Paris – Albin Michel – 2014 – 280 p.
Sans doute n’est-il pas utile de rappeler qui fut le Père Joseph Wresinski, fondateur du mouvement A.T.D. Quart-Monde. Chacun connaît l’opiniâtreté courageuse avec laquelle il entreprit de libérer ceux qu’accablait la grande misère. Mais l’on n’a pas assez remarqué que, pour y remédier et en y remédiant, il a élaboré une pensée chrétienne originale sur l’éducation. C’est ce que souligne –et qui justifie de la présenter ici- la belle biographie que vient de lui consacrer G.P. Cuny. Son ouvrage permet en effet de retrouver dans la pensée et l’action du Père Wresinski les données axiologiques, anthropologiques et pédagogiques, ou adultagogiques, que requièrent et mobilisent nécessairement une conception et une pratique de l’éducation.
Pour l’auteur, c’est manifestement de la sombre expérience de son enfance –détresse, violence et humiliation- que procède cette force passionnée de « déclarer la guerre à la misère », d’où le roman héroïque de la vie « de ce prêtre inclassable, réprouvé par ses confrères » (p. 19), qui ne trouva son positionnement qu’après être, en juillet 1956 et avec l’autorisation de son Evêque, entré au Camp de Noisy Le Grand. C’est là que s’explicite son axiologie En tant que chrétien, en effet, il ressent comme un scandale l’indigence sociale, économique et culturelle à laquelle sont abandonnés les malheureux des bidonvilles ; S’en sentant co-responsable, il entend travailler à y mettre fin, avec l’énergie tenace qu’on lui connaît. La sauvegarde, le respect et la promotion de ces personnes rejetées sont des objectifs qu’on ne peut ni différer davantage ni confier à d’autres, qui nous en déchargeraient. L’Eglise « pose les questions nécessaires sur la justice, l’égalité, la liberté, la vérité parce qu’elle est, comme le Christ, contestation essentielle, globale et définitive »[1]
Sans doute dira-t-on à juste titre que ce ne sont pas là des vues originales ; ce qui, en revanche, l’est, c’est la population qui en est l’objet, car elle est souvent oubliée ou considérée comme malheureusement hors d’atteinte. Et ce qui est très novateur, c’est son anthropologie, particulièrement audacieuse, voire provocante. Enfant, il avait été victime de manque de discernement d’un instituteur qui, au vu de sa misère, le jugeait « incapable d’apprendre (p 47) et, même, estimait inutile de le présenter au Certificat d’Etudes… (p. 48). Puisse cette bévue détourner les enseignants de jugements simplistes et les rendre plus prudents dans leurs prévisions ! Pour le Père Joseph, l’éducabilité caractérise tous les hommes, même les plus misérables, que leur apparence et les préjugés en feraient supposer dépourvus. Quant à lui, il s’engage d’emblée dans la promotion humaine des familles les plus malheureuses. La difficulté est qu’elles mêmes, trop souvent, ne croient pas en leur avenir et leur potentiel ; Il faut donc tenter de leur montrer leur erreur et, pour cela, d’abord les traiter avec respect, pour leur redonner confiance en eux. S’il est vrai que l’éducation ne progresse, à travers l’histoire, que par des postulations toujours plus audacieuses, quoiqu’initialement jugées chimériques, de l’éducabilité, il fallait un singulier courage pour en prêter paradoxalement à ceux que l’on était porté à en croire les plus démunis.
Quand on se rappelle le scepticisme avec lequel furent accueillis, dans les années 70, les premières tentatives d’alphabétisation d’adultes que le psychologue classique considérait, vu leur âge, comme inéluctablement sénescents, on mesure l’audace du Père Joseph. Il a montré que les hommes gravement meurtris et mutilés par la vie non seulement gardaient leur réceptivité culturelle mais, plus encore, attendaient, au moins implicitement, que l’occasion leur fût donnée de se la montrer et de la montrer. « Il proposera des activités qui permettront aux habitants de se mettre debout » (p.157).
Pour cela, enfin, il articule axiologie et anthropologie dans une pédagogie et une adultagogie appropriées : la première comportait de valoriser l’Ecole aux yeux des enfants et de leurs parents comme une chance pour demain, et de leur donner les moyens d’y réussir ; la seconde est illustrée par l’initiative ambitieuse du mouvement international A.T.D. Quart-Monde, qui va jusqu’à la fondation d’universités populaires et au lancement d’une revue, Igloos[2]Il est en outre, de tous les mouvements caritatifs, le seul à voir à ce point dans l’éducation une exigence évangélique.
Vraisemblablement victime, comme bien d’autres, du laïcisme ambiant, du défaut de référentiels académiques et d’une certaine restriction du regard, Joseph Wresinski n’est guère cité dans les bibliographies des sciences de l’éducation et d’éducation permanente ; et sans doute, même, n’en est-il pas connu. Il est vivement souhaitable qu’il devienne bientôt l’objet de recherches universitaires, qui mettent en évidence la spécificité de son apport à l’adultagogie et à l’élaboration anthropologique d’une éducabilité universelle. Il n’est pas un « pédagogue chrétien » en ce sens que son objectif n’est pas de former des chrétiens, mais il est éminemment un « chrétien pédagogue », c’est-à-dire celui dont l’activité est mue par la conviction qui lui fait reconnaître en tout homme une image de Dieu.
Guy Avanzini
[1] Extrait de Père Joseph – Les pauvres dans l’Eglise – Paris – 1983 – p.73
[2] Nous avons recensé in Educatio n° 3 – Janvier 2014 – l’ouvrage du P. Percq : quelle école pour quelle société ? Réussir l’école avec les familles en précarité (Chronique Sociale 2012) qui, parmi bien d’autres, montre l’intensité du souci et de la recherche éducationnelles au sein du mouvement A.T.D.Quart-Monde.