Editorial

De « l’élitisme »

Guy Avanzini

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 L’Enseignement Catholique n’est-il pas devenu ou ne tend-il pas à devenir « élitiste » ? On le lui objecte assez souvent pour justifier une réflexion qui, selon les cas, puisse appeler correction ou ajustement. Aussi bien, dans le contexte tendu des débats pédagogiques actuels ne s’agit-il pas là davantage d’une notion polémique que d’un concept sociologique pertinent? C’est dire qu’il s’impose sans doute d’abord de la clarifier, et de la situer précisément, afin de disposer d’une clé de lecture des controverses qu’elle induit.

Dans son acception la plus courante, la plus banale, voire la plus consensuelle, « l’élite » désigne ceux qui, dans une société donnée, sont estimés capables et dignes d’y exercer des fonctions de responsabilité et d’y tenir des rôles de direction, ou y sont destinés, donc formés à cette fin. Néanmoins, cette définition globale et approximative appelle diverses approches susceptibles de préciser la nature et l’origine des conflits qu’elle soulève.

Approche sociologique : « l’élite », qui est-ce ?

Qui donc en fait partie, et la constitue? A quoi en reconnaître les membres ? Cela dépend évidemment des contextes socioculturels et institutionnels. Ainsi, dans une société traditionnelle, fortement hiérarchisée et répartie en classes stables, clairement identiques, acceptées et reconnues comme légitimes, voire en castes fortement rigidifiées, l’appartenance à l’élite ou la vocation de l’intégrer, procèdent, en quelque manière, de la nature, voire de la volonté de Dieu.

En revanche, dans une société qui se veut ou se prétend « démocratique », ou qui y aspire, et valorise une vision égalitariste, l’aptitude à intégrer l’élite est suspendue à la manifestation de qualités intellectuelles révélées et consacrées par l’Ecole. Ainsi, « l’élitisme républicain » cher à Jules Ferry et à Fernand Buisson, si naïve que puisse parfois en être la louange, postule que des enfants «bien doués sont identifiés dans tous les milieux, à et par l’Ecole de la république, garantie assurée du progrès social. Ainsi émergent, en son sein et grâce à elle, des « sujets d’élites », « les meilleurs », à substituer au plus vite à qui, s’y croyant promis par la naissance, en sont, en réalité, incapables ou indignes. Et d’illustres exemples en sont apportés par des hommes célèbres qui, de très modeste origine, ou « extraction » -le mot est significatif- ont su imposer la reconnaissance de leurs talents et créer ainsi une nouvelle élite.

L’Ecole n’a cependant pas le monopole de ces discernements novateurs. L’Eglise, quant à elle, a aussi, non moins décisivement, renouvelé et élargi la notion d’élitisme : à partir des années 1930 et sous le Pontificat de Pie XI, l’avènement et l’essor de l’Action Catholique spécialisées et de l’ACJF ont entraîné l’émergence de ceux qui, au sein de ces mouvements et grâce à l’éducation non scolaire qu’ils y recevaient, ont su y acquérir et y déployer une envergure et des compétences qui les ont peu à peu instaurés en leaders reconnus et appréciés de leurs milieux respectifs. Ainsi ont surgi des « élites chrétiennes » particulièrement remarquées parmi les militants de la JAC et du MRJC, dont plusieurs sont devenus des acteurs efficaces et influents ou des responsables appréciés d’ordre municipal, professionnel et politique. Et il en alla de même de la JOC et de l’ACO dans le monde ouvrier, comme de la JEC dans les champs d’activité les plus divers. En ce sens, chacun de ces milieux a engendré et formé sa propre élite.

C’est dire, tout à la fois, la diversité des « élites », réfractant celle des milieux et, par là, l’aspiration de chacun à engendrer la sienne, représentative, gardienne et promotrice des valeurs de chacun d’eux et ordonnée à les promouvoir. Leur variété est, à cet égard, celle des idéaux dont l’affrontement dynamise une société. Encore ne peut-on ignorer la tendance de certains courants idéologiques à mettre en cause le bien-fondé d’un rôle des « élites», en ce qu’il contrarierait la promotion des masses au bénéfice de privilèges qui prétendraient s‘imposer. C’est là une problématique d’ordre politique, dans laquelle nous n’avons pas à entrer ici, mais que l’on ne peut omettre d’évoquer, dès lors que l’on s’interroge sur la validité axiologique de cette notion.

Approche anthropologique : à quoi doit-on d’appartenir à une élite ?

Si cette dernière rassemble ceux dont les qualités le justifieraient, de quoi procède cet avantage ? C’est là un problème d’ordre proprement anthropologique, qui mobilise et réactive les débats sur l’inné et l’acquis, le naturel et le culturel. Et il s’impose d’autant plus que ces divers positionnements ne corrèlent pas, terme à terme, avec la catégorisation axiologique.

En effet, conception « aristocratique » et conception « démocratique » ont en commun au moins dans un premier temps, la même vision, fixiste, chosiste et innéiste, de la vocation élitiste. Dans le premier cas, son origine familiale la rend « naturelle » ; quant à « l’élitisme républicain », il n’est que la transposition à l’ordre social de la vision darwinienne, qui conclut à la victoire des plus aptes, c’est-à-dire des mieux pourvus par la nature. C’est bien d’une méritocratie qu’il s’agit. Et cette thématique de dispositions « naturelles » est confirmée par la pratique scolaire de l’évaluation chiffrée : la courbe de Gauss valide l’hypothèse de l’inégalité native des ressources intellectuelles des individus. Ainsi, la classe et ses classements révèlent et consacrent l’innéité et la disparité de leurs aptitudes.

Mais cette représentation allait faiblir sous la critique de Bourdieu et son rejet de « l’idéologie du don », illusion due à la précoce imprégnation culturelle reçue d’une famille cultivée, sans que l’Ecole en puisse compenser l’absence. Ainsi, la démarche sociologique des héritiers et de La reproduction rejoint implicitement l’approche philosophique d’Helvetius, pour qui toutes les différences interpersonnelles procèdent exclusivement de l’éducation[1].

Or, il s’impose de remarquer que, ce faisant, la sociologie se rapproche objectivement de l’anthropologie chrétienne, inséparable, quant à elle, du postulat de l’éducabilité universelle : c’est bien sur cette conviction que repose l’espoir d’une élite paysanne ou ouvrière, puisqu’il s’agit de sujets culturellement défavorisés par une famille généralement peu instruite, et munie de la seule scolarisation primaire. C’est donc bien le mouvement d’Action Catholique spécialisée qui a été l’agent et le moteur de leur éducation et a permis la révélation de leurs capacités. Mais, en définitive, et quoi qu’il en soit du détail des spéculations sur les rôles respectifs des référents biologiques, psychologiques et sociologiques dans l’agrégation à une élite, l’évaluation de leurs parts respectives continue de se dérober à l’intelligibilité scientifique.

Aussi bien, c’est le même « mystère » qui environne le cas des « enfants précoces ». Certes, cette expression est désormais heureusement préférée à celle des « enfants surdoués », dont l’erreur épistémologique était de désigner à la fois le phénomène et sa cause présumée, alors que la « précocité » est l’objet d’un constat qui, même s’il chagrine certains esprits progressistes, s’impose à l’observation et laisse ouverte la question de ses causes, qui ne sauraient se réduire aux seules tendances paranoïaques éventuelles des parents.

Approche pastorale : Enseignement Catholique et élitisme

Les remarques précédentes n’ont de sens, ici que pour tenter d’éclairer les « stratégies » objectives de l’Enseignement Catholique et l’éventuelle dérive élitiste dont certains l’accusent.

Initialement, et à leur origine, les diverses congrégations recevaient chacune un type d’élèves bien identifié. Les plus spécifiquement enseignantes accueillant ceux de l’aristocratie et de la bourgeoisie naissante, tandis que les instituts polyvalents instruisaient plutôt les milieux populaires, pauvres ou indigents. Leurs champs d’action respectifs étaient bien distincts et cela paraissait aller de soi. Nul n’ignorait, par exemple, que la Compagnie de Jésus ou la Compagnie de Marie Notre Dame géraient délibérément la formation d’une élite chrétienne ordonnée à perpétuer celle que constituaient déjà les familles de leurs élèves. Mais on savait aussi que, dans la mouvance du Concile des Trente, allait s’engager l’intense mouvement de création d’écoles populaires, dues à Nicolas Barré, à Charles Démia et plus encore à Jean-Baptiste de la Salle et aux Frères des Ecoles Chrétiennes, auxquels Frère André-Pierre Gauthier vient de consacrer une thèse remarquée[2].

Toutefois, sous l’influence de facteurs à la fois divers et convergents, d’importantes évolutions allèrent peu à peu intervenir. Ainsi, paradoxalement, la qualité technique et pédagogique des établissements voués à l’éducation du peuple convainquit les parents plus aisés d’en assurer le bénéfice à leurs propres enfants. De même, l’implantation en centre ville des institutions chrétiennes facilita un recrutement sélectif, que renforçait leur absence des quartiers neufs et des « périphéries ». Encore ne saurait-on sans hypocrisie le leur reprocher aujourd’hui, la loi interdisant la conclusion de contrats avec des établissements qui n’ont pas déjà cinq ans d’existence. Et cependant, on n’oubliera pas tous les cas contraires, par exemple l’Ecole Oscar Romero ou les établissements Vincentiens du nord de Marseille.

Il reste néanmoins que, sous la pression de parents rendus anxieux pour l’avenir de leurs enfants dans une société déclinante et désemparée, et inquiets des insuffisances prêtées aux écoles publiques, une tendance élitiste s’est renforcée dans certains collèges ou lycées catholiques. Entendons par là un recrutement sélectif, retenant à l’inscription les seuls dossiers de candidats bien notés et un maintien subordonné aux meilleures performances, afin d’obtenir aux examens officiels les résultats les plus brillants. Et comme il n’était pas malaisé de constater que, sauf exception, ces élèves performants étaient issus de milieux socio-culturellement favorisés, une sorte de symbiose s’est établie entre élitisme et sélection.

C’est dans la seconde moitié du XXème siècle que cette tendance -ou le risque- élitiste fut de plus en plus précisément identifiée et dénoncée. Si cette transformation du regard tient à l’interaction de beaucoup de facteurs, du moins faut-il spécialement retenir la prolongation de la scolarité obligatoire (1952) et l’attention accrue à la fréquence croissante d’un échec scolaire qui n’affecte pas également tous les milieux mais corrèle fortement avec les plus modestes. Cela fut considéré comme suffisamment contraire à la doctrine sociale de l’Eglise pour amener certains établissements « bien fréquentés » à s’associer à un recrutement plus diversifié et à en prévoir les conditions financières[3]. On se rappelle, à cet égard, les fortes initiatives du Père Lyonnet au Collège Saint-Michel de Saint-Etienne[4]. Mais ce sont surtout les publications de Bourdieu et l’écho que lui assurèrent les évènements de 1968 qui imposèrent la perception de ce que d’aucuns considéraient comme inadmissible.

Dès lors, on se trouve devant un dilemme moralement difficile à assumer : certes, il est légitime, voire indispensable, de former des sujets de haut niveau, capables d’exercer des responsabilités : cela est propice tant au bien de la société qu’à celui de l’Eglise, et d’autant plus si on les convainc de ne pas s’abandonner au seul gain du pouvoir et de l’argent mais d’adopter un esprit de service et de nourrir le souci de bien commun. Peut-on néanmoins, négliger les moins favorisés, oublier les moins doués, se détourner de ceux qu’affecte un handicap, renoncer à honorer l’option préférentielle pour les plus pauvres ? Est-il chrétiennement tolérable de s’en tenir à la première option ? Comment satisfaire simultanément ces deux exigences ?

Tout en tenant compte de leur charisme fondateur, de leur histoire, de leur tradition, les instances de direction des établissements se sont senties appelées à se saisir de cette alternative. Même si leur choix n’a été ni explicité, ni délibéré, il est néanmoins objectivement effectué au fil des décisions. Sans pouvoir recenser ici les options passables, à s’en tenir aux projets et sans omettre les deux attitudes limites d’une volonté résolument élitiste ou, à l’inverse, de la priorité aux plus pauvres, la préférence semble aller à une certaine « mixité sociale », aménagée et ajustée au mieux selon les conjonctures locales. L’objectif adopté est volontiers celui de l’excellence personnalisée, entendue comme étant ce qui convient le mieux à chacun, selon son histoire, son vœu et ses aspirations.

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L’intention de ce numéro n’est évidemment en rien de prétendre indiquer ce qu’il faut faire, mais seulement d’aider à clarifier les options et leurs raisons. Les textes qui suivent illustrent la façon dont, chacune à sa manière, diverses institutions éducatives se situent par rapport à ce dilemme et s’efforcent d’inventer une pratique à la fois réaliste et chrétienne, en postulant dans la foi que celle-ci non seulement doit mais peut être trouvée et mise en œuvre.

Il reste que, si forte soit la bonne volonté des décideurs, l’élaboration de solutions et la difficulté éprouvée pour arrêter une stratégie tient à un obstacle si sérieux qu’on préfère généralement l’éluder : c’est de savoir ce qu’il faut entendre par « réussite scolaire ». Certes, chacun proclame qu’il la vise et la veut, pour tous, et y consacre tous ses efforts ! Mais, au juste, de quoi s’agit-il ? Et quel en est le critère ? En laissant de côté ce en quoi consiste « réussir dans la vie » et « réussir sa vie » et à s’en tenir à la seule réussite scolaire, entendue non comme garantie mais comme condition favorable des deux autres, comment peut-on la circonvenir et l’évaluer ? Plus précisément, comment la distinguer d’une égalité formelle et comment la concilier avec le respect des différences légitimes ? Comment prendre en compte celles-ci sans susciter des inégalités importantes et comment ou les prévenir, ni nourrir l’illusion de l’uniformité ? Au silence des théories sur cette problématique correspond la gêne des praticiens, que le contexte amène à vanter une réussite dont la définition concrète leur échappe.

Si cette perplexité inhibe les pédagogues, il en est une autre qui, quant à elle, relève de la politologie : que serait une société de la réussite scolaire de tous ? Comment s’y effectueront la répartition et la distribution des fonctions sociales ? Quelles difficultés d’ordre organisationnel en résulterait-il ? On ne peut se contenter de penser qu’il s’agit là d’une perspective assez lointaine pour laisser le temps d’y réfléchir et, en attendant, se réjouir que l’inégalité des performances scolaires favorise apparemment une répartition des rôles, dont la réglementation sociale atténue ou corrige ou rende supportable les conséquences les plus graves. Il y aurait là -ou il y a là- un cynisme que repousse sans doute la morale chrétienne. Mais l’évitement des problèmes n’en écarte pas les effets et c’est bien autour de celui-ci que se situe en profondeur la problématique de l’élitisme.

Les articles de ce numéro d’Educatio se donnent pour ambition de contribuer à ce débat, sans prétendre le clore, en présentant des contributions de fond alimentées par des pratiques significatives.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Guy Avanzini, « De l’élitisme », Educatio [En ligne], 5 | 2016. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

 

[1] Bourdieu P et Passeron JC – Les héritiers – Paris – Ed. de Minuit – 1966 – 295 p. ; La reproduction – Paris – Ed. de Minuit – 1965 – 282 p.

[2] A.P. Gauthier – A l’école de la fraternité – Paris – Cerf – 2015 – 282 p.

[3] Conférence des Evêques de France – Notre bien commun – Paris – 2014 – Ed. de l’Atelier – 109 p.

[4] La pédagogie ignatienne – Revue Christus – N° 230 H.S. – 2014.