Lyon – Chronique Sociale – 2013 – 206 p.
En cette année 2017, où l’on célèbre le centenaire du Père Joseph Wresinski et le 60ème anniversaire d’ATD Quart-Monde, qu’il a fondée à Noisy Le Grand en 1976, sans doute est-il opportun de signaler très spécialement ici cet excellent ouvrage, dû à une recherche-action collective, conduite sur des enfants issus de familles marquées et souvent stigmatisées par leur très grande pauvreté. Divers « acteurs-chercheurs », tout à la fois, exposent leurs pratiques et indiquent ensuite comment ils les ont transférées dans leurs établissements respectifs, des divers ordres et degrés, pour tenter d’y prévenir les innombrables échecs et « décrochages » qu’induit l’enseignement traditionnel.
Parmi les coauteurs de récits, également passionnants, nous citerons tout particulièrement ceux de Vincent Massart, de l’ESPE de Lyon, pour la finesse de son analyse et son souci de formalisation, comme d’Agnès Salmon, pour la force de son engagement et de sa conviction.
Si, parmi les ouvrages qu’ATD a déjà consacrés à l’éducation, que ce mouvement ne cesse, à bon droit, de promouvoir, nous avons délibérément privilégié celui-ci, c’est surtout pour l’exemplarité de sa méthodologie. Au-delà même de son objet spécifique, il montre avec clarté et simplicité comment tout éducateur, enseignant ou formateur, peut simultanément devenir chercheur, c’est-à-dire s’engager dans une vraie recherche pédagogique.
Comme Antoine Prost l’écrit très bien dans sa Préface « nous n’avons pas ici à faire à des militants qui s’épanchent mais à des enseignants engagés qui travaillent leur vécu (p.14). Ces praticiens de terrain ont en effet, sans quitter celui-ci, accepté de se rencontrer et d’entrer en relation avec des universitaires – d’abord Gaston Pineau, de Tours, puis Pascal Galvani, de Rimouski – . Pendant trois ans, ils se sont retrouvés en divers séminaires, pour analyser et pour conceptualiser leurs expériences ; ils se sont prêtés à « l’entretien d’exploration », que préconise Pierre Vermersch, pour « conscientiser» et identifier leurs « savoirs d’action » qui, d’abord tacites (p.23)et non élucidés, ont été acquis par le constat de « ce qui marche » (p. 26). Ils sont donc devenus des « praticiens réflexifs » (p.26), simultanément susceptibles d’évaluer leurs innovations et de les utiliser avec leurs élèves des établissements « normaux », trop souvent en échec. Un inventaire de 21 « savoirs d’actions », repartis en 7 domaines, a même été établi et commenté (pp. 97 et ss), ce qui les rend communicables, comme le signale fortement M. Galvani (p.145).Chacun peut aussi « agir en praticien réflexif » (p. 129).
Nous observons dans ces pages une confirmation manifeste de la structure tripolaire de l’acte éducatif, requise pour qu’il soit identifiable et capable d’aboutir. C’est, d’abord et en tout premier lieu, car elle est décisive, une axiologie, c’est-à-dire des finalités claires et explicites, qui motivent et stimulent l’activité. L’un d’eux le dit excellemment : « pour moi, le pari fou et nécessaire, quand on entre dans une classe, est de dire que tous ceux-là doivent réussir, tous doivent accéder au diplôme auquel je les prépare (p. 73).Un autre ajoute : « j’avais envie de faire ce métier pour que chaque enfant réussisse » (p. 87)l’intensité de cet engagement, de cet investissement, est déterminant. Encore faut-il -et c’est le second paramètre-, une anthropologie qui rende accessibles ces finalités, faute de quoi elles s’avèreraient chimériques. Or le titre même de l’ouvrage l’affirme sans ambiguïté : « tous peuvent réussir », même des élèves « dont on n’attendait rien ». Un des principes de base du mouvement précise : « tout homme porte en lui une valeur fondamentale inaliénable, qui fait sa dignité d’homme » (p.18).C’est pourquoi il faut cultiver méthodiquement l’estime de soi. Dès lors « ils ont compris que l’on croyait en leur potentiel et ont joué volontiers (p.139).C’est bien pourquoi « enseigner nécessite de changer de regard sur les enfants et leurs parents, c’est se transformer soi-même » (p. 136). Au total, il s’agit de postuler l’éducabilité de tous. Encore faut-il articuler ces deux paramètres, ce que rien ne garantit. Leur harmonisation requiert une invention qui, en tant que telle, est toujours aléatoire, et pas toujours réussie. « Le but à atteindre est bien déterminé – Reste la part de l’improvisation » (p. 132). Donc, « le travail réel est largement lié à l’invention du praticien, qui doit sans cesse faire face à l’injonction des événements » (p.147).
Ainsi, une fois de plus, et comme toujours, ce sont les sujets en difficulté, ceux qui mettent l’éducateur en échec, qui deviennent les moteurs du progrès, grâce à l’extension et à l’usage audacieux de pratiques dont on a risqué l’invention. L’on sera reconnaissant à ATD Quart-Monde de confirmer cette constante et, simultanément, de justifier l’admiration d’une initiative éducative que retiendra l’histoire de la pédagogie, bien que le Père Wresinski ne soit jamais, encore, cité parmi les « pédagogues ».
Certes, son œuvre n’est pas confessionnelle. Et cependant, c’est bien l’inspiration Evangélique qui lui a explicitement donné son énergie et sa volonté de promouvoir l’homme. A ce titre, elle s’inscrit de plein droit dans la dynamique de la pédagogie chrétienne, en particulier dans le courant salésien, dont elle est proche par plusieurs aspects. C’est pourquoi elle est à percevoir comme une audacieuse réalisation de la charité éducative.
Guy Avanzini