Le but de l’école au Brésil
Une trajectoire historique

Lindomar Wessler Boneti

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Résumé : Il existe actuellement un débat impliquant le monde social, politique et surtout le monde productif, un débat historique, mais qui s’exprime aujourd’hui avec beaucoup de visibilité. Il met en tension deux objectifs : celui d’« enseigner à faire » et celui d’« enseigner à penser ». Le premier objectif assigne à l’école le rôle d’enseigner pour la vie productive, en particulier la maîtrise de la technologie. Le second met en évidence l’intellectualité et l’autonomie personnelle de l’apprenant. Ce débat, qui trouve son origine avant tout dans le contexte social, politique et économique, pénètre le contexte scolaire, provoquant une crise vis-à-vis du rôle de l’école. Cette crise affecte particulièrement la pratique de l’enseignement et, tout particulièrement, la pratique pédagogique de l’enseignant, conduisant la personne qui enseigne à une douloureuse incertitude, génératrice d’insatisfaction, de découragement, d’angoisse. Cet article vise à analyser la construction historique de cette crise autour de l’objectif de l’école et à étudier la période actuelle où la dualité de l’objectif de l’école entre « enseigner à penser » et « enseigner à faire » est à son comble.

Mots-clés : le but de l´école, enseigner à penser, enseigner à faire

 

Resumo : O artigo tem como objetivo analisar um debate no Brasil, envolvendo o mundo social, político e especialmente o produtivo que é histórico, mas que se expressa com muita evidência nos dias atuais, que diz respeito ao objetivo da escola. Trata-se de um debate muito presente na atualidade a partir de dois objetivos da escola, o de ensinar fazer e o de ensinar pensar. O de ensinar fazer evidencia o papel da escola como o de ensinar para a vida produtiva, especialmente o manejo tecnológico. O ensinar pensar evidencia o aspecto da intelectualidade e da autonomia pessoal. Este debate, penetra no contexto escolar, provocando uma crise em relação ao papel da escola.  Este artigo tem como objetivo analisar os caminhos históricos desta crise em torno do objetivo da escola e, em particular, ressaltando o momento atual quando na dualidade do objetivo da escola entre o “ensinar pensar” o “ensinar fazer” é mais evidente.

Palavras-Chave : o objetivo da escola, ensinar pensar, ensinar fazer

 

Abstract: The article aims to analyze a debate in Brazil, involving the social, political and especially the productive world, which is historical, but which expresses itself with much evidence nowadays, which concerns the school’s objective. It is a debate that is very present nowadays based on two objectives of the school, that of teaching how to do and that of teaching how to think. Teaching how to do shows the role of the school as teaching for productive life, especially technological management. Teaching how to think highlights the aspect of intellectuality and personal autonomy. This debate penetrates the school context, causing a crisis in relation to the role of the school. This article aims to analyze the historical paths of this crisis around the school’s objective and, in particular, highlighting the current moment when in the duality of the school’s objective between « teaching to think » and « teaching to do » is more evident.

Key words: the school’s objective, teaching to think, teaching to do

Introduction

Il existe actuellement un débat impliquant le monde social, politique et surtout le monde productif, un débat historique, mais qui s’exprime aujourd’hui avec beaucoup de visibilité, qui concerne l’objectif de l’école. Ce débat porte sur deux objectifs : celui d’« enseigner à faire » et celui d’« enseigner à penser ». Le premier objectif met en avant le rôle de l’école comme étant d’enseigner pour la vie productive, en particulier la maîtrise de la technologie. Le second met en évidence l’intellectualité et l’autonomie personnelle de l’apprenant. Ce débat, qui trouve son origine avant tout dans le contexte social, politique et économique, pénètre le contexte scolaire, provoquant une crise vis-à-vis du rôle de l’école. Cette crise affecte particulièrement la pratique de l’enseignement et, certainement, la pratique pédagogique de l’enseignant, conduisant la personne qui enseigne à une douloureuse incertitude sur ce qui est réel dans le domaine de sa pratique, lui apportant insatisfaction, découragement, angoisse et une journée difficile et fatigante dans sa pratique en milieu scolaire.

Cet article vise à analyser le cheminement historique de cette crise autour de l’objectif de l’école et en particulier, à souligner le moment actuel où la dualité de l’objectif de l’école entre « enseigner à penser » et « enseigner à faire » est plus évidente.

On discute ici sur l’origine de ce débat qui a commencé dans le contexte historique de l’arrivée au Brésil du précepte de la rationalité moderne. Il attribuait à l’éducation le rôle de la formation rationnelle des individualités en termes de connaissances et de comportements personnels. Ce débat sur le rôle de l’école ne prend donc pas sa source dans l’école elle-même, mais dans la dimension sociale et politique d’une construction historique entourant le processus à l’origine d’une épistémologie du savoir scolaire, associée à la rationalité moderne. Ainsi, le savoir que l’école utilise comme moyen et comme fin est associé à son utilité pratique. Autrement dit, l’école prend l’engagement, historiquement construit, d’enseigner à l’être rationnel, mais l’être rationnel de l’école est celui associé aux racines de la modernité et aux relations capitalistes de production. Ceci explique une demande insistante du secteur productif dans le sens d’institutionnaliser l’école avec l’objectif d’enseigner à faire. Ceci contraste avec le projet personnel d’une grande partie du corps enseignant qui rêve d’enseigner à penser, alors que, dans le cadre de l’école, l’objectif d’enseigner à faire s’impose sur celui d’enseigner à penser, du fait des fondements épistémologiques mêmes de l’école qui en définissent les règles et les normes.

D’un point de vue méthodologique, on commencera l’analyse de ce débat en se concentrant sur les particularités du processus de l’arrivée au Brésil du précepte de la rationalité moderne ainsi que sur le rôle social joué par l’école à l’époque. On fait valoir que deux moments marquent ce processus, l’école assumant le rôle de reproduction de la culture bourgeoise européenne et le rôle de la scientificité du savoir et de la préparation à la vie productive. C’est dans le contexte de ce processus que l’on parvient au moment présent avec le débat autour de la finalité de l’école, enseigner à penser ou enseigner à faire

Particularités de l’arrivée au Brésil de la rationalité moderne et les premières attributions de l’école : la reproduction de la culture bourgeoise européenne

Conformément à la pensée sociologique brésilienne, notamment chez Florestan Fernandes (1987) et Octávio Ianni (2004), ce n’est qu’à partir des années trente du XXe siècle que se produit au Brésil la substitution d’un modèle agricole d’exportation par un modèle industriel et urbain. Celle-ci peut être comprise à partir des modèles européens comme une « révolution bourgeoise », comme « (…) un ensemble de transformations économiques, technologiques, sociales, psychoculturelles et politiques qui n’interviennent que lorsque le développement capitaliste atteint le point culminant de son évolution industrielle » (Fernandes,1987, p. 203). Même si les spécificités de ce que l’on appelle la « révolution bourgeoise » brésilienne ne sont pas conformes à celle qui a eu lieu en l’Europe, comme le fait remarquer Florestan Fernandes, un nouveau projet de pays s’engage dès lors au Brésil, celui de la modernisation, de l’industrialisation et de l’urbanisation.

Mais, dès le XIXe siècle, dans la période précédant la « révolution bourgeoise » au Brésil, avec la consolidation de la « révolution bourgeoise » en Europe, l’élite économique ruraliste, appelée « oligarchie rurale » au Brésil, assume le rôle d’apporter au Brésil des éléments de la culture bourgeoise européenne centrés sur le mouvement bourgeois européen de la distinction de classe.

On dispose de nombreux écrits sur le mouvement bourgeois de distinction de classe, parmi lesquels deux méritent d’être relevés, même si leurs fondements théoriques sont différents : Eric Hobsbawm (1978) et Norbert Elias (1973), qui ont contribué de manière significative à cet essai. Le style de vie typiquement bourgeois constitue un paramètre de la « normalité » du comportement individuel et social, en particulier, à partir d’un mouvement qui commence avec la « société de la cour », mais qui a été repris avec des significations différentes par la nouvelle classe dominante après la révolution industrielle, en réunissant deux aspects importants : les ingrédients issus de l’évolution historique des connaissances scientifiques – principalement des sciences de la nature – et l’appropriation de la notion de culture en tant que mécanisme permettant de distinguer la classe bourgeoise. Au sein de ce mouvement, l’idée de culture apparaît comme un élément prépondérant. Au XVIIIe siècle, la notion de culture était très liée à l’idée de raison– issue de l’évolution de la pensée scientifique des siècles précédents – (Cuche, 2001), à l’idée de construire une société rationnelle, à la distinction de l’homme de l’univers naturel, au discernement et à la somme de savoirs et de connaissances.

Au XIXe siècle, après la consolidation de la révolution industrielle et de la Révolution française, et sous l’influence du mouvement positiviste, cette notion s’est élargie et a été reprise par la classe bourgeoise comme un qualificatif de distinction de classe signifiant tout ce qui contribue à l’enrichissement intellectuel et spirituel, les compétences, les habitudes et les savoirs raffinés et érudits. Avec l’avènement du positivisme au XIXe siècle, la culture acquiert un caractère scientifique à mesure que cette notion absorbe des ingrédients provenant du monde scientifique, lorsque deux aspects s’imposent comme des éléments-clés paramètres de la « civilité » : la minimisation de la diversité et la valorisation du principe de temporalité et de l’évolution. On peut alors considérer qu’à partir d’une conception ethnocentrique, commence à exister un « modèle » de comportement social et culturel qui doit être suivi par les groupes sociaux, les institutions sociales et les individus, en adoptant une perspective temporelle. On institue un style de vie basé sur l’idée de scientificité, le rationalisme classique et la culture qui ressort dans le raffinement du comportement, de l’habillement, de la décoration de la maison, etc., et ainsi, on passe l’idée de succès, d’évolution et de progrès. Ainsi s’est construit le précepte bourgeois qui associe l’être à l’avoir, suggérant que l’évolution de l’esprit est conditionnée à l’évolution de la matière. En ce sens, la participation à la vie publique devient une chose importante dans la société bourgeoise, non seulement en tant qu’élément de distinction de classe, mais aussi pour comprendre qu’il appartiendrait à la classe bourgeoise de construire l’hégémonie du « modèle civilisateur ».

En Europe la culture bourgeoise a été instituée à la suite de la consolidation de la révolution industrielle et de la Révolution française et avec elle, l’avènement de la classe bourgeoise comme dominante. Au Brésil, ce mouvement s’est produit de manière différente. Dans la période qui a précédé ce que l’on appelle la « révolution bourgeoise » au Brésil –comme l’a dénommée Florestan Fernandes (1987) –soit, avant les années 1930, des secteurs de l’oligarchie dite rurale ont importé la culture bourgeoise européenne comme une forme de distinction de classe. C’est-à-dire, l’avènement de la culture bourgeoise au Brésil précède ce que l’on appelle la réforme fondamentale de la structure économique et de l’État.

Ainsi, en général, ce « modèle civilisateur »de référence utilisé comme paramètre d’organisation du cadre institutionnel de l’éducation trouve son origine dans les deux mouvements analysés ci-dessus, celui de la construction d’un modèle de scientificité, d’où proviennent le précepte de l’individualité, de l’évolution, de la temporalité, de l’universalité de la vérité, et celui du mode de vie bourgeois.

Le mouvement bourgeois européen autour d’un concept de culture associé à la culture bourgeoise a été associé à un pseudo « modèle de civilité » associé aux façons d’être individuelles, aux comportements humains, aux soins portés à sa propre personne et à son domicile, à l’hygiène, etc.

On peut dire qu’en Europe, ce mouvement bourgeois de « civilité » est issu de deux mouvements synchronisés : celui de l’épistémologie de la connaissance scientifique, qui est devenue conventionnellement la vérité scientifique, en particulier avec le mouvement des Lumières, et celui de ce que l’on appelle la révolution industrielle ou la « révolution bourgeoise » elle-même, dont le phénomène central était l’urbanisation. Au Brésil, à la suite de la « révolution bourgeoise tardive », la représentation initiale de classe dominante s’est faite par les oligarchies rurales elles-mêmes. Ce sont les oligarchies rurales qui ont importé le modèle formel de vie de la bourgeoisie européenne qui s’exprimait dans leur façon de s’habiller, dans la pratique de l’érudition à travers la musique et l’art, dans la division sociale du travail entre hommes et femmes, etc. Les oligarchies rurales ont assumé la condition d’« Européens au Brésil » en s’efforçant de se distinguer du reste de la population. Cette distinction s’est faite non seulement par rapport à l’appropriation de la culture bourgeoise européenne, mais surtout en établissant des relations fréquentes avec l’Europe, en utilisant l’appareil scolaire européen pour l’éducation des enfants et en renforçant une vision négative et discriminatoire du peuple brésilien. La vision européenne du peuple brésilien a été adoptée sur la base du précepte de la « race », comme l’analysait Oliveira Viana dans son livre « Evolução do Povo Brasileiro » [Évolution du peuple brésilien] (1933). C’était là la pensée « oligarchique bourgeoise » brésilienne du début du XXe siècle qui analysait la manière d’être du Brésilien typique, son origine culturelle, la relation avec le travail, le logement, la scolarité etc. en prenant comme paramètre l’ethnocentrisme européen. Dans ce contexte la culture bourgeoise, que s’étaient appropriées les oligarchies rurales en ayant comme référence l’« eurocentrisme », est devenue la finalité et la signification éducative au Brésil.

En ce sens, l’école a constitué, à partir de cette époque, un instrument de reproduction d’une culture prenant comme paramètre le modèle bourgeois et rationnel européen importé par les oligarchies rurales. Dans cette période, on voit un modèle éducatif qui adoptait un concept scientifique de culture, de mécanismes institutionnels d’accès à la culture limités à la classe dominante et de minimisation de la diversité. Ainsi, on adoptait dans l’éducation le précepte d’homogénéisation, de temporalité et d’évolution, en prenant la culture bourgeoise comme paramètre des tâches éducatives et de leur signification. La construction du modèle bourgeois comme paramètre de civilité au Brésil prend une trajectoire différente de celle suivie en Europe.

La consolidation de la Révolution Bourgeoise au Brésil et le nouveau rôle de l’école : scientificité du savoir et de la préparation à une vie productive

Comme déjà mentionné dans cet article, on entend que ce n’est qu’à partir des années 30 du siècle dernier que le Brésil est passé d’un modèle social, économique et politique agro-exportateur à un modèle industriel urbain. À partir de cette période, des transformations sociales majeures ont eu lieu au Brésil. Outre ce passage du modèle agro-exportateur au modèle urbano-industriel, de grands événements se sont produits, apportant de nouvelles perspectives au Brésil et aux Brésiliens, et donc de nouvelles significations conceptuelles à l’éducation. Les finalités exprimées dans les politiques éducatives ont été modifiées même sans altérer le cadre institutionnel : de la transmission de la culture, en tant que condition préalable à l’évolution sociale, à la préparation à la vie productive.

Dans cette période, le mouvement moderniste qui s’exprimait dans l’art, la culture, les processus économiques et la vie sociale elle-même, tout en consolidant la classe bourgeoise comme classe dominante et le modèle urbano-industriel comme modèle social, rejeté le modèle culturel bourgeois comme synonyme de civilité, jusqu’alors du domaine des oligarchies rurales. La destitution du modèle culturel bourgeois en tant que synonyme de civilité s’est produite notamment avec l’arrivée d’événements divers impliquant la dynamique sociale. On peut considérer que le premier est l’avènement de l’urbanisation, lorsqu’émergent des différenciations entre groupes sociaux dans les périphéries urbaines. L’avènement des périphéries urbaines au Brésil constitue un élément historique fondamental dans la fragilisation du précepte associant la notion dominante de culture aux coutumes et connaissances particulières des classes dominantes. La production de sa propre façon de vivre et d’exprimer l’art, en particulier la musique, donne naissance à une nouvelle notion de culture associée aux manifestations et aux particularités de l’expression de la vie de chaque groupe social.

Ce processus de changement est également lié à d’autres événements, comme par exemple l’arrivée au Brésil d’études scientifiques, ethnographiques, sociologiques et anthropologiques, qui ont adopté une nouvelle perspective sur le monde culturel, différente de celle associée à la connaissance et aux coutumes de la classe bourgeoise, notamment les études structurelles de la culture de Lévi-Strauss et l’analyse fonctionnaliste de la culture de Malinowski comme expression de la vie au présent, destituant la relation historique entre culture et évolution sociale ; la Semaine d’art moderne de 1922, qui a contribué à briser le précepte qui associe la culture au monde formel bourgeois ; l’influence de certains mouvements sociaux urbains américains où, comme dans le cas du hip-hop, les arts, la musique (blues et jazz) et la littérature, influencent l’expression culturelle des périphéries urbaines ; le Manifeste des pionniers de la nouvelle éducation (1932), expression des intellectuels qui défendaient un modèle éducatif national au service d´un projet Brésil. Ces mouvements ont donné une nouvelle physionomie aux politiques éducatives quant à leur signification conceptuelle et leurs finalités. Même sans aborder la question des inégalités et des différences sociales, l’État s’est présenté à partir d’alors comme l’articulateur central des questions éducatives au Brésil. La présence de l’État en tant qu’articulateur central des questions d’éducation se manifeste déjà avec la création du Ministère de l’éducation et de la santé, ainsi que la promulgation en 1934 de la Constitution établissant la nécessité d’un plan national d’éducation et le caractère gratuit et obligatoire de l’enseignement élémentaire. La nouvelle approche de l’éducation, en tant que politique publique tournée vers le monde productif, s’observe, par exemple, dans la réforme de l’enseignement secondaire de Francisco Campos –alors ministre de l’Éducation et de la Santé – en 1931 et son élargissement ultérieur sous le ministère de Gustavo Capanema.

Ainsi, dans ce contexte historique, l’expression sociale et politique elle-même se met à revendiquer une école ayant un nouvel objectif, celui de répondre aux préceptes de la modernité dans la perspective d’un nouveau projet de nation pour le Brésil, celui d’une école basée sur les préceptes de modernité et de préparation à la vie productive. La revendication de ce nouvel objectif de l’école s’exprime, par exemple, dans le Manifeste des pionniers de la nouvelle éducation de 1932, signé par 26 représentants du milieu intellectuel brésilien de l’époque et intitulé : « La reconstruction éducative au Brésil -au peuple et au gouvernement ».

Débat sur le but de l’école aujourd’hui au Brésil : enseigner à faire ou à penser

Le débat actuel au Brésil sur le véritable rôle de l’école se situe donc entre deux prémisses, celle d’enseigner à penser et celle d’enseigner à faire. La prémisse d’enseigner à penser est centrée sur la construction de l’intellectualité, de la capacité de réflexion et de l’autonomie de la personne. La prémisse d’enseigner à faire répond aux expectatives des relations capitalistes, en particulier celles des segments sociaux alignés sur le monde productif ; enseigner à faire en se basant sur la maîtrise de la technologie.

Afin de mieux situer ce débat, on procède dans cette analyse à un dialogue avec la pensée théorique d’Edgar Morin et de Paulo Freire. D’un côté, Edgar Morin déchiffre l’origine de la crise épistémologique de l’école, fondée sur la raison technique et la distance croissante entre objectivité et subjectivité ; de l’autre, Paulo Freire déchiffre les voies pour enseigner à penser à partir d’une prémisse de dialogue. La contribution de ces deux penseurs permet de situer quelques jalons historiques dans la construction de la pensée rationnelle et ses différentes significations qui se présentent dans l’école contemporaine comme la finet les moyens de la pratique pédagogique, comme dans le cas du sens mathématique, de l’universalité des paramètres de la vérité et du poids de l’utilisation de la technologie comme synonyme de l’être rationnel. Dans un second temps, on aborde l’autre sphère de la crise de l’école, le défi d’enseigner à penser comme une voie pour la construction de l’autonomie de la personne, en recourant de nouveau au dialogue entre les deux conceptions théoriques et paradigmatiques sur le rôle de l’école d’Edgar Morin et Paulo Freire.

Enseigner à faire : fondements et critique

Pour enseigner à faire, on se base sur les principes épistémologiques mêmes de l’école, dont l’un est la distance entre la connaissance rationnelle pratiquée par l’école et le monde pratique de la vie. C’est dans le contexte de l’institutionnalisation de l’école, c’est-à-dire dans l’ensemble de ses règles et de ses normes, que s’établit la différenciation entre le savoir scolaire et celui du monde de la vie. Alors que l’institutionnalisation de l’école se nourrit de règles et de normes objectives, fondées sur une épistémologie historiquement construite qui adopte la conception ethnocentrique, l’homogénéité et l’universalité des paramètres du savoir, le monde de la vie se sédimente justement dans des limites territoriales, dans des lieux, des différenciations sociales et des singularités. Dans le contexte d’un monde marqué par les singularités, comment l’école parvient-elle à être universaliste et à utiliser comme principe celui de la raison universelle et infaillible ? Certainement par le biais de principes institutionnels. Si l’école est régie par une institutionnalisation basée sur l’ethnocentrisme, parler d’une école « multiculturaliste » peut n’être qu’un faux discours.

Un autre critère qui éloigne les savoirs scolaires du savoir du monde de la vie concerne la méthode. Pour l’école, le savoir ne remplit son rôle consistant à établir un lien entre le monde de l’individu et l’univers objectif de la société que lorsque ce savoir est constitué de « savoir-savoir ». Autrement dit, le savoir n’est un savoir que dans la mesure où il y a du discernement quant à la méthode utilisée pour sa construction. C’est précisément dans cet aspect que se trouve la relation entre le savoir scolarisé et la base épistémologique de la raison scientifique. En revanche, le savoir du monde de la vie prend le sens d’un savoir dans la mesure où l’on sait faire, dans la mesure où l’on prouve que l’on sait faire. Célestin Freinet (1959), lors du processus de construction de la conception de l’école qui a sous-tendu la pédagogie qui lui a été attribuée, a déclaré qu’à l’école on doit vivre au lieu de parler de la vie.

Une autre dimension de ces deux mondes est la relation qui s’établit entre le savoir et le pouvoir, en l’associant à l’utilité. Le savoir est un pouvoir dans la mesure où il se montre utile, mais il existe des différences dans la conception même de l’utilité. Dans le monde de l’école, l’utilité du savoir se trouve beaucoup plus dans le champ de sa légitimation, celui de la mise à l’épreuve, où la méthode est utilisée. C’est parce que ce savoir est utilisé par l’univers objectif de la société dans le cadre des relations de contrôle et d’attributions institutionnelles de l’être social. C’est un savoir utilisé davantage comme une attestation qui attribue un pouvoir social à la personne qui le possède comme une utilité pratique du savoir-faire.

Dans cette relation différenciée entre ces deux mondes, celui de l’école et celui de la vie, on peut trouver les raisons de la crise de l’école par rapport aux objectifs d’enseigner à penser et enseigner à faire. Sans doute cette crise qui se sédimente d’abord sur les différenciations du savoir représente-t-elle la base de la plus grande d’entre elles : la difficulté qu’affronte l’école pour bien gérer les conflits sociaux qu’y s’y produisent issus de l’environnement social, tels que la drogue, les crises familiales et la perte de sens de sa propre existence. Ces difficultés s’expliquent par l’éloignement entre ces deux univers qui légitiment le savoir. L’école, basée sur son caractère institutionnel, part de la supposition que la vérité est en elle, dans l’action du savoir, et se ferme au monde extérieur. Dans le contexte institutionnel de l’école, il existe donc deux mondes : le monde théorique rationnel de la construction des connaissances et le monde pratique de la vie, séparément.

Pour mieux comprendre ce contexte, la contribution d’Edgar Morin est significative. Pour Morin (1999), l’éducation est constituée d’un champ scientifique et de pratiques scolaires disputées par les propres relations capitalistes dans le cadre de l’optique d’enseigner à faire, celle de construire un sujet social ayant des attributions fonctionnelles et progressives avec des logiques dans la technique, et donc d’apprendre de nouvelles technologies. Bourdieu (2001, p. 30) va dans ce sens quand il affirme que les intérêts capitalistes sont exaltés dans une logique qui perpétue les conditions existantes de domination. L’éducation n’assiste pas passivement à ce phénomène, mais joue un rôle fondamental dans cette relation entre agents qui contribuent à la perpétuation de la condition de domination.

Partant de l’idée selon laquelle enseigner à faire se base sur les propres aveuglements paradigmatiques des connaissances pratiquées à l’école, Edgar Morin (1999, p. 9) affirme que l’on a comme référence le « grand paradigme de l’Occident ». Le paradigme cartésien sépare le sujet et l’objet, chacun dans sa propre sphère : la philosophie et la recherche réflexive d’une part, la science et la recherche objective de l’autre. Il dissocie donc le sujet de l´objet, l’âme du corps, l’esprit de la matière, la qualité de la quantité, la finalité du hasard, le sentiment de la raison, la liberté du déterminisme, l’existence de l’essence. Par conséquent, cette crise réside dans le propre contexte épistémologique. « Depuis Descartes, nous pensons contre nature, assurés que notre mission est de la dominer, la maîtriser, la conquérir. » (Morin, 1973, p. 19), en éloignant ainsi le monde scolaire de l’expression pratique de la vie au nom de la rationalité du savoir. Selon Morin (2019), le rationalisme nous permet de croire que tout l’univers obéit à la raison et que l’humanité peut se développer à travers la raison ; ceci n’est pas vrai.

Par ailleurs, la pensée de Paulo Freire s’inscrit dans la perspective d’Edgar Morin, celle de l’épistémologie de la connaissance scolaire historiquement construite pour le domaine de la pratique pédagogique. C’est-à-dire, si d’une part, d’un point de vue épistémologique, l’objet est séparé du sujet, ce précepte est appliqué dans la pratique pédagogique à partir de la séparation du sujet et de l’objet d’apprentissage, de la personne qui enseigne et de la personne qui apprend. Pour Freire, cette trajectoire historique du sens donné à la rationalité que l’école se charge d’appliquer entraîne ce que l’auteur appelle la conception « bancaire » de l’éducation. Ainsi, pour Freire (1974, p. 67-68), la conception « bancaire » de l’éducation se caractérise de la façon suivante :

 » L’éducateur est celui qui éduque, les élèves sont ceux qui sont éduqués ; l’éducateur est celui qui sait, les élèves, ceux qui ne savent pas ; l’éducateur est celui qui pense, les élèves, ceux qui sont pensés ; l’éducateur est celui qui prononce la parole, les élèves, ceux qui l’écoutent docilement ;l’éducateur est celui qui discipline, les élèves, ceux qui sont disciplinés ; l’éducateur est celui qui choisit et impose ses choix, les élèves, ceux qui obéissent aux prescriptions ; l’éducateur est celui qui agit, les élèves, ceux qui ont l’illusion d’agir, à travers l’action de l’éducateur ; l’éducateur choisit le contenu du programme, les élèves, jamais consultés sur ce choix, s’en accommodent ; l’éducateur identifie l’autorité du savoir avec son autorité fonctionnelle, qu’il s’oppose de façon antagonique à la liberté des élèves, ceux-ci doivent s’adapter aux déterminations de l’éducateur ; l’éducateur, finalement, est le sujet agissant du processus, les élèves en sont de simples objets. « 

Paulo Freire et Donald Macedo soulignent également l’approche utilitariste de l’enseignement (Freire et Macedo, 1990, p. 94) en observant que cette approche met l’accent sur l’apprentissage mécanique des compétences en lecture, dans l’optique de répondre aux besoins économiques, en sacrifiant ainsi l’analyse critique de l’ordre social et politique qui, elle, produit la pensée et l’émancipation.

En effet, pour Freire, l’éducation à l’autonomie conduit à une compréhension politique du milieu où l’on vit :

« L’affirmation selon laquelle ce qui intéresse les travailleurs, c’est d’atteindre le maximum de leur efficacité technique et de ne pas perdre de temps dans des débats « idéologiques » qui ne mènent à rien est réactionnaire. Le travailleur a besoin d’inventer, à partir de son propre travail, sa citoyenneté qui ne se construit non seulement avec son efficacité technique, mais aussi avec sa lutte politique en faveur de la recréation de la société injuste, pour donner lieu à une autre, moins injuste et plus humaine. » (Freire, 1997, p.39)

Paulo Freire et Edgar Morin mettent par conséquent en relief des aspects communs qui expliquent la tonique quand l’école enseigne à penser, allant de la construction historique de la raison (Morin), d’où vient l’épistémologie de l’institutionnalisme scolaire, jusqu’à la pratique scolaire qui met l’accent sur la conception bancaire de l’éducation (Freire).

Le défi d’enseigner à penser : chemins parcourus par Edgar Morin et Paulo Freire

Edgar Morin et Paulo Freire signalent des chemins différents dans l’optique d’enseigner à penser, mais construisent des similitudes en particulier dans le dessein des différentes significations du savoir.

La signification du savoir pour Edgar Morin

Dans un premier temps, il est important de revenir sur les considérations de Morin (2019) à propos de la relation entre la raison et l’émotion dans la pensée complexe. Selon l’auteur, il y a une question anthropologique qu’il faut considérer. L’émotion n’entre pas dans la définition classique de la raison, mais en réalité, l’émotion est naturellement présente dans la raison. Il n’y a pas de raison sans émotion, anthropologiquement parlant, parce que la passion entre en jeu ; l’option pour les mathématiques, par exemple, nécessite une émotion ; le sentiment, l’amour, la haine sont des questions anthropologiques. Il peut aussi y avoir un délire des individus et des foules, le délire est présent sur le chemin de la raison. Les Grecs l’ont qualifié de démesure. La démesure et la folie ne se trouvent pas seulement chez les individus, mais sont aussi présentes dans un processus historique, en grande partie au nom de la raison, comme dans le cas des pesticides chimiques. Le savoir a donc besoin d’être guidé en permanence par la raison et la passion, ce qui signifie l’émotion.

Ainsi, pour Morin (2019), il faut promouvoir une raison complexe et ouverte qui reconnaisse les contradictions, comme dans les notions de vie et de mort. Notre corps pour lutter contre la mort laisse mourir ses cellules pour les remplacer par des cellules nouvelles, la mort n’est pas alors l’ennemie de la vie ; en ce sens, la vie profite de la mort pour lutter pour la vie. Il nous faut donc une raison sensible, ouverte à la poésie non reconnue par la raison, ouverte à la mythologie, à la pensée symbolique, etc. Pour les enseignants, il est important de percevoir la qualité poétique, l’exaltation, la musique, la poésie de la vie, tout cela est fondamental et nous devons les cultiver toujours davantage.

Edgar Morin (2019) conclut donc que la raison possède cette ambivalence, elle est nécessaire et insuffisante, mais l’émotion est aussi nécessaire et insuffisante, et il faut une relation dialogique pour que les deux puissent être ensemble. Il faut rompre avec la pensée linéaire, où une cause produit un effet ; or parfois l’effet devient une cause. Ou encore, dans le système complexe, non seulement la partie est dans le tout, mais le tout est dans la partie et vice-versa. En ce sens, il existe un principe dialogique et de dialectique : l’action et la décision ont besoin du pari, de la passion.

Morin (2019) souligne également que l’enseignant doit pratiquer l’amour, développer les personnalités, savoir que l’élève est un philosophe par nature, que l’enfant pose des questions fondamentales – ce qu’est le monde, par exemple – et que l’éducateur doit aider à développer sa capacité à questionner. Les enfants n’analysent pas de façon fonctionnelle et la capacité poétique doit être sauvegardée chez l’enfant ; il faut en prendre soin, car le rationnel, à l’école, dégrade cette capacité poétique et utopique. Il est nécessaire de cultiver et d’aider à développer la capacité de dialogue entre rationalité, émotion et passion chez l’enfant.

D’après Morin, dans l’analyse exprimée dans le livre Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (1999), éduquer pour penser se construit de par la nécessité d’agir avec une plus grande intelligence de tous les segments sociaux, dans une dimension internationale ; enseigner à penser conduirait à la construction d’une individualité capable de comprendre la dimension complexe du monde et, par là même, conduirait aussi à une capacité productive. Mais pour que cela se produise, il faudrait porter un regard neuf sur le type de connaissances qui sont pratiquées à l’école.

Morin (1999, p. 5) relativise la pratique de la dichotomie entre le vrai et le faux dans la connaissance. L’auteur affirme que la connaissance ne peut être comprise comme infaillible, que toute connaissance comporte un risque d’erreur et d’illusion et qu’il appartient à l’éducation du futur d’affronter le double visage de l’erreur et de l’illusion : « la plus grande erreur serait de sous-estimer le problème de l’erreur, la plus grande illusion serait de sous-estimer celui de l’illusion ». C’est à l’éducation du futur de montrer qu’il n’y a pas de savoir qui ne soit, dans une certaine mesure, menacé par l’erreur et l’illusion. En effet, « la connaissance, sous forme de mot, d’idée, de théorie, est le fruit d’une traduction/reconstruction par les moyens du langage et de la pensée et, par là, elle connaît le risque d’erreur ».

Comme Paulo Freire, Morin met l’accent sur le lien social sous-jacent à la connaissance : « toute connaissance doit contextualiser son objet pour être pertinente. « Qui sommes-nous ? » est inséparable d’un « où sommes-nous ? » « d’où venons-nous ? » « où allons-nous ? » ». (Morin, 1999, p. 23). Ou encore le contexte de la conscience politique citoyenne et l’apprentissage citoyen : « L’éducation doit contribuer à l’autoformation de la personne (apprendre et assumer la condition humaine, apprendre à vivre et apprendre à devenir citoyen) » (Morin, 1999b, p. 71).

D’un autre côté, dans cette perspective, Paulo Freire souligne la nécessité d’un dialogue dans la pratique scolaire, afin de dépasser une pratique basée sur une conception « bancaire »de l’enseignement. C’est parce qu’enseigner à penser prend une autre dimension et consiste en un enseignement dialogique, l’action éducative cessant de constituer une action qui se produit entre la personne sujet de la connaissance et la personne objet de l’apprentissage. Cette nouvelle perception des connaissances et des pratiques scolaires dissiperait certainement l’incertitude de la pratique scolaire et du rôle même de l’enseignant. Cette nouvelle pratique restaurerait l’autonomie de la pratique scolaire, tant par rapport à l’enseignant que par rapport à l’expression même de l’individualité des élèves. Ainsi naîtrait une nouvelle connaissance.

En proposant les principes d’une connaissance pertinente, Edgar Morin (1999, p. 15-21) met en lumière ce que seraient cette nouvelle connaissance à enseigner et cette nouvelle pratique pédagogique. Selon l’auteur, le problème universel de tout citoyen du nouveau millénaire est : « comment acquérir l’accès aux informations sur le monde et comment acquérir la possibilité de les articuler et de les organiser. (…) À ce problème universel est confrontée l’éducation du futur, car il y a inadéquation de plus en plus ample, profonde et grave entre, d’une part, nos savoirs disjoints, morcelés, compartimentés et, d’autre part, des réalités ou problèmes de plus en plus polydisciplinaires, transversaux, multidimensionnels, transnationaux, globaux, planétaires. » (p. 15). En d’autres termes, la relation entre la théorie et la pratique serait un élément profond à revoir.

Dans cette inadéquation, selon Morin, le contexte, le global, le multidimensionnel, le complexe, le présent et le passé sont devenus invisibles :

– Le contexte : « Il faut situer informations et données dans leur contexte pour qu’elles prennent sens. » (p. 15).

– Le global : La société est plus qu’un contexte : c’est le tout organisé dont nous faisons partie, c’est l’ensemble des différentes parties qui lui sont liées de manière inter-rétroactive ou organisationnelle.

– Le multidimensionnel : l’être humain comme la société sont multidimensionnels. « L’être humain est à la fois biologique, psychique, social, affectif et rationnel. La société comporte des dimensions historique, économique, sociologique et religieuse (…) » (p. 16). La connaissance pertinente doit reconnaître le caractère multidimensionnel de l’être humain et de la société.

– Le complexe : « l’éducation doit promouvoir l’« intelligence générale » apte à se référer au complexe, au contexte »(p. 17) d’une manière multidisciplinaire et dans une conception globale. Ce serait une reprise de l’enseignement avec éthique. Ainsi, selon l’auteur, il existe une « intelligence générale », attribuée à l’éducation. « L’éducation doit favoriser l’aptitude naturelle de l’esprit à poser et à résoudre les problèmes essentiels et, corrélativement, stimuler le plein emploi de l’intelligence générale » (p. 17) avec discernement sur les savoirs nécessaires.

Morin (1999, p. 5-21) met en avant l’« autonomie » en avertissant que la spécialisation des disciplines génère d’énormes obstacles qui empêchent l’exercice de la connaissance pertinente et créent des barrières à l’autonomie de la connaissance et de l’intelligence. Pour l’auteur, il y a des « problèmes essentiels » que l’éducation du futur devrait chercher à dépasser, tels que : la disjonction et la spécialisation close ; la réduction et la disjonction ; la fausse rationalité. En effet, selon l’auteur, « La connaissance spécialisée est une forme particulière d’abstraction. (…) Le principe de réduction occulte l’aléa, le nouveau, l’invention » (p. 19). Cela conduit à une fausse rationalité, car les principes majeurs de la connaissance pertinente sont méconnus, et le dépassement de cette logique serait de briser les formes traditionnelles de l’acte d’enseigner. Par conséquent, pour Morin, il existe en réalité une nécessité de revoir les propres principes épistémologiques sur lesquels reposent le caractère institutionnel de l’école et sa pratique scolaire.

Cette voie conduirait, certainement, selon Morin (1999, p. 23), à l’enseignement de la condition humaine :

L’éducation du futur devra être un enseignement premier et universel portant sur la condition humaine. Nous sommes en l’ère planétaire ; une aventure commune emporte les humains où qu’ils soient. Ceux-ci doivent se reconnaître dans leur humanité commune et en même temps reconnaître la diversité culturelle inhérente à tout ce qui est humain.

Paulo Freire complète les voies suggérées par Morin en se concentrant davantage sur la pratique pédagogique comme élément important dans la perspective de la construction d’une manière d’enseigner à penser à l’école, ce qui construit certainement l’autonomie dans la vie de la personne qui apprend. L’autonomie de l’apprenant doit être stimulée et respectée.

Le sens de la parole pour Paulo Freire : le précepte du dialogue

Tout d’abord, il est important de souligner le rejet de Freire quant à la compréhension classique que la pratique pédagogique se constitue entre deux pairs, le sujet et l’objet, celui qui enseigne et celui qui reçoit le savoir, soulignant ainsi la prémisse dialogique dans la pratique pédagogique. Selon Freire (1997, p. 25), « (…) enseigner n’est pas transférer des connaissances, des contenus, et former n’est pas une action par laquelle un sujet créateur donne une forme, un style ou une âme à un corps indécis et accommodé ». Toujours selon Freire (1997, p. 25) : « Il n’y a pas d’enseignement sans apprentissage, les deux processus s’expliquent mutuellement et leurs sujets, malgré les différences qui les caractérisent, ne se réduisent pas à la condition d’objet l’un de l’autre. Qui enseigne apprend à enseigner et qui apprend enseigne à apprendre. »

Par conséquent, pour Freire (1974, p. 72), la dialogicité est l’essence de l’éducation en tant que pratique de la liberté. « Le dialogue est cette rencontre des hommes, par l’intermédiaire du monde, pour l’exprimer, et il ne se limite donc pas à une relation je-tu ».

La prémisse de l’esprit critique pour enseigner à penser

Un autre aspect souligné par Freire que reprend la prémisse d’enseigner à penser est l’esprit critique. Selon Freire (1997, p. 27) « (…) plus la capacité d’apprendre s’exerce avec critique, d’autant plus se construit et se développe ce que je suis en train de nommer la ‘curiosité épistémologique ‘ sans laquelle nous n’atteignons pas la connaissance complète de l’objet ».

La prémisse de la recherche comme synonyme d’enseigner à penser

Paulo Freire met également l’accent sur la relation entre l’enseignement et la recherche dans la pratique de l’enseignement pour enseigner à penser. Selon Freire (1997, p. 32) « Il n’y a pas d’enseignement sans recherche ni de recherche sans enseignement ». C’est ce que Freire appelle la « curiosité épistémologique » qui désigne la pratique de l’apprentissage et de l’enseignement. En ce qui concerne le rôle de l’enseignant vis-à-vis de l’enseignement et de la recherche, Freire (1997, p. 27) dit : « À mon sens, ce qu’il y a de chercheur dans l’enseignant n’est pas une qualité dans la façon d’être ou d’agir qui s’ajoute à celle d’enseigner. Le questionnement, la quête, la recherche font partie de la nature de la pratique de l’enseignement ».

Dans un autre passage, Paulo Freire (1995, p. 19) dit : « Mieux savoir ce que je sais déjà implique parfois de savoir ce qu’il n’était pas possible de savoir auparavant. D’où l’importance d’éduquer la curiosité, qui se constitue, grandit et se perfectionne quand on l’exerce ». Autrement dit, pour Freire (1995, p. 19) :

(…) l’erreur de l’éducation de la réponse n’est pas dans la réponse mais dans la rupture entre celle-ci et la question. L’erreur réside dans le fait que la réponse est discutée indépendamment de la question qui la provoquerait. De même, l’éducation de la question serait erronée si la réponse n’était pas perçue comme faisant partie de la question. Demander et répondre sont des voies constitutives de la curiosité.

Un des facteurs de la crise de l’école, pour Freire, est donc la narration morte du contenu, comme le dit l’auteur (1974, p. 51).

Le discours que développe le narrateur conduit les élèves à enregistrer mécaniquement le contenu raconté. Plus encore, la narration les transforme en « bouteilles vides », en récipients que l’éducateur doit « remplir ». Plus celui-ci remplit les récipients avec ses « dépôts », meilleur éducateur il est. Plus ils se laissent docilement « remplir », meilleurs élèves ils sont.

Selon Freire (1974, p. 51) « L’éducateurs et les élèves se mettent en archives dans la mesure où, dans cette vision déformée de l’éducation, il n’y a ni créativité, ni transformation, ni savoir ». Ainsi, pour Freire (1974, p. 51), « dans la vision « bancaire » de l’éducation, le « savoir » est une donation de ceux qui jugent qu’ils savent, à ceux qu’ils jugent ignorants ». La prémisse de la signification des mots, les subjectivités et la compréhension critique du social, pour enseigner à penser.

Un autre élément important souligné par Paulo Freire est la signification même du mot, que signifie lire et écrire un mot ? Pour Freire, le mot ne se limite pas à lui-même, dans le sens où on apprend comment il s’écrit et/ou comment on le lit, mais il apporte des subjectivités. Le dialogue de Freire avec Donaldo Macedo, dans le livre Alfabetização : leitura do mundo, leitura da palavra [Alphabétisation : lecture du monde, lecture du mot] apporte une contribution significative dans le sens d’associer l’acte d’enseigner à la production de la signification du savoir, de la conscience du monde social, de la portée politique du savoir lire et écrire. L’alphabétisation, selon Freire et Macedo (1990, p. 90) « (…) ne peut être considérée simplement comme le développement de compétences visant à l’acquisition de la langue standard dominante (…) ». Et : « Pour que l’idée d’alphabétisation acquière une signification, elle doit s’inscrire dans une théorie de la production culturelle et être considérée comme faisant partie intégrante de la manière dont les gens produisent, transforment et reproduisent des significations. »

Il y a donc une similitude entre la pensée d’Edgar Morin et celle de Paulo Freire vis-à-vis de l’apprentissage pour penser, notamment en ce qui concerne la nécessité de rompre la prémisse de la raison technique dans un enseignement qui éloigne l’objectivité de la subjectivité, en mettant l’accent sur la prémisse du dialogue dans les pratiques éducatives et de la connaissance associée au milieu social.

Conclusion générale

Depuis l’avènement conjugué de la modernité et de la rationalité scientifique, l’école s’est donnée pour rôle de traiter les individualités, dans l’optique d’éduquer pour la formation de l’être rationnel. Cependant, l’être rationnel a accumulé historiquement différents sens en direction d’un enseignement pour enseigner à faire, à mesure que l’être rationnel était associé à la production technologique dans le cadre des relations capitalistes.

On conclut donc que cette crise autour du rôle de l’école ne trouve pas son origine dans l’école elle-même, mais dans le cadre social et politique issu d’une construction historique à l’origine d’une épistémologie du savoir scolaire, associée à la rationalité moderne, avec des spécificités propres au cas brésilien. En conséquence, le savoir que l’école utilise comme moyen et comme fin en soi est associé à son utilité pratique. Autrement dit, l’école s’engage à enseigner à l’être rationnel, mais l’être rationnel de l’école est associé aux racines de la modernité et aux relations capitalistes de production. Dans ce cas, au lieu de l’objectif d’enseigner à penser, c’est celui d’enseigner à faire qui s’impose, à partir des bases épistémologiques propres de l’école, ce qui définit ses règles et normes.

D’autre part, à partir de la pensée d’Edgar Morin et de Paulo Freire, il est possible de construire une école axée sur l’objectif l’enseigner à penser en adoptant des prémisses indispensables telles que : la supposition que la connaissance se construit dans le dialogue ; l’interrelation entre la recherche objective et la recherche subjective ; l’interconnexion de la nature et de la subjectivité avec l’objectivité rationnelle ; l’interconnexion du monde scolaire et du monde pratique de la vie avec la resignification du mot ; la reconstruction de l’idée de jonction entre vie et mort ; la valorisation de l’esprit critique, la curiosité et la recherche dans la pratique éducative ; l’attribution d’une qualité et d’une rationalité à la poésie, à l’expression littéraire et à l’art ; la rupture avec la pensée linéaire de dualité entre la cause et l’effet ; la rupture avec le précepte de l’infaillibilité de la connaissance ; l’association entre la connaissance et la capacité à lire non seulement le mot, mais le monde social, politique, économique, culturel, en somme le monde pratique de la vie.

On conclut donc que le grand défi de l’école dans le monde contemporain, celui d’enseigner à penser, doit partir des transformations des bases épistémologiques du savoir que l’école utilise comme moyen et comme fin. Dans cette perspective, la pratique scolaire qui met l’accent sur le dialogue revêt une importance fondamentale.

 

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Pour citer cet article
Référence électronique : Lindomar Wessler Boneti, « O objetivo da escola no Brasil : uma trajetória histórica » (Le but de l’école au Brésil : une trajectoire historique), Educatio [En ligne], 10 | 2020. Article traduit. URL : https://revue-educatio.eu

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