemble des énoncés de ces rédactions fige des images d’instants dans une dimension d’immédiateté, empêchant le travail de médiation narrative. Il manque à ces récits un travail de subjectivation du processus temporel, qui permettrait à ces adolescents de se déplacer dans le temps par un travail d’imaginarisation.

En outre, dans les récits autobiographiques de la classe de « troisième J », il n’y a pas de références à des liens transgénérationnels, comme à leurs origines ou à celle de leurs familles, une caractéristique qui semble renvoyer à un processus d’historisation arrêté. Quand des membres de la famille font apparition dans leurs textes, ils ont un rôle de « comparse », ils ne sont pas identifiés ni par un nom, ni par une description, aucun détail non plus qui laisserait apparaître des affects, des sentiments qui les lient, il s’agit d’un trait plus généralisable au constat que tout autre est absent de leurs textes. Ces comparses semblent « déliés » de l’histoire du sujet, ou au contraire « là », fusionnés avec le tout océanique de leurs récits, sans qu’il y ait besoin d’en parler, d’en dire quelque chose qui les caractérise. Si, comme écrit Piera Aulagnier, le Je infantile a besoin d’un récit que d’autres lui attribuent pour se construire, l’adolescence est le temps de recherche d’une autre histoire, de sa propre fiction qui donne un nouveau sens a cette histoire reçue par d’autres.

Ce temps arrêté est ce qui résulte aussi des entretiens avec ces mêmes élèves, qui semblent être conscients des enjeux de ce passage délicat, mais sans que cela se traduise par un vrai investissement dans ce futur projectuel, qui est aussi un acte de création imaginative (qu’est-ce que je vais devenir ?). Leurs réponses semblent caractérisées par une sorte de « collage » à une dimension hyper-réelle, mais qui s’avère en réalité être vide de sens et très en difficulté au niveau de son énoncé même. Ils peuvent par exemple répondre à la question sur le projet après la classe de troisième par un nom de profession ou de parcours de professionnalisation. Ce nom semble être utilisé de façon métonymique : un nom pour un tout. Ils répondent à cette question sur leurs projets dans l’avenir par le nom d’une profession ou d’une formation, mais sans pouvoir/savoir en dire plus. Ces « mots » ne semblent pas portés par un désir de « devenant adulte ». Leur façon de présenter leurs choix professionnels semble être le fruit d’un hasard, d’un non-choix, ou en tout cas d’une temporalité non investie.

Ce qui manque dans ces récits, c’est le travail de re-appropriation des adolescents de leur propre histoire. Se donner une histoire, construire son soi narré, correspond à un travail de fictionnalisation d’un soi. Les récits de la classe de la « troisième J » montrent que la non mise en place de cette construction fictionnelle produit des formes d’auto-narration désincarnée, des histoires creuses, ce qu’en termes lacaniens nous pourrions définir de « parole vide ». Il s’agit d’une parole narrative qui ne s’engage pas et qui n’engage personne. Aucun pacte n’est établi avec le lecteur. Nous faisons, ici, référence à la notion de « pacte autobiographique » de Philippe Lejeune. Et sans pacte, aucune limite ne contient le texte, qui devient liquide, pour utiliser la fameuse expression de Zygmunt Bauman (2007) .

D’un point de vue plus psychanalytique, le manque de limites que présentent ces textes, renvoie à la notion de « sentiment océanique », introduite par Freud dans Malaise de la civilisation(1930). Selon Freud, le « sentiment du moi » de l’adulte ne peut pas avoir été toujours le même, mais il doit avoir subi une évolution. Le bébé ne distingue pas, par exemple, son moi du monde extérieur, mais il le découvre progressivement. Cette notion de Freud ouvre peut-être à une interprétation possible de cette difficulté exprimée dans ces textes à se dire Je, à se raconter. Le travail de séparation du moi d’un tout océanique, d’un tout infantile, me semble une autre façon possible de penser l’opération adolescente, ceux que les psychanalystes Jean-Jacques Rassial, Serge Lesourd et Olivier Douville ont décrit dans leurs travaux comme l’acte de sortir. Il s’agit au fond d’une étape nécessaire pour que le processus de subjectivation se mette en place.

Mais l’absence de l’auteur de sa propre histoire, qui touche toute la question de l’énonciation, ne laisse pas de place au lecteur, destinataire du récit, exclue donc toute possibilité d’adresse. Les récits des adolescents les plus en difficulté mettent le lecteur en position de devoir faire un travail de reconstruction de leurs textes, pour qu’ils prennent sens. Le lecteur doit « chercher les mots » qui manquent à ces récits. Une autre difficulté de « lecture » de ces textes est l’impossibilité identificatoire qu’ils suscitent. D’un point de vue contre-transférentiel, il ne peut s’établir avec eux un possible lien identificatoire, nous ne retrouvons pas dans leurs récits et dans leurs propos (lors des entretiens) des traces de l’adolescent que nous avons pu être. Cette « impossibilité identificatoire » renvoie au sentiment d’Unheimlich qui se produit dans une rencontre de l’autre, où l’« étranger » prévaut alors sur le familier, nous mettant dans une position frontale, sans médiation narrative, face à leurs récits.

Nous reprenons un terme qui semble, peut-être, désuet aujourd’hui, mais qui pourtant est au cœur de l’approche clinique d’orientation psychanalytique : l’Eninfühlung, l’empathie, comme mouvement de compréhension de l’autre. Jacques Hochmann (2011) la situe d’ailleurs dans la cure psychanalytique au cœur du processus tranféro-contre-transférentiel à côté de la notion de récit. Selon Hochmann, c’est le mouvement de compréhension de l’autre qui contribue à créer le « récit de la cure ». Par transposition, nous pensons que le jeu d’identifications impossibles avec ces adolescents-là repose justement sur une difficulté à trouver un terrain de rencontre langagière qui nous pousse à mettre en place un discours de « mots contre mots » sans que la parole viennent faire médiation et rencontre.

Panne des interprétations adultes dans les dispositifs de raccrochage scolaire

François Le Clère[5], à travers ses travaux sur le processus de déscolarisation (Le Clère, 2010) et sur la violence des rapports éducateurs-adolescents, a cherché à comprendre les parcours de ces adolescents en difficulté, confrontés au désir de réussite éducative des professionnels, éducateurs et enseignants. À partir de la mise en place d’un dispositif de recherche aux côtés de ces pédagogues travaillant au « raccrochage scolaire », pour employer un terme de l’anthropologue canadienne Danièle Desmarais, son travail de thèse prolonge cette réflexion sur les impasses actuelles des éducateurs, parents et professionnels, dans leur accompagnement éducatif des adolescents dit « décrocheurs scolaire ». Cette recherche se situe, cette fois, non pas du côté de la parole adolescente en direct, mais du côté des adultes et des dispositifs qu’ils mettent en place. Si Jacques Marpeau (2000) parle de relation éducative comme « jeux de place », il serait intéressant de comprendre quels types d’actes et d’interactions produisent le processus éducatif. Le positionnement éducatif est constitué de paroles et d’actes, de temps et de lieu, de type de relations. Du côté de l’institution, ce qui nous interroge, ce sont les capacités interprétatives des adultes face aux adolescents (Inter-préter : se préter entre nous …). Disons que les adultes ont du mal à interpréter les agirs adolescents au sens de comprendre, mais aussi de traduire ce qui se joue. Selon le psychanalyste Philippe Lacadée :

« Quand échoue le processus de traduction, le processus de nomination, surgit le trouble de la conduite comme formation de l’inconscient plus longue, plus continue que ne l’est le symptôme freudien. Là où le symptôme opère un nouage entre le signifiant et le corps, une pratique de rupture condamne le sujet à vagabonder, loin de toute inscription signifiante l’ancrant au champ de l’Autre. Cette pratique peut aussi prendre la place d’un acte – d’un trouble du comportement – par lequel le sujet tente de se séparer de l’Autre, en refusant d’en passer par la parole et les semblants qu’ils dénoncent. » (2007, p. 30)

Cette étude en cours questionne ce qui met en échec ou en défaut cette compréhension et traduction de l’agir adolescent. À travers l’observation du travail des équipes dans les dispositifs pédagogiques de raccrochage scolaire, nous avons étudié les instances et les cadres interprétatifs habituels qui régissent l’accueil des élèves (commissions éducatives, GSED, etc.). Il s’agissait de considérer la manière dont ces cadres, confrontés aux difficultés de certains élèves, sont transformés, déplacés, voire à l’inverse resserrés… hystérisés ou rigidement réifiés. Comment les éducateurs interprètent-ils les actes posés par ces jeunes ? Comment lisent-ils la relation qui se noue ? Mais aussi comment interprètent-t-ils ces actes et ces relations à l’adolescent ou au groupe ? Comment le restituent-t-ils ? À partir de quels gestes se régulent ces actes (sanction, réparation, réconciliation) ?

Les dispositifs d’analyse de la pratique (Blanchard-Laville, Fablet, 1996), employés ici à dessein d’intervention dans les équipes, mais aussi de recherche, ont permis de compléter ce travail d’observation. Dans les équipes pédagogiques rencontrées, l’utilisation du terme « crise » surgit au moment où les mots ne peuvent plus faire médiation, ne viennent plus donner un sens, donner forme à ce qui met les sujets adolescent en difficulté. Les conduites adolescentes, marquées par une sorte de débrouille hors de l’école déconcertent les adultes et fragilisent les positionnements éducatifs des éducateurs: leur difficulté est frappante concernant la compréhension de l’expérience quotidienne des adolescents. Cette panne interprétative rend aussi difficile le soutien de ces jeunes, dans leurs constructions et dans leurs affiliations extra-familiales.

Selon Arendt, la crise a la vertu de dépasser les préjugés et les réponses toutes faites en éducation à un moment d’une époque et d’une société. La crise surgit dans l’épreuve de la réalité d’une génération et fait reconsidérer les bagages habituels des réponses éducatives des adultes. Une crise, dit-elle, « nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. » (1972, p. 225). Ici encore les groupes d’analyse de la pratique menés avec des enseignants sur deux territoires (Nice et Lyon), ainsi que les entretiens de recherche avec ces professionnels, nous amènent à envisager une approche de cette dite crise comme « panne ». En effet, le discours de la crise laisserait penser et entendre qu’un remaniement et une réflexivité serait à l’œuvre dans ces moments d’impasse. La crise, bien qu’ayant une connotation négative a priori, ouvre les voix d’un changement, d’une prise de conscience dans une situation qui impose de penser et d’agir autrement. Elle ouvre les voix d’un passage et d’une traversée, d’une re-génération éducative, pour faire écho à Arendt. Nos travaux nous amènent à proposer le terme de panne, non pas dans une perspective mécanique, bien que l’image puisse nous être utile pour dire les rouages institutionnels et pédagogiques à l’arrêt, mais plutôt au sens clinique du terme. La panne revêt une double attaque, celle du cadre et de la difficulté à le construire, et celle du processus. Il n’est plus question ici de mouvement ni de traversée, mais bien plutôt d’un arrêt, d’un enkystement. La rencontre des adolescents en panne narrative, telle que la propose Ilaria Pirone, et l’accueil de ces adolescents dans des dispositifs institutionnels et pédagogiques fragiles produit un effet de sidération. Les interactions discontinues avec les adolescents en « mésinscription » (Gaillard, 2010) viennent déstabiliser l’institution et les dispositifs pédagogiques dans leurs capacités interprétatives. Ces professionnels de l’éducation deviennent des « interprètes en défaut de sens » (Piera Aulagnier, 1975 et 1986), tant les agirs adolescents ne leur permettent plus de comprendre, mais aussi de traduire ce qui se joue. Les dispositifs de recherche nous amènent à penser que cette sidération adulte met la relation éducative en panne dans le domaine intersubjectif comme difficulté à soutenir une relation dans la durée et supporter les adolescents, au niveau pédagogique par l’attaque des liens de transmission, et au niveau des cadres institutionnels par l’impossibilité des adultes à mettre en place des référents organisateurs (Pinel, 2001).

Conclusion

Nous avons discuté, chacun à partir de nos travaux et de nos dispositifs, de cette difficulté dont nous font part les pédagogues, enseignants ou éducateurs des adolescents, à s’inscrire dans la relation. Ilaria Pirone la re-interprète plutôt comme une non-adresse de la parole adolescente, qui du coup « met hors jeu » l’adulte, puisque il n’est pas « convoqué » dans le discours : « Je (adulte-éduc-enseignant) peux te reconnaître si tu me demandes à être reconnu » (il faut une sorte de « désir asymétrique » puisque le désir de l’adolescent n’est pas du même ordre que celui de l’adulte-éducateur). Ces situations d’impossibilité identificatoire et de non-relation nous ont conduits assez rapidement aux travaux de Piera Aulagnier (1986). Peut-être sommes-nous là dans une situation qui nous pousse à chercher du côté de la psychose pour penser cette forme contemporaine de relation éducative. Bien sûr, nous ne travaillons pas sur la psychose, mais ce qui nous fait aller dans cette direction est cette « non-adresse » et ses effets persécuteurs ou angoissants qui peuvent surgir chez l’autre, dans la non-rencontre. Cette façon de penser la crise comme panne peut s’entendre comme Agamben le propose : « Le contemporain est celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n’a de cesse de l’interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumière, est directement et singulièrement tourné vers lui. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps »[6]. Les travaux présentés dans cette communication analysent les ratages éducatifs du quotidien non pas comme une crise, mais comme l’impossibilité des adultes et des adolescents à s’inscrire dans une relation. D’un côté, une parole adolescente sans adresse déstabilise la géométrie des places ; de l’autre, les adultes peinent à soutenir la place de référent dès qu’un conflit se manifeste. Ces impasses marquées par l’esquive du rapport intersubjectif adulte-adolescent, génèrent des tensions entre le désir adolescent et le désir éducatif, et brouillent la capacité des adultes à se positionner. C’est peut-être l’idée même de dispositif, au sens où l’entend Agamben, qui est à interroger, dispositif pédagogique ou de recherche qui ouvre ou non à la rencontre, qui produit certes de la subjectivation, mais dans le même élan peut amener une emprise et une désubjectivation. Le défi posé à l’éducation est peut-être celui de repenser les dispositifs de l’éducation en tant qu’ils soutiennent des adolescents dans leurs processus de subjectivation et qu’ils produisent du sens et de la capacité d’agir pour des pédagogues, qu’ils créent par la parole, des temps et des lieux de rencontre entre adolescents et adultes.

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Bibliographie

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Pour citer cet article
Référence électronique :
Ilaria Pirone et François Le Clère, « La relation éducative affectée : éclairages cliniques et philosophiques sur les pannes de la relation éducative entre adultes et adolescents», Educatio [En ligne], 3 | 2014, mis en ligne juillet 2014, consulté le 3 août 2014. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés


[1] Cet article a fait l’objet d’une communication présentée au colloque CRISE : Pirone Ilaria & Le Clère François, « Eclairages cliniques et philosophiques sur les pannes de la relation éducative entre adultes et adolescents. » AECSE, Crise et/ en éducation, UPO Nanterre La Défense, 28-29 octobre 2011.

[2] Pirone, I. (2011). « Le récit chez les adolescents en milieu scolaire. Vers une clinique de la narrativité en éducation » (thèse de doctorat non publiée). Université Paris 8.

[3] Cette progression a pris une forme très claire dans les Instructions Officielles publiées par le Ministère de l’Education Nationale en 2008 (B.O. spécial n° 6 du 28 août 2008), alors que dans les précédentes, elle était moins apparente.

[4] J’utilise la notion de « narrativité » dans le sens qui lui a été donné par Jean Laplanche : « Par narrativité, on peut entendre une approche de l’être humain qui donne une importance primordiale à la façon dont celui-ci se formule à lui-même son existence sous la forme d’un récit plus ou moins cohérent. (LAPLANCHE Jean. 1998. « Narrativité et herméneutique quelques propositions. », in Revue française de psychanalyse. 1998, XLIX, n°5. p.889.)

[5] Le Clère, F. « Education plurielle, adolescences singulières. Eclairages cliniques sur la panne des interprétations adultes face aux adolescents décrocheurs », Thèse de doctorat en cours, sous la direction de Laurence Gavarini, Faculté de Sciences de l’Education de l’Université de Paris 8.

[6] AGAMBEN Giorgio. 2008. Qu’est-ce que le contemporain ?. Paris : Editions Payot & Rivages. p.22.