Une autorité fragile au service de la cohésion

Bernard Senelle[1]

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Résumé : ces quelques réflexions prennent acte du caractère fragile de l’autorité, surtout si on pense dans le cadre du judéo-christianisme. Cette fragilité peut être performante et faire naître d’autres modes de management en s’inspirant notamment du gouvernement de l’Ordre Dominicain qui a fait ses preuves depuis 800 ans. L’autorité n’est pas que verticale, elle confiée à certains pour un temps donné.

Mots-clés : Autorité ; Crise ; Service ; Bien ; Fragilité ; Cohésion

La crise du Covid a affaibli nos institutions civiques, elle a déclassé, sous-financé et sous-évalué des institutions aussi essentielles que l’école et les hôpitaux. Nous assistons à une hyperinflation de l’individu qui s’accompagne d’un affaiblissement de l’État, de la famille et des institutions. Or c’est précisément dans les institutions de la société civile à commencer par la famille que les gens trouvent un sens à leur vie et qu’ils apprennent les dimensions de la confiance et de la solidarité. La crise de l’autorité n’est pas une nouveauté et peut être l’occasion d’en percevoir le vrai sens et d’explorer d’autres modes de fonctionnements faisant droit à la parole et à la responsabilité de chacun. Il s’agit de servir le bien commun et de permettre à chacun d’être heureux.

L’existence court le risque d’une désagrégation qui laisse place à une bataille entre factions et intérêts. Si l’autorité est en crise et s’avère fragile, elle est bel et bien au service de la cohésion. La crise qu’elle traverse peut la transformer et la rendre plus efficiente au service de ceux qu’elle est censée servir et faire grandir dans la cohésion et le souci de l’ensemble. La tradition dominicaine illustrera et servira de paradigme à notre réflexion.

Une fragilité inhérente au judéo-christianisme.

Notons pour commencer que la crise de l’autorité et particulièrement de sa verticalité est inhérente au judéo-christianisme et au mystère du salut.  Nulle part dans la Bible, même s’il faut organiser la société des humains et lui procurer structures et lois, le pouvoir n’est sacralisé. Dans un monde où la technologie devient un maitre, nous refusons les limites imposées par la nature. La crise du Covid peut, en ce sens, être bénéfique si elle permet de ne pas confondre pouvoir et progrès. Tout cela n’est pas sans conséquence sur la manière de faire de la politique et de gouverner.

La Bible nous enseigne que c’est en tout un chacun que l’on trouve la capacité d’exercer le pouvoir politique sous la forme d’une responsabilité quant à la justice, l’avenir, la solidarité. La loi interpelle chacun dans sa capacité de décision. Il faut l’autorité pour que les représentés acceptent d’obéir et que le pouvoir ne soit pas un instrument de domination. C’est celle de l’élu, du responsable, du chef d’entreprise, du supérieur d’une communauté. Qu’en est-il aujourd’hui de l’autorité qui fait du pouvoir un service reconnu par ceux qui se dotent de représentants ?

Or, en christianisme, l’autorité messianique de Jésus notre Sauveur est associée à l’échec depuis le commencement et le Règne de Dieu ne s’établira qu’au travers de nombreux et impressionnants échecs. Jésus, le Royaume et l’autorité du Sauveur doivent être étouffés et battus en brèche avant la victoire de la fin des temps. Le mot du poète Hölderlin : « Là où croit le danger, croît aussi ce qui sauve. » traduit bien cette réalité. C’est le mystère de notre foi et cette fragilité semble bien imprégner notre monde bien au-delà de la sphère judéo-chrétienne.

Et pourtant, c’est cette autorité bien fragile que l’apôtre Paul demande déjà de reconnaître : « Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu. »[2] Elle s’exerce pour le bien commun au sein d’institutions, elle repose sur des textes, des lois mais elle est fragile comme la vie et permet le vivre-ensemble, la parole, la réconciliation et le service mutuel dans le respect de la dignité humaine. Aujourd’hui, l’autorité se trouve fragilisée par la crise de la démocratie et la perte du sens du bien commun et d’une conscience d’habiter la même maison.

Une autorité au service de l’ensemble et de la cohésion

L’exercice de l’autorité a pour vocation de favoriser les capacités de la personne à s’investir dans les domaines où ses talents portent du fruit et aussi souvent de gérer des conflits. « Le conflit est inscrit dans la fragilité du cœur humain. » rappelle Paul Ricœur[3] L’institution se trouve en charge de gérer le sentiment humain partagé entre le plaisir et le bonheur. La fragilité est présente sur le chemin du bonheur et de la gestion des inévitables conflits.

L’éducation au sein de la famille et des institutions éducatives transmet des valeurs comme la confiance, le souci de l’ensemble qui permettront d‘affronter tensions et conflits. Que ce soit au niveau d’une communauté religieuse, du monde politique ou de l’entreprise, le soin de l’institution amène à cultiver la confiance, le désir de vivre une belle aventure pour trouver le bonheur. « Quand tu veux construire un bateau, ne commence pas par rassembler du matériel mais éveille le goût de la mer », écrivait Saint Exupéry.

Comment rester ouvert à l’expérience des autres, savoir observer comment ils font, leur emprunter des idées, leur savoir-faire ? Il faut résister à la tentation de travailler en solitaire « car la mesure dont vous vous servez pour les autres servira aussi pour vous » [4]. L’institution met en œuvre ce partage et cette ouverture à l’autre dans le respect de sa dignité et le souci de l’ensemble. L’autorité n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle détourne l’attention de celui qui est censé l’exercer et qu’elle porte tout l’intérêt sur le bien, le bon droit et la justice grâce aux institutions qui la promeuvent. Ce qui fonde une communauté et donc une autorité qui veille sur elle, c’est le respect de la personne et le souci du bien commun. Ce sont là des valeurs transversales.

Il convient de faire confiance à la personne qui s’est engagée et de l’accompagner dans sa prise de conscience du bien de l’ensemble. Nous retrouvons là le pouvoir de tout un chacun proposé au livre du Deutéronome avec la sortie d’un modèle du pouvoir absolu tel que celui du roi.[5] Chacun n’a pas à tout traiter mais une vision globale semble nécessaire pour accomplir sa propre tâche de manière responsable et heureuse.

La vie de l’ensemble est en jeu lorsque la conscience des problèmes fait défaut et que l’on ne considère que son propre horizon, sa seule réussite, ses seuls droits. C’est le syndrome du bon élève : on a passé des concours et on continue sur la logique compétitive, l’éthique d’excellence, la performance technique assimilée à la performance morale sans considération pour la communauté et avec le souci trop marqué de protéger ses droits.

L’école doit former à ce regard large et prévenir le risque de cloisonnement des tâches et de travail en silo pour donner le goût d’habiter la maison commune et d’assumer ses devoirs en même temps de bénéficier de droits. Dès qu’on est responsable que d’un domaine précis et qu’on n’est aucunement incité à poser un regard plus large et transversal sur les effets de sa propre action sur l’ensemble, la fermeture du champ d’analyse est programmée et les relations deviennent potentiellement difficiles. La violence peut apparaître et un management de type autoritaire s’avère contreproductif car il favorise le travail en flux tendu.

L’exemple de l’Ordre dominicain

Dans l’Ordre dominicain, la référence précise et objectives aux Constitutions, aux déterminations de nos chapitres, permet de garder le bien commun de tous à l’abri de l’arbitraire des revendications de liberté des individus. Les Constitutions sont l’instrument de la liberté des frères et l’outil qui permet un fonctionnement reconnu comme démocratique dans son système de mise en œuvre de l’autorité. Du Maître de l’Ordre au prieur d’un Couvent, tous les supérieurs sont, sauf exception, élus et confirmés par l’autorité supérieure avec liberté d’accepter ou non l’élection et pouvoir de l’autorité supérieure d’imposer éventuellement la charge.

Les chapitres qui réunissent les frères localement et régulièrement au niveau provincial et général construisent la communauté et élaborent la cohésion en faisant circuler la parole. La parole, au centre de l’Ordre des Prêcheurs, tisse le lien social et sa mauvaise utilisation met en jeu l’autorité, la paix sociale et même le soin de la maison commune. La crise institutionnelle que nous traversons est une crise de confiance envers ceux qui sont chargés de veiller au bien commun et à l’intérêt général.

Un fonctionnement comme celui de l’Ordre Dominicain, avec des mandats à durée limitée et renouvelable une seule fois, inscrit dans l’institution la participation aux décisions et la responsabilité individuelle.  L’importance de la structure hiérarchique, l’exigence d’obéir aux commandements de son supérieur s’en trouvent relativisées. Ainsi, il faut prendre acte d’une mutation de l’autorité. Les rôles répartis en termes de tâches, de droits et de devoirs, d’avantages et de désavantages, de bénéfices et de charges, de chaînes de procédures comme cela se pratique en entreprise. Le responsable doit animer plus que commander, avoir du leadership, motiver ses collaborateurs, favoriser leur implication. Les structures et les règles sont allégées au nom de l’objectif de l’Ordre des Prêcheurs : « La prédication et le salut des âmes. »[6]

Là où nous vivons et particulièrement si nous exerçons une charge d’autorité, nous devons être attentifs à ce qui monte les gens les uns contre les autres, à ce qui pourrait profiter de la faiblesse de quelqu’un pour le mettre de côté. « Plus que jamais, nous sentons que le vivre-ensemble est fragilisé, fracturé, attaqué. Ce qui fonde la vie en société est remis en cause. »[7]

Face à ces ornières, nous avons le devoir de veiller et de résister. Les idoles du pouvoir et de l’argent nous fascinent tous et, dans l’Évangile, nous voyons les plus proches de Jésus se disputer pour savoir qui est le plus grand. Nous sommes appelés à exercer ce que certains nomment une veille éthique. La crise sanitaire et climatique actuelle rend impératif la recherche de nouveaux chemins et l’acceptation de transformations douloureuses.[8]

Il y a urgence à fonder à nouveau le lien de solidarité entre les membres de la communauté sociale et à redéfinir la responsabilité de ceux qui exercent une charge élective. Les crises terroristes, sanitaires et climatiques engendrent des phénomènes de réaction ou de surréaction et la société est à vif. Nous retrouvons la question du conflit. « La contestation est devenue le mode de fonctionnement habituel, et la culture de l’affrontement semble prendre le pas sur celle du dialogue (…) On ne supporte plus guère toute parole émanant d’une autorité quelle qu’elle soit. »[9]

Le politique, le responsable institutionnel, détenteur de la violence légitime, s’avère donc le gestionnaire de cette fragilité qui prend souvent le visage du conflit. Sa parole juste, sa qualité d’écoute, son attention à l’état de droit sont autant d’éléments hérités du judéo-christianisme. L’Europe les promeut à travers les personnes auxquelles elle donne la parole et le pouvoir légitime.

Seule la confiance permet la cohésion et le pivot demeure la personne humaine dont le pape a affirmé à dix-sept reprises la dignité transcendante lors de ses discours au Parlement européen et au Conseil de l’Europe le 25 novembre 2014. Au cœur de cette exigence de dignité, on trouve l’appel à la réconciliation qui traverse toute communauté humaine. Robert Schuman a bien énoncé cette vérité dans son unique ouvrage :

« Nous voilà donc ramenés à la loi chrétienne d’une noble mais humble fraternité. Et, par un paradoxe qui nous surprendrait si nous n’étions pas chrétiens, inconsciemment chrétiens peut-être, nous tendons la main à nos ennemis d’hier non simplement pour pardonner mais pour construire ensemble l’Europe de demain. »[10]

Le gouvernement, l’exercice de l’autorité est un service avant d’être un commandement. Le souci de rendre la vie plus humaine et de vivre-ensemble est passé dans les préoccupations communes des hommes de bonne volonté. Cela passe par la valeur du service. Nous sommes là « non pour être servis, mais pour servir.[11] » Cette valeur est un des piliers de la vie religieuse et de ses institutions. « Obéissez au supérieur comme à un père, et plus encore au prêtre qui a la charge de vous tous. »[12]

La confiance mutuelle, on pourrait dire le crédit-mutuel constitue ainsi le socle de la règle de saint Augustin sur laquelle nous nous engageons dans l’Ordre dominicain. « Le supérieur, cherchant la volonté de Dieu et le bien de la communauté, ne s’estimera pas heureux de dominer par son pouvoir mais de servir par la charité et il favorisera un service volontaire et non une soumission servile. » [13]

Tout gouvernement et service institutionnel au sein de l’Ordre dominicain ont pour but la mise au monde de la Parole de Dieu. Ainsi, la mesure du bon gouvernement réside dans ce service de la mission. C’est pourquoi, depuis le commencement de l’Ordre, un supérieur a le pouvoir de dispenser de nos lois « chaque fois qu’il l’estime opportun principalement en tout ce qui pourrait faire obstacle à l’étude, à la prédication ainsi qu’au bien des âmes. »[14]

Dans l’exercice de l’autorité, il s’agit d’orienter et de faire grandir une personne, un groupe humain, une société. L’autorité n’est pas seulement verticale. Si elle ne s’exerce pas collégialement, elle se vit et se développe entre frères. Les chapitres généraux qui tous les neuf ans élisent le Maître de l’Ordre en sont le signe. Ils ont également le pouvoir d’actualiser les Constitutions de l’Ordre, notre règle suprême.

« Le chapitre général qui a autorité suprême dans l’Ordre est la réunion des frères représentant les provinces de l’Ordre, pour traiter et décider ce qui concerne le bien de tout l’Ordre et, le cas échéant, pour élire le Maître de l’Ordre. »[15]

De même que les parents ont autorité sur les enfants parce qu’ils les font grandir et les éduquent, de même l’art de gouvernement des hommes et des femmes apparaît comme un art d’aimer, commandé par le souci prioritaire de l’autre, préféré à son propre intérêt. Dans une communauté religieuse, les frères ou les sœurs doivent s’obéir les uns aux autres. Le prieur tout comme l’abbé dans un monastère doit croire en ses frères, leur accorder crédit avoir confiance en eux. La vie de la communauté réclame la contribution de tous et l’apport de ce qu’ils ont de meilleur : le bon sens, l’humilité et la crainte de Dieu.

L’obéissance n’est pas aveugle et elle est guidée par le respect de la personne, le dialogue et le souci de la transmission. Gouverner, c’est gérer le présent et envisager l’avenir, faire intervenir la notion du temps. La gestion du présent impose aussi la préparation de l’avenir. Tous sont impliqués dans cette gestion. Chacun fait sa part et le supérieur doit pouvoir compter sur ses collaborateurs qui ne doivent pas se rechercher aux-même à travers leurs charges. Ils ont à porter avec lui les aigreurs, les accusations et contestations des frères. Dans l’itinéraire religieux comme dans la vie laïque, la vie dresse mille obstacles et le supérieur doit pouvoir compter sur ses aides pour juger des situations, discerner et trouver les issues aux situations difficiles qui peuvent se présenter.

« Les supérieurs, dans l’exercice de leur autorité considéreront soigneusement les dons personnels des frères (…) C’est pourquoi, dans l’accomplissement des tâches comme dans les initiatives à prendre, dans les limites du bien commun et selon le caractère de chacun, la responsabilité qui convient sera reconnue aux frères et la liberté accordée. »[16]

Conclusion

La fragilité de l’autorité peut être une chance si le groupe représenté prend conscience de la difficulté du chemin et assume ses responsabilités. Ceux qui mettent en œuvre les institutions ont la charge de replacer ceux dont ils sont la charge devant le but. Pourquoi sommes-nous rassemblés ? Quelle est la finalité de notre entreprise, de notre institution, de notre communauté, de notre Ordre ? Ce but peut être perdu de vue. Tel ou tel peut être conduit à prendre un autre chemin et même la communauté peut être dissoute si elle ne répond plus à sa vocation et perd le souci de l’ensemble et de sa cohésion. Déjà la Loi de sainteté au livre du Lévitique nous protège d’un rapport ambigu au pouvoir. De cette veille à conjuguer justement autorité et pouvoir au service d’une humanité jaillira un avenir de solidarité et de paix.

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Pour citer cet article

Référence électronique:Bernard Senelle, « Une autorité fragile au service de la cohésion », Educatio [En ligne], 12| 2022. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

[1] Dominicain, prieur du Couvent Saint-Jacques à Paris, présent au monde européen par un travail pastoral au Parlement européen et une représentation d’OING au Conseil de l’Europe. Accompagnateur de chefs d’entreprises et de cadres au sein des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC) et du Mouvement Chrétien des Cadres (MCC).

[2] Ro13,1.2

[3] Paul Ricœur, Anthropologie philosophique, p.  46.

[4] Lc 6,38

[5] Dt 16-18

[6] Livre des Constitutions et Ordinations (LCO) 1&II

[7] Conseil permanent de la conférence des évêques de France, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, p. 15

[8] Gaudium Evangelii, n° 215, note 178

[9] Dans un monde qui change…, p. 28

[10] R. Schuman, Pour l’Europe, Les Éditions Nagel SA, 2005, p. 42

[11] Mc 10, 45

[12] Règle de Saint Augustin n°7

[13] LCO 20

[14] LCO VI

[15] LCO 405

[16] LCO 20 II