Jean-Yves SERADIN
Penser avec Michel de Certeau : une pédagogie du quotidien

Lyon – Chronique Sociale – 2016 – 144 p.

Il est de fait que Michel de Certeau n’est pas perçu comme pédagogue. Et, cependant, c’est bien ainsi que le présente cet ouvrage. Certes, à la différence des « grands pédagogues », reconnus comme tels, il n’est pas, quant à lui, parti d’une doctrine sur les finalités et valeurs de l’éducation, mais des questions et difficultés que soulève la vie quotidienne de la classe. Et cette approche, apparemment empirique, est devenue une vraie méthode d’investigation : à partir d’une situation particulière, inventer une solution, réfléchir aux raisons de son efficacité et ébaucher ainsi une théorisation qui inaugure une recherche-action. Globalement, cela retrouve les « méthodes actives » en tant qu’elles instituent l’élève en acteur de son apprentissage. Mais son originalité tient à l’approfondissement de sa pensée, qu’il doit à certaines rencontres, à d’abord celles d’Illich -qui n’était pas évêque ! (p.23)- et, plus encore, de Paulo Freire, chez qui il trouve et à qui il emprunte sa vision de la démarche pédagogique à partir de conjonctures concrètes, qui, sont à la fois l’objet et le levier d’une pratique libératrice. Seradin souligne aussi à bon droit que, malgré sa pertinence, Certeau discerne bien les limites du modèle de Bourdieu, en en récusant une lecture de type déterministe, qui ne laisserait pas sa place à « la valeur d’espérance », suspendue à la résistance que les dominés lui semblaient pouvoir opposer aux pesanteurs sociales et qui a, on le sait, donné lieu à de vifs débats. Pourrait-on, sans lui prêter la moindre naïveté, voir là une marque chrétienne ?

La pensée pédagogique de Certeau va se préciser par l’explicitation de son adhésion au plan Rouchette. Les controverses à son propos révèlent aisément, derrière le début didactique, sa vraie nature, qui est politique. En effet, il s’agit de distinguer entre une conception traditionnelle et normative de l’Ecole, qui valorise la culture écrite, notamment l’orthographe, au détriment de la maîtrise d’une communication directe entre les personnes. Est-elle un lieu que le maître gère de manière autocratique, ou un espace au sein duquel se déroulent librement des échanges horizontaux ? Or, le plan Rouchette « brise les tables de la loi » au lieu de mobiliser « les classes dominantes pour défendre leurs territoires et leurs principes » (p.58) ; d’où l’hostilité qu’il a suscitée à son encontre.

En définitive, pour Certeau, il existe deux conceptions de la relation pédagogique : soit le maître parle àses élèves, soit il parle aveceux ; ou il impose son savoir, ou il les aide à construire le leur. Le plus souvent, ses « lunettes sociales » (p. 63) l’empêchent de discerner son propre rapport au pouvoir et l’amènent à exercer une « autorité » fallacieusement confondue avec l’autoritarisme et la coercition, en dissimulant ainsi la violence que porte la culture dominante. D’où sa critique d’une relation normative et dominatrice, au mépris de ceux dont elle ignore les ressources et le potentiel.  Aussi bien, cette normativité s’exerce dès l’étape de l’apprentissage de la lecture, trop volontiers confondu avec le déchiffrage, en oubliant que l’essentiel tient au désir de lire, d’autant plus que « c’est le jeu de l’attente des lecteurs et de la résistance du texte qui forme ce que nous appelons le sens » (p.110). Et l’on se réjouira de ce que ces remarques donnent à M. Seradin l’occasion de déplorer les  « âneries » (p. 103), parfois officiellement énoncées à propos de la méthode globale, par des incompétents.

Sans doute regrettera-t-on le plan un peu discontinu d’un livre dont l’écriture contractée s’avère inégalement adéquate. De même aurait-on souhaité une réponse d’ordre épistémologique plus élaborée à la problématique initiale de « l’apport de Certeau à la pédagogie du quotidien » (p.7) et à l’élucidation du sens qu’il donne à cette notion même, comme à celles de « recherche-action » ou de « théorisation ». Mais on sera reconnaissant à l’auteur d’avoir mis en lumière un aspect peu connu de l’ample et forte pensée d’un Père Jésuite qui, familier de l’idéologie de 1968 et des courants qui l’animaient, a su s’en dégager et les dépasser par une réflexion élargie et approfondie, qui unit avec aisance nuance, précision et pertinence.

Guy Avanzini