Sensations, Pulsations et Inspirations
3 supports physiologiques au service d’une Education des Corps
Gilles Lecocq*
Pour qui le Cœur bat-il ? Pour quoi inspirer de l’air venu d’Ailleurs ? Ces deux questions sont l’occasion de s’intéresser à la place du corps au sein de la vie scolaire et au-delà de la vie scolaire dans ces dimensions essentielles qui favorisent un point de rencontre entre le soi, le je et le nous. Ces trois instances sont en effet le siège de pulsations, de sensations et d’inspirations ayant des fréquences et des puissances différentes. Ces différences nous rappellent qu’une pédagogie ne peut se désintéresser des phénomènes physiologiques qui animent le corps humain. En effet, lorsque le soi, le je et le nous se rencontrent sur une scène culturelle, le corps, à la fois lieu des passions et siège des raisons, peut en effet à la fois devenir un allié et se métamorphoser en un lieu de déviances. Il appartient donc à un pédagogue d’identifier les caractéristiques des espaces sociaux où jeunes et adultes peuvent se rencontrer sur cette frontière qui sépare, sans les disjoindre, un corps socialisé à finalités publiques et un corps intime à finalités privées. Ainsi, les temps et les espaces de la vie culturelle où se révèlent une éducation corporelle, une éducation citoyenne et une éducation spirituelle ont quelque chose à nous apprendre de l’Homme Corporel et de l’Homme Spirituel qui constituent les assises du phénomène humain. C’est ainsi qu’entre le Corps Paraître et le Corps Par-Être, l’in-su de la connaissance devient le socle de ce qui fonde les mystères anthropologiques du corps, là où des réponses à deux questions restent indicibles : Pour quoi le Cœur bat-il ? Pourquoi inspirer de l’air venu d’Ailleurs ?
I. Le Corps Paraître : le credo d’un idéal culturel fasciné par l’excellence.
La dynamique qui permet à un élève d’être reconnu comme personne singulière et compétente se construit autour de deux besoins fondamentaux : Celui d’explorer le monde qui l’environne et celui de le maîtriser afin de se sentir en sécurité. Au fur et à mesure de ses expériences, un élève en devenir va ainsi orienter ses actions vers des espaces sociaux où ses besoins pourront être comblés. Il lui faudra cependant accepter de jouer un rôle social, de faire « comme si» et de se conformer à des exigences qui pourront lui sembler étrangères.
L’élève qui réussit, accepte de jouer le jeu d’atteindre la perfection, celle qui consiste à monter sur un piédestal. Une fois « élevé », celui qui réussit peut recevoir en témoignage de son engagement une gratification sociale : un Diplôme. Celui qui réussit est à la fois une personne ordinaire et en même temps il devient une personne exceptionnelle en frôlant l’excellence. Cependant, une fois acquis cette gratification, que devient l’élève reconnu comme excellent face à des réalités scolaires qui le mettent quelquefois en situations de perplexité face à des situations complexes non-envisagées lors de son « élévation » ? Le chemin de vie scolaire qui consiste à être excellent conduit donc à un paradoxe et une énigme. Le corps de l’élève devient alors à la fois le premier signal et le dernier rempart qui permet à celui qui ne ressent plus le plaisir d’être excellent de ressentir d’autres facettes de la Vie qui sont en lui. Le corps scelle ainsi des retrouvailles avec des sensations, des pulsations et des inspirations qui lui permettent de révéler à la face du monde des fragilités corporelles mais aussi des compétences encore non-exprimées, celles-ci étant le plus souvent reliées à celles-là.
L’expression des fragilités du corps ne manque cependant pas de déranger les scènes de la vie scolaire. Elle représente l’instant obscur, l’intime de l’humain et est imprévisible, un peu chaotique et jamais complètement maîtrisable. Et pourtant, le corps est un lieu et un lien d’expressions privilégiées pour celui qui sent que la Vie est en lui. L’émergence du doute chez l’élève devenu in-excellent crée une sorte d’épochè, une mise entre parenthèses de la tentation de se comparer à d’autres. Elle lui permet aussi d’effectuer un parcours où il apprend à se voir lui-même comme inévitablement vulnérable et fragmentée et où il va vivre des moments de solitude qui échappent à son propre regard. Les accords du plus-que-parfait qui scandent la conjugaison des actes qui conduisent à la réussite peuvent alors être remplacés par d’autres accords qui s’intéressent à la conjugaison des actes qui conduisent un élève à abandonner ses fascinations et ses illusions au profit de sensations, de pulsations et d’inspirations isotoniques. C’est à cet instant qu’un choix entre deux statuts va s’offrir à l’élève assiégé, fragilisé et momentanément immobile : celui « de la personnalité forte, « virile », qui parvient à maîtriser la réalité en réprimant d’autres identités possibles, ou celui de la personnalité plus riche, plus flexible en quelques sorte, à laquelle manquerait cependant la stabilité nécessaire à la routine quotidienne »[1].
II. Le corps Par-Être : Le credo d’un idéal culturel qui considère le doute comme une vertu.
Le sentiment d’être vulnérable permet à un élève de se décentrer d’une appartenance scolaire dénuée momentanément de sens. Ce changement de perspective se révèle dans un manque initial à dire et surtout à se dire. Il l’aide à démêler l’écheveau d’une logique qui porte en elle à la fois le sens et le non-sens, la fragilité et le courage de l’espérance, la faillite et la responsabilité. Cette tension ne libère pas de la liberté, elle libère à la liberté. L’organisation scolaire, lorsqu’elle génère un sentiment d’anonymat public, favorise l’apparition de trois symptômes qui symbolisent une nouvelle façon d’être au monde : la peur de mal-faire, l’insatisfaction et l’absence de reconnaissance. La quête d’un absolu qui se révélait à l’aune d’une reconnaissance scolaire aboutit provisoirement à une impasse et devient un moment propice où une somme d’indécisions devient le creuset d’un moment de vérité : au sentiment d’être à l’abri de tout imprévu, succède un état de conscience où les repères s’effondrent et les sensations les plus insolites envahissent le paysage mental de l’élève. Celui-ci découvre alors la condition humaine « pour qui l’existence s’est soudain transformée : le clair-obscur est devenu à la fois exigence d’absolue clarté et rencontres d’épaisses ténèbres, appel à une parole vraie et épreuve d’un espace infiniment silencieux »[2].
Les différentes facettes de l’identité scolaire peuvent alors se redéployer vers un élargissement de l’être qui oblige la mise en place d’un nouvel équilibre corporel qui s’installe entre deux extrêmes. Le premier est celui de l’illusion de totale impuissance : illusion confortable car elle déresponsabilise totalement l’individu au regard de ce qui lui arrive. Le second extrême, c’est l’illusion de toute puissance qui consiste à croire que l’on s’est fait tout seul et que l’on maîtrise absolument son histoire, qu’on en est l’origine absolue[3]. C’est grâce à l’accès à un nouvel équilibre corporel que l’élève accepte de s’ouvrir à une nouvelle identité à la fois évanescente et fragilisée. Celui-ci s’aperçoit alors qu’un moment de vie critique renferme paradoxalement un potentiel de vie jusqu’alors inconnu. Lorsque le sens d’une vie scolaire est alors mis en souffrance, la recherche d’un territoire à soi s’inscrit dans la nécessité de réinvestir des zones corporelles d’une identité jusqu’alors inexploitée[4].
L’élève va se révéler ainsi dans une confrontation à ses propres peurs, ses propres contradictions et à une nouvelle vision des réalités culturelles qui s’offrent à lui. En acceptant de remettre en jeu ce qui fondait son identité scolaire, l’élève va redécouvrir une capacité : celle de s’autoriser à être soi-même en redonnant sens à sa vie et vie à ses sens. Cette autorisation s’inscrit dans un double acte de courage : le courage d’être soi-même parmi les autres et le courage de découvrir l’in-su de la connaissance.
III. Vers l’émergence d’un troisième credo : le corps d’une personne humaine est mobilisé par l’in-su de la connaissance.
L’ouverture authentique et assumée vers un Soi consistant est le signal qu’un véritable processus de trans-formation est à l’œuvre chez un élève. Le corps devient ainsi le lieu privilégié où se révèle une double appartenance qui lie la corporéité à la pensée et la pensée à la chair vécue[5]. Une éducation à la parole corporelle qui accueille, qui recueille et qui relie a sa place dans une trajectoire scolaire qui (re)donne accès à l’in-su de la personne humaine située dans l’arrière-pays de la Psyché, là où siègent des compétences et des ressources non encore exposées à la face du monde. L’in-su précède et crée la parole vraie, celle qui est parcimonieuse et qui contient le langage de la vie à venir[6]. L’in-su corporel contient et est contenu par une transcendance, celle qui attire vers un centre inconnu, un soi-caché que l’on ne peut ni connaître, ni éprouver. Cette attirance n’est cependant jamais acquise, mais toujours à conquérir, par un travail constant et rigoureux, sur soi et avec soi et contre soi. Alors, une ouverture au probable aussi bien dans le registre des émotions, des cognitions et des actions devient possible[7]. Encore faut-il accepter avant de savoir-faire pour pouvoir faire, d’abord de faire et sans savoir-faire.
Il convient surtout d’admettre que cette nouvelle façon de vivre de l’élève ne peut exister que lorsque la capacité réflexive et délibérative de celui-ci est culturellement reconnue. L’élève réflexif sait alors développer ses capacités créatrices dans un environnement où la confiance l’emporte sur le contrôle, l’initiative sur la mesure des résultats, la sublimation sur la toute-puissance. La seule manière de redonner du sens à une vie scolaire vivante est donc pour un élève de se dégager du monde objectif des choses d’usage, pour retrouver la confrontation de sa subjectivité avec celles qui sont autour de lui afin de définir un sens commun, acceptable par tous[8]. La dimension symbolique devient alors le socle à partir duquel les rapports sociaux se (re)construisent. Cette dimension symbolique est ce ciment qui permet à un élève de gérer la complexité qui fait de lui un personnage protéiforme doué de raison, d’émotions et de passions[9]. Cette dimension est enfin l’occasion de resituer la place du sacré au cœur des sciences de l’homme et de la société d’autant plus lorsqu’elles se veulent laïques[10]. C’est alors l’occasion pour un élève d’accepter de construire ses relations aux autres tout en affirmant sincèrement et authentiquement sa liberté et ses singularités. Être sincère envers soi-même signifie être fidèle à sa propre originalité. Il y a cependant un risque d’autarcie et d’autodestruction dans un idéal de l’authenticité qui refuse tout lien avec autrui[11]. Le sentiment d’authenticité relie en effet une personne à un sentiment d’exister lorsqu’elle est en mesure d’assumer son originalité en présence des autres. Cela suppose que l’élève reconnaisse que l’estime qu’il a pour lui-même ne peut être séparée d’un respect authentique envers les autres. L’élève prend alors le statut de Personne, celle qui existe dans sa capacité à s’ouvrir à l’univers matériel et social sans jamais s’y dissoudre, celle qui appelle le mouvement complémentaire de l’extériorisation, qui est l’intériorisation[12], lorsque les élans de l’In-Su résonnent avec les élans de l’A-Venir, C’est à cette occasion qu’il est possible de reconnaître que la vie scolaire vaut la peine d’être vécue[13]. C’est l’occasion également de proposer à un enseignant de respecter un principe de responsabilité qui crée dans le présent les conditions et les formes d’une obligation temporelle vis-à-vis des générations futures. Le dialogue entre les générations est peut-être ce que l’on peut rêver de mieux pour que les êtres humains deviennent de plus en plus conscients de leur propre humanité[14]. Les raisons d’être d’un enseignant se révèleront alors dans l’autorisation qu’il se donne à autoriser les générations plus jeunes qu’eux à entreprendre à leur tour quelque chose de neuf, c’est-à-dire d’imprévu. « Commencer, c’est commencer de continuer, c’est aussi continuer de commencer »[15]. Alors, dans ce chemin qui s’offre à nous, ne nous laissons pas envahir par le doute et l’inquiétude de ne pouvoir trouver à temps, comme Thésée, le fil d’Ariane … ou notre fil rouge qui guide chacune de nos inspirations, de nos pulsations et de nos inspirations.
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Pour citer cet article :
Référence électronique
Gilles Lecocq, « Introduction : Sensations, Pulsations et Inspirations :3 supports physiologiques au service d’une Education des Corps. »,Educatio[En ligne], 7 |2018. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
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[1]Honneth, A. (2008). La société du mépris. Paris: La Découverte, p. 348.
[2]Blanchot M. (1969). L’entretien infini. Paris: Gallimard, p. 142.
[3]Lainé, A. (1998). Faire de sa vie une histoire : théories et pratiques de l’histoire de vie en formation, Paris: Desclée de Brouwer.
[4]Lhuilier, D. (2006). Cliniques du travail. Toulouse: Eres.
[5]Andrieu, B. (2007). La chair vécue du cerveau : Un objet épistémologique du cerveau psychologique, Psychologie Française, 52-3, 315-325.
[6]Arènes, J. (2003). La parole et le secret. Paris: Desclée de Brouwer.
[7]Hacking, I., & Dufour, M. (2004), L’ouverture au probable. Eléments de logique inductive. Paris: Armand Colin.
[8]Gaulejac,V. de (2005). La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris: Seuil.
[9]Lifton, R.-J. (1993). The Protean Self. Human resilience in an Age of Fragmentation. Chicago: The University of Chicago Press.
[10]Dupuy, J.-P. (2008). La marque du sacré. Paris: Carnets Nord, p. 7.
[11]Taylor, C. (1992). Le malaise de la modernité. Paris: Cerf.
[12]Fraisse, P. (1988), De la caractérologie à l’anthropologie d’E. Mounier.Pour la psychologie scientifique. Liège: Mardaga.
[13]Seligman, M. (2006). Breaking the 65 Percent Barrierin Csikszentmihalyi M., Csikszentmihalyi I-S., A life worth living. Contribution to Positive Psychology. Oxford: Oxford University Press, pp. 230-236.
[14]Devereux, G. (1980). De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris: Aubier.
[15]Revault D’Allonnes, M. (2006). Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité. Paris: Seuil, p. 264.