Parole et silence

(Textes de Hélène Lubienska de Lenval)[1]

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On sait le rôle très important qu’a tenu Hélène Lubienska de Lenval dans l’évolution de la catéchèse. Lorsqu’elle était sollicitée pour prendre en charge la catéchèse d’un groupe d’enfant, elle demandait de pouvoir bénéficier d’un milieu approprié, à savoir une salle désencombrée, obscurcie, sinon elle refusait. Pour elle, il était indispensable que la catéchèse se déroule dans une atmosphère spécialement silencieuse, c’est-à-dire où tout l’environnement était lui-même porteur de silence. Voici ce qu’elle demandait :

Le silence des meubles

« Pour nous défendre du bruit, commençons par éduquer les meubles (…). Laissons du moins aux enfants la liberté de s’installer par terre à leur guise comme le font les peuples d’Orient : assis ou à genoux pour travailler, étendus pour se reposer. Cela favorise leur croissance et la souplesse des membres que bancs et pupitres déforment. Cela facilite l’équilibre nerveux. En effet, la proximité du sol inspire un sentiment de sécurité et de stabilité. Le fait d’être haut-perché, au contraire, excite, incite à la bravade : c’est la raison d’être des tabourets de bars. Les enfants, comme les sages, se trouvent assis par terre. Supprimons donc les meubles superflus. Dans tous les domaines l’encombrement est mauvais : trop de meubles entravent les mouvements du corps ; trop de notions entravent la pensée ; trop de raisonnements entravent l’envol de l’esprit. Nous avançons mieux sans fardeau, ‘nous sommes tous voyageurs comme nos pères’ (1 Ch. 29, 15).

Mais puisque meubles il y a, que, du moins, ils soient discrets. Nous mettrons des « patins de silence » aux tables et aux chaises. Ainsi chaussées elles ne se feront plus entendre. Imposer la discrétion aux portes est plus délicat : il faut huiler les serrures et les gonds, coller un feutre à l’endroit où le bois rencontre bois. Si une main insouciante vient à la brusquer, la porte poussera tout au plus un soupir de douleur contenue. A la salle à manger, un molleton sous la nappe empêchera le heurt des couverts. Les timbres de sonnette d’entrée ou du téléphone ont souvent besoin d’un tampon. Il faudrait aussi des tapis, à défaut des semelles crêpe. A chacun de s’arranger comme il peut. L’important est de vouloir le silence parce que le ‘Seigneur n’est pas dans le bruit’ (1 R.19, 11)[2]. »

Le silence des yeux

« Ce que les vibrations sonores sont aux oreilles, les vibrations lumineuses le sont aux yeux : bienfait quand elles sont douces, mais violence lorsqu’elles sont très fortes. Les sensations que ces deux espèces de vibrations provoquent, sont d’ailleurs reliées entre elles : lumière crue et voix criarde, lumière tamisée et voix en sourdine vont de pair.

(…) Poussée à l’extrême, la lumière artificielle devient torture ; les tortionnaires modernes s’en servent pour pousser à bout les victimes. La pénombre au contraire, repose, apaise et favorise le recueillement. Il suffit de baisser la lumière pour voir les muscles se détendre, les yeux s’ouvrir plus grands et les visages prendre une expression plus sereine et plus attentive. Le respect humain disparaît et chacun devient lui-même (…).

Si nous voulons que le monde soit un abri contre le monde trépidant, il nous faut penser aux volets, aux rideaux et aux abat-jour. L’œil ne devrait jamais rencontrer directement l’ampoule électrique (ni le tube de néon) mais seulement des faisceaux lumineux. Toutefois un éclairage discret n’est pas un éclairage suffisant : il y a entre les deux la même différence qu’entre la politesse et le sans gêne, entre la lampe de table d’une bibliothèque et une ampoule suspendue au plafond dans la salle d’attente d’une gare ; celle-ci fait mal aux yeux mais ne suffit pas pour lire. Placée plus bas et abritée elle eût permis aux uns d’ouvrir un livre, aux autres de somnoler ».[3]

Le silence des gestes

« Le camouflage du bruit est utile au départ pour donner le goût du silence, mais nous voulons faire mieux que d’enfermer un fou dans une pièce matelassée : nous voulons amener nos muscles à se mettre aux ordres de l’esprit ».

« Les muscles volontaires sont appelés ainsi, parce qu’ils sont contrôlés par la volonté mais, lorsqu’ils n’ont pas été exercés, ils obéissent mal. Il faut donc leur imposer un entraînement systématique. (Il y a pour cela) les exercices de souplesse que l’on peut faire partout ».

« (Ainsi), après avoir assoupli les muscles par des exercices, on peut s’entraîner à marcher légèrement, à fermer les portes sans les claquer, à déplacer les meubles sans les heurter, à poser des objets sans faire de bruit (…). Un petit pas de plus et nous voilà capables de nous tenir debout, immobiles comme des statues, de faire des génuflexions et des inclinations profondes selon la tradition liturgique ».

« Du coup le corps devient auxiliaire de l’âme dans son effort de s’élever à Dieu dans la prière. Car prier n’est pas autre chose que d’être attentif à Dieu. Comment cette attention ne se concrétiserait-elle sinon par l’effort de tenue ? L’attitude corporelle symbolise alors l’attitude de l’esprit ».[4]

Silence et parole

« Tout le monde sait, que, dans une classe Montessori, la maîtresse doit se taire. Au bavardage des enfants agités, elle n’oppose plus son propre bavardage, mais son silence. Elle devra donc parler aux enfants sur le ton qu’elle veut leur faire adopter, c’est-à-dire, tout bas, d’une voix atone. De plus, elle ne devra dire que l’essentiel, en peu de mots. L’inattention étant due généralement à une avalanche de mots, les paroles font d’autant plus impression qu’elles sont serties de silence. Entourés de silence, les mots prennent toute leur valeur (…) Dans nos classes les leçons, toujours très courtes, sont rares. Plus les paroles sont rares, plus elles portent (…). Les gestes de l’éducateur seront silencieux, il lui faudra instaurer le silence dans le rythme de la vie, c’est-à-dire ne pas se presser et ne pas bousculer l’enfant ».

« Si le ton de la voix est facteur d’influence, il importe particulièrement de la surveiller pendant la leçon de religion en récitant des prières ou quand on fait des lectures bibliques. Car l’auditeur n’est pas un être désincarné : ses oreilles transmettent à l’âme des impressions qui influent sur sa disposition spirituelle. Pour l’amener au recueillement, il faut éviter que l’oreille ne soit heurtée par un ton de voix qui ne serait pas respectueux. Le volume du son, le rythme, la modulation, la prononciation ont tous leur importance. Un texte sacré ne doit jamais être crié. (Crier n’est pas respectueux). La voix doit être mise en sourdine et pour qu’elle porte loin, il faut bien articuler. La modulation doit être sobre : on ne lit pas la Bible comme un récit d’aventures ou comme des vers. La voix doit presque se faire oublier pour que l’attention soit toute orientée vers Dieu (…). Pour transmettre la Parole de Dieu, il faut une voix silencieuse ». Dans un milieu bien préparé, et notamment lorsque l’adulte parle d’une voix silencieuse, « le diapason des voix d’enfants baisse immédiatement ».[5]

Le silence n’est pas mutisme

« Pour obtenir le silence, il faut sacrifier le mutisme. Laisser parler les enfants partout et en tout temps. Qu’ils parlent dans les couloirs, au réfectoire et en classe. A une seule condition : ne pas déranger les autres. Il faut apprendre aux enfants à mettre leur voix en sourdine et leur fournir l’occasion de beaucoup d’exercices. (Ainsi) lorsqu’on permet aux enfants de parler partout et à toute heure, à condition de parler sans voix pour ne pas déranger les autres, le bavardage diminue à vue d’œil ». [6]

« Par un abus impardonnable, confondant deux termes aucunement synonymes, on impose le mutisme dans un lieu rempli de vacarme en criant « silence ! » Dès lors le mot « silence » s’associe dans la mémoire au ton autoritaire, à la voix criarde, au claquement des mains, sinon au son strident d’un timbre mécanique.

Au choc nerveux succède la soumission houleuse à une voix, qui ne fait taire les autres que pour mieux résonner elle-même ou, pire encore, un mutisme lourd comme une chape de plomb.

Le mutisme n’est pas le silence. Il en est même exactement l’opposé. Le mutisme imposé est violence : oppression du plus faible par le plus fort, mesure disciplinaire, procédé administratif, routine, intimidation, menace. Le mutisme volontaire est signe de suprême indifférence ou de mépris. Dans les deux cas, le mutisme exclut la parole mais s’accommode fort bien du bruit. Il est souvent la simple conséquence d’un vacarme assourdissant.

Le silence, au contraire, exclut le bruit, mais s’allie volontiers à la parole. Portée par une voix douce, respectueuse de la tranquillité d’autrui, la parole ne trouble pas le silence : elle l’anime et le met en valeur, parce que le   « silence est fait d’égard, de bienveillance, d’amitié de bonté ».

« Loin de se compléter, silence et mutisme s’excluent. Une momie est muette ; elle n’est pas silencieuse. Les moines sont silencieux, ils ne sont pas muets : ils passent de longues heures à parler à Dieu en récitant les ‘Psaumes’. Une maison est silencieuse non pas quand elle est déserte, mais quand elle palpite d’une vie consciente soumise à l’esprit ». « Le Silence, c’est une présence et non le mutisme imposé par le dehors. Le silence exclut le bruit, mais s’allie à la parole ».[7]

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[1][1] Ces textes sont empruntés à l’ouvrage de Madeleine Neyret, Apports de Maria Montessori et Hélène Lubienska à la catéchèse. Paris, Editions Don Bosco, 2006. Ils sont reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Cf. aussi Madeleine Neyret, Hélène Lubienska de Lenval 1895-1972 : pour une pédagogie de la personne, Paris, Lethielleux, 2000.

[2] Le silence à l’ombre de la parole, pp. 14-15.

[3] id. pp. 24-25.

[4] id. pp. 16-17.

[5] id. pp. 19-20

[6] id. p. 23

[7] id. pp. 17-18.