Des « leaders populaires » contre la crise de l’autorité

Un défi éducatif du pape François

Philippe Franceschetti*

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Résumé : Au fil de ses écrits, nous analyserons un aspect plutôt méconnu de la pensée du pape François : le souci de former des « leaders populaires ». Nous montrerons que cela engage l’éducation chrétienne et que cela fait écho à une certaine crise de l’autorité.  Cette notion de « leaders populaires » fait appel à une l’idée que François se fait du « peuple » et nous amène à préciser sa conception de la prise de responsabilité. C’est donc pour le système éducatif une interpellation forte au sujet de la formation à dispenser aux jeunes dans une relation d’autorité renouvelée, mais aussi de la conception à avoir de la communauté éducative et de la pédagogie à adopter pour parvenir à cet objectif. Dans la crise de l’autorité actuelle, François propose aux éducateurs une démarche pour former à une autre autorité, la démarche d’Emmaüs.

Mots-clefs : Leaders populaires, Peuple, Théologie du peuple, Synodale (démarche), Éducation

Bien que souvent décrite et analysée, la pensée du pape François peut encore surprendre. Construite par touches, depuis un texte programmatique, en passant par des discours et mots sortant du cadre attendu, jusqu’à des encycliques fondamentales, elle propose un souci de susciter des voies d’action pour les catholiques dans le monde actuel, dans « une théologie de la mondialisation humaine »[1]. Une de ces voies tourne autour de la notion de « leaders populaires », jusque-là délaissée par la critique. Cet aspect méconnu de la pensée bergoglienne engage l’éducation chrétienne et fait écho à une certaine crise de l’autorité, car le pape se fonde sur un constat d’une autorité globalement mal exercée aujourd’hui à tout niveau pour en appeler à un nouveau genre de responsables. C’est en cela à la fois un défi politique et éducatif.

Cette notion de « leaders populaires » fait appel à une l’idée que François se fait du « peuple » dans le sillage de la « théologie du peuple » argentine, et nous amène à préciser sa conception de la prise de responsabilité et du rôle de ceux qui ont à parler pour le peuple.

C’est donc pour le système éducatif – et en particulier l’école catholique – une interpellation forte au sujet de la formation à dispenser aux jeunes dans une relation d’autorité renouvelée, mais aussi de la conception à avoir de la communauté éducative et de la pédagogie à adopter pour parvenir à cet objectif.

Nous essaierons de mettre en valeur les enjeux éducatifs de cette pensée, en quoi elle concerne l’enseignement et comment cela s’insère dans la crise de l’autorité actuelle[2].

I) François et la crise de l’autorité

1) une autorité coupée du peuple

Le pape François met en garde sur les mauvais usages de l’autorité. Le phénomène principal est la séparation très nette entre les élites et le peuple, notamment sa part la plus marginale. Cette dernière est souvent considérée, dans le processus politique, comme une part négligeable, dont il faut certes parler mais sans en faire le centre des préoccupations. Dans le langage direct de François, cela revient à dire que les exclus sont voués au rang de « dommage collatéral »[3]. Il précise : « De fait, au moment de l’action concrète, ils sont relégués fréquemment à la dernière place. Cela est dû en partie au fait que beaucoup de professionnels, de leaders d’opinion, de moyens de communication et de centres de pouvoir sont situés loin d’eux, dans des zones urbaines isolées, sans contact direct avec les problèmes des exclus. »[4] Le pape regrette le manque de contact physique et de rencontre qui amène à poursuivre des politiques ignorant le sort réel des plus faibles. Cela peut être dû à la fragmentation spatiale des centres urbains qui fait exister en parallèle deux mondes, voire plusieurs, qui ne partagent pas un habiter commun[5].

Pour François, il y a aussi une raison qui tient à la façon même d’exercer les fonctions d’autorité. Le prestige des élites les pousse à voir ailleurs, à détourner le regard du peuple souffrant qui se trouve alors être un obstacle dans leurs fonctions de direction. François se réfère ici à la parabole du Bon Samaritain, dont il fait une lecture dans Fratelli tutti : « Un homme blessé gisait sur le chemin. Les autorités qui l’ont croisé n’avaient pas fixé leur attention sur cet appel intérieur à devenir proches, mais sur leur fonction, sur leur position sociale, sur une profession fondamentale dans la société. Elles se sentaient importantes pour la société du moment et leur urgence était le rôle qu’elles devaient jouer. L’homme blessé et abandonné sur la route était une gêne pour ce projet, une entrave, et par ailleurs il n’assumait aucune fonction. Il n’était rien. »[6] Entre mépris et inattention, l’oubli des plus faibles par les plus forts amène l’exercice de l’autorité à être coupé du peuple. « Ceux qui ne sont rien » ne sont pas au pouvoir et ne sont pas considérés comme partie prenante du fait décisionnel.

 2) la démocratie en danger : populisme et libéralisme

Quand la coupure est nette entre autorités et peuple, la démocratie est en danger. C’est le cas quand le peuple n’est plus consulté. Dans Fratelli tutti, François explique que sans le peuple, notamment sans les pauvres et leurs porte-paroles, « la démocratie s’atrophie, devient un nominalisme, une formalité, perd de sa représentativité, se désincarne »[7]. Cette pratique défaillante du pouvoir se retrouve à chaque échelon et dans toute sphère de pouvoir : « Et si souvent, nous nous sommes habitués à prendre des décisions sans consulter le peuple ! Quelques décisions importantes, que ce soit pour la vie paroissiale, lorsque le curé ne consulte pas le peuple ; que ce soit dans la vie provinciale, lorsque le gouverneur ne consulte pas le peuple ; que ce soit dans le diocèse, lorsque l’évêque ne consulte pas le peuple ; que ce soit dans la nation, lorsque les autorités ne consultent pas le peuple, même pour les lois importantes et contestées en matière de moralité. Et le peuple est le grand absent. »[8]

Ceci fait écho aux différents mouvements de protestation ayant avancé de nouveaux modes de consultation des citoyens, allant de la prise d’initiative populaire (comme pour le referendum d’initiative citoyenne) au contrôle des élus par mandats impératifs[9]. Cela s’inscrit aussi dans une période d’essais de nouvelles procédures, comme les conventions citoyennes. De son côté, le pape a cette conception radicale du système démocratique parce qu’il voit dans le peuple la source de l’autorité déléguée par Dieu : « Lorsque la consultation du peuple fait défaut, la souveraineté fait défaut. » En d’autres termes la crise de l’autorité dans les démocraties provient de l’absence de réel échange entre le peuple et ceux qu’il a délégué pour gouverner ; c’est une crise de la gouvernance, de la « synodalité »[10].

C’est dans ces démocraties en crise d’autorité que prospèrent deux visions politiques qui travestissent les rapports harmonieux qui devraient se développer dans la relation d’autorité publique : le populisme et le libéralisme. Le premier se sert du peuple pour nourrir une ambition individuelle de pouvoir autoritaire ; le second ne reconnaît pas la communauté mais seulement des individualités pour laisser croître le pouvoir des puissances économiques et financières. Les deux imposent un rapport d’autorité qui marginalise le peuple comme soumis. « Le mépris des faibles peut se cacher sous des formes populistes, qui les utilisent de façon démagogique à leurs fins, ou sous des formes libérales au service des intérêts économiques des puissants. Dans les deux cas, on perçoit des difficultés à penser un monde ouvert où il y ait de la place pour tout le monde, qui intègre les plus faibles et qui respecte les différentes cultures. »[11]

Et pour souligner les dangers de chacune de ces relations d’autorité et les erreurs qui leur sont liées, François les décrie avec des propos marquants. En premier lieu, La fonction d’autorité « se mue en un populisme malsain lorsqu’elle devient l’habileté d’un individu à captiver afin d’instrumentaliser politiquement la culture du peuple, grâce à quelque symbole idéologique, au service de son projet personnel et de son maintien au pouvoir. Parfois, on cherche à gagner en popularité en exacerbant les penchants les plus bas et égoïstes de certains secteurs de la population. Cela peut s’aggraver en devenant, sous des formes grossières ou subtiles, un asservissement des institutions et des lois. »[12]

Pour sa part, la déviance du pouvoir néolibéral est que « le marché à lui seul ne résout pas tout, même si, une fois encore, l’on veut nous faire croire à ce dogme de foi néolibéral. Il s’agit là d’une pensée pauvre, répétitive, qui propose toujours les mêmes recettes face à tous les défis qui se présentent. Le néolibéralisme ne fait que se reproduire lui-même, en recourant aux notions magiques de “ruissellement” ou de “retombées” – sans les nommer – comme les seuls moyens de résoudre les problèmes sociaux. Il ne se rend pas compte que le prétendu ruissellement ne résorbe pas l’inégalité, qu’il est la source de nouvelles formes de violence qui menacent le tissu social. »[13]

La crise d’autorité est donc le fait de dirigeants voulant établir des rapports de pouvoir marginalisant le peuple qui n’est plus considéré comme détenant la souveraineté. A un autre niveau, le pape n’oublie pas aussi de prendre en compte une crise de l’autorité causée par la perte d’efficacité des pouvoirs nationaux au temps de la mondialisation. Il plaise donc pour une autorité réajustée à la bonne échelle. « Le XXIème siècle, alors qu’il maintient un système de gouvernement propre aux époques passées, est le théâtre d’un affaiblissement du pouvoir des États nationaux, surtout parce que la dimension économique et financière, de caractère transnational, tend à prédominer sur la politique. Dans ce contexte, la maturation d’institutions internationales devient indispensable, qui doivent être plus fortes et efficacement organisées, avec des autorités désignées équitablement par accord entre les gouvernements nationaux, et dotées de pouvoir pour sanctionner. »[14]

3) Les abus de pouvoirs

François distingue donc une véritable crise de l’autorité qu’il situe dans la relation entre détenteurs du pouvoir et membres du peuple gouvernés par celui-ci. La conception même de l’autorité est donc pervertie ainsi que la manière de l’exercer. C’est pourquoi il pointe différentes formes d’application néfaste de l’autorité. Dans le domaine politique, il cherche alors à récuser « cette idée de politiques sociales conçues comme une politique vers les pauvres, mais jamais avec les pauvres, jamais des pauvres, et encore moins insérée dans un projet réunissant les peuples »[15].

D’autre part, il élargit souvent la crise de l’autorité à d’autres domaines que la politique et y trouve souvent des dévoiements de l’autorité : « Il existe différents types d’abus : abus de pouvoir, abus économiques, abus de conscience, abus sexuels. Il est évident qu’il faut éradiquer les formes d’exercice de l’autorité sur lesquelles ils se greffent et lutter contre le manque de responsabilité et de transparence avec lequel de nombreux cas ont été gérés. Le désir de domination, le manque de dialogue et de transparence, les formes de double vie, le vide spirituel, ainsi que les fragilités psychologiques constituent le terrain sur lequel prospère la corruption »[16].

De même, François n’évite pas d’évoquer les dangers d’une mauvaise autorité au sein de l’Eglise. C’est ici qu’il met en avant le concept de cléricalisme qui a depuis fait couler beaucoup d’encre. Bien qu’il ne mène pas une accusation généralisée, le pape sait que le cléricalisme est une tentation permanente pour les prêtres, qui parfois peuvent interpréter « le ministère reçu comme un pouvoir à exercer plutôt que comme un service gratuit et généreux à offrir. Et cela conduit à croire appartenir à un groupe qui possède toutes les réponses et qui n’a plus besoin d’écouter et d’apprendre quoique ce soit, ou fait semblant d’écouter »[17].

Enfin, l’école elle-même peut être le lieu d’une crise de l’autorité aux yeux de François. Mais, il n’évoque pas spécialement l’autorité biaisé d’un dirigeant d’institution – cas déjà réglé par ses propos sur l’autorité en général – mais il met en perspective l’école dans sa relation avec le peuple, avec la société. Tout comme le pouvoir politique a tendance à se couper du peuple pour gouverner, l’école est souvent tentée de se retrancher du monde. François observe en particulier les institutions scolaires catholiques qui, cédant à cette tentation, se voient comme un lieu de formation d’une élite mais soustraite au peuple ; un lieu où se pratique donc la perpétuation de l’autorité mal appliquée car séparée du peuple. « Certains collèges catholiques semblent être organisés seulement pour leur préservation. […] L’école transformée en “bunker” qui protège des erreurs “de l’extérieur”, est l’expression caricaturale de cette tendance. Cette image reflète d’une manière choquante ce que beaucoup de jeunes éprouvent à la sortie de certains établissements éducatifs : une inadéquation insurmontable entre ce qu’ils ont appris et le monde dans lequel ils doivent vivre. »[18] Cette « phobie du changement » entraîne un malaise palpable chez les élèves, dans la pastorale scolaire ainsi que chez les éducateurs, puisqu’en réalité, « une des plus grandes joies d’un éducateur est de voir un étudiant se constituer lui-même comme une personne forte, intégrée, protagoniste et capable de donner »[19].

S’il y a crise de l’autorité, elle réside, selon le pape François, dans l’usage abusif du pouvoir par ceux qui l’exerce. Qu’il soit libéral ou populiste, un dirigeant voulant se couper du peuple – en le flattant ou en le niant – met en cause la démocratie. Touchant les différents domaines de la vie sociale, cette crise se reflète aussi dans l’école qui est parfois le réceptacle des tensions sociales – et ainsi se referme à la société environnante – mais aussi le lieu de perpétuation d’un pourvoir abusif en formant des futures élites déjà coupées du reste du monde. Pourtant, dans un monde où la crise de l’autorité domine, c’est bien à la formation des jeunes générations que François en appelle pour dépasser les impasses politiques et sociales. Il veut des « leaders populaires ».

II) Le peuple et les leaders populaires

1) qu’est-ce que le peuple ?

Contrairement aux dirigeants s’écartant d’une authentique autorité, les leaders populaires ont à cœur de rester proches du peuple. Dépositaire de l’autorité mais pourtant souvent victime de l’autoritarisme, le peuple occupe une place centrale dans la pensée de François car le pape a été profondément marqué par sa formation à la théologie du peuple argentine[20]. A la suite de Vatican II, la recherche d’applications théologiques du concile a été très riche en Amérique latine.  Beaucoup se sont axés sur une plus grande écoute de la clameur des pauvres et leurs réflexions ont débouché sur la théologie de la libération, ou mieux sur des théologies de la libération. En Argentine, ce mouvement prend la forme de la théologie du peuple, née vers 1966 dans la COEPAL (commission pour l’application du Concile) sous l’impulsion de Lucio Gera, prêtre théologien (1924-2012), puis développée à l’Université de Buenos Aires. Contrairement à une théologie de la libération trop proche du marxisme, l’école argentine n’est pas remise en cause par le Magistère romain et elle est légitimée en 1986 par le Message aux évêques brésiliens de Jean-Paul II. Ayant des développements propres, la théologie argentine du peuple a pu être vue comme « un courant avec ses caractéristiques propres à l’intérieur de la théologie de la libération » (selon les mots du « père de la théologie de la libération », Gustavo Gutiérrez)[21].

Considérant que le peuple est l’acteur principal dans l’histoire du salut, une profonde réflexion s’est faite sur ce qui forme le peuple. Celui-ci est vu sous deux angles :

  • Le Peuple-nation : c’est l’unité plurielle d’un groupe autour d’une culture, enracinée dans une histoire commune et en projet vers un bien commun partagé. Le peuple se forme donc par la culture partagée mais reste toujours ouvert au risque de la diversité. Ce qui en fait le liant est la volonté de partager un projet. Pour Lucio Gera on peut même avoir des compréhensions opposées du bien commun mais ce qui prévaut, c’est le vouloir et l’agir ensemble pour le réaliser.
  • Les pauvres formant le peuple : les plus fragiles et pauvres sont les gardiens de la culture propre du peuple ; ils incarnent et manifestent le mieux et le plus authentiquement le commun du peuple. Le peuple ne se réduit donc pas aux plus pauvres mais ils en forment le cœur vivant, notamment par la piété populaire.

L’insistance sur la place privilégiée des pauvres n’amène pas la théologie du peuple à exclure les autres classes sociales du groupe populaire. Ainsi, pour Lucio Gera, il y a de multiples nuances dans l’appartenance au peuple ou à l’anti-peuple : ceux qui oppriment les autres, qui les rejettent du bien commun, se mettent eux-mêmes à l’écart du groupe. Donc les élites ne sont pas forcément antipopulaires. Elles ne le sont que selon leurs comportements vis-à-vis des plus faibles. Il n’y a donc pas une lecture strictement économico-sociale qui s’impose dans cette théologie argentine, mais une sociologie morale qui fait que l’appartenance au peuple est une réalité éthique et historique avec les attitudes morales, les valeurs et les structures qui correspondent. Il y a une importance cruciale donnée au thème de la culture : c’est le « style de vie commun d’un peuple ». La théologie du peuple s’écarte donc du marxisme tout d’abord en comprenant le peuple, non à partir d’un territoire ou de la classe sociale, mais à partir de la culture, mais aussi en privilégiant l’unité préalable du peuple (au contraire de la lutte des classes) sans minimiser pour autant les conflits sociaux qu’il est impératif de prendre en compte dans une vision globale de la société.

De cet héritage, François tire son souci de placer régulièrement le peuple au centre de sa pensée sociale et théologique. Dans Fratelli tutti, il donne une défense particulière du peuple comme catégorie structurante de toute analyse sociale. Face à un discours politique qui tendrait à réduire les prises de position à une opposition « populiste » ou « non populiste », le pape veille à réaffirmer qu’au-delà des débats politiciens, il y a une réalité populaire qui ne doit pas être objet de débat partisan.

« La prétention d’établir le populisme comme une grille de lecture de la réalité sociale a une autre faiblesse : elle ignore la légitimité de la notion de peuple. La tentative de faire disparaître du langage cette catégorie pourrait conduire à éliminer le terme même de ‘‘démocratie’’ – c’est-à-dire le “gouvernement du peuple” –. Même si on veut affirmer que la société est plus que la simple somme des individus, on a besoin du vocable “peuple”. La réalité, c’est qu’il y a des phénomènes sociaux qui structurent les majorités, qu’il existe des mégatendances et des prospections communautaires. On peut également penser aux objectifs communs, au-delà des différences, pour façonner un projet commun. Enfin, il est très difficile de projeter quelque chose de grand à long terme si cela ne devient pas un rêve collectif. Tout cela est exprimé par le substantif “peuple” et par l’adjectif “populaire”. S’ils n’étaient pas pris en compte – avec une critique solide de la démagogie –, on laisserait de côté un aspect fondamental de la réalité sociale. »[22]

Et pour lui, cette réalité populaire se traduisant par des faits sociaux s’appréhende aussi à un autre niveau d’explication : « Lorsque vous expliquez ce qu’est un peuple, vous utilisez des catégories logiques parce que vous devez l’expliquer : vraiment, c’est nécessaire. Mais vous n’expliquez pas le sens d’appartenance à un peuple. Le terme peuple a quelque chose de plus qu’on ne peut pas expliquer de manière logique. Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune faite de liens sociaux et culturels. Et cela n’est pas quelque chose d’automatique, tout au contraire : c’est un processus lent, difficile…vers un projet commun. »[23] Cette vision culturelle du peuple découle de l’enseignement de la théologie du peuple. Et François, pour souligner l’importance de la notion mais aussi son souci de ne pas l’idéaliser, ajoute : « Peuple n’est pas une catégorie logique, ni une catégorie mystique, si nous le comprenons dans le sens où tout ce que le peuple fait est bon, ou bien dans le sens où le peuple est une catégorie angélique. Il s’agit d’une catégorie mythique ». Mythique mais pas idéal, ce peuple est aussi toujours en évolution dynamique : « la catégorie de ‘‘peuple’’ est ouverte. Un peuple vivant, dynamique et ayant un avenir est ouvert de façon permanente à de nouvelles synthèses intégrant celui qui est différent. Il ne le fait pas en se reniant lui-même, mais en étant disposé au changement, à la remise en question, au développement, à l’enrichissement par d’autres ; et ainsi, il peut évoluer. »[24] L’ouverture fait donc partie de la définition du groupe, car pour être vivant, le peuple se doit de faire une place à l’autre.

Toujours proche du danger d’idéalisation du peuple, François n’en donne qu’une seule fois une définition globale, dans l’exhortation Christus vivit. Pour lui, il s’agit de « l’ensemble des personnes qui ne marchent pas comme des individus mais comme le tissu d’une communauté de tous et pour tous, qui ne peut pas laisser les plus pauvres et les plus faibles rester en arrière. »[25] Bien que cette définition apparaisse assez simple, elle subsume une grande partie des apports de la théologie du peuple et de ses implications sociales et politiques. Le peuple comme communauté en marche, pour le bien commun de tous, avec tous et formant un ensemble cohérent est un objectif de grande ampleur. C’est pourquoi, dans ce même passage de Christus vivit, François appelle de ses vœux l’émergence de « leaders populaires ».

2) l’idée-force de François : trouver des « leaders populaires »

Face à une crise de l’autorité qu’il analyse comme une défiance des élites face au peuple, le pape considère l’arrivée de nouveaux responsables, plus en prise avec la réalité populaire, comme une nécessité. Même si ce n’est peut-être pas une question de génération, le pape fait comprendre que peu de personnes en responsabilité actuellement partagent ce souci populaire. C’est pourquoi il prend le temps d’évoquer la figure du leader populaire dans son exhortation apostolique sur les jeunes. Il dresse ainsi le portrait de ce type de leaders :

« Nous parlons de leaders réellement “populaires”, non pas élitistes ou enfermés dans de petits groupes sélectifs. […] il faut qu’« ils apprennent à écouter le sentiment du peuple, à se constituer en tant que ses porte-paroles et à œuvrer pour sa promotion ». […] Les leaders populaires, alors, sont ceux qui ont la capacité d’intégrer tout le monde, en incluant dans la marche des jeunes les plus pauvres, les plus faibles, les plus limités et blessés. Ils n’ont ni dégoût ni peur des jeunes blessés et crucifiés.  »[26]

Le pape use ici de beaucoup d’attention et de souci pour définir ce qu’il attend d’une personne responsable aujourd’hui. Il le fait avec un fort ancrage dans la tradition théologique argentine puisque la citation sur l’écoute du sentiment du peuple provient de la Declaracion de San Miguel due à la Conférence épiscopale d’Argentine en 1969, et que s’y rattache un passage de Rafael Tello, un des principaux théologiens argentins du peuple, inspirateur de cette même déclaration, cité dans le même paragraphe : « Le peuple désire que tous soient associés aux biens communs et pour cela il accepte de s’adapter aux pas des derniers pour y parvenir tous ensemble ».

Cette définition du leader populaire donnée par François répond effectivement à son diagnostic sur la crise de l’autorité. Le leader populaire ne doit pas être partisan du profit pour les seules « élites », ni être coupé du peuple. C’est un préalable nécessaire pour dépasser la crise, mais ce n’est pas suffisant. Deux autres caractéristiques sont essentielles pour être leader populaire. La première est l’écoute du peuple. Peut-être plus que la proximité avec le peuple qui permettrait de connaître ses messages et revendications, il y a aussi et avant tout une préoccupation de connaître ce qui fonde réellement le peuple-nation comme une « catégorie mythique », c’est-à-dire d’abord sa culture comme mode d’existence, car François demande bien aux leaders populaires d’ « écouter le sentiment du peuple ». Cette notion de sentiment populaire est expliquée dans Fratelli tutti où François reprend la définition du leader populaire : « « Il y a des dirigeants populaires capables d’interpréter le sentiment d’un peuple, sa dynamique culturelle et les grandes tendances d’une société. »[27] Ecouter et interpréter : le leader se doit d’être prophète du peuple et pour cela il lui est nécessaire de penser avec le peuple et prendre la parole en son nom. Mais ce n’est pas un don naturel. Un apprentissage est obligatoire pour y arriver. On peut penser ici à des expériences concrètes telles que François les met en valeur dans sa pensée. Le futur leader populaire sera donc celui qui a pu expérimenter une vie avec le peuple, dans le peuple. Plus précisément, cet apprentissage doit se faire auprès des plus faibles, les pauvres comme cœur vivant du peuple, tels que la théologie du peuple les envisage. Cette expérience de contact avec les délaissés amène ceux qui auront des responsabilités à une connaissance intime de ce qu’est la faiblesse et les amènent à la charité : « ils n’ont ni dégoût ni peur des jeunes blessés et crucifiés. » C’est auprès d’eux, gardiens de l’esprit populaire, que le futur responsable pourra apprendre le « sentiment du peuple ».

Ceci amène le second aspect essentiel au profil du leader populaire : savoir intégrer chacun dans un mouvement général, sans exception. Un dirigeant n’est donc pas seulement celui qui initie le mouvement et dirige le groupe, mais aussi – voire avant tout- celui qui permet une prise en compte de ceux qui sont déjà à la marge et qui crée les conditions d’une intégration globale de tous dans les projets de la communauté.  Mais intégrer dans la marche « les plus pauvres, les plus faibles, les plus limités et blessés » ne se limite pas à avoir une attention à eux ; ils doivent faire partie intégrante de la prise de décision et de la mise en œuvre. Le leader ne sera populaire qu’à cette condition. François le dit sans détour ailleurs : « Cette idée des politiques sociales conçues comme une politique vers les pauvres, mais jamais avec les pauvres, jamais des pauvres, et encore moins insérée dans un projet réunissant les peuples, me semble parfois une espèce de char de carnaval pour contenir les déchets du système. »[28] Cela est si clairement exprimé qu’on ne peut ignorer cette horizontalité dans le processus de décision qu’un pouvoir légitime devrait mettre en œuvre. Reste au leader de diriger le projet, de mener à bien sa réalisation.

A la fois porte-parole et garant de la participation active du peuple dans le processus politique, le leader populaire est la figure centrale pour sortir de la crise actuelle. Il est à l’opposé des populistes se servant du peuple et des néolibéraux niant sa réalité. Il revient encore à ce responsable d’un nouveau genre à assumer deux autres considérations qui complètent sa mission. Dans l’encyclique Laudato Si’, François, sans donner encore une définition aussi élaborée du leader populaire que celle écrite quatre ans après dans Christus vivit, fixe à ce type de dirigeant l’objectif de la sauvegarde de la Maison commune pour aujourd’hui et l’avenir : « il faut construire des leaderships qui tracent des chemins, en cherchant à répondre aux besoins des générations actuelles comme en incluant tout le monde, sans nuire aux générations futures. »[29] On y retrouve le souci d’intégration du peuple dans les « chemins » ouverts par les détenteurs d’autorité, souci qui s’élargit aux personnes à venir. Dans Fratelli tutti, peu de temps après avoir exposé le profil des leaders populaires, le pape précise : « La fonction qu’ils exercent, en rassemblant et en dirigeant, peut servir de base pour un projet durable de transformation et de croissance qui implique aussi la capacité d’accorder une place à d’autres en vue du bien commun. »[30] C’est la dimension « ouverte » du peuple, déjà mise en lumière plus haut, que le leader populaire doit aussi maintenir. François défend donc une conception large du peuple dans le temps et dans l’espace, qui laisse disponible une place aux prochaines générations et aux personnes venant d’ailleurs. Un véritable leader doit y veiller pour exercer une légitime autorité[31].

III) Des leaders populaires en éducation

Cette idée de leaders populaires doit-elle se restreindre au monde politique ? Rien ne l’indique vraiment dans les prises de position du pape qui s’adresse souvent aux dirigeants des autres structures et institutions économiques, sociales, humanitaires… Ce leadership particulier s’adresse donc à toutes les personnes faisant fonction d’autorité. Cela peut-il s’appliquer au monde éducatif ? La réponse se trouve dans le texte de François : le développement le plus net et spécifique aux leaders populaires sous sa plume est dans Christus vivit adressé aux jeunes, précisément dans le chapitre « La Pastorale des jeunes », où est aussi traité les institutions éducatives. On peut donc même penser à un lien fort entre le domaine éducatif et l’idée de leader populaire. Et cela dit au moins deux choses : le monde éducatif est essentiel pour l’apparition de nouveaux leaders populaires ; pour les former il faut aussi des éducateurs de la même trempe.

Il faut tout d’abord signaler qu’une tentative de formaliser l’idée de « leaders populaires » en lien avec l’éducation a préexisté à celle de François. Dans les années 1950, Joffre Dumazedier, sociologue français, ancien formateur à l’Ecole des cadres d’Uriage et proche du milieu ouvrier, lance une expérience d’ « éducation populaire » en fondant Peuple et Culture en 1945. L’idée est de mener une action socioculturelle pour tous les travailleurs, au cours de la vie, ne se limitant pas à l’extension de connaissances mais visant la promotion culturelle collective par le développement d’une culture commune et l’ascension culturelle des milieux populaires. Il en ressort notamment une place particulière pour des « leaders populaires », issus de ces milieux, comme des intermédiaires entre leur milieu social et les agents d’information extérieurs[32]. Ils se doivent de transmettre des notions et valeurs en les adaptant aux milieux populaires et aussi d’exprimer les opinions, besoins et aspirations de leur groupe, en les représentant dans les domaines sociaux, économiques et culturels.  Leur but est de réduire la distance sociale entre les milieux populaires et les autres, dans l’idée d’une « mobilité collective » du groupe social. Cela demande à ces leaders une formation appelée « entraînement mental » menée par réunions périodiques de petits groupes alternant travail analytique et travail global, imitation et création, discipline et jeu, libre recherche et contrôle des résultats. Leur formation est complétée par des stages où se pratique un style de vie collectif, comme à l’Université de Peuple et Culture[33].

Bien que les leaders populaires de Dumazedier et ceux de François soient deux initiatives indépendantes, ce rappel souligne que dans les deux cas, le souci d’éducation populaire va de pair avec la mise en responsabilité des personnes concernées qui en sont capables notamment par la fonction de représentation, que cela dépasse le cadre scolaire, que l’expérience de la vie collective fait pleinement partie de cette formation, et que le thème de la culture prend une place primordial dans la promotion du peuple. D’autre part, cette expérience de Peuple et Culture montre qu’elle se fonde d’abord sur une vision sociologique (et marxiste) des classes populaires, alors que François promeut une vision plus culturelle (« mythique ») et ouverte du « peuple ». On verra aussi que les propositions de François sont bien entendu moins poussées sur le plan strictement scientifique et pédagogique, mais qu’il insiste sur des attitudes et des qualités humaines à développer. Cependant, que ce soit le sociologue éducateur d’Uriage ou le pape argentin, tous deux attribuent une grande importance à l’éducation en général, et à la formation des leaders en particulier, pour la promotion du peuple.

Reste à présenter plus en détails la vision de l’éducation propice aux leaders populaires selon François, développée en particulier dans le chapitre 7 de Christus vivit.

1) Une démarche synodale et ouverte

Le cadre de formation que François propose repose sur l’idée de synodalité. C’est la condition sine qua non pour l’émergence de leaders populaire, et plus largement pour une véritable éducation des jeunes. Le pape ne transige pas : « La pastorale des jeunes ne peut être que synodale, autrement dit, constituer un « marcher ensemble » qui implique une mise en valeur des charismes que l’Esprit donne selon la vocation et le rôle de chacun des membres [de l’Eglise], à travers un dynamisme de coresponsabilité. »[34]

Il est significatif que François reprenne pour définir la synodalité le même verbe qu’il utilise en parlant du peuple et des leaders populaires : « marcher ». Le peuple est « l’ensemble des personnes qui ne marchent pas comme des individus mais comme le tissu d’une communauté de tous et pour tous » ; en outre, les leaders populaires doivent intégrer « dans la marche des jeunes les plus pauvres, les plus faibles, les plus limités et blessés ». Il y a un lien fort entre ce qu’est le peuple, ce que font les leaders et ce que doit être le lieu éducatif.  Ce « marcher ensemble »[35] annonce un processus dynamique et concret. Les pas rappellent le chemin à parcourir mais aussi la réalité, d’abord physique, des efforts à faire et la cohérence du groupe qui avance ensemble. La synodalité est aussi la concrétisation des dons de l’Esprit. Sans entrer dans le détail de ces dons, le pape insiste sur leur diversité – déjà bien présente dans les Ecritures – et donc une nécessaire pluralité des rôles. Enfin, la conséquence qui en découle est une « coresponsabilité », le partage de la mise en œuvre de ce « marcher ensemble », de la vie de la communauté. Il y a donc, dans une institution éducative chrétienne comme dans tout groupe d’Eglise, une dynamique qui doit se vivre de manière partagée, dont l’élan est donné par l’Esprit au travers de chacun, et dont chacun a une part de responsabilité.

Faire confiance aux charismes de chacun, c’est aussi laisser une réelle liberté à ceux qui veulent expérimenter, notamment les jeunes appelés à développer leurs talents. C’est une pastorale « populaire » des jeunes : « Elle consiste en une pastorale plus ample et plus flexible qui stimule, dans les différents lieux où les jeunes se déplacent, ces leaderships naturels et ces charismes que l’Esprit Saint a déjà semés en eux. »[36] Donc, concrètement, leur laisser leur part de responsabilité dans les projets à mener et une liberté dans la réalisation effective : « Il s’agit avant tout de ne pas mettre autant d’obstacles, de normes, de contrôles et de cadres obligatoires à ces jeunes croyants qui sont des leaders naturels dans les quartiers et dans différents milieux. Il faut seulement les accompagner et les stimuler, en faisant un peu plus confiance au génie de l’Esprit Saint qui agit comme il veut. »[37]

Avec la participation synodale, la coresponsabilité, une ouverture à la diversité des personnes, notamment aux plus faibles, et une confiance en l’Esprit, il y a alors apprentissage mutuel et enrichissement de la communauté. « De cette façon, en apprenant les uns des autres, nous pourrons mieux refléter ce merveilleux polyèdre que doit être l’Eglise de Jésus-Christ. »[38]

Sur la base de ces lignes de force, quels seraient les moyens concrets pour une formation des leaders populaires ? Chaque communauté pourra trouver un aspect à développer : mettre en œuvre la prise de responsabilité active dans le « peuple » scolaire : auprès des plus faibles et des plus seuls (tutorat), des formations à l’écoute d’un groupe et au rôle de porte-parole (dans le cadre des délégués de classe notamment) ; laisser gérer un budget pour mener à bien un projet lycéen conçu par les lycéens eux-mêmes ; favoriser une année de propédeutique dans le supérieur pour développer le discernement ; relancer des internats dans la perspective de vie communautaire « populaire »… Sur un plan plus large, une piste serait aussi d’approfondir les notions de convivialité et de résonance, appliquées à l’éducation face aux impasses de la situation actuelle[39]. Quels que soient les moyens, l’objectif est de faire éprouver aux élèves une expérience de la vie en communauté populaire. L’école est déjà (ou devrait être) une expérience de la vie commune. Doit-on inventer ou adapter, revisiter ce qui se fait ? L’état des lieux s’impose à toutes les institutions éducatives car il est parfois difficile de voir en interne la propension à devenir une « école-bunker » incapable de faire vivre un « peuple » et donc de porter des leaders populaires !

Certains pourraient voir une tension entre la démarche synodale et le fait de mettre en avant des individualités talentueuses, ceux qui deviendront des leaders populaires. C’est d’une part qu’il y a une méprise sur ce qu’est un leader de ce type : son objectif est de faire avancer un peuple non « comme des individus » mais pour former une communauté. Faisant partie intégrante de ce groupe, il lui revient donc d’assumer une grande part d’humilité et l’institution qui le motive doit aussi prendre en compte cette dimension pour éviter une surexposition néfaste à la culture d’un caractère humble. D’autre part, la proposition synodale ne peut faire le tri dès le départ parmi les participants. Il s’agit en fait de proposer à tous les jeunes de vivre une vie politique, c’est-à-dire une responsabilité collective partagée. De cette expérience naîtra des leaders populaires mais tous auront expérimenté la possibilité de prendre des responsabilités.

Cette synodalité est une expérience globale ; il ne s’agit donc pas de la réserver aux jeunes. Les formateurs et encadrants en font pleinement partie. Il faut donc penser à l’expérience synodale des éducateurs, qui est souvent limitée. N’ayant pas eu souvent de possibilité de vivre cela eux-mêmes, car le système institutionnel ne l’a guère permis, ils doivent aujourd’hui apprendre à faire grandir un cadre d’action qui n’est pas celui qu’ils ont connu. C’est une grande expérience pour eux aussi et c’est un aspect fondamental : ils se doivent de devenir leaders populaires pour faire grandir des nouveaux leaders populaires.

2) Des leaders populaires pour former des leaders populaires

Les lieux d’éducation ne peuvent former des leaders pour notre monde si ses membres adultes ne sont pas eux-mêmes dans une nouvelle configuration d’esprit. Former des leaders populaires appelle déjà à se convertir au cadre de formation idoine et à se transformer soi-même en conséquence. C’est donc à la fois la communauté éducative et chaque formateur qui sont appelés à un changement. Dans la dimension communautaire, François perçoit deux enjeux : former le cadre d’accueil des jeunes pour arriver à les éveiller à la participation et les pousser à mieux faire : « La communauté a un rôle très important dans l’accompagnement des jeunes, et c’est toute la communauté qui doit se sentir responsable pour les accueillir, les motiver, les encourager et les stimuler. »[40] Mais cela ne doit pas aboutir à une pression trop grande pour eux, car elle risquerait de les briser mais aussi de leur donner un modèle de leadership inadéquat avec le modèle populaire que le pape souhaite promouvoir. Un futur leader élevé dans la culture de la performance et des résultats avant tout risque de reproduire plus tard ce mode de fonctionnement et passer à côté de l’élan populaire qu’il devrait susciter en prenant en charge tout le peuple jusqu’aux plus faibles. Les adultes de la communauté éducative doivent eux-mêmes le faire et ainsi montrer l’exemple de la miséricorde et des attitudes morales attendues : « Cela implique que l’on regarde les jeunes avec compréhension, valorisation et affection, et qu’on ne les juge pas en permanence ni qu’on exige d’eux une perfection qui ne correspond pas à leur âge. »

Dans ce cadre commun à tous les jeunes, il est expressément demandé de maintenir durablement un souci de former les jeunes leaders à l’art de guider le peuple : « il faut spécialement accompagner les jeunes qui se profilent comme leaders, pour qu’ils puissent se former et se qualifier. Les jeunes qui se sont réunis avant le Synode ont demandé que se développent des programmes de leadership jeune pour la formation et le développement continu de jeunes leaders. »[41] C’est donc une demande de formation continue exprimée par les jeunes leaders eux-mêmes qui sentent un certain manque d’institution éducative adaptée à approfondir leurs charismes de dirigeants. De même, le profil particulier du leader semble encore trop ancré dans un modèle masculin, ce qui explique la déception formulée encore une fois par les jeunes eux-mêmes : « Certaines jeunes femmes estiment qu’elles ont besoin de plus d’exemples de leadership féminin au sein de l’Eglise et elles désirent avec leurs dons intellectuels et professionnels participer à l’Eglise. »[42]

A la suite de ces demandes concernant les communautés dans leur ensemble et les programmes de formation qu’elles proposent, suit le portrait de l’accompagnateur désiré par les jeunes lors du Synode de 2018[43]. Il s’agit peut-être d’un profil idéal peu atteignable mais il permet de cerner ce qu’attendent les jeunes qui se sont exprimés de la part des adultes qui prennent en charge leur formation. Cet accompagnateur doit être :

  • Un chrétien fidèle engagé dans l’Eglise et le monde ;
  • Cherchant constamment la sainteté ;
  • De confiance ;
  • Quelqu’un qui ne juge pas mais écoute et répond avec bienveillance ;
  • Quelqu’un qui aime profondément avec conscience ;
  • Quelqu’un qui reconnaît ses limites et comprend les joies et les peines ;
  • Quelqu’un qui accepte de semer la foi sans en voir les fruits.

Ces traits correspondent fortement à une demande chrétienne mais certains peuvent être universels. D’ailleurs, on évite ici de cléricaliser le rôle d’accompagnateur[44]. Ils disent surtout ce besoin de modèle auquel un jeune peut se référer. Cependant, parler de modèle ne veut pas signifier un caractère inatteignable ou dominateur. Justement, une des deux autres qualités de l’accompagnateur demande une part d’humanité en plus des qualités précédentes. Cela « revêt une particulière importance ». Il faut qu’il y ait une reconnaissance de leur humanité et de leur vulnérabilité car il y a eu un « impact dévastateur » de la mise sur un piédestal des accompagnateurs. On demande donc des leaders vulnérables pour former des jeunes leaders qui auront appris ainsi la vulnérabilité nécessaire pour être touchés par les blessures et fragilités des plus faibles qu’ils auront à guider. Enfin, le formateur désiré doit maîtriser un savoir-faire d’accompagnement particulier : ne pas conduire les jeunes « comme s’ils étaient des sujets passifs mais marcher avec eux en leur permettant d’être acteurs de leur cheminement. » Voilà pourquoi ce passage de Christus vivit parle de l’adulte comme d’un « accompagnateur » ; il doit se faire compagnon de chemin. Et c’est bien tout un cycle vertueux de la marche comme paradigme du leadership qui s’instaure : le peuple est un groupe qui marche, le leader populaire doit savoir le faire « marcher ensemble » et le formateur des futurs leaders se doit de lui apprendre ceci tout en le pratiquant lui-même. Cela fait mesurer l’exigence demandée ici à la fois aux accompagnateurs et aux jeunes, et le texte ne cache pas le manque de personnes expertes en cet accueil. Mais c’est seulement ainsi que se fera cette « pastorale populaire » ou plus largement une formation populaire des jeunes. Chacun se doit d’être « en chemin », et c’est pourquoi François développe un exemple concret de formation populaire en se référant au chemin d’Emmaüs.

3) Le « charisme de l’écoute » et le chemin d’Emmaüs

Dans le prolongement de sa réflexion, qui a révélé la crise d’autorité actuelle, le modèle de leadership à adopter et le cadre de formation nécessaire pour faire advenir des leaders populaires, le pape ne développe qu’un exemple en particulier qu’il considère comme « un modèle » d’accompagnement populaire : celui de Jésus ressuscité auprès des deux disciples en marche vers Emmaüs, quittant dépités Jérusalem après la mort de leur leader, sans espoir. Laissons la place aux mots du pape qui décrit ce passage comme une expérience de formation où le maître et les disciples ont respectivement des fonctions particulières :

« Jésus marche avec les deux disciples qui n’ont pas compris le sens de ce qui est arrivé et ils s’éloignent de Jérusalem et de la communauté. Pour demeurer en leur compagnie, il parcourt le chemin avec eux. Il les interroge et se met patiemment à l’écoute de leur version des faits pour les aider à reconnaître ce qu’ils sont en train de vivre. Puis, de façon affectueuse et énergique, il leur annonce la Parole, en les amenant à interpréter les événements qu’ils ont vécus à la lumière des Écritures. Il accepte leur invitation à s’arrêter avec eux, à la tombée de la nuit : il entre dans leur nuit. En l’écoutant, leur cœur se réchauffe et leur esprit s’illumine ; à la fraction du pain, leurs yeux s’ouvrent. Ce sont eux qui choisissent de reprendre sans tarder le chemin dans la direction opposée, pour retourner vers la communauté et partager avec elle l’expérience de la rencontre avec le Ressuscité »[45].

Il ressort de ce passage une sensation principale : celle de la miséricorde du maître pour les disciples. C’est ce qui donne la clef d’une nouvelle relation envers les futurs leaders en puissance. « La pastorale des jeunes, quand elle cesse d’être élitiste et accepte d’être « populaire », est un processus lent, respectueux, patient, plein d’espoir, infatigable, compatissant. »[46] La constance dans la miséricorde doit porter l’accompagnateur du jeune à former.

Dans cet état d’esprit, il peut appliquer la pédagogie que Jésus a suivie, la démarche d’Emmaüs. Cinq étapes la composent. Dans un premier temps, l’accompagnateur met en place le « marcher ensemble » qui se trouve être la base de cette démarche, comme il est fondamental pour ce qui fonde le peuple mais aussi le leader populaire. Ici, cette idée de marche est vécue concrètement : c’est parce qu’il a voulu rejoindre les disciples sur le chemin que le ressuscité peut les toucher. Il n’a pas choisi d’intervenir depuis le dehors de la sphère humaine. Qui plus est, marcher dans cet épisode implique de s’éloigner de la destination idéale, Jérusalem, pour suivre les disciples vers où ils vont. Nous voyons donc que ce n’est pas l’accompagnateur ou le leader qui décide de la destination en premier lieu. Il est là pour aller rejoindre ceux qui sont perdus là où ils vivent, là où ils marchent.   Accompagner, c’est donc d’abord rejoindre et non attendre les jeunes là où l’on aimerait les voir être. Et c’est prendre le risque de s’éloigner de ses bases, de vivre un moment dans une situation à l’opposé de ce que l’on vise. Une fois ce décentrement fait, vient le temps de l’écoute. Elle doit nécessairement précéder la parole. Le formateur recueille ainsi le ce qui préoccupe le jeune sans bloquer la discussion en imposant ses vues. Cette écoute des autres posée comme principe pour tout membre de la communauté, c’est « l’apostolat de l’oreille », image souvent utilisée par François, notamment dans l’homélie de la messe de clôture du Synode sur les jeunes de 2018[47]. Cette écoute est suivie d’un temps d’annonce « de façon affectueuse et énergique » qui permet de poser dans les cœurs le message principal à faire connaître, dans ce cas le kérygme. L’annonce donne alors la possibilité aux disciples d’interpréter différemment ce qu’ils ont vécu. Mais le rôle de l’accompagnateur ne s’arrête pas à la parole, il a à partager la vie de ceux qu’ils accompagnent. Ici, il s’arrête dans la nuit, il partage le repas. Il y a une intimité née du partage de la vie concrète. La situation de formation implique une vie communautaire. Enfin, la prise de décision appartient aux disciples. Jésus ne leur demande pas de retourner à Jérusalem rejoindre la communauté des croyants ; il ne l’a peut-être même pas évoqué. Ce mouvement de retour semble être une conséquence de l’enseignement reçu. C’est surtout un temps de décision personnelle qui fait pleinement partie de la coresponsabilité ; c’est le déploiement de la démarche synodale jusqu’à ses conséquences ultimes : le chemin a été fait avec eux, le message leur a été donné, mais c’est aux disciples de choisir la suite du parcours.

Le pape utilise parfois l’expression de « charisme de l’écoute » pour désigner la démarche de l’accompagnateur. Mais nous voyons que cette écoute fondamentale n’est qu’un élément de la pédagogie complète du leader populaire : « marcher ensemble », « apostolat de l’oreille », annonce « affectueuse et énergique », vie communautaire et démarche synodale. Toutes ces approches sont ici combinées et forment un plan programmatique pour les formateurs « populaires » de leaders populaires. C’est ce qu’on peut appeler la démarche d’Emmaüs. Jésus, modèle du leader populaire, est arrivé à former des leaders populaires puisque les deux disciples rentrent à Jérusalem, et dans le peuple vont porter la Bonne nouvelle.

 

Conclusion : ce que ce besoin de leaders populaires dit à l’école catholique d’aujourd’hui

Si le christianisme primitif semble donner un modèle parfait de formation de leaders populaires, qu’en est-il aujourd’hui pour l’école catholique ? Tout d’abord, il est nécessaire de redire la situation telle qu’elle est : notre époque est un temps de crise d’autorité, et pour les catholiques en France un retour à une situation minoritaire qui peut s’inspirer des premiers siècles de l’Eglise. Sans vouloir dresser un diagnostic ici, le questionnement sur la part de responsabilité des institutions éducatives catholiques dans la propagation d’un modèle d’autorité inadapté tant aux attentes populaires qu’au modèle d’Emmaüs est à notre avis nécessaire. Cela permettrait aussi de répondre à une autre question fondamentale : peut-on envisager la formation des leaders populaires proposée par François dans le cadre de l’Ecole catholique ? Si cela est envisageable, par quels moyens ? Car, nous l’avons vu, il est essentiel de correspondre à certains critères dont on ne peut se passer. Bien que l’école regroupe une communauté, est-elle assez vivante pour former un « peuple » ? Y inclut-on tout le monde ? Fait-on « marcher ensemble » toutes les personnes concernées ? Compte-t-on davantage d’« écoles-bunkers » ou de communautés éducatives pensées comme des peuples ouverts ? De même, quels modèles de démarches synodales ont-ils été mis en œuvre ? Lesquels fonctionnent pleinement, jusqu’à laisser la juste part de responsabilité aux jeunes leaders et à chacun ? A-t-on les éducateurs pouvant se faire leaders populaires ? Leur a-t-on donné les moyens de se former à cette démarche exigeante ? Enfin, l’école est-elle vraiment le lieu de cette formation des leaders populaires ? Ne nécessiterait-elle pas un tiers-lieu éducatif entre l’école et la société, ou un lieu pour expérimenter à petite échelle la notion vivante de peuple, ou encore un lieu et un temps hors de l’évaluation ? Les mouvements de jeunesse suffisent-ils pour assurer cette formation ? La formation des nouveaux leaders serait-elle à partager entre l’école et ces autres lieux éducatifs ?

Si ces questions sont nombreuses et complexes, elles n’en restent pas moins cruciales pour savoir où se situeront désormais les institutions éducatives, notamment l’école catholique, dans la résolution des crises actuelles. Sauront-elles se convertir pour être source de renouvellement et force de proposition de formation nouvelle pour un peuple nouveau et une élite nouvelle ? Le constat global est en grande partie déjà établi : des formes d’autorité sont à bannir car elles sont à l’origine d’une crise entre le peuple et ceux qui exercent le pouvoir.  Le peuple vu comme communauté ouverte, vivante et souveraine demande une élite populaire, rejetant l’exercice du pouvoir pour lui-même et s’engageant pour se faire l’interprète du peuple et y inclure tous les membres de la communauté. Le défi de la formation de ces leaders et de l’apprentissage de la vie populaire est lancé par le pape François. L’école catholique pourra-t-elle, et saura-t-elle, y répondre ?

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Pour citer cet article

Référence électronique: Philippe Franceschetti, « Des « leaders populaires » contre la crise de l’autorité : un défi éducatif du pape François », Educatio [En ligne], 12| 2022. URL : https://revue-educatio.eu

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* Professeur agrégé d’Histoire-Géographie

[1] Charentenay (de), Pierre, « Le « peuple » de la « théologie du peuple », Etudes, 2017, 10, p. 75-86

[2] Ce texte est issu d’une communication donnée lors de la Rencontre de la Tourette en juillet 2020. Nous tenons à remercier pour leurs avis les participants, notamment François Moog.

[3] Laudato Si’, Lettre encyclique sur la sauvegarde de la Maison commune, 2015 (mentionné désormais LS), 49

[4] ibid.

[5] Parmi d’autres pistes d’analyse, nous pouvons penser aussi à la « sécession des élites » mise en lumière par Christopher Lasch, dans les années 1990 aux États-Unis (La Révolte des élites et la trahison de la démocratie, Paris, 1996)

[6] Fratelli tutti, Lettre encyclique sur la fraternité et l’amitié sociale, 2020 (mentionné désormais FT), 101

[7] op. cit., 169

[8] Message à « Génération François », 1er avril 2021

[9] En France, le mouvement des Gilets jaunes a porté sur la place publique de telles revendications, mais la réflexion est plus ancienne et plus large. Voir notamment : Blondiaux, Loïc, et Bernard Manin. Le tournant délibératif de la démocratie. Presses de Sciences Po, 2021 ; « La démocratie participative », Pouvoirs, 2020, 175 ; Esprit, 2021/4 ; Prémat, Christophe. « Ce que le Ric nous dit de nos aspirations », Revue Projet, 375/2, 2020, p. 74-79 ; Denquin, Jean-Marie. « Faut-il craindre le référendum d’initiative citoyenne ? », Commentaire, 166/ 2, 2019, p. 323-327

[10] ibid.

[11] FT, 155

[12] op. cit., 159. Pour une vision critique de l’usage du concept de populisme et une remise en valeur de son aspect « populaire », voir Manière de voir, avril-mai 2019, 164

[13] op. cit., 168

[14] LS, 175

[15] FT, 169

[16] Christus vivit, Exhortation apostolique post-synodale aux jeunes et à tout le peuple de Dieu, 2019 (désormais mentionné CV), 98

[17] ibid. Voir aussi sa Lettre au Peuple de Dieu, 20 août 2018.

[18] CV, 221

[19] ibid.

[20] Voir Scannone, Juan Carlos, La théologie du peuple. Racine théologiques du pape François, Namur-Paris, Lessius, 2017. Le développement de cette partie s’appuie principalement sur cet ouvrage. Voir par ailleurs Martínez Saavedra, Luis, et Pierre Sauvage. « La théologie du peuple. Un rameau de la théologie de la libération », Études, 2016, 12, p. 61-71.

[21] Pour le contexte spécifique à la théologie du peuple en Argentine et la débat sur sa pertinence aujourd’hui, voir Pierre de Charentenay, art. cit.

[22] FT, 157

[23] FT, 158

[24] FT, 160

[25] CV, 231

[26] ibid.

[27] FT, 159

[28] Discours aux participants à la 3e rencontre mondiale des mouvements populaires, novembre 2016

[29] LS, 53

[30] FT, 159

[31] Une étude plus large reste à faire sur les leaders populaires en complétant cet article par ce qu’apportent les messages de François aux mouvements populaires depuis 2014. Ces mouvements sont vus comme « une énergie morale » dans les structures de gouvernement. Et leur existence exprime divers traits du peuple : une attente de changement contre un système inique, l’avenir dans les mains du peuple, une façon de faire l’histoire, un amour fraternel incarné, des « poètes » sociaux pour le peuple, une synthèse polyédrique dans la culture de la rencontre…

[32] Dumazedier, Joffre, « Aspects collectifs de la mobilité sociale et sociologie de l’éducation populaire », Actes du troisième congrès mondial de sociologie (Amsterdam, 1956), Londres, Association internationale de sociologie, 1956, p. 245-253

[33] Voir Ader, Jean, « Leaders populaires et entraînement mental », Community Developmenttraining local leaders, 1959, 3 p. 147-157

[34] L’importance du thème de la synodalité est permanente pour François, comme le prouve encore l’ouverture en 2021 du processus amenant au Synode de 2023 sur ce sujet pour l’Eglise catholique.

[35] Il s’agit de l’étymologie grecque du mot synode : σύνοδος, assemblée, de σὺν, avec, et ὁδὸς, voie, chemin.

[36] CV, 230

[37] ibid.

[38] CV, 207

[39] Voir Renaud Hétier, Nathanaël Wallenhorst, « Laudato Si’ et Fratelli tutti comme provocation pour penser une éducation politique à la fraternité universelle », Educatio [En ligne], 11 | 2021 ; et Wallenhorst, Nathanaël (dir.), Résistance, Résonance, Paris, Le Pommier, 2020.

[40] CV, 243. Le pape a aussi des mots forts sur la conversion communautaire pour prendre en compte les plus faibles dans sa lettre Au Peuple de Dieu qui chemine au Chili, 31 mai 2018

[41] CV, 245

[42] ibid.

[43] CV, 246

[44] Il est précisé que le « rôle d’accompagnateur ne doit pas être limité aux prêtres et aux consacrés, mais les laïcs doivent être encouragés à prendre aussi part à cette mission. »

[45] CV, 237

[46] CV, 236

[47] Homélie de la Messe de clôture de la XVe Assemblée générale ordinaire du Synode des évêques, 28 octobre 2018