Parole et liberté à l’école
Une réflexion à partir de quelques bonnes intuitions de l’Éducation nouvelle

Michel Soëtard*

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Résumé : L’auteur engage d’abord une réflexion sur l’entrée de l’enfant dans le langage et sur son cheminement social à travers celui-ci. S’appuyant sur les analyses des artisans de l’Éducation nouvelle et de ses pères fondateurs, Rousseau et Pestalozzi, il montre toute l’ambivalence du langage dès lors qu’il marque la rupture avec la nature originelle et engage l’individu dans le maquis social, tout à la fois arsenal pour, et tombe de la liberté. Il montre à quelles conditions peut s’organiser, dans un tel contexte, une pédagogie de la parole : autour de sa constitution la plus matérielle, autour de son usage social, autour de l’engagement à tenir parole. Cette dernière dimension appelle à son tour l’engagement à l’endroit d’une Parole divine qui donne à la parole humaine du pédagogue tout son sens sous la forme d’une exigence morale : le perfectionnement de la personne dans le respect de ce qu’elle doit être en même temps de ce qu’elle veut pour elle-même.

Mots-clefs : Éducation nouvelle, langage, liberté, parole, Parole divine, pédagogie, société, volonté morale.

On irait assurément trop vite en pensant que le mouvement de l’Éducation nouvelle qui a pris son essor à la fin du XIX° siècle et s’est épanoui dans la première moitié du XX° siècle aurait libéré la parole prisonnière du système éducatif. Les représentants du mouvement, au premier rang desquels Freinet et Montessori, ont plutôt été réticents à lâcher la bride à la parole de l’enfant, fortement compromise avec les vices du temps et porteuse des miasmes de la civilisation. Ils ont plutôt voulu la réorienter en en canalisant l’usage, dans le sens de la construction de la liberté certes, mais d’une liberté dont l’enfant s’assurerait la maîtrise. Ils ont, dans cette entreprise, trouvé un appui chez les pères fondateurs qu’ils ne cessent d’invoquer (sans les avoir forcément lus!) : Rousseau et Pestalozzi. L’un comme l’autre se sont intéressés de près à la parole à la fois dans son surgissement et dans son développement, surtout dans l’usage que l’enfant est conduit à en faire dans le contexte social.

Les ambivalences de la parole

On ne saurait surestimer les difficultés qu’éprouve l’être nouvellement né à entrer dans le monde du langage. Le cri poussé à la naissance, comme première expression langagière, a pu être interprété comme la première douleur causée par la rupture avec un monde où l’enfant se sentait en osmose. On (l’adulte !) s’attendrait à un cri d’émerveillement marquant l’entrée dans la vie : la « vie », c’est en réalité le monde que l’enfant quitte pour entrer dans un univers où il n’est plus lui-même en lui-même, où il entre dans un processus d’aliénation, au sens le plus radical du terme : la perte du lien avec la nature protectrice. C’est encore l’explication donnée par les pédiatres au fait que certains enfants, qui ont pourtant un organe oral normalement constitué, différent, de façon parfois inquiétante pour les parents, leur entrée dans le langage, comme s’ils hésitaient à franchir le pas vers ce monde de la division de soi. Parler, c’est d’une certaine façon rompre le lien avec la nature en substituant aux choses au sein desquelles l’enfant commence par vivre, un monde de signes qui lui fait perdre le contact avec le réel enveloppant. Si l’enfant est dit in-fans, ne parlant pas, c’est bien que le langage ne lui est pas naturel. Et le fait qu’il y entre, de façon parfois cahotante, montre que le chemin est loin d’être jonché de fleurs.

On ne sera pas surpris que dans son analyse de l’état de nature, quasiment paradisiaque, qu’il fait vivre à l’homme avant son entrée en société, Rousseau le dispense du langage, ou le fait s’exprimer tout au plus par des borborygmes et des gloussements (ainsi se manifestaient, semble-t-il, les hommes primitifs), qui rattachent plus l’homme des origines à l’animal. L’homme ne s’en trouve pas malheureux, loin de là, et l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes nous explique que le rapport immédiat à la nature, qui fait la caractéristique en même temps que le bonheur de l’homme dans son premier état, rend inutile le langage ; celui-ci serait même dangereux dans la mesure où il différerait l’action, alors que l’homme naturel s’emploie à satisfaire son besoin dès qu’il se produit. C’est ainsi que la façon dont l’homme civilisé a de lancer ses paroles au devant de ses actions, s’il lui permet de rêver et de s’imaginer, marque dans le même temps sa faiblesse : il cause faute d’avoir un pouvoir réel sur les choses, il se plaît à paraître faute de pouvoir réellement être et agir[1].

Les pédagogues de la petite enfance pourront encore témoigner des difficultés que rencontre le jeune enfant pour entrer dans le langage. Elles trouvent pour la plupart leur source dans le refus inconscient de quitter un monde où il se sentait en sécurité pour pénétrer dans un monde de signes où il n’a plus de repères, sinon ceux que lui a préparés l’adulte et par lesquels celui-ci assure son pouvoir sur lui. On verra plus loin qu’autant le rapport direct aux choses est une garantie d’autonomie, autant l’entrée dans les mots instaure un rapport de dépendance. La tentation est alors grande de « laisser faire » la nature qui amènerait les mots « le moment venu » : c’est celle d’une « éducation naturelle » du langage. Mais le risque se manifeste alors d’une stagnation, voire d’une régression dans la capacité d’expression de l’enfant : l’épisode de « l’enfant sauvage de l’Aveyron », rapporté par Jean Itard, est venu montrer que le manque d’entrée organisée dans le langage compromet inéluctablement le développement de la personne, et que le « bain de nature » ne peut y suppléer. C’est justement tout l’art de la pédagogie maternelle, ou de l’école dite maternelle : faire en sorte que l’enfant lâche la main de la mère et qu’il se forge, par les mots, ses propres repères pour l’avancée dans l’existence.

Inversement, on peut être parfois inquiet de la trop grande facilité de langage chez certains enfants. Les mots vont alors plus vite que l’expérience et le vécu, ce qui conduit à faire ces moulins à paroles qu’ont continuellement dénoncés les pédagogues, à commencer par nos pères fondateurs. Pestalozzi n’a cessé de stigmatiser comme le grand fléau de l’éducation scolaire (scolastique, renchérirait Freinet), la mauvaise adaptation entre le mot et la chose, qui conduit à ce que l’enfant se perde dans un monde d’abstractions qu’il prend pour des réalités. Perdu dans l’imaginaire, il n’a plus d’emprise sur les choses. On voit quels périls se préparent ici pour l’adulte en devenir… Il est d’ailleurs aisé de remarquer que la facilité de langage n’est pas une garantie de maturation des concepts : ceux-ci restent lestés d’expérience et de vécu, là où le mot s’en libère trop aisément. Et la continuité du récit vient, comme dans le conte, renouer comme par magie des fils que l’existence cisaille ordinairement : la violence y est ainsi conjurée à peu de frais, par la vertu d’une enchaînement de mots qui fait sens contre un monde certes insensé, mais quand même bien réel.

L’illettrisme est un sujet de grande préoccupation sociale, et il fait l’objet de bien des études. Mais la majorité des observateurs conviennent de ce que ce fléau social est né, dans la plupart des cas, d’un mauvais rapport initial de l’enfant à l’écrit, qui s’est prolongé et aggravé dans l’âge adulte. Et ce rapport à l’écrit renvoie plus largement à une relation au langage et au pouvoir langagier de l’homme qui a été mal engagée. Certes, la société – le plus souvent à travers son système scolaire – est pour beaucoup dans la stigmatisation de celui qui « ne sait pas lire à son âge », mais on notera que l’illettrisme marque la plupart du temps la perte d’une capacité acquise originellement. Qu’elle se soit perdue prouve qu’elle n’était pas si naturelle que cela et que l’intéressé a pu en sortir comme il y était entré. C’est vrai que l’on tend à juger l’illettrisme comme une anormalité, comme un phénomène contre nature, mais il faudrait prendre la mesure du « capital lettré » qui se perd au long de l’existence, de celui qui s’est avéré inutile dès la sortie du système scolaire, de celui que l’on abandonne en cours de route, de celui que l’on s’acquiert librement… C’est un marchandage de biens culturels qui s’opère à tout moment, et le langage suit autant de fluctuations personnelles.

L’entrée dans le langage n’est donc pas, quoiqu’il en paraisse rétrospectivement, un mouvement naturel à l’homme. Si celui-ci a, physiquement parlant, tout le dispositif et la constitution nécessaires à sa mise en œuvre, s’il lui faut bien parler pour tenir sa place dans la société, tout indique qu’il n’y entre pas de son plein gré, mais plutôt à reculons, en tout cas, en gardant sa pleine liberté de choix (de se taire!). Et cette liberté se manifeste d’abord à l’endroit de cette société qui lui présente les mots prémâchés.

Le langage au cœur de l’insociable sociabilité de l’homme

L’entrée dans le langage est une œuvre de socialisation en même temps que d’humanisation, cela ne fait aucun doute. C’est même l’acte fondamental de la socialisation : encore une fois, l’homme naturel de Rousseau, enfermé dans son isolement, n’a pas besoin de parler dès lors qu’il n’a pas à qui parler ni de quoi parler. C’est en se rapprochant de son semblable qu’il va construire le signe, en attendant le mot qui va leur permettre d’agir ensemble, par exemple pour désigner la bête qu’ils chasseront. Le langage s’est constitué, il va bientôt s’inscrire dans la pierre, puis sur le parchemin. Et les hommes vont alors, tel Moïse, brandir les tables écrites au sommet de la montagne : les mots scelleront la constitution sociale. L’avènement de la démocratie viendra mettre le langage, un temps façonné par les aristocrates pour les aristocrates, à la portée de tous, et l’école recevra mission de le transmettre à chaque citoyen en puissance. Ce sera désormais pour l’homme la marque de son humanité : « Il est muet : c’est un animal. Il parle : c’est devenu un homme. » [2]

C’est dire que si l’enfant, à l’instar de Victor de l’Aveyron, manque cette étape de l’acquisition sociale du langage, qui constitue le noyau fort de l’éducation, il a peu de chances de se dégager de l’animalité : les dispositifs d’Itard ne permettront pas de rattraper le temps perdu. Mais il convient de mettre en face du cas de l’enfant sauvage, l’aventure éducative, contée par Elisabeth Badinter, de cet Infant de Parme, auquel on a transmis, sous la houlette de Condillac, le meilleur du langage éclairé, et qui finit par parler le langage du (très) commun, par se compromettre avec les signes de la superstition, par s’amuser à des jeux puérils plutôt que de courir les bibliothèques. Comme si la nature prenait sa revanche sur l’art humain et rappelait à l’homme que le langage reste à la merci de pulsions et de tendances qui ne sont pas de l’ordre du logos.

Saint Augustin, dans son admirable De Magistro, a attiré l’attention sur les difficultés et sur les pièges du langage dans la communication entre les hommes. Il a pointé les malentendus, les pataquès et les contresens qui émaillent la conversation : d’une culture à l’autre, les mots peuvent être les mêmes, tandis qu’ils renvoient à des contenus différents. Et plus les mots sont larges et couvrent le sens de l’existence – par exemple « Dieu » -, moins on a des chances de s’entendre sur leur contenu concret. Il s’instaure un rapport des mots aux choses que chacun vit à sa façon, dans son contexte et en fonction des circonstances. C’est d’ailleurs un exercice intéressant et instructif que de s’efforcer de saisir comment mon interlocuteur reçoit ce que je dis à partir de ce qu’il est.

Mais il y a pire. Entrés dans le contexte social, les mots sont pris dans le tourbillon du pouvoir et des luttes du pouvoir. C’est alors le règne de la dissimulation, du non-dit, du mensonge. L’hypocrisie sociale sait faire bon usage du langage, et l’on peut mesurer jusqu’à quel point les mots, qui se voudraient les plus sincères et les plus authentiques (« Ça va ? »), perdent leur sens réel dans la conversation courante. Augustin dénoue ces pièges où la volonté mauvaise détourne les mots les plus nobles pour les fins les plus intéressées. Après lui, un autre auteur de Confessions viendra démonter le mécanisme social d’un tel détournement. En prononçant le « C’est à moi », explique Rousseau, l’homme sortant de l’état de nature, où tout était à chacun, marque d’entrée l’ambivalence du langage : il se fait entendre de l’autre, et prélude ainsi à la constitution sociale qui va s’élaborer autour de la propriété, mais il marque dans le même temps que le mot est l’expression d’une appropriation qui s’affirme par la violence. Et le récit du second Discours révèle que le premier accord contractuel entre les hommes s’est construit sur une duperie, où les plus forts ont su s’emparer des mots pour en imposer aux plus faibles. La révolte qui montera jusqu’au renversement du despotisme, sera tout autant un renversement des mots (que l’on pense au verlan dans le langage « populaire » !). Le retour à une forme d’animalité, en laquelle Pestalozzi tendra à interpréter la course folle des sans-culottes, est une façon de revanche de la nature contre sa prétendue maîtrise langagière des aristocrates, qui n’est sans doute que l’expression élégamment camouflée du pouvoir d’un groupe humain sur un autre.

On pourrait même parler du pouvoir d’un individu sur un autre. Car il serait bien innocent de penser que la conversation entre deux individus est socialement neutre. Elle s’inscrit très vite dans un rapport de forces où chacun veut avoir raison. De là à penser que les mots ne sont qu’une couverture à l’abri desquels se joue un jeu dangereux qui viserait à terme la suppression de l’autre, il n’y aurait qu’un pas, que la bienveillance morale, ou au pire la crainte d’être la victime de l’échange, empêcherait de franchir. On peut assurément rêver d’une relation intersubjective qui ferait communier les hommes dans un même sentiment, mais la réalité sociale ne tarde pas à rappeler le rêveur au risque manipulatoire d’une telle relation, qui construit l’appropriation de l’autre sur un principe de non résistance au mouvement d’empathie. Vouloir se mettre à la place de l’autre peut être lu comme une façon de vouloir prendre sa place.

C’est que le langage nous introduit dans un monde d’objectivation qui laisse en arrière-plan le sujet, lorsqu’il ne le fait pas passer à la trappe. Le sujet reste bien présent et actif, mais le passage par l’objectivité du propos trahit toujours plus ou moins la profondeur du sentiment personnel. S’agit-il de réduire cette dichotomie, ou bien de l’admettre comme l’expression de notre condition humaine, toujours partagée entre mise en objet et révolte du sujet ? On pencherait vers le second terme de l’alternative, ne fût-ce que pour conjurer le double péril d’unilatéralité amené par la réduction de la dichotomie : un « idéalisme objectif », qui renvoie l’homme à la Nature et à ses lois (Schelling), et un « idéalisme subjectif » qui fait tout émaner du sujet et de son accomplissement en liberté (Fichte). Le langage ne participe-t-il pas des deux univers ?

Dans son même De Magistro, Saint Augustin, après avoir passé en revue les pièges et traquenards du langage, développe la thèse selon laquelle la vérité des mots est finalement appréciée à la lumière d’un « maître intérieur » qui fait juger chacun de la vérité et de la fausseté des propos qu’il entend. C’est-à-dire que la relation entre interlocuteurs n’est pas bilatérale – du locuteur à l’entendant – mais bien tripolaire, l’entendant se référant à son maître intérieur pour accepter ou décliner ce que le locuteur propose. Les mots échangés restent ainsi soumis à une liberté essentielle par laquelle le sujet prend la mesure de ce qui est dit et y adhère ou non. Augustin désigne ce « maître intérieur » par le Christ : incarnation de Dieu sur cette terre, le Christ garantit l’universalité d’un fondement de la vérité qui rassemble les deux pôles de la conversation qui est peut-être aussi conversion). Mais on peut, dans une christologie ouverte, mettre l’accent sur l’humanité du Christ et considérer qu’il est plus intérieur à moi que moi-même, coïncidant avec ma liberté la plus intime, là où je suis seul à décider en face du regard de Dieu. C »est ce choix qui s’impose d’abord, les mots viennent après.

Ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est l’ambivalence du langage au regard du projet humain. Ambivalence sociale, dans la mesure où le langage se construit sur un fond de rivalités et de luttes d’intérêts. Ambivalence humaine, pour autant que l’homme s’accomplit à travers, mais tout autant malgré le langage : il aimerait bien pouvoir s’en passer plutôt que de jouer continuellement les approximations et les malentendus dans ce qu’il veut exprimer[3]. Mais il ne peut se départir de la quête de vérité qui ne trouve finalement pas d’autre canal que celui des mots. C’est de cette ambivalence que le pédagogue doit se souvenir lorsqu’il entreprend et mène l’apprentissage du langage.

Pédagogie de la parole

La parole est bien l’expression originelle de la liberté de l’homme, c’est par elle qu’il se dégage de l’animalité. Se faisant langage par l’entrée en société, la parole entre dans un nœud de relations à travers lesquelles elle participe à la construction d’un sens commun qui porte en avant l’individu. Celui-ci espère cependant bien récupérer et conforter sa liberté originelle en essayant d’imposer sa parole dans le discours commun, qui ne cesse de le piéger et de l’étouffer. N’a-t-il alors d’autre ressource que de tenir parole dans la cacophonie générale ?

C’est cette analyse – en admettant qu’elle soit exacte – qui pourrait guider une pédagogie de la parole. Le pédagogue développe son action à la jointure de la nature et de la société, qu’il s’agisse d’assurer dans les meilleures conditions le passage du cri au propos articulé chez le petit enfant, ou, dans la mesure où il est lui-même d’entrée un homme de langage, d’installer l’in-fans dans le langage d’une façon telle qu’il garde sa liberté de parole; ou bien encore qu’il s’agisse, pour l’adulte en mal de langage, comme dans le cas de l’illettrisme, de conforter sa liberté à la faveur d’une parole retrouvée.

Il s’agit, avant toutes choses, d’assurer l’outil langagier. La capacité à parler s’ancre dans une disposition de la nature humaine qu’il appartient au pédagogue de développer. Il suivra ici le chemin par lequel la nature, à partir d’un fond qui nous échappe, fait émerger le langage. Ce développement suit un ordre, il obéit à des lois que l’intelligence humaine s’est mise en mesure de dégager. C’est le travail des sciences humaines appliquées au langage de l’enfant, avec une précaution de taille : le langage se construit à partir d’un non-langage (infans) fait de signes sensibles, de formes d’expression non articulées, de ressenti tout juste exprimé, qu’il s’agit pour l’adulte de décrypter[4]. Le problème est bien sûr que l’adulte va au devant de l’enfant avec des mots tout faits, que sa compréhension de la réalité enfantine reste prisonnière de concepts élaborés à partir d’un langage constitué, qu’il aura tendance à anticiper trop vite sur une réalité qui lui échappe[5]. Ce problème se complique encore de ce que les lois de développement du langage s’énoncent sous le régime de la généralité, alors que l’enfant vit son parler sous le régime de la particularité. Si l’on peut admettre que la route soit unique, chacun y avance à sa manière, galopant, s’arrêtant ou régressant. Les lois de l’apprentissage ne sont jamais là que pour favoriser un développement dont le principe leur échappe. Si l’on ne peut échapper à une mécanisation de l’apprentissage (la liberté ne donne assurément pas l’outil !), il s’agit de respecter une liberté créatrice qui retrouve les mots communs, mais en les réinventant d’une certaine façon[6].

Le pédagogue est l’acteur social de l’accès de l’enfant au langage. Il porte, à ce titre, toute l’ambivalence du rôle de la société dans la construction de cette aptitude. Il est porteur des mots qui soutiendront la socialisation de l’enfant et il a charge de lui transmettre les acquis culturels des générations précédentes. Mais il le fait par rapport à une volonté d’autonomie qui reste vive chez l’enfant et qui lui fait accepter le langage à la mesure de l’intérêt qu’il y prend (le degré zéro du « maître intérieur »). C’est dire que le langage, pas plus que l’ordre social, n’est une fin en soi pour l’apprenant : par lui, il veut pouvoir vivre, et mieux vivre qu’au « temps » (mais il n’y avait alors pas encore de temps : difficulté des… mots !) où il vivait en complète osmose dans le sein maternel. Il voudrait ne pas perdre au change, et, à l’instar d’Émile se risquant dans la forêt, il aimerait pouvoir s’exclamer au sortir de l’épreuve d’apprentissage : « L’astronomie est bonne à quelque chose ! ». C’est une nouvelle expression de la liberté, cette fois accrochée au langage par l’entremise de l’intérêt. Ici encore, l’enfant ne créé pas le monde, pas même les lois qui le gouvernent : il se les réapproprie à travers un langage qu’il fait sien.

Mu par l’intérêt, qui n’existe que par l’intérêt qui attache l’autre au même objet, le langage est en soi une réalité sociale, il se vit dans un rapport à l’autre. Les mots ne sont là que pour le commerce entre les hommes. Il s’ensuit que l’apprentissage du langage véhicule d’entrée une forme de relation à l’autre qui est elle-même portée par des jugements de valeur au regard de l’usage que chacun fait des choses. En disant « arbre », l’enfant est invité à le reconnaître derrière le mot le sapin et le chêne qu’il rencontre en forêt. Très vite cependant, il prendra la mesure de l’utilité que l’homme en tire, du respect de sa présence dans l’environnement naturel, de la nécessité de maîtriser son abattage pour le bien de la planète… On glisse très vite vers les devoirs de chacun envers autrui et au regard de l’humanité, et d’abord envers soi-même. L’apprentissage des mots prend en ce sens une dimension morale : derrière les mots utilisés par les hommes, il y a tout le jeu des rapports humains, où l’éducable doit tirer son épingle du jeu, quitte à jongler avec son langage.

Il me semble que la pointe morale de l’usage du langage peut être de tenir parole. Contre la parole qui se noie dans les calculs, les compromissions, les hypocrisies de ce monde, le « tenir parole » exprime une fidélité à soi qui est dans le même temps fidélité à l’autre. Ainsi se tisse un rapport qui transcende les calculs sociaux, en mettant en œuvre la libre volonté des personnes. C’est important pour l’éducation de l’enfant, du jeune homme, de l’adulte même, qu’il sente que la parole du pédagogue est celle à laquelle il peut accrocher son propre respect de la parole donnée.

On dira que le bandit peut aussi tenir parole et. venir régler ses comptes. C’est dire que la parole tenue ne suffit pas : elle doit l’être en lien avec une Parole supérieure qui lui donne sens.

Parole humaine, Parole divine

Reprenons le De Magistro de saint Augustin et sa thèse du maître intérieur. Le rapport à l’autre se construit sur une triangulation qui fait entrer dans le jeu le Christ comme incarnation de la Parole divine. Dieu devient par Lui le plus intime à ma conscience. La parole humaine n’est pas abolie pour autant, elle est même la seule réelle, l’éducateur ne cesse de la manier dans son rapport à l’éducable, il coopère même à sa fabrication chez l’enfant qui apprend à parler. Qu’est-il besoin d’une Parole divine qui risque de venir court-circuiter le travail pédagogique ? Que le croyant s’en arrange avec Dieu à travers le Christ, et le langage reste l’affaire des hommes entre eux…

Assurément. Mais de quelle garantie l’éducable dispose-t-il pour s’assurer que la parole transmise sert vraiment sa personne, qu’elle rejoint véritablement la liberté de sa personne ? Tout plaiderait en faveur du contraire : le langage est convenu avant même que l’enfant n’ouvre la bouche, le maître administre les mots de sa position de maître, l’apprenant doit s’y conformer s’il veut réussir en ce monde, et la parole la plus tendre, celle de la mère, peut dissimuler un monstre d’égoïsme.

Comment arracher la parole à sa centration sur l’ego de l’éducateur sinon en la plaçant sous l’exigence d’un Je supérieur et transcendant qui m’arrache à mon moi humain, trop humains ? Il ne s’agit pas, une fois encre, de renoncer à la parole humaine et aux conditions de son apprentissage, mais d’en prendre la juste mesure à la lumière d’une foi qui en relativise la portée, et laisse à l’autre, au bout du compte, la parole. La parole donnée.

Ce renversement est particulièrement nécessaire dans le travail pédagogique. Car l’éducateur est dans l’ignorance de ce qu’il adviendra réellement de l’enfant, sa nature reste ouverte sur l’infini d’une fin qui devrait lui appartenir à terme. C’est au service de cette fin en soi, la personne, qu’il travaille à travers les finalités imposées par les déterminations de l’existence. Partant de là, la tentation est grande qu’il comble ce vide de ses propres finalités d’adulte, et que la société le conforte en ce sens. C’est alors que le regard vers la fin des fins, la Personne divine, peut le soutenir dans son effort pour servir l’autre dans son altérité. L’amour qu’il lui voue comme éducateur gagne ainsi à se lester d’une foi qui arrache l’autre au filet de ma sensibilité naturellement égocentrée[7].

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Pour citer cet article
Référence électronique : Michel Soëtard, « Parole et liberté à l’école : une réflexion à partir de quelques bonnes intuitions de l’Education nouvelle. », Educatio [En ligne], 4 | 2015. URL : https://revue-educatio.eu

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* Professeur honoraire à l’Université Catholique d’Angers. Auteur de Penser la pédagogie. Une théorie de l’action, L’ Harmattan.

[1] Rousseau écrit dans sa Lettre à Christophe de Beaumont : « « Sitôt que je fus en état d’observer les hommes, je les regardais faire, et je les écoutais parler ; puis, voyant que leurs actions ne ressemblaient point à leurs discours, je cherchais la raison de cette dissemblance, et je trouvais qu’être et paraître étant pour eux deux choses aussi différentes qu’agir et parler, cette deuxième différence était la cause de l’autre, et avait elle-même une cause qui me restait à trouver. Je la trouvais dans notre ordre social… » Rousseau, Œuvres Complètes, éd. La Pléiade, vol. IV, p. 966.

[2] Pestalozzi, Mes recherches sur la marche de la nature dans l’évolution du genre humain, trad. Soëtard, Payot, p. 75. – On lira, dans le même passage, le récit imagé de la façon dont l’homme primitif se rapproche de son semblable, s’unit à lui, voit sa force croître dans ce rapprochement : « les signes de leur union se multiplient, le son de leur bouche se fait langage. Ils parlent. Voici que c’est arrivé : comme la mer sur la côte rocheuse, la liberté sanglante de mon espèce trouve ainsi son but dans la parole de l’homme. Car elle était déserte et sauvage, avant que le souffle de sa bouche, avant que la parole de l’homme ne planât au-dessus de la terre. Mais avec le souffle de sa bouche l’homme construit son monde, et avec sa parole il se construit lui-même. »

[3] Un « pédagogue de l’extrême », Henri Deligny (1913-1996), travaillant avec des enfants autistes, s’est employé à mettre sur pied une pédagogie privée de mots, par le seul langage des gestes (Les détours de l’agir ou le moindre geste, Paris, Hachette, 1979).

[4] On pourra lire ici le chapitre VIII du Livre Premier des Confessions de Saint Augustin où il raconte comment s’est opéré chez lui l’apprentissage de la parole : rien d’un enseignement de grandes personnes, mais des expressions sensibles multiples de volontés cachées qui captent des mots au passage.

[5] « La nature veut que les enfants soient enfants avant que d’être hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui n’auront ni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à se corrompre ; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres ; rien n’est moins sensé que d’y vouloir substituer les nôtres… » (Rousseau, Émile, Livre II).

[6] Pestalozzi voyait la garantie de cette réappropriation dans l’attachement de la perception aux choses, ce qu’il appelait l’Anschauung, tandis que les mots emprisonnent prématurément la liberté d’expression.

[7] La foi du pédagogue, contributions réunies par Michel Soëtard et Guy Le Bouêdec, éd. Don Bosco, Paris, 2011.