La liberté de parole

Myriam Martin

Télécharger le fichier en version .pdf

La liberté de parole, comme toute liberté, est soumise au paradoxe que le terme « liberté » porte en lui-même : « je peux » et en parallèle « l’autre peut » également.

Cette liberté est d’autant plus complexe qu’elle porte sur plusieurs éléments engagés par l’acte de parole : elle concerne simultanément les conditions de l’expression (où, quand, avec qui…) et sa substance (de quoi, jusqu’où…).

Dans un monde où tout est dit quel que soit le moment, et consciente de ce paradoxe et de cette complexité intrinsèque à la liberté de parole, il me paraît essentiel de proposer un accompagnement à son appropriation.

Ainsi, si l’on me questionne aujourd’hui sur la pertinence d’éduquer nos enfants à la liberté de parole, sans conteste, j’approuverai. Si l’on me demande en parallèle quels moyens peuvent être à notre disposition pour cela, j’avouerai alors ne pas être en mesure d’apporter de réponse définitive. Comme tout acte d’éducation, la mise en place de dispositifs pour éduquer à la liberté de parole est intimement liée à la sensibilité de chacun. L’axe qu’il me paraît nécessaire cependant de tenir pour y parvenir un tant soit peu est la corrélation d’un acte d’expression à un acte d’écoute. La parole n’existe et ne prend sens que si elle est reçue, accueillie par l’autre. Il y a ici je crois une tentative de revalorisation de l’acte de parole.

Mon expérience, aussi petite soit-elle, m’a fortement sensibilisée à la valeur de cette parole et la fonction essentielle qu’elle peut avoir en matière de régulation des relations, y compris et surtout auprès des tout-petits.

Missionnée auprès d’élèves de petites et moyennes sections, j’ai pu être témoin des tous premiers pas d’enfants dans les arènes d’un établissement scolaire alliant par définition les principes de vie en collectivité à ceux des apprentissages premiers de la vie d’écolier.

Quelle complexité pour un enfant que celle de prendre sa place au sein d’un groupe d’une trentaine de pairs tous si différents de soi-même ! La tâche est si grande qu’il m’est apparu nécessaire voire inévitable, de l’accompagner d’une manière ou d’une autre.

En effet, confrontée à des comportements violents de la part de quelques élèves de la classe, nous avons proposé de multiples tentatives de régulation et d’endiguement du problème. Vainement. Forte de la conviction que la parole reste la garante de conclusions pacifiques à toute situation de crise, j’ai fait le choix de proposer et mettre en place auprès des élèves des activités favorisant l’échange et l’écoute par le biais d’activités à visée philosophique.

Mes objectifs étaient simples et consistaient à donner aux enfants :

  • de se sentir « être pensant » capable de donner des jugements de valeur sur le monde ;
  • de prendre conscience que leur parole a de la valeur ;
  • d’intégrer les règles du vivre ensemble en leur donnant de concevoir que les si les règles peuvent être discutées, elles restent fondement de la vie en collectivité.

Ainsi, et dans le contexte précis qu’il m’était donné de vivre, je souhaitais donner à ces enfants d’expérimenter une nouvelle fonction de la parole : la parole comme médiatrice dans la gestion de conflit. La parole est alors utilisée non plus comme moyen de convaincre mais plutôt pour initier les élèves à l’expression personnelle, l’écoute de l’autre et le respect de la différence. Le cadre de l’exercice de cette expérience était soumis à celui régissant toute activité à visée philosophique puisque ce fut l’option choisie pour ma part. Au cours de ce type d’atelier, la parole sort du cadre du « parler pour informer » ou du « parler pour apprendre ». Les enfants entrent, avec elles, dans une nouvelle dimension du parler, celle du « parler pour penser ». Ce « parler pour penser » exige de disposer d’un espace et d’un temps spécifique conférant un cadre sécurisant à l’expression de la parole.

Mon expérience m’a donné de percevoir combien cela exigeait de temps, d’engagement et de volonté. Spontanément – qui plus est à cet âge – les enfants sont aux prémices d’une décentration de leur être, s’ouvrant progressivement à l’autre et au monde. La mise en place de ces activités à visée philosophique requiert donc de la patience pour que, de l’expression d’un « ce que je vois » on puisse parvenir à l’expression d’un « ce que je vis » pour aboutir à un partage du « ce que je pense ». Cette dynamique, corrélée au travail sur le savoir-être propre aux activités à visée philosophique, me paraît être un levier à saisir pour donner aux enfants les moyens de développer les qualités propre à une liberté de parole respectant tout à la fois le parlant et l’écoutant.

C’est donc toute une démarche qu’il faut patiemment instituer avec tout ce qu’elle peut comporter de ritualisation dans sa mise en place et dans son fonctionnement ; ritualisation permettant une mise en confiance des élèves et libérant de ce fait la parole.

Ces quelques propos mettent bien en évidence combien la liberté de parole nécessite une éducation car il engage au-delà de l’activité phonatoire. Le « parler pour penser » implique de facto un acte d’expression tout à la fois construit, logique et très personnel, mais aussi un acte d’écoute ! En ce sens, les activités à visée philosophique que j’ai choisies de proposer aux élèves jouent sur ces 2 tableaux. En tant que parlant, elles exigent d’eux une activité réflexive qu’ils n’ont pas, à cet âge, coutume de tenir mais qu’ils s’approprient petit à petit. En parallèle, elles leur demandent une confiance certaine garantissant le respect de la parole posée en particulier et de leur intégrité en général. Enfin, dans la dimension d’écoutant, elles nécessitent une qualité d’être à l’autre dans laquelle la bienveillance doit rester première par une écoute active et qui, elle aussi, s’instaure dans le temps.

Eduquer nécessite la mise en place d’un cadre permettant l’expression de l’objet d’éducation. Dans mon cas, il me fallait être attentive à ce que je souhaitais proposer puisque devant tenir à la fois plus que jamais fond et forme : le fond pour cheminer vers une toujours plus grande réflexivité et la forme pour ouvrir ce champ du savoir-être. J’ai petitement tenté de réaliser un travail aussi conséquent que possible pour donner aux élèves un espace, un temps, une méthode, une progression de thèmes favorables à la création d’un climat de confiance, propices aux échanges et porteurs de sens.

Les ingrédients de la recette tiennent à ces quelques éléments que j’estime indispensables au bon fonctionnement d’activités à visée philosophique :

  • Un rituel d’entrée en activité
  • Une méthode à choisir finement selon les objectifs que l’on se fixe, les élèves en présence (leur âge, leur sensibilité…), les contraintes horaires ou spatiales, nos propres possibilités et notre propre sensibilité. En effet, les méthodes diffèrent selon les modalités qu’elles proposent (supports visuels, source littéraire, amorce suivant le vécu de classe…), les modalités de gestion du groupe (portant notamment sur la place de l’enseignant au sein du groupe de parole)
  • Des modalités strictes et définies dans la durée de l’atelier, la passation de parole, la disposition spatiale du groupe…

Ainsi, avant de me lancer concrètement dans l’aventure, il m’a fallu me questionner longuement et sérieusement afin d’opter pour une méthodologie précise d’organisation d’atelier. Concernant la méthode, je souhaitais opter pour une proposition permettant de disposer d’un support visuel donnant matière à discussion auprès des enfants de 4 à 5 ans. De plus, il me fallait une activité pouvant tenir un laps de temps assez bref pour ne pas dépasser les capacités de concentration des enfants. Enfin, ne disposant pas de formation à la mise en place d’activités à visée philosophique, je recherchais un dispositif proposant un étayage relativement conséquent de la marche à suivre. Après mure réflexion et maintes prospectives, je choisis donc de travailler ces ateliers selon la méthode « Les P’tits Philosophes » qui me paraissait disposer de tous les critères que je m’étais fixé.

Ce que les élèves ont pu me témoigner au cours de cette expérience m’a permis de prendre conscience de notre rôle dans cette éducation à la liberté de parole. Les premiers temps furent quelques peu « froids » avec des élèves semblant s’interroger sur le sens de cette activité « pas comme les autres » ou il était « juste » demander de rester assis pour parler, en suivant des exigences strictes en matière de prise de parole et d’écoute. Ce constat de l’écart entre la représentation qu’ont les élèves des attentes de l’enseignant et ce que l’enseignant peut oser dans le cadre de son rôle d’éducateur permet par ailleurs de souligner combien ces espaces de parole ne sont pas considérés comme « une évidence » au sein de nos établissements scolaires. Quoiqu’il en soit, ce cadre « rigide » n’a, de prime abord, suscité que peu d’enthousiasme auprès de mes petits élèves. Malgré ce peu d’ardeur sur le fond des propositions, la forme les interpellait et ils exprimaient tous un fort désir de prendre la parole bien que notre rituel précisait que ne parlaient que ceux qui le souhaitaient… Puis, progressivement, les enfants ont commencé, au-delà de l’espace et du temps d’expression, à attendre le contenu même des séances, ce temps « où l’on réfléchit ». Ainsi, tout pendant que les enfants en restèrent à l’expression d’un « ce que je vois », l’engouement pour l’atelier n’était pas de mise. Le revirement de rapport à l’activité a finalement été corrélé à celui d’un passage du « ce que je vois » à celui d’un « ce que je vis ». L’espace était ouvert ! Les enfants avaient assimilés que mes attentes étaient bien au-delà d’une recherche de « bonne réponse ». Ils ont pu percevoir combien leur parole avait de la valeur, non plus pour le résultat qu’elle était en mesure d’apporter mais pour ce qu’elle était tout simplement : l’expression d’un « moi » qui se dit tel qu’il est, sans jugement de valeur mais dans l’accueil simple et vrai. Cet accueil passe beaucoup par une constante valorisation des prises de paroles que je traduisais entre autre pour ma part par un remerciement systématique auprès de chaque enfant pour sa participation : c’est peu et beaucoup. Leurs sourires témoignaient alors de leur satisfaction d’avoir contribué ainsi à l’échange.

Cependant, tout cela n’est pas aller de soi si facilement, loin s’en faut ! Cette expérience m’a donné de remettre au goût du jour le terme « d’humilité ». En effet, il a fallu accepter de remettre en cause certains éléments du protocole initialement prévu et remodeler ainsi certaines modalités telles que la taille du groupe de parole, le mode de transmission de cette parole… En effet, le groupe, trop conséquent en nombre, ne me permettait pas de donner la parole à tous ou bien m’obligeait à dépasser considérablement le cadre horaire à l’origine fixé de 15 à 20 minutes. La frustration de ne pouvoir prendre la parole et l’impossibilité de maintenir un niveau d’attention au-delà du temps prévu généraient des conditions intenables pour les enfants. J’ai donc fait le choix de scinder le groupe en 2 et de proposer ainsi l’activité à chacun des groupes, l’un après l’autre. Il m’a fallu également canaliser ma propre frustration : lorsque l’on propose ce type d’activité, l’on souhaiterait – qui plus est lorsqu’on travaille sur un projet aussi ambitieux que celui de tenter de réduire les comportements violents – aller parfois plus vite que la musique… Or, et comme je le disais précédemment, il faut véritablement concéder au fait de « donner le temps au temps » pour que les élèves s’emparent de l’activité et la fassent-leur. Enfin, et là n’en est pas la moindre des choses, j’ai dû réaliser un travail conséquent sur la notion de subjectivité. Cette subjectivité est omniprésente dans tout travail en relation. Ainsi, au cours de la mise en place de ce type de proposition, la subjectivité peut se trouver devenir soit un frein, soit un atout selon la considération qu’on lui porte.

Dès le début de cette expérience, j’ai senti combien je pouvais être fragilisée dans mes propositions si je n’avais pas un tant soit peu conscience de l’existence et de l’impact de la subjectivité sur mon rapport aux enfants et à l’activité en elle-même. Pour contrecarrer en partie ce phénomène, j’ai pris le parti de réaliser des enregistrements audios de nos séances. Quel soulagement de pouvoir mettre un peu d’objectivité au cœur de ces séances en prenant le temps du retour sur un vécu qui, prit dans le feu de l’action, peut nous amener à passer « à côté » de points essentiels pouvant mettre à mal l’enfant et sa parole. Ainsi, lors d’un atelier, préoccupée par le souci de conserver les enfants « dans le thème », ai-je mis de côté les propos d’un enfant qui me semblait « s’égarer ». La réécoute et la retranscription de l’activité m’a permis de mettre le doigt sur mon erreur et de pouvoir ainsi reprendre cela avec l’enfant concerné afin de lui signifier que j’avais compris le lien qu’il faisait entre le thème vécu au cours de l’atelier et sa remarque. Ces éléments peuvent paraître anodins mais ils me paraissent essentiels quand on se donne pour priorité de créer un climat de confiance.

Au milieu de ces constats mettant en exergue les points d’achoppement de mon projet, j’ai pu conserver l’enthousiasme de le mener en aiguisant mon regard et en choisissant de relever les petits signes qui pouvaient m’encourager à ne pas abandonner. En effet, mettre en place ce type d’atelier avec des enfants, qui plus est de moyenne section, laisse bien souvent sur sa faim… Je n’ai pu mener ce projet que trop peu de temps pour pouvoir être en mesure de récolter tous les fruits de ce travail. Les premiers pas sont bien souvent marqués par une attention particulière portée à la gestion de la parole et de sa transmission. Comme je le précisais, éduquer à la liberté de parole implique de donner un espace d’expression où l’on se sente suffisamment en sécurité pour s’exprimer mais aussi un espace où l’on est assez « grand » pour comprendre que l’autre a le droit de prendre à son tour son temps de parole et de dire ce qu’il pense… C’est bien là que la dimension du savoir-être prend tout son sens. Et quel travail que de s’atteler à mettre en place un cadre de respect de la parole et de la prise de parole ! Il faut là encore beaucoup de volonté et de conviction en ce que l’on propose pour tenir dans la proposition. Il m’est bien souvent venu l’envie de baisser les bras car ne me sentant pas assez forte pour les mener assez loin sur le chemin de cette liberté de parole. Mais tout au long de cette expérience il y a toujours eu de petites phrases, de subtils changements dans l’intérêt porté à nos échanges qui m’ont permis de persévérer. Ces petits signes transparaissaient dans la rapidité de mise en place du groupe de parole, dans les tentatives des élèves pour découvrir avant l’heure l’image qui allait être l’objet de nos échanges…

Ainsi, l’un des événements essentiels qui aura marqué mon projet aura été le fait de 2 petits élèves de la classe de petite section. En effet, mon choix premier avait été d’ouvrir ces ateliers exclusivement aux élèves de moyenne section. Ce choix s’expliquait de part un souci de gestion du nombre d’élèves prenant part à l’activité – trop d’enfants induisant un temps trop conséquent d’atelier mais aussi des interventions quantitativement faibles pour les élèves – mais également du fait que les élèves auteurs d’actes violents appartenaient à cette classe d’âge. Cependant, force m’a été de constater que je ne devais pas m’arrêter là : en effet, 2 élèves de petite section m’ont fait la demande toute singulière d’intégrer le groupe d’activité à visée philosophique. Ce fut une grande joie pour moi de constater que cet atelier trouvait écho auprès des plus petits ! Ainsi, prenant acte de leur demande ai-je ouvert l’activité à ces 2 enfants. Il me paraît essentiel de ne pas omettre de préciser cette « petite victoire » et ce, d’autant plus que l’un de ces 2 élèves étaient le reste de la journée peu disert et plutôt introverti, même lors des temps de regroupement en échanges informels… Au cours de nos activités à visée philosophique, il me fallait a contrario, le contenir tant il tenait à prendre la parole et ne plus la lâcher…

J’ai pu trouver par le truchement des activités à visée philosophique « mon » mode d’éducation à la liberté de parole. Ma sensibilité me donne de percevoir ces activités à la fois comme acte d’expression de la liberté de parole mais aussi comme apprentissage des modalités de cette expression pour qu’elle puisse être vivable et viable.

Au jour d’aujourd’hui, il me semble à présent inévitable de se donner de se former pour pouvoir, sur le long terme, envisager de mener ce type de projet auprès des élèves. Malgré cela, je reste intimement convaincue que la source première de l’engagement dans ces activités reste la « foi » que l’on porte en la valeur de la parole et de son expression ainsi que le désir que l’on porte à ces élèves en devenir qui nous sont confiés. Il importe que nous donnions la meilleure des armes pour grandir : le « savoir parler pour penser » et ainsi peut-être développerons-nous chez eux un goût toujours plus prononcé pour la sagesse…

 _____________________

Pour citer cet article
Référence électronique : Myriam Martin, « La liberté de parole », Educatio [En ligne], 4 | 2015. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés