Providence divine et discernement d’orientation professionnelle

Pascal Ide*

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Résumé 
: Cette étude s’interroge sur la place accordée par le chrétien à la Providence divine dans une décision concernant son orientation scolaire ou professionnelle. Pour cela, elle part d’un certain nombre d’expériences de décisions qu’elle classe en trois catégories. Ensuite, elle les évalue à partir de ce que la Révélation et quelques théologies affirment du lien entre Providence divine et histoire de l’homme. Enfin, elle propose une démarche en cinq étapes concrètes et pratiques en vue de guider un discernement.

Mots-clés : Discernement, Dieu, liberté, choix, orientation professionnelle

Introduction

Quelle est la place de la Providence divine dans le discernement d’une orientation scolaire [1]  ou professionnelle [2] ?

Cette question se fonde sur le constat suivant : le chrétien pour qui la foi compte ne peut pas ne pas se poser la question de la place de Dieu dans les grandes décisions de sa vie – ne serait-ce que pour penser que, créé libre par Dieu, il doit décider seul. Or, le choix des études ou de la profession fait partie de ces grandes décisions, parce qu’il engage de longues années et qu’il est souvent la première option humaine d’importance.

Souhaitant épouser au plus près la manière dont le chrétien vit la question posée, sans pour autant sacrifier l’approche proprement théologique, nous partirons des propos de jeunes chrétiens confrontés à cette problématique (1). Leur évaluation théologique manifestera des richesses complémentaires et des angles morts (2). Les limites des propositions, classique et actuelle (3), nous inviteront à repartir de la Révélation (4) et à élaborer une brève théologie de la Providence (5). Nous terminerons par une proposition de critères de discernement sous forme d’un cheminement (6). Si les parties centrales (3 à 5) sont plus ardues, les deux premières parties et la dernière ne présupposent pas de connaissance théologique ou philosophique.

Ajoutons un point d’importance. Même si nous traiterons de l’approche chrétienne de la Providence, celle-ci revient sous d’autres noms – le plan de Dieu [3], synchronicité, loi d’attraction [4], etc. –, et massivement à notre époque – au point de susciter des études en management [5]. Sans doute parce que la grande incertitude de notre avenir et la grande insécurité du présent suscitent un besoin massif de protection que l’on sait ne plus pouvoir obtenir des instances traditionnellement tutellaires de la modernité : les sciences, l’État de droit et le pouvoir d’achat. Peut-être aussi à cause du déficit considérable, dans la catéchèse et les homélies, d’enseignement sur ce sujet. Si, d’un côté, nous pouvons nous réjouir de ce retour de la Providence, de l’autre, celle-ci se présente sous une forme déterministe qui a de quoi alarmer. Ce que nous dirons bientôt du providentalisme peut donc s’appliquer mutatis mutandis à ces visions néognostiques de l’action divine en ce monde.

1) Huit exemples

Pour préparer cette contribution, j’ai rencontré plusieurs groupes de chrétiens, jeunes et moins jeunes. Je leur ai proposé de partir d’exemples concrets de décisions importantes dans leurs vies (choix du conjoint, des études, du métier ou du changement d’orientation professionnelle, de déménager, etc.) et de partager la manière dont ils avaient ou non invité Dieu dans leur choix. Les personnes se sont volontiers pliées à l’exercice. Trois constats m’ont sauté aux yeux : jamais elles n’avaient pris le temps d’interroger leurs représentations de l’action providentielle de Dieu dans leur vie ; encore moins avaient-elles entendu la manière différente dont d’autres considéraient cette action ; les représentations étaient plus variées que je ne l’imaginais, m’invitant à multiplier les exemples pour ne pas caricaturer les propos.

  1. Valentine, 29 ans, a passé son Capes en mathématiques, puis est entrée à 23 ans dans une communauté religieuse récemment fondée. Elle y a prononcé des vœux simples. Mais, la communauté traversant une crise profonde, Valentine se sentant de plus en plus oppressée, celle-ci a demandé une sortie temporaire. Elle bénéficie alors d’un suivi psychothérapique, grâce auquel elle prend conscience du comportement très manipulateur de sa prieure locale, mais aussi de nombreux dysfonctionnements dans sa communauté en général. Incapable de revenir au monastère, elle décide de prolonger d’une année et de travailler. Se pose alors la question du choix professionnel. « J’ai été très marquée par une histoire racontée par ma prieure : ‘Un homme qui sentait un appel au sacerdoce a pourtant décidé de se marier. Il aimait sa femme et sa femme l’aimait. Pourtant il était triste comme la pluie’. Et ma prieure commentait : ‘Rien d’étonnant. Il sera malheureux toute sa vie. Il n’a pas répondu à l’appel de Dieu. Rappelez-vous ce que vous direz le jour de vos vœux définitifs : ‘De toute éternité, Dieu a prévu notre place dans notre famille religieuse’. Ma prière est donc devenue : ‘Surtout, Seigneur, que cela vienne de Toi et pas de moi’. D’ailleurs, lorsque j’émettais un désir : ‘J’aimerais bien être sœur hôtelière’ ou ‘Ça me ferait plaisir de composer des chants’, la prieure locale répondait : ‘Le ‘‘je’’, c’est de l’orgueil’, ‘Exprimer un désir, c’est couper les ailes à l’Esprit-Saint’. J’ai entendu les mêmes propos dans la bouche de la supérieure générale ou d’autres sœurs. Ces réactions m’ont progressivement conduite à me méfier de moi et à remettre mes décisions entre les mains d’une autre. Je me disais : ‘Même si elle se trompe, au moins je ne me trompe pas en obéissant’. Aujourd’hui, hors du monastère, se pose la question du choix de ma vie professionnelle : enseigner les mathématiques comme je m’y destinais ou être animatrice en pastorale, ce qui désormais m’attire davantage. Je n’ai qu’une peur, c’est de ne pas faire la volonté de Dieu et donc de me tromper de métier. Mais, n’ayant plus de supérieure qui décide pour moi, je me sens perdue, paralysée ».
  2. Thomas, 25 ans, récemment converti et demandeur d’emploi : « Avant, quand j’étais dans le monde, je faisais tout à la force du poignet. Ce n’est pas par hasard si, justement, je me suis cassé le poignet juste avant de rencontrer Dieu ! J’ai vécu une rencontre à la saint Paul : à la suite d’un chagrin amoureux, j’allais me suicider de désespoir. Dieu m’a fait sentir sa puissance et, moi qui doutais de tout, il m’a demandé de lui faire confiance. Il m’a montré qu’il m’aimait et qu’il s’occupait de tout dans ma vie. Aujourd’hui, il me demande de m’occuper de lui ; ainsi, lui s’occupera de moi. J’ai été très aidé en découvrant l’acte d’abandon de Don Dolindo Ruotolo, un prêtre napolitain mort en odeur de sainteté en 1970 : ‘Ô Jésus, je m’abandonne à Toi, à Toi d’y penser pour moi !’ C’est une prière contre les angoisses. Et, en ce moment, je suis particulièrement angoissé parce que je suis au chômage. Du coup, ayant plus de temps, je me suis engagé dans ma paroisse et, quand je pense à ma prochaine fin de droits, je dis à Dieu : ‘C’est à Toi d’y penser’ et je retrouve la paix ».
  3. Kevin, 27 ans : « En ce moment, je suis en période de transition professionnelle. Avant j’étais commercial dans un grand groupe. Mais vendre des aspirateurs toute la journée ne donnait pas beaucoup de sens. J’imaginais que j’aurais l’occasion d’évangéliser en rencontrant les personnes, mais ce n’était pas du tout le cas. Après deux ans, je me suis mis au chômage. Je peux toucher mes droits. Quand j’ai une décision importante à prendre, je demande à Dieu ce qu’il en pense. Je prie, bien entendu, j’ouvre ma Bible pour écouter sa Parole, je suis attentif aux signes qu’il peut m’envoyer, je suis plus sensible aux coïncidences. En même temps, je demande des conseils, je rencontre des personnes qui me font des propositions de travail. Je me donne le droit et le temps de choisir ce qui sera bon pour moi et ma famille ».
  4. Marine, 26 ans : « J’ai passé un master en gestion de projet dans l’action humanitaire. Je suis partie pendant deux ans avec Fidesco aux Philippines pour une mission enthousiasmante auprès des enfants des rues. Je me disais à l’époque que j’étais jeune, que cela ferait bien dans mon CV et qu’il me fallait acquérir de l’expérience. Mais j’ai aujourd’hui bien conscience que c’était une manière de procrastiner. Maintenant, il va falloir que je trouve réellement un job. Alors, je me suis posée pendant deux jours dans un monastère et j’ai dressé une liste de critères : qu’il soit conforme à ma vision de la personne, qu’il ait du sens, que je serve l’Église, que ce soit en Asie du Sud-Est. Je les ai aussi hiérarchisés : c’est ainsi que le premier critère est non négociable ; mais que je suis ouverte pour les deux derniers. Puis, j’ai démarché plusieurs organismes, envoyé mon CV. Je sais que je dois améliorer mon anglais et mon niveau en compta. Mais j’ai déjà pris plein d’initiatives. Et le Bon Dieu comblera mes manques car il sait que mon intention est droite et que je désire le servir ».
  5. Nicolas, 22 ans : « J’ai terminé mes études d’infirmier et se pose pour moi la question : est-ce que je veux travailler à l’hôpital ou en libéral ? Une image entendue en homélie me marque d’autant que je fais du catamaran : l’homme est comme un bateau à voiles, Dieu souffle dans le gréement, mais c’est l’homme qui tient le gouvernail. Autrement dit, Dieu fait sa part, mais je dois également faire la mienne. J’aime bien aussi la phrase : ‘Aide-toi, le Ciel t’aidera’. Concrètement, cela signifie que, pour discerner, je vais prendre le temps de réfléchir à partir de mon expérience, d’écouter celle des autres, de sonder ce que je désire vraiment. En fait, depuis quelques mois, se pose à moi une interrogation encore plus fondamentale : mariage ou prêtrise ? Je vois bien qu’il faut que je la résolve avant de répondre (ou non !) à la question professionnelle. Et là, pour savoir quelle est la volonté de Dieu sur moi, je vais faire une retraite de saint Ignace pendant une semaine ».
  6. Alexandre, 26 ans : « Cela fait trois ans que je travaille comme commercial dans la même petite entreprise familiale d’agroalimentaire et j’ai l’impression d’en avoir fait le tour. Je songe à donner ma démission, à lancer une start’up et même à déménager pour diversifier mes contacts en local. Je ne crois pas que Dieu connaisse toute ma vie à l’avance, encore moins qu’il l’a prévue. S’il y a des surprises dans mon existence, il y en a aussi pour Dieu. C’est à moi d’analyser, de faire appel à mon intelligence. D’ailleurs, elle est un don de Dieu. C’est lorsque j’emploie ma volonté que je fais la sienne. Celui qui passe son temps à demander des signes au lieu de réfléchir nie ce beau cadeau. Maintenant, cela ne m’empêche pas d’être attentif à l’inattendu de Dieu et de me laisser bousculer. Par exemple, un ami m’a parlé d’une boîte qu’il a créé dans le même secteur que le mien, l’agroalimentaire. Il cherche un collaborateur. (sourire) Cela m’amuse, parce que je prends conscience en vous parlant que je me demande si c’est un signe… ».
  7. Anaïs, 31 ans : « Je pense que Dieu connaît le fond de mon être et qu’il veut mon bonheur. Encore faut-il que je cesse de suivre chacune de mes toquades et que je descende dans mon cœur pour écouter mes désirs profonds, ceux qui m’habitent depuis longtemps : car ils viennent de l’Esprit-Saint. Par exemple, quand je me suis demandé quelle profession je souhaitais faire, j’ai passé un week-end seule à la campagne pour prier et entendre ce que je voulais en profondeur. Bien sûr, il m’arrive de n’écouter que ce que je veux et faire du forcing. C’est ce qui est arrivé avec mon premier job. Lors de l’entretien d’embauche, j’ai mis le paquet et j’ai nié les indices qui me montraient que mon employeur était un gros mytho. Je m’en suis bien mordue les doigts. Pour autant, même si j’ai fait ma volonté propre, je suis convaincue que Dieu, qui sait tout, a un plan B pour moi. Je crois aussi qu’il peut me demander de renoncer dans l’immédiat à un désir intime pour mieux le réaliser ultérieurement ».
  8. Élodie, 29 ans : « Je suis certaine que Dieu m’aime et c’est justement parce qu’il m’aime qu’il respecte infiniment ma liberté. J’ai lu dans un livre de spiritualité une métaphore qui me porte : ‘Dieu a créé le monde comme les océans les continents, en se retirant’. Cela me fait penser à ce chant que je fredonne souvent : ‘Regardez l’humilité de Dieu’. Si le Père me donne toute la place, je dois donc lui répondre en la recevant comme un cadeau. Concrètement, je déploie donc tous les moyens qui sont en ma possession. Par exemple, me demandant si je devais changer de travail, j’ai fait un bilan de compétence pour connaître mes points forts et mes points faibles. De même, voulant me marier, je me suis inscrit sur un site catholique de rencontre. Certains me disent que je suis trop volontariste, que je ne fais pas assez confiance au Christ. Je crois, tout au contraire, que je cherche à être digne de sa confiance en mettant en œuvre le plus pleinement possible mes talents, en multipliant les actes libres, en développant mes capacités, etc. Est-ce que Dieu parle ? Oui, à travers les désirs et les dons qu’il a déposés en moi ! ».

2) Évaluation théologique

Bien évidemment, cette enquête très limitée n’a pas de valeur sociologique. En revanche, elle n’est pas dénuée de signification théologique. En ce sens, l’échantillon ci-dessus est représentatif. Ces verbatim sont emblématiques d’attitudes et de représentations très différentes de la Providence divine. Gradués selon la place qu’ils accordent à l’action de Dieu et à l’action de l’homme, les exemples sont organisés entre deux pôles extrêmes : le premier qui octroie tout à la liberté divine et rien à la liberté humaine ; le second, opposé, qui consent tout à la liberté humaine et rien à la liberté divine. Pour mieux les identifier, nous leur donnerons un nom. Ce que nous perdrons en souplesse ou nuance, nous le gagnerons en précision – tout en nous rappelant que la vie est infiniment plus complexe et changeante que ces cadres commodes, et que la vision de la Providence vécue par une personne peut conjuguer plusieurs de ces catégories et évoluer [6].

a) Le providentialisme

Le providentialisme est l’attitude de celui qui accorde une telle place à l’action de Dieu qu’il minimise l’autonomie humaine. Se formalisant en une doctrine et une pratique systématiques, ce spiritualisme ou surnaturalisme devient le quiétisme [7].

  1. Au maximum, le providentialiste annule la liberté de la personne. Telle est la conviction encore inscrite dans l’esprit de Valentine. Passons le contexte qui relève de l’emprise [8] et dont un certain nombre d’études actuelles commencent enfin à parler au sein des communautés monastiques [9]. La jeune femme a pu nommer ces abus de pouvoir sans abus sexuels et, grâce à un travail psychothérapique, en sort progressivement. Mais la représentation erronée de la providence divine demeure, avec son lot de culpabilité et de tentations de fuir sa responsabilité. Assurément, faire la volonté de Dieu est l’attitude même que Jésus nous enseigne (cf. Mt 6,10) et dont il nous donne l’exemple (cf. Mt 26,39). Mais demande-t-il pour autant de nier ses désirs et jusqu’à son identité ? Qui donc est ce Dieu qui prendrait toute la place et ne m’en laisserait aucune, qui déciderait à ma place par la voix des autres, qui aurait un et un seul idéal pour nous, qui ne pourrait que nous vouer au malheur si nous lui désobéissons ?
  2. L’on retrouve cette théologie providentialiste chez Thomas, mais en creux. Alors que Valentine, en tout cas la religieuse Valentine, pense que Dieu doit tout faire, Thomas, lui, se contente de ne rien faire de sa part humaine. En s’occupant de Dieu et en demandant à Dieu de s’occuper de lui, il le prie de faire sa part et n’assume donc pas sa pleine responsabilité. En outre, subtilement, il adopte une attitude utilitariste avec Dieu. Comme s’il lui disait : « Je me donne à toi pour que tu me donnes la paix » [10]. Cette posture peut préparer sur le long terme son contraire, la révolte athée : si l’angoisse revient, comment ne pas adresser de reproche à Dieu et, face à l’absence du don de la réponse qui est secrètement exigée, en arriver à nier le Donateur ? Là encore, il ne s’agit en rien de critiquer l’attitude d’abandon qui, authentiquement théologale, constitue le cœur de l’union à Dieu et donc le secret de l’authentique sérénité [11], ni de suspecter la belle spiritualité du père Dolindo, qui est un don pour notre temps, mais d’interroger ce que Thomas en fait, en l’occurrence, d’interpeller le peu de place qu’il laisse à la liberté humaine.
  3. Kevin rentre dans la même (théo-)logique spiritualiste, mais a minima. En effet, il ne fuit pas sa responsabilité humaine, puisqu’il prend des moyens pour trouver du travail : il rencontre des personnes, prie pour sa future profession, etc. Mais prend-il tous les moyens qui sont en sa possession ? Comment ne pas s’étonner de ce que, par exemple, il n’ait même pas fait son CV et donc, bien sûr, ne l’ait pas envoyé ? Osons aussi demander : est-ce juste, à son âge, de se mettre au chômage, après seulement deux années de travail rémunéré et de vivre ainsi aux crochets de la société ? Est-ce responsable d’attendre un travail qui lui plaise ? Et, selon notre perspective, quel est donc ce Dieu qui, selon Kevin, se donne surtout à travers des signes et des coïncidences ?
  4. De même, Marine adhère à ce que l’on pourrait appeler un providentialisme modéré. Assurément, elle ne demeure pas passive à attendre que son métier lui tombe tout cuit dans le bec. Elle est fière d’avoir pris le temps de dresser sa liste de critères, d’avoir la souplesse de ne pas les absolutiser (sauf le premier !) et de rechercher tout azimut. Assurément aussi, elle a évolué, elle est devenue davantage proactive. Mais, derechef, apostrophons-la. A-t-elle fait toute sa part ? Elle ne justifierait pas sa négligence sur ses deux points faibles si elle n’avait pas secrètement conscience de fauter par paresse. Au fond d’elle-même, elle le sait : les langues et la comptabilité l’ennuient. Par ailleurs, ne vit-elle pas aussi d’une représentation d’un God of the gaps (« Dieu bouche-trou ») qui ferait le travail à sa place ? Comme par hasard, ayant coiffé une fois sainte Catherine, elle procède de même pour sa recherche de mari : après avoir listé ses critères, elle s’attend à ce que Dieu lui fasse rencontrer le prince charmant et ne prend pas soin d’elle physiquement. Ne confond-elle pas le laisser-faire de la confiance avec le laisser-aller du quiétisme ?

b) Le volontarisme

À l’opposé du providentialisme, le volontarisme donne toute sa place à l’homme et minimise d’autant celle de Dieu. Systématisé, c’est-à-dire pensé en système et pratiqué de manière systématique, il devient pélagianisme.

  1. À l’exact opposé de Valentine, Élodie correspond au degré maximal du modèle volontariste. Elle le pense en se représentant un Dieu en retrait du monde. Elle le vit en multipliant les initiatives. Assurément, elle est habitée par la conviction que toutes ses ressources sont données par Dieu. Mais quelle différence y a-t-il entre son action et celle d’un sans-Dieu, littéralement un athée ? Sa foi en Dieu se traduirait-elle en un a-théisme pratique ? En quoi ses convictions chrétiennes influent ou refluent-elles sur son agir ? Un point attire aussi l’attention : la non-réfutabilité de sa vision. À celui qui la challenge sur la complétude de son « système » de vie, Élodie a déjà une réponse toute prête. Cette femme très énergique et peu vulnérable se protègerait-elle ?
  2. Anaïs adopte cette théologie volontariste avec plus de modération. Assurément, elle part d’abord de ce qu’elle ressent et pressent. Certes, elle affirme elle aussi que Dieu est présent dans sa vie à travers ses désirs profonds et durables. Mais, en pratique, elle se contente d’ausculter ceux-ci. Là encore, la logique de la vie vient peu à peu se substituer à celle de la pensée. Toutefois, on relèvera trois pieds dans la porte à ce qui pourrait devenir, comme chez Valentine, un système de discernement autoréférencé : elle distingue les désirs selon leur profondeur en corrélant les plus intimes à l’action de l’Esprit ; elle prie avant de discerner ; elle sait renoncer à un désir même intime et donc entrer dans une attitude qui, ultimement, est l’écoute, donc l’obéissance, à la volonté divine.
  3. À l’instar d’Anaïs, Alexandre opine vers un volontarisme que, symétriquement à Kevin et Marine, nous qualifierons de modéré. À la différence d’Anaïs qui passe par la voie du désir, ce volontarisme emprunte celle de la raison. De nouveau, posons-nous la question : si le Christ n’était pas ressuscité, Alexandre agirait-il différemment ? Toutefois, là aussi comme Anaïs, sa vision volontariste est « trouée » et laisse passer des lumières plus providentielles : non seulement Alexandre accepte d’être déplacé, mais il corrèle ces déplacements à l’intervention de Dieu ; avec humour, il note que Dieu ne parle pas seulement le langage des causes et des raisons, mais aussi la langue des signes.

c) Le molinisme pratique

Face aux limites des attitudes extrêmes, providentaliste et volontariste, une troisième adopte une position mitigée.

  1. Telle est l’attitude de Nicolas. De prime abord, elle est la plus équilibrée. Sa vision cherche à donner autant à Dieu qu’à l’homme. Et sa pratique conjugue non seulement réflexion et émotion (désir), mais engagement humain et écoute prolongée de l’Esprit-Saint (retraite de saint Ignace). Bref, Nicolas semble cumuler le sens de Dieu que l’on trouve chez Kevin et Marine, avec le sens de l’initative humaine qu’illustrent Alexandre et Anaïs, tout en conjurant leurs excès et plus encore les extrêmes, volontariste d’Élodie et providentialiste de Valentine et Thomas.

Que demander de plus ? Toutefois, est-il vrai d’équiparer ainsi l’œuvre de Dieu et l’œuvre de l’homme ? Qu’en est-il alors de la primauté divine ? Il est d’ailleurs hautement éloquent que, non seulement vécue, mais pensée et pensée de manière opiniâtre, cette vision de la Providence soit aussi une hérésie qui porte le nom de son fondateur : le molinisme [12]. D’où sa dénomination, de prime abord intrigante, dont l’épithète « pratique » prévient toute portée théorique, donc hérétique.

d) Quelques logiques sous-jacentes

Les attitudes décrites ci-dessus se nourrissent d’une conception théologique, en l’occurrence une vision partiellement vraie et partiellement fausse des relations entre Dieu et l’homme. Elles sont aussi surdéterminées par deux autres grands types de raisons : psychologiques (le plus souvent liées à des blessures innommées et non traitées) et éthiques (qui sont la cause ou l’effet de plis vicieux).

Sans nullement prétendre à l’exhaustivité et sans ici distinguer les formes extrêmes et modérées, résumons en un tableau les caractéristiques des conceptions ou tendances providentialistes et volontaristes :

Tendance providentialiste Tendance volontariste
Vision théologique Tendance à trop accorder à Dieu et pas assez à la liberté humaine Tendance à trop accorder à la liberté humaine et pas assez à Dieu
Au maximum, hérésie Quiétisme Pélagianisme
Conditionnement psychologique Peur et fuite du monde, de ses désirs, de sa sexualité, etc. Peur de la dépendance, de recevoir, raideur
Conséquence
(ou cause)
éthique
Tendance à la paresse, à la passivité, à la mollesse, voire à l’acédie Tendance au contrôle, au perfectionnisme, voire à l’orgueil

e) Deux angles morts

Notre analyse n’a pas pris en compte deux autres points qui vont désormais faire partie de la détermination.

Le premier concerne la volonté efficace de Dieu. Dans tous les témoignages et, plus généralement, chez toutes les personnes interrogées, se fait jour la conviction intime que Dieu laisse l’homme libre. Il se dit une vérité profonde : loin de nous transformer en automates, le Dieu provident fait alliance avec la créature personnelle. Toutefois il se révèle aussi un angle mort : si Dieu et l’homme sont des partenaires, en quoi le premier garde-t-il la primauté sur le second ? Comment, par exemple, entendre qu’il nous donne « la vie, le mouvement et l’être », selon le mot de l’Apôtre s’adressant aux païens (Ac 17,28) ?

Le second point, qui est aussi une tache aveugle, concerne la connaissance qu’a Dieu de mon avenir. Les opinions émises sont diverses, voire opposées, entre Alexandre pour qui nos décisions libres peuvent surprendre Dieu et Anaïs pour qui Dieu sait tout. Or, ces deux avis posent problème : le premier parce qu’il nie l’omniscience de Dieu, donc son omnipotence, et le second parce qu’il nierait la liberté humaine [13]. Sans étonnement, nous sommes reconduits à la tension entre les pôles antagonistes, providentialiste et volontariste.

3) Quelques opinions théologiques

Face à ces visions partielles de la Providence et ces angles morts, tournons-nous vers la théologie et la spiritualité. Ce qui suit intéressera surtout ceux qui veulent approfondir le débat théologique. Il est possible de se rendre directement au paragraphe suivant (4).

a) La doctrine classique

Si la littérature en ce domaine fut un moment surabondante, voire excessive [14], aujourd’hui, le thème de la providence divine n’intéresse plus guère les théologiens. L’on peut toutefois repérer deux grandes tendances dans les ouvrages et les articles.

La première expose la doctrine classique, qui fut élaborée par saint Thomas et transmise par ses disciples [15]. Comme nous en exposerons plus bas le cœur (5.a-b), contentons-nous ici de quatre observations générales.

Primo, la théologie thomasienne de la Providence est douée d’un haut degré de technicité. Elle convoque des notions abstraites qu’il est difficile d’exposer simplement en peu de mots. Que l’on songe aux distinctions entre cause première et cause seconde, concours et concurrence, volonté antécédente et volonté conséquente, liberté d’exercice et liberté de spécification, science de vision et science de simple intelligence, mal de la peine et mal de la coulpe, causer et permettre, etc. Quelques théologiens s’y sont employés avec bonheur [16]. D’autres, pourtant pédagogues, ne s’y risquent plus [17]. Or, les querelles qui vont diviser les écoles théologiques et surdéterminer de manière moins glorieuse des conflits entre appartenances religieuses, vont considérablement complexifier un exposé déjà abscons [18] en adjoignant de nouvelles distinctions (comme celle entre grâce suffisante et grâce efficace) et de nouveaux concepts (aussi transparents que décret permissif antécédant, science moyenne, motion brisable, science des futurs antérieurs libres !) et le rendre définitivement inaudible non seulement aux fidèles, mais aux théologiens eux-mêmes [19], même ceux qui ont été longuement formés à l’école de l’Aquinate [20].

Secundo, les disciples de saint Thomas ne se sont pas seulement affrontés à leur adversaire moliniste (et à sa figure institutionnelle, jésuite), mais se sont aussi opposés entre eux, sans aboutir à une solution qui satisfasse les partis en présence. Tel est par exemple le cas du débat emblématique entre Jacques Maritain, plus théologien qu’on ne sait, et un théologien fribourgeois, Jean-Hervé Nicolas – et, au-delà de lui, l’imposante figure de son confrère romain, Réginald Garrigou-Lagrange. Plus révélateur encore, à l’occasion de cette quæstio disputata, le dominicain suisse a lui-même évolué de manière édifiante (vers une position non-banézienne) sans arriver à une réponse définitive [21]. Or, il est éloquent que, en dernière instance, le thème de la dispute porte sur la place à accorder à la liberté humaine. En effet, si, contre Molina, il faut clairement affirmer que toujours Dieu est déterminant et que jamais il n’est déterminé par la créature, il demeure que, pour certains disciples de l’Aquinate, la motion divine, qui est déterminante, donc nécessaire, dans l’ordre d’exercice de la causalité créée, n’est pas déterminée dans l’ordre de spécification [22], de sorte que celle-ci se reçoit de la cause immédiate qu’est la liberté humaine [23].

Tertio, les applications pastorales des positions en présence oscillent entre le scandale et le fatalisme (c’est-à-dire le déterminisme). Sans entrer dans le détail, l’enjeu est celui de la responsabilité divine notamment dans le mal du péché. Les affirmations sur un décret divin permissif antécédent, défendues par le premier Nicolas ont suscité à juste titre des réactions scandalisées de Journet et Maritain [24]. Plus généralement, le néobanézianisme du thomisme de stricte observance souligne tellement l’efficace de la volonté divine qu’il néglige de « prendre suffisamment au sérieux » « la volonté salvifique universelle antécédente et l’Amour miséricordieux [25] », oublie les affirmations répétées de l’Écriture (par exemple, sur la présence universelle de talents [26]) et récuse l’accès des enfants morts sans baptême à la vision béatifique. Mais, indépendamment de la question d’une complicité divine avec le mal de la coulpe ou d’un recours trop constant à l’apophase [27], la doctrine d’un Dieu cause première donnant son influx efficace aux causes secondes, nécessaires, contingentes ou libres, peine, même chez le fidèle le plus bienveillant et le plus docile, à ne pas être interprétée comme une transformation de l’homme en marionnette. Si Dieu est plus cause de mon acte que moi-même, que devient ma liberté ?

Quarto, quand bien même l’on arriverait à surmonter tous ces obstacles spéculatifs, les bénéfices pratiques pour le discernement demeurent proches de la nullité. En effet, le principal apport de la doctrine thomasienne des causes secondes est d’octroyer une telle autonomie à celles-ci et une telle importance à l’exercice de mes facultés spirituelles, que le fidèle en tire, à juste titre, la leçon concrète que discerner demande de mobiliser le plus possible mon intelligence et ma volonté. Mais comment ne pas s’étonner de ce que cette montagne de science théologique accouche d’une souris pastorale ? Par ailleurs, conjurant au mieux le providentialisme, la théologie thomasienne de la Providence est-elle assez armée pour éviter le risque opposé qu’est le volontarisme ? Ce que nous dirons bientôt de la spiritualité précisera ce dernier propos.

b) La réaction « dynamophobique »

Ce que nous avons appelé la doctrine classique de la Providence divine se fonde sur un présupposé (que l’on retrouve dans d’autres domaines de la théologie) : la toute-puissance divine (associée à son omniscience et à son impassibilité). Or, pour le dire de manière trop rapide, un certain nombre de théologiens contemporains sont devenus allergiques à la conception d’un Dieu omnipotent [28]. Nous tenterons plus bas de nous mettre à l’écoute de cette tendance (plus qu’école) « dynamophobique » [29]. Plutôt que proposer un exposé systématique, empruntons deux exemples qui touchent directement à notre sujet : la morale.

Pour le salésien Xavier Thévenot, discerner la volonté de Dieu et ainsi entrer en morale requièrent de sortir de ce qu’il appelle le moralisme. En effet, « le moralisme donne à penser que la volonté détaillée de Dieu sur l’homme préexiste au discernement libre de l’homme [30] » Or, selon la conception freudolacanienne qui est chère au moraliste parisien, la préexistence de cette volonté relève de l’imaginaire et l’obéissance à cette volonté d’une « conception fusionnelle » qui perpétue le « désir idéalisé » « de coïncider totalement » au « désir parental ». En regard, « la volonté détaillée de Dieu sur l’homme ne préexiste pas au travail du discernement humain, sinon, elle serait fatalité [31] ». Ainsi, « loin que la Parole de Dieu me dise ce que je dois faire ici et maintenant de mon existence, elle m’appelle, dans la reconnaissance de son dire fondateur, à un acte de créativité qui humanise [32] ».

Le jésuite Paul Valadier, lui, oppose Providence et providentalisme. Dans « une sorte de définition approximative », la première « consiste à voir en Dieu Celui qui assiste sa création et tout particulièrement les humains, celui qui propose son aide gracieuse aux hommes en quête de leur salut [33] ». Par contre, les « doctrines providentialistes […] prétendent déchiffrer des traces de cette assistance dans les événements eux-mêmes, et donc en venir à consacrer certains faits comme directement voulus par Dieu [34] ». Ainsi, la « théologie providentialiste » identifie ingénument et immédiatement (c’est-à-dire sans médiation) « volonté divine (Providence) et événements historiques » alors que ces derniers « sont extraordinairement complexes [35] » et requièrent une analyse convoquant de multiples paramètres. De plus, « la lecture dite ‘providentialiste’ a l’immense inconvénient de ne guère respecter la transcendance divine et donc aussi son mystère [36] ».

Nos deux auteurs dénoncent avec raison la tentation du providentialisme qui, pour le premier, est liée à celle du moralisme. Ils en assignent trois motifs complémentaires : selon le salésien, la régression idéalisante ; selon le jésuite, l’extrinsécisme ; selon les deux théologiens, le besoin de sécurité et de certitude. Ils rappellent aussi à juste titre que Dieu nous veut libres et nous appelle au discernement. Cependant, trop réactifs, Xavier Thévenot et Paul Valadier tombent d’un excès dans l’autre. Ils n’ont pas perçu le péril symétrique du providentalisme qu’est le volontarisme. Surtout, ils émargent à une théologie de la concurrence entre Dieu et la liberté : explicitement chez le moraliste de l’Institut catholique de Paris ; implicitement chez celui du Centre Sèvres [37]. Pourtant, ces deux théologiens ont ébauché la solution quand ils affirment que Dieu agit à l’intime des créatures : « Dieu ne commande pas de l’extérieur, mais du fond de notre être au monde, par le fait qu’en lui tout subsiste [38] » ; « Dieu ne se substitue pas à nos libertés, mais Il cherche, comme un Père bienveillant, à les sauver quand elles se perdent, à leur ouvrir un avenir quand tout semble sans issue (par le pardon). Mais c’est en leur sein qu’Il agit […], c’est en elles qu’Il suscite et confirme leur désir de justice, de paix, de compréhension mutuelle [39] ».

c) Quelques tendances spirituelles

Nous l’avons assez répété, la question des relations entre Providence divine et liberté humaine n’est pas seulement ni même d’abord théorique, mais pratique. Or, le constat de déshérence fait pour la théologie vaut aussi pour la spiritualité. Le plus souvent, les exposés sont binaires et réactifs, ainsi que nous l’avons vu dans le précédent paragraphe. Il nous manque cruellement aujourd’hui non pas tant des ouvrages sur le discernement qu’un état des lieux sur la manière dont le fidèle se représente la Providence. Autrement dit, notre époque pressée veut disposer de remèdes, avant d’avoir pris le temps de poser un diagnostic : comment est-ce que je me représente l’action de Dieu dans le cosmos, dans l’histoire et dans ma vie ? Plus précisément, comment s’articulent savoir, vouloir, pouvoir et prévoir divins avec savoir, vouloir, pouvoir et prévoir humains ?

Grosso modo, nous sommes aujourd’hui en présence de trois types d’approches spirituelles du discernement. Ces approches recouvrent les trois postures que la deuxième partie a distinguées [40], mais en corrigent les excès.

Les premières se demandent prioritairement quelle est la volonté de Dieu et valorisent l’écoute de l’Esprit-Saint. Elles le font en déployant la vie selon les dons (du Saint-Esprit) et sa condition première qu’est l’abandon à la Providence divine. Elles n’ignorent pas pour autant les nécessaires efforts humains par exemple dans le discernement. La distinction on ne peut plus classique des trois âges de la vie intérieure fait se succéder le combat contre la précipitation (voie purgative), l’acquisition de la prudence (voie illuminative) et le don de conseil (voie unitive) [41]. De même, l’école carmélitaine, dont la doctrine fut heureusement actualisée par le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, requiert la mise en place des vertus morales et théologales (trois premières demeures de sainte Thérèse d’Avila) avant l’entrée dans la docilité aux dons (quatre dernières demeures).

Les deuxièmes privilégient le déploiement des facultés humaines d’intelligence (pratique) et de volonté, notamment dans la pratique de la vertu de prudence. Dans le processus décisionnel, saint Thomas accorde aussi sa place à Dieu, mais il est significatif qu’il l’envisage de manière discrète, indirecte et cognitive, en mobilisant la seule intelligence, à travers la notion de « volonté de signe » [42].

Les troisièmes cherchent à articuler la part de Dieu et la part de l’homme. L’on ne peut nier que, de ce point de vue, la spiritualité jésuite soit particulièrement équilibrée et intégrative. En effet, la dernière partie l’illustrera, elle fait d’abord appel aux facultés humaines et, en ce sens, converge volontiers avec la deuxième approche : saint Ignace de Loyola s’est longuement formé à l’école de saint Thomas qu’il recommande. Mais elle donne aussi toute sa place à la volonté divine, à partir de notions inédites, qui sont d’abord le fruit de son expérience longuement méditée : « consolation » et « désolation » spirituelles, « indifférence », « consolation sans cause » – autant de notions qui convoquent non plus la seule intelligence, mais l’affectivité qui devient ainsi le « lieu » d’une manifestation authentique de la volonté divine. Ajoutons que cette approche ignatienne n’est pas exclusive. L’école française, notamment à la suite de ce maître dans la « direction des âmes » que fut saint François de Sales, offre des critères de discernement précieux autant qu’actuels [43].

4) À l’écoute de la Parole de Dieu : la Révélation

Ayant vu les limites propres aux deux visions théologiques de la Providence divine, demandons-nous à frais nouveaux ce que la Révélation nous dit de l’articulation entre l’action divine et le choix humain. Pour cela, mettons-nous à l’écoute des saintes Écritures, relues dans la Tradition, toutes deux étant régulées par le Magistère vivant de l’Église (4), avant de faire une proposition théologique (5).

a) La Bible

« Le témoignage de l’Écriture est unanime – écrit le Catéchisme de l’Église catholique – : la sollicitude de la divine providence est concrète et immédiate, elle prend soin de tout, des moindres petites choses jusqu’aux grands événements du monde et de l’histoire. Avec force, les livres saints affirment la souveraineté absolue de Dieu dans le cours des événements [44] ».

Dans de nombreuses pages, la Bible atteste que Dieu gouverne le monde qu’il a créé [45] : « Notre Dieu, au ciel et sur la terre, il fait tout ce qui lui plaît » (Ps 115,3) ; « Il y a beaucoup de pensées dans le cœur de l’homme, seul le dessein de Dieu se réalisera » (Pr 19,21). Cette seigneurie absolue sur l’histoire et le monde (cf. Is 10,5-15 ; 45,5-7 ; Dt 32,39 ; Si 11,14) a été transférée au Christ dont il est dit : « S’il ouvre, nul ne fermera, et s’il ferme, nul n’ouvrira » (Ap 3,7).

La souveraine maîtrise de Dieu sur la nature, sur les hommes et sur les anges se fonde sur trois présupposés qui sont autant de propriétés de Dieu attestées tout au long de la Bible. Le premier est l’omniscience. Dieu connaît dans ses plus infimes détails, tant le monde – il « compte le nombre des étoiles, et il appelle chacune par son nom » (Ps 147 (146),4) – que les hommes – « Vos cheveux même sont tous comptés » (Mt 10,30).

Le deuxième est sa bonté. C’est parce qu’il est bienveillant – c’est-à-dire, littéralement, « veut le bien » – que Dieu est provident. Cette bonté est exprimée par un terme hébreu difficile à traduire, hèsèd [46]. Or, la hèsèd qui s’applique au départ au seul peuple élu s’avère peu à peu avoir la même extension universelle que la providence : « De l’amour [hèsèd] du Seigneur, la terre est pleine » (Ps 33 [32],5). Si Jésus confirme l’enseignement biblique – « Personne n’est bon, si ce n’est Dieu seul » (Mt 19,17) –, il ajoute la preuve par excellence de cette active bienveillance pour tout homme : « Dieu prouve son amour envers nous en ce que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5,8). Il faut mesurer la portée de cet argument : être pécheur, c’est s’opposer à Dieu, donc perdre toute raison d’amabilité quant à notre libre agir. Or, en son Fils, Dieu continue à nous aimer, alors que plus rien d’aimable en nous ne peut appeler cette agapè.

Le troisième attribut divin, qui découle des deux premiers, est sa toute-puissance. Abondamment confessée dans l’Ancien Testament – par exemple : « Ah ! Seigneur Yahvé, voici que tu as fait le ciel et la terre par ta grande puissance [kôaḫ] et ton bras étendu. À toi rien n’est impossible ! » (Jr 32,17) – et dans le Nouveau – en négatif : « rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1,37, citant Gn 18,14) et en positif : « pour Dieu tout est possible » (Mt 19,26) –, elle s’exerce elle aussi en relation avec sa bienveillance – « Tu as pitié de tous, parce que tu peux tout » (Sg 11,23) – et sa providence – « Le Puissant fit pour moi des merveilles » (Lc 1,49).

C’est d’ailleurs au nom de cette providence bienveillante, omnisciente et omnipotente que, dans le sillage des psaumes (cf. Ps 22 ; 32 ; 35 ; 103 ; etc.), Jésus « demande un abandon filial à la providence du Père céleste qui prend soin des moindres besoins de ses enfants [47] » : « Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? qu’allons-nous boire ? […] Votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela » (Mt 6,31-33. cf. 10,29-31).

Loin de concurrencer la contingence des phénomènes naturels et la liberté humaine, cette Providence non seulement les respecte, mais les promeut – singulièrement la seconde. Tel est l’enseignement commun de l’Ancien Testament – dès la première page, le Créateur confie à l’homme la responsabilité de la terre, afin qu’il la cultive et la garde (cf. Gn 2,15) – et du Nouveau – « nous sommes coopérateurs [συνεργοί] de Dieu » (1 Co 3,9. Cf. 1 Th 3,2). Pour autant, si Dieu nous octroie une pleine autonomie, il ne cesse d’agir avec nous et, plus encore, en nous : « Dieu opère en nous [ἐνεργῶν ἐν ὑμῖν] à la fois le vouloir et l’opération même, au profit de ses bienveillants desseins » (Ph 2,13) ; « Dieu opère toutes choses en tous [ἐνεργῶν τὰ πάντα ἐν πᾶσιν] » (1 Co 12,6). C’est ce que confirme une parole de saint Paul dont nous n’avons donné ci-dessus que la fin : « C’est en [ἐν] lui [Dieu] que nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17,28).

b) La Tradition

De la Tradition qui interprète inalassablement l’Écriture, relevons surtout une formule de la Glose ordinaire sur le Cantique des cantiques [48] : Dieu est en toutes choses par essence, puissance et présence. Cette formule est devenue fameuse grâce à la médiation de Pierre Lombard [49] et au commentaire qu’en a laissé saint Thomas [50]. Elle est passée dans l’enseignement commun, puisqu’on la retrouve sous la plume de sainte Thérèse d’Avila révélant quel réconfort elle a trouvé dans cette doctrine : « Je connais une personne [il s’agit d’elle-même] qui ignorait que Dieu est dans tous les êtres par présence, par puissance et par essence » ; mais, « après une faveur » divine, « elle en demeura […] convaincue » contre l’avis « de ces demi-docteurs » l’assurant « que Dieu n’était en nous que par la grâce [51] ».

Or, à bien lire cette affirmation, elle contient toute une théologie de la Providence. Ces trois mots n’étant pas véritablement transparents, saint Thomas les éclaire d’abord en comparant le gouvernement de Dieu à celui d’un monarque :

« Ainsi, on dit d’un roi qu’il est dans tout son royaume, à savoir par sa puissance, bien qu’il ne soit pas présent partout. Mais par sa présence quelqu’un est dit être dans toutes les choses placées sous son regard, comme, dans une maison, tout ce qui s’y trouve est présent à celui qui l’habite, bien qu’il ne soit pas substantiellement dans toutes les parties de la maison. Enfin, selon la substance ou l’essence, quelqu’un est dans le lieu où sa substance se trouve ».

L’Aquinate explicite aussi cette formule en montrant que ces trois modes de présence permettent d’écarter trois conceptions erronées de la Providence. Si, pour lui, ces dernières sont limitatives (donc, par défaut), il est possible d’en donner une autre interprétation qui conjure les lectures autant par défaut que par excès. D’un côté, « par présence » récuse une prétendue ignorance de Dieu à qui échapperait la prescience par exemple des actes libres [52] ; et « par puissance » exclut une prétendue faiblesse d’un Dieu qui, avec la gnose, ne gouvernait pas le monde matériel et, après Auschwitz, ne serait excusable que parce qu’il a laissé à l’homme seul le soin de ce monde [53]. De l’autre, « par essence » écarte [54] le providentialisme (se déclinant en fatalisme et en déterminisme) dont le fond est toujours implicitement moniste [55].

Ajoutons que la Tradition confesse que le Dieu biblique n’est pas seulement un Dieu de puissance qui affirme d’autant plus celle-ci qu’il agit et que l’homme reçoit, mais qu’il est d’abord un Dieu de sagesse et de bonté [56] qui se réjouit de ce que l’homme (et la créature en général) agisse(nt) le plus possible. Dans une heureuse formule, saint Thomas affirme que Dieu a donné à l’homme « la dignité de cause [57] », c’est-à-dire la capacité de coopérer pleinement à son dessein.

c) Le Magistère

« Dieu garde et gouverne l’univers [universa, c’est-à-dire la totalité de ce qu’il a créé] par sa Providence [providentia], ‘atteignant avec force d’un bout du monde à l’autre et disposant tout avec douceur’ (Sg 8,1). ‘Toutes choses sont à nu et à découvert devant ses yeux’ (He 4,13), y compris celles que l’action libre des créatures produira [58] ».

Ce texte du concile Vatican I se fonde sur la doctrine des saintes Écritures qu’il cite ; il résume aussi bien l’enseignement traditionnel. Il est d’ailleurs d’une telle importance qu’il sera cité ultérieurement par le Magistère [59]. Par ailleurs, la pointe du texte porte sur la providence divine en sa totalité. Et il la fonde sur la triple affirmation de la science que Dieu a du futur (« Toutes choses sont à nu ») – y compris libre, donc, sur la certitude de cette providence –, de sa bonté (« disposant tout avec douceur ») et de sa puissance (« atteignant avec force »).

Si le dernier concile (Vatican II) a très peu parlé de la Providence divine en tant que telle, il confesse toutefois que « par une providence admirable [mirabili providentia], l’Esprit de Dieu conduit le cours des temps et rénove la face de la terre [60] » et, par la bouche de Paul VI en son discours de clôture, qu’il est « un être vivant et personnel, qu’il exerce une providence, qu’il est infiniment bon, et non seulement en lui-même, mais d’une bonté sans mesure à notre égard également [61] », etc.

Enfin, l’affirmation de la providence divine va toujours de pair avec celle de la libre autonomie des hommes. Mais répétons-le également, il n’y va pas que d’un respect par lequel, ayant créé l’homme libre et responsable, Dieu se contenterait de lui donner toute sa place, l’abandonnant à son propre mouvement. « La créature sans le Créateur s’évanouit », dit une formule célèbre de Gaudium et spes [62]. Ce que le vocabulaire concret de l’Écriture appelle « en nous », le Catéchisme de l’Église catholique, à la suite de certains Docteurs de la Tradition, l’explicite dans le lexique de l’articulation entre les causalités : « Dieu agit en tout agir de ses créatures. Il est la cause première qui opère dans et par les causes secondes [63] ». Les deux phrases ne sont pas juxtaposées, mais articulées. Imagée, la première reprend la manière de s’exprimer de l’Écriture (qui est citée), en l’occurrence la métaphore spatiale du « en ». Conceptuelle, la seconde interprète la première à partir des catégories métaphysiques de cause première et cause seconde.

d) Conclusion

Par la bouche de Socrate, Platon rapproche le terme Théos, « Dieu », de théïn, qui signifie « courir ». En effet, explique-t-il, les premiers Hellènes identifièrent les dieux aux astres ; or, indépendamment de cette identification quelque peu « barbare », c’est-à-dire grossière, « ils les voyaient tous s’élancer dans une course sans fin, théonta [64] ». Saint Clément d’Alexandrie emboîte le pas au philosophe grec [65]. Selon saint Jean Damascène, théos viendrait soit de théein, « prendre soin de quelque chose », soit de aithein, « brûler » (en son feu ardent, Dieu détruit le mal), soit de théasthai, « voir » ou « contempler » (car « rien ne lui échappe et il veille sur toutes choses ») [66]. À vrai dire, nul ne sait encore aujourd’hui quelle est l’étymologie du terme grec Theos. Mais ces origines hypothétiques demeurent significatives parce qu’elles convergent avec l’expérience commune et fondatrice que l’homme fait de Dieu, celle d’une providence qui veille sur lui : « Ce nom de ‘Dieu’ est octroyé du fait de la providence universelle sur les choses. En effet, tous ceux qui parlent de Dieu entendent nommer ‘Dieu’ ce qui exerce une providence universelle sur les choses [providentiam universalem de rebus] [67] ».

5) « La foi en quête d’intelligence » : la théologie

Après s’être mis à l’écoute de la Parole de Dieu (auditus fidei), le théologien cherche à « rendre raison » (1 P 3,15) de ce qu’il a reçu (intellectus fidei) [68]. Nous résumerons d’abord le cœur de la doctrine de saint Thomas : parce qu’elle a joué un très grand rôle en ces derniers siècles ; parce qu’elle éclaire vigoureusement les limites des trois postures, le providentialisme, le volontarisme et le molinisme pratique. Nous ébaucherons ensuite un complément en proposant une interprétation à la lumière des critiques dynamophobiques.

a) Causalité divine et causalité humaine

Nous nous trouvons face à un dilemme redoutable [69]. Soit Dieu veut tout, donc (pré)détermine tout, et, de nouveau, je ne suis plus libre. Comme nous l’avons vu, les conduites providentialistes minimisent cette part accordée à l’autonomie humaine en pratique, tout en la confessant en théorie. Mais cette première hypothèse n’est pas recevable, puisque nous ne sommes pas des marionnettes : nous faisons l’expérience de notre liberté et la Bible assure que Dieu a voulu laisser « l’homme à son propre conseil » (Si 15,14) [70]. Soit Dieu ne détermine pas tout, et sa puissance est limitée, certains événements lui échappent. Comme nous l’avons également vu, sans adhérer à cette doctrine, certaines manières d’agir et de voir l’action divine y consentent pratiquement. Concrètement, l’efficacité de la volonté de Dieu dépend des choix de notre liberté humaine. S’il dépend de Dieu de me tendre la main à moi qui suis au fond du trou de mon péché, il m’appartient de lui tendre la mienne et de saisir la sienne. Nouvelle variation sur la parole « Aide-toi, le Ciel t’aidera » – dont, soit dit en passant, l’auteur est La Fontaine [71], qui, s’il finit comme un fils de l’Église [72], n’en est pas un Père !

C’est en s’affrontant à cette deuxième difficulté que saint Thomas offre la réponse à cette aporie [73]. Après avoir réfuté la thèse selon laquelle la volonté divine dépend des causes intermédiaires [74], il propose sa propre détermination. D’un mot, les providentialismes, les volontarismes et les mitigés ont pour point commun de concevoir la relation entre l’action de Dieu et l’action de l’homme comme deux processus en concurrence. Concrètement, toute la question revient à savoir quel pourcentage est accordé à l’un et à l’autre. Imaginons une ligne verticale bornée, en haut, par Dieu et, en bas, par l’homme, avec un curseur au milieu. Dans la vision providentialiste, le curseur est élevé et la part donnée à Dieu proche du 100 % ; dès lors, celle accordée à l’homme est proche du 0 %. Dans la vision volontariste, tout au contraire, le curseur est abaissé tout près de l’homme, de sorte que son action est créditée de presque 100 %, alors que celle de Dieu tourne autour du 0 %. Enfin, dans le molinisme (« Aide-toi, le Ciel t’aidera »), le curseur se trouve en position médiane : la place donnée à Dieu et à l’homme tourne autour de 50 %.

Dès lors, nous pouvons distribuer les témoignages de la première partie sur la ligne suivante (que, par économie d’espace, nous allons horizontaliser). Plus le curseur coulisse à droite, plus la théologie implicite est providentaliste, plus il glisse à gauche, plus elle est volontariste, le molinisme se situant dans un milieu (qui n’est pas un juste milieu !) :

Cette confusion est compréhensible. Notre expérience courante de la causalité est le plus souvent celle d’une concurrence. Soit deux hommes qui poussent une voiture : moins l’un y met d’énergie, plus l’autre doit en mobiliser. Et vice versa. Et cette vision est confirmée par les sciences empirico-formelles [75]. Toutefois, cette représentation si prégnante ne s’applique pas du tout ici. Comment sortir de cette vision où ce qui est accordé à Dieu devrait être retiré à la créature, et inversement ?

En introduisant deux couples de notions : concurrence versus concours ; cause première et cause seconde.

Le schéma précédent est celui d’une concurrence entre deux causes partielles dont la somme fait 100 %. Le nouveau schéma proposé par Thomas est celui du concours de deux causes totales qui chacune agit à 100 %. Autrement dit, il ne s’agit surtout pas de choisir entre liberté divine et liberté humaine ou de les affronter. Quand nous posons un acte, celui-ci vient à 100 % de Dieu et à 100 % de ma liberté. Pour le comprendre, les Médiévaux qui avaient le génie des exemples simples, posaient la question suivante : quand je conduis une vache au marché par une corde, quelle est la cause du mouvement, la corde ou la main qui tient la corde ? Les deux, bien entendu, et à 100 %, car si la corde est trop usée ou si ma main est fatiguée, je ne mènerai pas la vache à bon port [76]. Il en est de même pour la relation entre cause incréée et cause créée :

« Le même effet n’est pas attribué à la cause naturelle et à la puissance divine comme s’il provenait en partie de Dieu et en partie de l’agent naturel, mais il est tout entier de l’un et de l’autre [totus ab utroque] selon deux modes divers, comme le même effet est attribué tout entier à l’instument [il vaudrait mieux dire : à la cause seconde] et aussi tout entier à l’agent principal [77] ».

Aussitôt surgit une objection : comment deux causes peuvent-elles toutes deux être aussi efficaces ? Si mon action de pousser la voiture opère à 100 %, elle rend totalement superflue celle de mon partenaire. C’est ici qu’intervient le deuxième couple de notions. La liberté de Dieu est cause première et la liberté de l’homme, cause seconde. Autrement dit, loin d’être égaux, ces actions sont hiérarchiées. Le point important à comprendre est le suivant : la cause première agit au sein de la cause seconde et lui donne son efficacité. C’est ainsi que la main (qui est cause première de la traction de la vache) communique à la corde (qui est cause seconde) sa capacité à tirer la vache. Charles Journet illustre ainsi cette notion :

« L’action humaine est subordonnée à l’action divine. Ce n’est pas seulement Dieu et l’homme […], mais Dieu par l’homme, […] qui fait l’acte bon. La rose est-elle faite par le rosier ? ou bien par Dieu ? ou bien mi-partie par Dieu, mi-partie par le rosier ? Il faut dire : la rose est faite tout entière par Dieu comme cause première, cause enveloppante. Dieu donne au rosier de produire sa rose. Dieu, en touchant le rosier pour lui donner de produire sa rose, ne le diminue pas mais au contraire l’enrichit […]. Voilà donc le schéma qu’il faut garder, à l’intérieur du cercle : subordination de l’homme à Dieu, toute la richesse de l’homme vient de Dieu comme cause première, l’acte libre étant à la fois tout entier de l’homme comme cause seconde, tout entier de Dieu comme cause première [78] ».

En fait, une parabole de Jésus avait déjà donné une bonne illustration. Jésus s’y compare à une vigne (un cep) et nous à ses sarments : « Je suis le vrai cep […]. Demeurez en moi, et moi en vous. Comme le sarment ne peut porter du fruit de lui-même, s’il ne demeure uni au cep, de même vous ne le pouvez non plus, si vous ne demeurez en moi. […]. Moi, je suis le cep, vous, vous êtes les sarments ; celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15,1-5). Or, la sève qui coule par et dans le cep et les sarments porte un seul fruit qui est le raisin. Ainsi cep et sarments n’agissent pas seulement de concours, mais de manière articulée : le cep est cause première qui agit dans la cause seconde qu’est le sarment. Il en est de même de la Providence divine et de la liberté humaine. En d’autres termes, Dieu a disposé sa création ainsi : hors de Dieu, l’homme ne peut rien faire ; hors de l’homme, Dieu ne veut rien faire [79].

b) La science de Dieu

L’action suit la connaissance. Or, jusqu’ici, nous avons considéré l’articulation du vouloir divin et de la liberté humaine. Il nous faut donc maintenant considérer la connaissance qu’a Dieu de nos actions [80]. Les exemples de la première partie l’ont montré, l’interprétation de la Providence divine engage aussi des conceptions différentes de la science divine.

Nous nous trouvons face à un autre difficile dilemme. Soit Dieu sait tout, et comment ne pas se sentir déterminé [81], voire violenté [82] ? Soit Dieu ne sait pas tout, et comment sa création ne lui échapperait-elle pas ?

Assurément (contre l’avis d’Alexandre !), il faut affirmer l’omniscience de Dieu : avec l’Écriture – la connaissance divine embrasse tous les lieux (cf. Jb 28,24 ; Pr 15,3.11) et tous les temps (cf. Is 45,21 ; Si 23,19 ; Dn 13,42), toutes les créatures (cf. He 4,12-13) et jusqu’au fond des cœurs (cf. Ps 139 [138],1-8), au point que la plénitude de science révèle la divinité du Christ (cf. Jn 21,17) –, la Tradition [83] et le Magistère [84]. D’ailleurs, ce savoir omni englobant est requis par la Providence :

« Certains se sont trompés au point de refuser à Dieu […] la connaissance des singuliers [singularium], ce qui est absolument impossible. Car, si on l’admettait, on exclurait des choses la providence divine et on supprimerait le jugement de Dieu sur les actes humains [85] ».

L’objection vient de ce que nous concevons la science divine comme la science humaine, alors qu’elles procèdent de manière opposée : la connaissance humaine est un effet de la réalité, alors que la connaissance divine en est la cause. Dit autrement, ma connaissance est mesurée par les choses (je vois le bleu du ciel parce que le ciel est bleu), alors que la science divine la mesure (en dernière instance, le ciel est bleu parce que Dieu est la cause première du ciel). Se fondant sur la parole de l’Écriture : « Celui qui sait toutes choses avant leur production » (Dn 13,42), le Pseudo-Denys commente : « Ce n’est point à partir des étants que l’Intellect divin s’instruit et connaît les étants, mais à partir de lui-même et en lui-même, à titre de Cause, il possède d’avance et embrasse par anticipation le savoir, la connaissance et l’essence de toutes choses [86] ». Or, Dieu cause le monde de toute éternité. La succession (avant-après) ne vient pas du Créateur, mais de la créature qui, elle, se déploie dans le temps [87]. Et comme l’éternité est un présent infiniment plus riche que toute l’histoire [88], la connaissance éternelle de Dieu est en même temps une connaissance présentielle. Il est donc erroné de se représenter la science de Dieu comme une prescience : la réalisation du plan éternel de Dieu dans l’histoire n’est pas « un scénario écrit d’avance ». Au contraire, continue Maritain, « tout est improvisé, sous la direction éternelle et immuable du tout-puissant maître du jeu [89] ». Disons-le avec un autre grand disciple de saint Thomas : pour comprendre « la providence », il faut écarter « l’idée intolérable d’un plan préparé d’avance et selon lequel toute l’histoire se déroule inflexiblement sans qu’un iota puisse être changé ». En effet,

« il n’y a pour Dieu ni futur, ni passé, il voit le temps tout entier en son éternel présent. […] Le plan divin n’est donc pas un scénario écrit à l’avance, comme une pièce de théâtre ou un film, qui sont tout entiers dans le livret ou dans la bobine : avant même le lever du rideau, on sait qu’Antigone va mourir au dernier acte. Le plan divin, qui n’est pas successif, qui est éternel, épouse exactement la succession temporelle de sorte que très réellement il est conçu à mesure qu’il se réalise sans antériorité temporelle, sans par conséquent que rien soit fixé d’avance [90] ».

Une image classique rend compte de cette différence. Une file d’hommes avance dans un défilé étroit : un même homme ne peut donc voir que celui qui le précède ou celui qui lui succède. En revanche, quelqu’un se tient sur un monticule qui domine le défilé et embrasse la totalité des hommes. Tel est le cas de la science divine : l’intégralité du temps lui est coprésente. Et, puisque notre action s’inscrit dans l’histoire, le temps est à l’éternité ce que la liberté humaine est à la providence divine [91].

c) Quelques ouvertures actuelles

Méritoire à bien des égards, cette vision classique présente aussi des limites : trop spéculative, redisons-le, elle n’est guère transmissible ; trop cosmologique, elle n’honore pas assez l’anthropologie de la liberté et de l’histoire ; trop centrée sur l’action divine, elle n’explique pas son apparent retrait. Trop réactives sur bien des points, les théologies de l’impuissance divine n’en pointent pas moins des vérités ignorées de la théologie scolastique de la Providence. Et si, loin de s’opposer, ces approches s’intégraient ? Faisons brièvement trois propositions en ce sens.

Si Dieu est omniscient, sa connaissance est celle d’un amour vrai qui nous voit en notre achèvement sans idéalisation, « selon qu’il nous a élus en lui, avant la fondation du monde, afin que nous fussions saints et irrépréhensibles devant lui dans l’amour » (Ép 1,3).

Si Dieu est transcendant, il est aussi immanent [92] : il se révèle et agit autant dans le plus vulnérable cosmologique que sont la contingence et la coïncidence que dans le plus vulnérable anthropologique qu’est l’affectivité spirituelle. Et, là encore, loin de nier la transcendance infinie de l’Absolu, cette immanence radicale en témoigne et trouve en elle son efficace : « Distance et intimité, ces deux choses ne s’entre-détruisent pas. Si Dieu n’était pas infiniment distinct de l’âme, jamais il ne pourrait lui être pareillement intime [93] ».

Si Dieu est tout-puissant, il apparaît (au sens le plus phénoménologique du terme) comme impuissant. En effet, deux causes en concours (et non pas en concurrence) produisent non pas deux, mais un seul effet, de sorte que la cause première, qui est invisible, se cache en quelque sorte dans la cause seconde qui seule est visible. Chez celui qui, matérialiste, réduit la réalité à ce qui apparaît aux sens, l’on comprend donc que la consistance du monde puisse le conduire à l’athéisme [94]. Or, si nous passons du point de vue de l’effet à celui de la cause, nous pouvons interpréter l’action de la cause première comme agissant au plus intime de la cause seconde. C’est ce à quoi l’Écriture nous invite en convoquant la préposition « dans ». C’est aussi ce qu’explique la métaphysique de l’acte d’être. En effet, Dieu et Dieu seul « cause l’être en toutes choses » ; or, « l’être est ce qu’il y a de plus intime [magis intimum] à ces choses » ; « il suit de là que Dieu agit intimement [intime] dans toutes les réalités [95] ». N’allons surtout pas nous représenter cette action plus intime, donc plus cachée, comme moins efficace et moins puissante. Au contraire, selon une logique qui s’ébauche dans la nature, notamment chez le vivant, « toute cause première est plus influente [plus est influens] sur son causé [l’effet] que la cause universelle seconde [96] ». C’est ce dont, encore davantage, une métaphysique de l’être comme amour rend compte : au nom de sa prédilection gratuite, la causalité divine s’étend universellement [97] ; au nom de son humilité aimante, le donateur divin s’abaisse et s’amenuise pour se proportionner au récepteur. Ainsi, paradoxalement, le sommet de la grandeur est de se faire petit [98], celui de la puissance est de se rendre impuissant [99]. « Celui qui croit en moi fera aussi les œuvres que je fais, et il en fera de plus grandes » (Jn 14,12).

6) Quelques critères de discernement

De ces propos plus abstraits, il est possible de tirer des critères concrets qui sont utiles pour le discernement, ici professionnel, chez le chrétien [100]. Précédant le processus décisionnel, trois premiers points le préparent au mieux.

a) Discernement moral et discernement prudentiel

Prévenons une confusion, fréquente dans le monde chrétien, entre deux formes de discernement, moral et prudentiel. Le premier pose le problème en termes de « Faut-il ou ne faut-il pas… ? », « Est-il permis de… ? », « Est-il bon (humanisant, libérant, évangélique, etc.) ou mauvais (déshumanisant, aliénant, contraire au Christ) de… (par exemple, faire des études de pharmacien si je suis contrainte à vendre une pilule contragestive ?) ? ». Le second, lui, s’interroge en termes de « Est-il bon ou meilleur de… (être généraliste ou me spécialiser en pédiatrie ?, demeurer dans mon domaine de compétence ou tenter une reconversion professionnelle ?, etc.) ? ». Ainsi, le discernement moral porte sur ce qui est bon, il oscille entre un bien et un mal ; le discernement prudentiel, lui, porte sur ce qui est préférable, donc oscille entre deux biens. Par conséquent, le discernement prudentiel présuppose le discernement moral. Enfin, le discernement moral peut en rester à la théorie (se limiter à la seule information, pour moi ou pour autrui), le discernement prudentiel, lui, est toujours immédiatement ordonné à l’action.

b) Relire l’histoire de ses discernements

Bien évidemment, celui qui réfléchit sur la manière de discerner n’en est pas à son premier choix, même s’il s’agit de sa prime décision d’importance. Il vaut donc la peine qu’il se pose et qu’il pose un « diagnostic », sur la manière dont, chrétien, il a toujours procédé : dans mes discernements antérieurs, quelle place ai-je accordée à Dieu, à mes désirs, à la réflexion, aux conseils, au temps, etc. ?

Pourquoi relire son histoire ? D’abord, parce que, de manière générale, passer du spontané au réflexif [101] c’est sortir des automatismes, voire des mécanismes d’échec (cf. plus bas), gagner en conscience et en liberté. Ensuite, parce que le discernement est une attitude complexe (elle parcourt plusieurs étapes) et intégrative (elle compose ce que souvent j’oppose). Autrement dit, un discernement digne de ce nom appartient à la logique inclusive du « et et ». Or, notre comportement habituel émarge à celle, exclusive et simplificatrice du « ou ou » [102] : soit je suis mon intuition soit je fais appel à ma raison ; soit j’écoute Dieu soit je fais appel à mes ressources ; soit je me demande ce que je veux soit je demande l’avis des autres ; etc.

Comment relire son histoire ? C’est pour aider à un tel diagnostic qu’ont été rédigées la première et la deuxième partie de cet article : repérer l’exemple dont mes prises de décision se rapprochent le plus, même si aucun ne peut coller totalement à ce que je vis. Redisons-le, il est normal et en rien malsain d’être, par tempérament, éducation, etc., porté vers une spiritualité plus horizontale (volontariste) ou plus verticale (providentialiste). En revanche, ma polarité ne deviendra féconde que si elle est enrichie, assouplie et purifiée par l’autre polarité. Ainsi celui qui est plus tenté par le providentialisme a besoin d’entendre Descartes : « nous naissons hommes avant que de devenir chrétiens [103] » et celui qui est plus tenté par le volontarisme, d’écouter Pascal : « L’homme passe l’homme [104] ».

c) Relire l’histoire de ses échecs

Ajoutons un point souvent omis : rétrospectivement, nos échecs sont aussi porteurs d’enseignement que nos réussites, en général comme en matière de discernement. Voire, nos succès conduisent à renforcer nos habitudes avec leur unilatéralisme, alors que nos revers sont l’occasion de les interroger et d’ainsi rentrer dans un authentique processus décisionnel.

Un jeune homme que je ne connais pas (appelons-le David) vient me demander à une sortie de messe : « Je viens de rater mon Capa d’un point. Je ne comprends pas ce que Dieu veut me dire à travers cela. Qu’en pensez-vous ? » Je lui ai répondu que je n’avais pas de rote line me permettant d’entendre la voix de Dieu, mais que, s’il me le permettait, je pouvais lui poser quelques questions. Il est alors apparu, au fur et à mesure de celles-ci, que David avait fait quelques impasses dans son programme, avait laissé le stress l’envahir à un oral et n’était pas si motivé que cela par la profession d’avocat. Il est désormais évident que David est tenté par le providentialisme. De ce fait, il n’avait pas tiré les leçons humaines de son échec et risquait donc de les reproduire en se représentant à l’examen ou, pire, d’interpréter cette faillite comme l’indice qu’il s’est trompé de voie.

Loin d’être masochiste et de fixer-figer dans le passé, la relecture équilibrée de ses échecs est seule capable d’ouvrir un avenir qui n’est pas la répétition fataliste du passé. C’est une des grandes règles de la sagesse ignatienne : savoir pour ne pas recommencer. Cette anamnèse gagnera à procéder en plusieurs étapes [105]. Si l’insuccès est encore trop douloureux, il est nécessaire de vivre, en étant accompagné, un chemin de deuil [106] ou de perte [107].

Venons-en maintenant aux cinq étapes composant un discernement complet. La succession est aussi narration.

d) Première étape : prier

Dieu étant l’alpha et l’oméga (cf. Ap 1,8 ; etc.), toute action de poids doit commencer (et s’achever) en lui, c’est-à-dire par la prière qui unit à lui [108]. En l’occurrence, puisqu’il s’agit d’une décision, et qu’une décision se prend toujours en fonction d’une intention, donc d’une fin, il est plus que souhaitable, avant un choix d’importance, de s’arrêter, de se replacer face à Dieu qui est le but ultime et de se dire, par exemple, avec saint Ignace : « L’homme a été créé pour cette fin : louer le Seigneur son Dieu, le respecter et, en le servant, être finalement sauvé [109] ». La recherche des options possibles, l’évaluation de chacune, l’incertitude de l’avenir, la complexité des situations sont sources de beaucoup de mouvements intérieurs et parfois d’agitation. Se focaliser sur les moyens, balancer entre eux, c’est les absolutiser et comme les transformer en but. Inversement, contempler longuement notre finalité qui est de servir Dieu avant d’entrer dans le détail des moyens donne du recul, désensable la liberté et procure paix. Y revenir régulièrement aussi. Quelles que soient les études, le métier, la mutation professionnelle, ils ne sont qu’un chemin en vue de cette fin.

Ce qui a été dit de nos tendances spontanées peut orienter et préciser le contenu de la prière. Celui qui nourrit un tropisme providentialiste gagnera à méditer la parabole des talents (cf. Mt 25,14-30) et la parole du Christ : « La gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15,8. Cf. 14,12) En revanche, celui qui est porté au volontarisme trouvera plus de bénéfices dans l’un des versets précédents : « Celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire » (Jn 15,5). Il lui sera aussi profitable de méditer tout ce que nous avons dit sur l’omniscience et l’omnipotence de Dieu. Bref, que le providentialiste se souvienne que son discernement sera conforme à ce que Dieu veut s’il investit 100 % de son énergie dans son action et s’il mobilise ses capacités (intelligence, volonté, imagination) en totalité ; symétriquement, que le volontarisme se rappelle que, dans son processus décisionnel, Dieu est, encore plus que lui, engagé à 100 % et qu’il en est la source incessante, autant que la finalité vivifiante.

Une sentence ignatienne, qui résume tout, vaut pour chacun et singulièrement pour le moliniste pratique : « Agis comme si tout dépendait de toi seul et en rien de Dieu ; et abandonne-toi à Dieu comme si le succès dépendait de lui seul et en rien de toi [110] ». Autrement dit, une décision n’est pleinement chrétienne qu’en étant pleinement humaine – et vice-versa.

Une illustration en est fournie par la conversion de Paul Claudel. Elle se déroule de manière immédiate, fulgurante, le soir de Noël 1886, à Notre Dame de Paris : « En un instant, mon cœur fut touché, et je crus ». Désormais, la conviction est inébranlable. « Je crus, d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon être, d’une conviction si puissante, d’une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée, n’ont pu ébranler ma foi, ni à vrai dire, la toucher ». Pourtant, son intelligence qui était imprégnée de convictions philosophiques athées de type positiviste, demeure intacte. Une sorte de dualisme l’habite :

« Émotion bien douce où se mêlait cependant un sentiment d’épouvante et presque d’horreur ! Car mes convictions philosophiques étaient entières. Dieu les avait laissées dédaigneusement où elles étaient, je ne voyais rien à y changer, la religion catholique me semblait toujours le même trésor d’anecdotes absurdes, ses prêtres et les fidèles m’inspiraient la même aversion qui allait jusqu’à la haine et jusqu’au dégoût. L’édifice de mes opinions et de mes connaissances restaient debout et je n’y voyais aucun défaut. Il était seulement arrivé que j’en étais sorti [111] ».

Retraçant son itinéraire, le poète et dramaturge français dit qu’il ne lui fallut pas moins de quatre années pour convertir son intelligence et ajuster celle-ci à sa foi. La conversion ne pouvant relever que de la grâce opérante de Dieu [112], la conversion de son intelligence, elle, demande la mobilisation extrême (100 %) de sa liberté jointe à l’action divine (qui œuvre aussi à 100 %).

e) Deuxième étape : formuler une alternative

Souvent, les discernements sont insatisfaisants parce que, en amont, la question initiale a été mal posée. Or, elle est mal posée parce qu’elle est trop large et trop confuse : « Quelle formation est-elle préférable ? » « Comment changer d’orientation professionnelle ? »

Une question précise et claire est une question à laquelle la réponse est « oui » ou « non » [113]. Autrement dit, elle place face à une alternative. Si quelqu’un se demande : « Quelles études entamer ? », les réponses sont tellement nombreuses qu’il risque fort de procrastiner. Il n’en est plus du tout de même avec l’interrogation suivante : « L’an prochain, ferai-je ou non un master en communication ? ». D’ailleurs, il en est de même pour les questions encore plus fondamentales : « Est-ce que je veux ou non épouser Charlotte ? » vaut infiniment mieux que : « Qui dois-je épouser ? ». Redisons-le, de la clarté de ce deuxième pas dépend toute la suite.

f) Troisième étape : écouter ses désirs profonds

L’alternative étant clairement formulée, le pas suivant consiste à éprouver ce que l’on ressent face à chacune des deux possibilités. Il est rarissime que toutes deux laissent celui qui discerne indifférent ou qu’elles l’attirent autant l’une que l’autre. Pour celui qui est plus cérébral et a peu développé son intelligence émotionnelle, cette étape importante est plus difficile ; mais cette difficulté n’est pas insurmontable [114]. Sans entrer dans le détail, précisons deux points [115].

Primo, les désirs signifiants ne sont pas les désirs superficiels, fugaces, tournés vers nous (gagner de l’argent, devenir célèbre, etc.). Ainsi qu’Anaïs l’a bien compris, ce sont les désirs : profonds, ceux qui jaillissent de notre centre ; durables, au point de traverser toute une vie ; porteurs d’une valeur fondamentale, comme le don de soi, la justice, la beauté, la vérité ; donc tournés vers l’autre ou vers Dieu ; dynamisants, voire enthousiasmants. En effet, « Dieu veut nous combler jusqu’au bout » et « nos désirs sont le lieu privilégié où Dieu veut nous rejoindre dans l’intimité [116] ». De plus, Dieu nous fait désirer ce qu’il veut nous donner ; un don non désiré peut être un don indésirable qui nous fait violence.

Secundo, si les attractions sont riches de sens, les répulsions le sont également : les peurs expriment parfois des besoins de sécurité démesurée qui paralysent les initiatives et stérilisent les talents ; les amertumes peuvent cacher une mésestime de soi qui ronge les énergies ; les tristesses s’avèrent parfois être des jalousies dévoilant ce que l’on appelle justement des envies qui gardent en vie ; les colères révèlent souvent un grand désir de justice ; etc. Alors que le premier réflexe est souvent d’écarter ces sentiments désagréables, les inviter à sa table et les laisser parler, chacun à son tour, en apprend beaucoup sur les aspirations éclairant une décision d’importance.

g) Quatrième étape : peser le pour et le contre

Les désirs sont précieux et nécessaires, mais insuffisants : affectifs, ils manquent de précision, d’objectivité et d’universalité ; « le cœur de l’homme [étant] compliqué et malade » (Jr 17,9), ils peuvent nous tromper. Aussi le discernement doit-il convoquer une autre instance, la raison, précisément la raison pratique.

Elle a déjà été mise à contribution pour poser clairement la question sous la forme du dilemme entre deux biens. Comment l’intelligence opère-t-elle pour discerner entre deux biens [117] (par exemple : suivre ou non une filière scientifique) ? En examinant le pour et le contre : « Peser combien d’avantages ou de profits – conseillait saint Ignace de Loyola –, […] réfléchir aux deux solutions, et selon ce que dictera la raison elle-même, une fois écarté tout désir de la chair, conclure l’élection [118] ». Pour « réfléchir aux deux solutions », il est conseillé de prendre une feuille, tracer deux colonnes, une pour « A » (suivre la filière scientifique) et l’autre pour « non-A » (ne pas suivre la filière scientifique), décrire en quelques mots les raisons, retourner à la ligne pour chacune d’entre elles, estimer le nombre de raisons dans un sens ou dans l’autre.

Quelquefois, le choix est d’une telle importance, le poids respectif des raisons tellement semblable ou celles-ci tellement disparates, qu’il est utile d’encore préciser en hiérarchisant ces raisons. C’est-à-dire en évaluant l’importance de chacune sur une échelle de 1 (la motivation la moins décisive, par exemple : la faculté a un bon resto U’) à 10 (la motivation maximale, par exemple : une expertise en biologie me permettra de mieux protéger la planète). Dans cette version affinée, ce n’est plus le nombre de raisons qui est déterminant, mais la somme des points en chaque colonne.

h) Cinquième étape : décider

Il appartient à la raison, jointe à l’affectivité, de discerner. Mais il appartient à la liberté, éclairée par la raison et motivée par le désir, de décider et donc de mettre en mouvement.

D’abord, la présence de raisons à droite et à gauche montre non seulement que le choix se fait entre deux biens, mais qu’aucune des deux options n’est parfaite, c’est-à-dire complète : la formation ou la profession idéale serait celle qui cumulerait les raisons présentes dans les deux colonnes ; mais celles-ci concernent les décisions opposées, donc incompatibles. Le choix suppose donc toujours un consentement à l’inachevé, à la limite. Nous sommes « d’une nature exilée dans l’imparfait – écrivait Baudelaire – et qui voudrait s’emparer immédiatement, sur cette terre même, d’un paradis révélé [119] ». Bien des aboulies naissent d’une secrète idéalisation.

Non seulement toute décision est imparfaite, mais elle requiert un renoncement, ce qui est derechef un acte de la liberté. Dire « oui » à cette profession ou à cette formation réelle, c’est dire « non » à toutes les professions ou formations possibles. Un certain nombre d’indécisions proviennent aussi d’une secrète toute-puissance et d’une incapacité à assumer le manque. Ce point doit d’autant plus être souligné que la personne à tendance providentialiste recycle la vie spirituelle pour refouler les béances et anesthésier la souffrance [120].

De plus, quand bien même les raisons pèseraient nettement en faveur d’une des deux branches de l’alternative, nul bien fini ne détermine jamais la liberté, c’est-à-dire ne l’oblige et ne la contraint du dedans [121]. Celle-ci doit donc entrer en jeu pour prendre la décision. D’autres procrastinations chroniques résultent ainsi de ce que la personne s’imagine que le choix se déduira nécessairement de l’enquête qu’est le discernement, comme la conclusion se déduit nécessairement des prémisses. Redisons-le, le choix est l’acte d’une faculté différente de l’intelligence : la volonté libre.

Enfin, tordons le cou à un préjugé tenace : dans le cadre de la morale catholique, nous ne sommes jamais tenus d’opter pour le meilleur, mais seulement pour ce qui est bon [122].

i) Trois étapes facultatives

En général, la quatrième étape, jointe aux autres, suffit à éclairer la raison et ainsi motiver la décision. Néanmoins, il arrive parfois que les plateaux de la balance (les raisons en faveur des deux options) s’équilibrent. Il arrive aussi que le choix à poser soit d’une importance cruciale, voire irréversible (se marier, avoir un enfant, etc.). Il arrive enfin que Dieu, « riche en miséricorde » (Ép 2,4) donne par surcroît une confirmation aussi gratuite que bienvenue (cf. Lc 1,36). Alors, trois autres voies sont possibles, non pas alternatives, mais complémentaires. Évoquons ces nouveaux critères pour le discernement.

Un premier consiste à prendre conseil, c’est-à-dire à demander son avis à une personne justement qualifiée d’« avisée » [123] : « C’est une eau profonde que le conseil au cœur de l’homme, l’homme intelligent n’a qu’à puiser » (Pr 20,5). Tobith recommande à son fils Tobie : « Prends conseil auprès d’un homme sage, et ne méprise aucun conseil utile » (Tb 4,18).

Un deuxième moyen complémentaire réside dans le discernement des signes de Dieu [124]. Si le providentialiste surinterprète les coïncidences au point de rendre le monde « pansémiotique », le volontariste, lui, les néglige au point de passer à côté des « clins-Dieu ». À la question posée par le journaliste Peter Seewald : « Mais où est Dieu, où le trouve-t-on ? », le futur Benoît XVI ré­pond : « Il ne parle naturellement pas à voix haute, mais Il parle par signes et à travers les circonstances de notre vie, à travers nos semblables. Il y faut certes un peu de vigilance et il ne faut pas se laisser totalement accaparer par tout ce qui est superficiel [125] ». Soulignons seulement un point notable. Le signe de Dieu ne se réduit jamais au seul événement extérieur, mais s’accompagne de signes intérieurs d’ordre affectif.

« Beaucoup pensent – explique Jean Gouvernaire dans un remarquable opuscule – qu’il [Dieu] le fait à travers des signes et des événements extérieurs. Ils ne prennent pas garde qu’ils font souvent parler ces données externes selon la fantaisie de leur imaginaire. Ils ne voient pas que les signes ne prennent sens qu’à travers l’interprétation que nous en faisons en notre for interne. En fin de compte, c’est toujours au-dedans de nous que, personnellement, Dieu nous parle [126] ».

Ces mouvements intimes de la sensibilité ont été décrits avec une précision incomparable par le fondateur des jésuites dans ses règles de discernement des première et deuxième semaines, sous les termes de « consolation » et de « désolation » [127]. Ainsi, loin de se limiter à la deuxième étape, le retentissement affectif accompagne constamment le discernement.

Enfin, si ces deux premiers moyens ne suffisent toujours pas, un troisième instruira définitivement le discernement : se mettre à l’écoute de l’inspiration de l’Esprit-Saint [128]. Par certains côtés, il croise le premier et le deuxième critère, sauf que le conseil vient désormais directement de Dieu. C’est ainsi que l’Écriture recommande de d’abord s’adresser à l’homme avisé (cf. Si 37,12), puis de consulter son cœur (v. 13-14), et enfin de prier Dieu : « Mais, par-dessus tout, supplie le Très-Haut de diriger tes pas dans la vérité » (v. 15). L’on doit à ce génie pratique que fut saint Ignace d’avoir décrit avec précision le chemin pour se mettre à l’écoute du Souffle divin, en écartant les projections subjectivistes. Ce discernement est pratiqué dans la retraite dont parle Nicolas.

7) Conclusion

Quelle place le chrétien qui prend une décision concernant son orientation scolaire ou professionnelle accorde-t-il à la Providence divine ? Comment concevoir l’articulation de la liberté divine et de la liberté humaine dans un discernement ? L’intervention a procédé en trois temps qui épousent ceux de l’Action catholique (voir-juger-agir). Elle est partie de huit expériences de décisions. Elles ont été classées en trois catégories que nous avons qualifiées de providentialiste, volontariste et mitigée (moliniste pratique). Ensuite, elles furent évaluées à partir de ce que la Révélation et quelques théologies, classiques et actuelles, disent du lien entre Providence divine et histoire de l’homme : sans Dieu, l’homme ne peut rien faire ; sans l’homme, Dieu ne veut rien faire. Enfin, une démarche en cinq étapes (et trois étapes complémentaires) a été proposée en vue de guider un discernement. Si ces étapes ont été décrites pour un chrétien, elles sont suffisamment universelles pour éclairer le cheminement de tout homme de bonne volonté.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Pascal Ide, « Providence divine et discernement d’orientation professionnelle », Educatio [En ligne], 13| 2022. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

* Prêtre du diocèse de Paris depuis 1990, a travaillé de 1999 à 2012 à la Congrégation pour l’Éducation Catholique (Vatican), en charge des Universités catholiques de langue française dans le monde, puis chef de service de la section Universités. Docteur en médecine, en philosophie et en théologie, il a publié notamment sur l’éducation – Guide de l’éducation (en coll., 1992) ; Travailler avec méthode, c’est réussir (multiples rééditions) ; Construire sa personnalité (multiples rééditions) – et le discernement – Comment discerner, 2020. Il enseigne aujourd’hui au Collège des Bernardins

[1] L’adjectif scolaire englobe autant les études dans le secondaire que les études dites supérieures.

[2] Je ne suis en rien un spécialiste des questions d’orientation professionnelle, même s’il m’arrive de rencontrer des jeunes se et me posant ce genre de questions. Je suis davantage confronté à des jeunes professionnels s’interrogeant sur leur célibat ou d’autres choix de vie. Mais j’ai pu constater que les deux questions présentent bien des analogies et engagent toute une représentation de la Providence divine, souvent implicite.

[3] Cf. Frédéric Lowe, Le plan de Dieu. Itinéraire pour revenir à nous, Boulogne Billancourt, Keyopi Editions, 2021.

[4] Pour le détail, cf. Pascal Ide, « Le jeu du hasard et de l’amour », Colloque Hasard et création, ICES, La Roche sur Yon, 7 et 8 mars 2022, à paraître.

[5] Cf., par exemple, Jamel Khenfer, Elyette Roux et Éric Tafani, « Aide-toi, le Ciel t’aidera : quand et comment les croyances religieuses affectent la poursuite du but du consommateur », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 13/3 (2014) n° 4, p. 3-21.

[6] Parmi les classifications des représentations de l’action de Dieu dans la nature, la plus instructive est sans doute celle de Ian G. Barbour (cf. le tableau récapitulatif dans Religion in an Age of Science, London, SCM Press, 1990, p. 244 ; complété dans Religion and Science. Historical and Contemporary Issues, San Francisco, Harper Collins, 1997, p. 305. Discussion par Robert John Russell éd., Scientific Perspectives on Divine Action. Twenty Years of Challenge and Progress, Vatican & Berkeley (California), Vatican Observatory – CTNS, 2008; et par Emmanuel Durand, Évangile et Providence. Une théologie de l’action de Dieu, coll. « Cogitatio Fidei » n° 292, Paris, Le Cerf, 2014, p. 31-57). Mais cette typologie de Barbour est trop théorique pour éclairer notre propos qui est surtout pratique.

[7] Le quiétisme est la « doctrine ou [la] tendance selon laquelle, aux plus hauts états mystiques, l’âme n’aurait qu’à s’abandonner au repos (quies) en Dieu, tout passivement » (Louis Bouyer, art. « Quiétisme », Dictionnaire théologique, Paris, Desclée, 21990, p. 291. Pour le détail des propositions et des condamnations, cf. Jacques Le Brun, art. « Quiétisme. II. France », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, vol. 12, 1986, col. 2805-2842). Rappelons qu’une doctrine ne devient hérétique que lorsqu’elle est professée et opiniâtre (formée à partir du grec latrein, « adorer », cet adjectif qualifie celui qui adore son opinion sur la foi).

[8] Cf., par exemple, Marie-France Hirigoyen, Femmes sous emprise. Les ressorts de la violence dans le couple, Paris, Éd. de Noyelles, 2005.

[9] Cf., en particulier, dom Dysmas de Lassus, Risques et dérives de la vie religieuse, Paris, Le Cerf, 2020.

[10] Cf. Marzena Devoud, « Le piège du troc avec Dieu », Aleteia, publié le 19 avril 2022 : https://fr.aleteia.org/2022/04/19/le-piege-du-troc-avec-dieu/

[11] Cf. Joël Guibert, Le secret de la sérénité. La confiance en Dieu avec saint François de Sales, Paris et Perpignan, Artège, 2022, chap. 3 : « Baliser l’abandon ».

[12] Le molinisme est l’école de théologie de la grâce fondée par le jésuite Luis de Molina (1535-1600), en opposition, à l’école fondée par le dominicain Domingo Báñez. Pour Molina, il y a « concours simultané » ou « coopération entre la grâce et le libre arbitre ». Pour Báñez, il y a « subordination du libre arbitre à la causalité divine » (Laurence Renault, « Bañezianisme – molinisme – baïanisme », dans Jean-Yves Lacoste [éd.], Dictionnaire critique de théologie, Paris, p.u.f., 1998, p. 133-136, ici p. 135. Souligné par moi. Cf. Vincent Aubin, « Aussi libres que si la prescience n’existait pas : Molina et la science moyenne au secours de la liberté », Jean-Christophe Bardout et Olivier Boulnois [éds.], Sur la science divine, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2002, p. 382-411).

[13] Telle est par exemple l’opinion de Jean-Paul Sartre (cf., entre autres, Les mots, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1964, p. 85).

[14] Les ouvrages rédigés sur ce sujet entre le xive et le xixe siècles sont de l’ordre du millier, selon le frère Basile Valuet cité plus bas !

[15] Pour la bibliographie, qui est abondante, je renvoie à pascalide.fr : « Bibliographie ordonnée sur la Providence divine ».

[16] L’on songe en particulier à Charles Journet, Entretiens sur la grâce, Paris, DDB, 1959 (rééd. Paris, Saint-Maurice, Bruges, Saint-Augustin, 21985), notamment chap. 2 et 3.

[17] Tel est par exemple le cas de Pierre Descouvemont, Peut-on croire à la Providence ?, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2007 ; Guide des difficultés de la foi catholique, Paris, Le Cerf, 31990, chap. 17 : « Faut-il toujours s’abandonner à la Providence ? »

[18] Le débat est devenu si spécialisé et si complexe que seule une approche historique permet d’en saisir les méandres et les enjeux. C’est à cette approche que s’est attelé un moine du Barroux connu pour la finesse et l’exhaustivité de ses déterminations. Le seul des quatre tomes actuellement publié compte pas moins de 1499 pages grand format et 4455 notes (Frère Basile, Dieu joueur d’échecs ? Prédestination, grâce et libre arbitre. Tome 2. Relecture de saint Thomas d’Aquin, Abbaye du Barroux, Éd. Sainte-Madeleine, 2018) !

[19] Il est révélateur qu’un dogmaticien français qui a abordé presque tous les domaines de la systématique, Bernard Sesbouë, n’ait consacré aucun ouvrage sur ce sujet pourtant touchy. Il ne l’affronte que latéralement (cf., par exemple, « La ‘méthode de la Providence’ », Bernard Sesbouë et Christoph Theobald [éd.], La Parole du salut. Histoire des dogmes, Paris, Desclée, 1996, chap. VI p. 259-313, ici p. 261-262) ou en des termes tels que « condescendance divine » (Id., Histoire des dogmes. Le Dieu du salut, Paris, Desclée, 1994, p. 169) ou « bienfaisance » (Id., Hors de l’Eglise, pas de salut. Histoire d’une formule et problèmes d’interprétation, Paris, DDB, 2004, p. 36).

[20] Formé dans la communauté saint Jean et désormais dominicain, le théologien Emmanuel Durand traite la question de la Providence en évitant le plus possible le vocabulaire technique et métaphysique qu’il connaît bien (cf. Emmanuel Durand, « La providence du salut selon Thomas d’Aquin. Un bénéfice théologique de la métaphysique des singuliers », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 96 [2012] n° 3, p. 451-492), et en l’enracinant dans l’Écriture, ainsi que l’atteste le titre de l’ouvrage cité (Évangile et Providence).

[21] Tous ces débats sont clairement rapportés par Philippe-Marie Margelidon, De la prédestination à la réprobation. Un débat inachevé entre Jacques Maritain et Jean-Hervé Nicolas, coll. « Croire et savoir » n° 69, Paris Téqui, 2022. Cf. aussi Id., De la grâce à la gloire. Quinze leçons sur la grâce, coll. « Sed contra », Paris, Lethielleux, 2021, leçons viii et x.

[22] Saint Thomas d’Aquin distingue deux degrés de liberté : la liberté d’exercice (faire ou ne pas faire) et la liberté de spécification (faire ceci ou faire cela). La première concerne le sujet agissant, la seconde l’objet de son action (cf. Q. D. De malo, q. 6, c.).

[23] La raison ultime provient de l’esse lui-même qui est indéterminé d’une indétermination de surabondance et non pas d’indigence. Cf., en particulier, Louise-Marie Antoniotti, « La volonté divine antécédente et conséquente selon saint Jean Damascène et saint Thomas d’Aquin », Revue thomiste, 65 (1965) n° 1, p. 52-77 ; « La présence des actes libres de la créature à l’éternité divine », Revue thomiste, 66 (1966) n° 1, p. 5-47 ; Jean-Pierre Arfeuil, « Le dessein sauveur de Dieu. La doctrine de la prédestination selon saint Thomas d’Aquin », Revue thomiste, 74 (1974) n° 4, p. 591-641 ; Michael J. Dodds, Unlocking Divine Action. Contemporary Science and Thomas Aquinas, Washington (DC), Catholic University of America Press, 2012.

[24] Charles Journet écrit : « Les positions du P. Hervé [Jean-Hervé Nicolas] sont manifestement insoutenables à la prédication, elles soulèveraient l’indignation des fidèles, ils ne supportaient pas une doctrine comme celle des décrets permissifs antécédents, ou cela de la réprobation négative » (Charles Journet-Jacques Maritain, Correspondance, vol. V. 1958-1964, Pierre Mamie et Georges Cottier [éds.] Saint-Maurice [Suisse], Éd. Saint-Augustin, 2006, p. 598). Le dominicain reconnaît lui-même « la réaction pour le moins réservée de plusieurs de ses interlocuteurs » et de son impact sur lui (Jean-Hervé Nicolas, « La volonté salvifique de Dieu contrariée par le péché », Revue thomiste. Un maître en théologie: le Père Marie-Michel Labourdette, 92 (1992) n° 2, p. 177-196, ici p. 186).

[25] Frère Basile, Dieu joueur d’échecs ? Tome 2. Relecture de saint Thomas d’Aquin, p. 1289. Souligné dans le texte.

[26] Selon la belle interprétation que suggère Philippe-Marie Margelidon, De la prédestination à la réprobation, p. 136, note 1.

[27] Dieu « remédie souvent [à notre défectibilité], pas toujours ; c’est là un mystère » (Réginald Garrigou-Lagrange, Dieu, son existence et sa nature. Solution thomiste des antinomies agnostiques, Paris, Beauchesne, 1915, 41928, p. 691). Le dominicain recourt volontiers au lexique du clair-obscur (cf. Id., Le sens du mystère et le clair-obscur intellectuel, coll. « Nature et surnaturel », Paris, DDB, 1934, p. 144-153 et, pour notre sujet, p. 287-317).

[28] Pour une première bibliographie, cf. pascalide.fr : « Bibliographie ordonnée sur les critiques de la toute-puissance divine ».

[29] Un exemple parmi beaucoup : « Ce Dieu-là, le Dieu tout-puissant, est celui de la Providence, un des dieux d’avant le Christ. Il est aussi, ce Dieu tout-puissant, le Dieu construit par l’athéisme, fondant cette construction sur un postulat faux, théologiquement étranger au christianisme. […] Dieu n’est pas tout-puissant. Dieu est Amour » (Matthieu Baumier, L’anti traité d’athéologie, Le système Onfray mis à nu, Paris, Presses de la Renaissance, 2005, p. 28).

[30] Xavier Thévenot, Morale fondamentale. Notes de cours, Paris, Don Bosco Éd., DDB, 2007, p. 116.

[31] Ibid.

[32] Ibid., p. 117. Dit autrement, « la volonté de Dieu se présente à l’homme non pas comme un ordre venu du dehors, même du Ciel, mais comme la voix de la connaissance (co-naissance) humaine attachée à la lecture de la figure de la révélation, voix reconnue comme un signe de la voix divine » (Ibid., p. 137).

[33] Paul Valadier, « Croire en la Providence », Études, novembre 2015, n° 11, p. 57-66, ici p. 60. En accès libre sur https://www.cairn.info/revue-etudes-2015-11-page-57.htm

[34] Ibid.

[35] Ibid., p. 61.

[36] Ibid., p. 62.

[37] Paul Valadier développe la même conception dans son livre : Lueurs dans l’histoire. Revisiter l’idée de Providence, Paris, Salvator, 2017. Conception qui est mise à la question sous forme d’un dialogue sur le site de France catholique : https://www.france-catholique.fr/Paul-VALADIER-Lueurs-dans-l-histoire-Revisiter-l-idee-de-Providence-Paris.html

[38] Xavier Thévenot, Morale fondamentale. p. 141. Souligné par moi.

[39] Paul Valadier, « Croire en la Providence », p. 63. Souligné par moi.

[40] Même si nous allons illustrer telle ou telle tendance par une grande famille religieuse, il serait caricatural et infécond, surtout au vu de l’histoire, de corréler les positions en présence avec les appartenances religieuses. De même, il serait erroné de chercher des relations bijectives entre ces pratiques du discernement et les « sensibilités ecclésiales » : Renouveau (mal qualifié de « charismatique »), Action Catholique, traditionnelle, etc.

[41] Cf. l’ouvrage classique de Réginald Garrigou-Lagrange, Les trois âges de la vie intérieure prélude de celle du ciel. Traité de théologie ascétique et mystique, Ligugé, E. Aubin et fils et Paris, Le Cerf, 2 vol., 1939 : rééd., Saint Maixant, Quentin Moreau éditeur, 2 vol., 2022.

[42] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie [désormais abrégé : ST], Ia, q. 19, a. 12. « Ces signes, par exemple une autorisation, renvoient à une volonté, non connue directement, mais signifiée réellement d’une manière indirecte et descriptive » (Philippe-Marie Margelidon, De la prédestination à la réprobation, p. 141, note 3).

[43] Cf. François de Sales, Lettres intimes. Amitié et direction spirituelle, André Ravier éd., coll. « Lumière. Paroles de lumière », Paris, Le Sarment-Fayard, 1991 (coll. « Bibliothèque Kephas », Paris, Sarment-Éd. du Jubilé, 2007) ; François de Sales / Jeanne de Chantal, Le petit livret. Recueil fait par elle des avis reçus de son directeur spirituel, coll. « Les carnets spirituels » n° 7, Orbey, Arfuyen, 2001.

[44] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 303. Cf. le § intitulé : « Dieu réalise son dessein : la divine providence » (n. 302-314).

[45] En toute rigueur, il convient de distinguer le concept de providence divine de la notion voisine de gouvernement divin. La première est le plan éternel de Dieu et la seconde sa mise en œuvre. Celle-là est à celui-ci ce que l’intention est à l’exécution.

[46] Cf. Nelson Glueck, Das Wort héséd im alttestamentlichen Sprachgebrauch als menschliche und göttliche gemeinschaftegemässe Verhaltungsweise, coll. « Beihefte zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft » n° 47, Berlin, De Gruyter, 1927 (rééd. 2020) ; Felix Asensio, Misericordia et Veritas, el Hesed y ‘Emet divinos, su influjo religioso-social en la historia de Israel, coll. « Analecta Gregoriana », Roma, Apud Aedes Universitatis Gregorianae, 1949 ; André Neher, L’essence du prophétisme, coll. « Diaspora », Paris, Calmann-Lévy, 21983, p. 238-242 ; Hans-Jurgen Zobel, « hesed », G. Johannes Botterweck et Helmer Ringgren (éds.), Theologisches Wörterbuch zum Alten Testament, tome 3, Stuttgart, W. Kohlhammer, 1982, col. 49-71 ; Sylvain Romerowki, « Que signifie le mot ‘hesed’ ? », Vetus testamentum, 40 (1990) n° 1, p. 89-103. Cf. Jean Paul II, Lettre encyclique Dives in misericordia sur la miséricorde divine, 30 novembre 1980, n. 4, § 9, note 52.

[47] Catéchisme de l’Église catholique, n. 305.

[48] « Bien que Dieu soit de manière générale dans toutes les choses par présence, puissance et substance [insit presentia, potentia, substantia], il est toutefois de manière plus familière, à savoir par sa grâce, en ceux pour qui ses œuvres semblent plus admirables » (Glossa ordinaria, Pars 22, In Canticum Canticorum, V, 17, n° 172, éd. Mary Dove, coll. « Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis » n° 170, Turnhout, Brépols, 1997, p. 317) .

[49] « Il faut donc savoir que Dieu, qui existe toujours immuablement en lui-même, est par sa présence, sa puissance, son essence [praesentialiter, potentialiter, essentialiter], en toute nature ou essence sans être limité, et en tout lieu sans être circonscrit et en tout temps sans changement » (Pierre Lombard, Sent., L. I, d. 37, c. 1, 2, p. 263). Cf. Hugues de Saint-Victor, De sacramentis Christiane fidei, I, p. iii, Rainer Berndt éd., coll. « Corpus victorinum, texti historici » n° 1, Münster, Aschendorff, 2008, p. 82-84. Sur le contexte du débat sur l’ubiquité au xiie siècle, cf. Marcia L. Colish, Peter Lombard, « Brill’s Studies in Intellectual History » n° 41, Leiden/New York, Brill, 1994, t. 1, p. 264-268.

[50] ST, Ia, q. 8, a. 3. Sur l’évolution de saint Thomas dans son herméneutique des trois manières divines d’« être dans » sa créature, cf. Ivo Kolodziejczyk, « L’ubiquité de Dieu per potentiam, praesentiam et essentiam selon l’ontologie de saint Thomas d’Aquin », Divus Thomas (éd. polonaise), 75 (1972) n° 2, p. 137-148.

[51] Sainte Thérèse d’Avila, Le château intérieur, Ve demeures, chap. 1, n. 10, Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sa­crement, Paris, Le Cerf, 1995, 2 volumes, tome 1, p. 1039-1040.

[52] Selon Cajetan, saint Thomas critique ici Averroès pour qui la science divine des créatures vaut pour le Ciel, mais non pour la Terre (cf. Cajetan, Commentaria in Iam partem Summae theologiae, q. 8, a. 3, n° II, dans Sancti Thomae Aquinatis Opera omnia, iussu impensaque Leonis XIII edita, t. IV, Romae, Ex Typographia Polyglotta S. C. de Propaganda Fide, 1888, p. 88a).

[53] Cf. Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, trad. Philippe Ivernel, suivi de Catherine Chalier, « Dieu sans puissance », coll. « Petite Bibliothèque », Paris, Payot et Rivages-poche, 1994. Pour le détail, cf. pascalide.fr : « Le concept de Dieu après Auschwitz. Exposé et brève évaluation » ; « Simone Weil. Une réponse anticipée (et partielle) à Hans Jonas ».

[54] Pour le théologien dominicain, cette précision réfute le panthéisme.

[55] Cf. Pascal Ide, « Le jeu du hasard et de l’amour », Philippe Quentin (éd.), Hasard et création, Colloque de l’ICES, La Roche sur Yon, 7 et 8 mars 2022, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2022, à paraître.

[56] Dieu « a fait toutes ses œuvres avec sagesse et par amour [Omnia opera tua in sapientia et caritate fecisti] » (quatrième prière eucharistique).

[57] « Dieu gouverne les inférieurs par l’entremise des supérieurs, non que sa providence soit en défaut, mais par surabondance [abundantiam] de bonté, afin de communiquer [communicet] aux créatures elles-mêmes la dignité de la causalité [dignitatem causalitatis] » (ST, Ia, q. 22, a. 3).

[58] Concile Œcuménique Vatican I, Constitution dogmatique Dei Filius, chap. 1, Dz-H, n° 3003.

[59] Pie XII cite ce texte pour condamner ceux qui refusent « à Dieu la prescience éternelle et infaillible des actions libres des hommes » (Lettre encyclique Humani generis, 1950, Dz-H., n° 3890). Cf. Catéchisme de l’Église catholique, n. 302.

[60] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps, 7 décembre 1965, n. 26, § 4.

[61] Paul VI, Discours de clôture du concile Vatican II, session publique du 7 décembre 1965, La documentation catholique, 2 janvier 1966

[62] Concile Œcuménique Vatican II, Gaudium et spes, n. 36, § 3.

[63] Catéchisme de l’Église catholique, n. 308. Souligné par moi.

[64] Platon, Cratyle, 397 c-d, trad. Léon Robin, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1950, 2 tomes, vol. 1, p. 631.

[65] Cf. saint Clément d’Alexandrie, Protreptique, L. II, 26, 1, trad. Claude Mondésert, révisée par André Plassart, coll. « Sources chrétiennes » n° 2 bis, Paris, Le Cerf, 2004, p. 81.

[66] Cf. saint Jean de Damas, La foi orthodoxe, L. I, c. 9, trad. Pierre Ledrux et al., coll. « Sources chrétiennes » n° 535, Paris, Le Cerf, 2010, p. 190-193.

[67] Cf. ST, Ia, q. 13, a. 8. Tels sont aussi les traits de Dieu que « la raison humaine » connaît avec certitude « par ses forces et sa lumière naturelles » : « Dieu personnel, protégeant et gouvernant le monde par sa Providence » (Pie XII, Lettre encyclique Humani Generis, 1950, DS, n° 3875).

[68] « La théologie s’organise comme la science de la foi, à la lumière d’un double principe méthodologique : l’auditus fidei et l’intellectus fidei » (Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio aux évêques de l’Église catholique sur les rapports entre la foi et la raison, 14 septembre 1998, n. 65, § 1. Cf. n. 65-66). La théologie est « la foi en quête d’intelligence [fides quærens intellectum] » (Saint Anselme de Cantorbéry, Proslogion, Proemium).

[69] Pour le détail théologique, cf. pascalide.fr : « Bibliographie ordonnée sur volonté divine et causes secondes ».

[70] Cité par GS, n. 17 ; Jean-Paul II, Lettre encyclique Veritatis Splendor sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Eglise, 6 août 1993, n. 38-41 ; Catéchisme de l’Église catholique, n. 1730.

[71] C’est la morale de la fable « Le char[re]tier embourbé » (Jean de La Fontaine, Fables, L. VI, 18, v. 33). Elle offre une formule avoisinante : « Hercule veut qu’on se remue, / Puis il aide les gens » (v. 20-21).

[72] Cf. le site consulté le 10 juin 2022 : https://plumeschretiennes.com/2017/10/10/la-fontaine-etait-il-chretien/

[73] Cf. ST, Ia, q. 19, a. 8. Thomas développe sa doctrine dans les questions autour de la providence (et de la prédestination) (ST, Ia, q. 22-24 et //) et, plus encore, autour du gouvernement divin (Ibid., q. 103-118 et //).

[74] « Premièrement, l’effet d’une cause première est rendu contingent par la cause seconde pour ce motif que son effet est empêché de se produire par la défaillance de celle-ci, comme l’efficacité du soleil est entravée par la défaillance de la plante. Or, nulle défaillance de la cause seconde ne peut empêcher la volonté de Dieu de produire son effet. Deuxièmement, si la distinction entre choses contingentes et choses nécessaires est référée aux seules causes secondes, il s’ensuit qu’elle échappe à l’intention et à la volonté divine, ce qui est inadmissible » (Ibid. Pour le détail, cf. le commentaire de Serge-Thomas Bonino, Dieu, « Celui qui est » (De Deo ut uno), coll. « Bibliothèque de la Revue thomiste », Paris, Parole & Silence, 2017, p. 678-682).

[75] De plus, cette métaphysique du concours des causalités élaborée par saint Thomas s’obscurcit très vite chez Duns Scot qui propose une « interprétation de la causalité aristotélicienne, non pas en termes de causalité réciproque de causes totales, mais en termes de causalité concourante non réciproque de causes partielles » (André de Muralt, L’enjeu de la philosophie médiévale. Études thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, coll. « Studien und Texte zur Geistegeschichte des Mittealters » n° 24, Leiden-New York-Köln, Brill, 1991, p. xii et xiii. Cf. p. 32-36 et 273-351). Enfin, cette conception concurrentielle se retrouve même dans les mythologies qui accordent une grande place à l’action des dieux, comme celle de la Grèce antique. C’est ainsi que Zeus laisse Athéna, sa fille, libre de suivre ses desseins. Et lorsque, au Conseil des dieux dans l’Olympe, la déesse se plaint que Diomède, qui est « cher à son cœur » (Homère, Iliade, chant v, v. 826, trad. Robert Flacelière, Iliade Odyssée, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1955, p. 185) n’a pas de providence qui le protège, Zeus la renvoie à elle-même : « N’est-ce pas toi qui vient de décider ? » (Id., Odyssée, chant v, v. 23, p. 620)

[76] Immanente à notre monde, la différence entre cause première et cause seconde ne s’applique donc pas seulement à celle existant entre le Dieu transcendant et la créature.

[77] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, L. III, chap. 70, n° 2466.

[78] Charles Journet, Entretiens sur la grâce, p. 44. Plus largement, cf. p. 39-44.

[79] Se pose, évidemment, la question de la responsabilité de Dieu dans le mal. D’un mot, pour saint Thomas, Dieu peut vouloir qu’indirectement le mal de la peine (le mal subi), mais il ne veut d’aucune manière le mal de la faute (le mal voulu), il ne fait que le permettre. Pour le détail, cf. ST, Ia, q. 19, a. 9 ; Charles Journet, Le mal. Essai théologique, Paris, Desclée, 1961 ; pascalide.fr : « Bibliographie ordonnée sur la théodicée et l’objection du mal ».

[80] Sur la relation entre le débat sur la science divine et la foi en la Providence, cf. Denis Chardonnens, L’homme sous le regard de la Providence. Providence de Dieu et condition humaine selon l’Exposition littérale sur le livre de Job de Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque thomiste » n° 50, Paris, Vrin, 1997, spécialement p. 107-117.

[81] « dans la notion d’un Dieu qui voit à l’avance tous les péchés mais n’est l’auteur d’aucun se cache une contradiction : il ne peut y avoir un être immuable, omniscient, tout-puissant et totalement bon » (Anthony Kenny, The Unknown God, Agnostic Essays, London – New York, Continuum, 2005, p. 8).

[82] « Tu n’as pas supporté celui qui t’a vu, – qui t’a vu constamment de part en part, toi le plus laid des hommes ! Tu t’es vengé de ce témoin !» (Frédéric Nietzsche, « Le plus laid des hommes », Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice Betz, coll. « Le livre de poche classique » n° 987 et 988, Paris, Gallimard, 1947, p. 301).

[83] Un exemple parmi beaucoup : « Absolument rien de ce qui s’est fait et se fait n’échappe à la science de Dieu » (S. Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, L. II, 26, 3, trad. Adelin Rousseau, Paris, Le Cerf, 21985, p. 232).

[84] Outre le texte du Concile Œcuménique Vatican I déjà cité, voici un autre passage de Dei Filius : Dieu est « infini en intelligence » (chap. 1, Dz-H, n° 3001).

[85] Thomas d’Aquin, Q.D. de anima, a. 20.

[86] Pseudo-Denys l’Aréopagite, Les noms divins, chap. VII, 2, Les noms divins (chapitres V-XIII). La théologie mystique, éd. Ysabel de Andia, coll. « Sources chrétiennes » n° 579, Paris, Le Cerf, 2016, p. 61.

[87] Cf. ST, Ia, q. 14, a. 13.

[88] Cf. Plotin, Ennéades, 45 (III, 7), 3, 13-17 (trad. Matthieu Guyot, Traités 45-50, Paris, GF-Flammarion, 2009, p.40-41) ; Boèce, Consolatio Philosophiae, L. V, 11 (La consolation philosophique de Boèce, L. I, ii, éd. bilingue, trad. Louis Judicis de Mirandol, Paris Guy Trédaniel, 1981, p. 317) ; ST, Ia, q. 10, a. 1.

[89] Jacques Maritain, Dieu et la permission du mal, dans Jacques et Raïssa Maritain, Œuvres complètes. Vol. IX (1947-1951), Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, Paris, Saint-Paul, 1990 p. 113.

[90] Jean-Hervé Nicolas, note à Ia, q. 22, a. 1, c., dans Thomas d’Aquin, Somme théologique, trad. Aimon-Marie Roguet, Paris, Le Cerf, 1984, note 1, p. 319. Ainsi, « le sentiment intolérable que notre destinée éternelle est fixée d’avance est totalement injustifié » (Id., note à Ia, q. 23, a. 8, ad 3um, p. 335).

[91] « L’éternité mesure l’être créé en ce fond secret où le touche l’action divine qui le prévient, le pose en lui-même et l’applique à l’action » (Louise-Marie Antoniotti, « La présence des actes libres de la créature à l’éternité divine », p. 8).

[92] Angelus Silesius, qui a les formulations peut-être les plus téméraires de toute la littérature mystique, ne craint pas d’affirmer : « Dieu est immanent au monde, mais absolument transcendant : il est ce qu’il y a de plus commun et de plus caché ; il est révélé dans la poussière et le brin d’herbe, et cependant il réside dans l’inaccessible : il est tout en l’homme et tout hors de l’homme, indifférent et aimant, replié sur lui-même, et dans l’agonie de l’angoisse si sa créature ne se donne à lui, Tout-Puissant et dépendant du vouloir humain, éternel et incarné, roi des cieux et des mondes, qu’une vierge tient dans ses bras, qui saigne et souffre sur la croix pour une larme de tes yeux » (Henri Plard, La mystique d’Angelius Silesius, Paris, Aubier, 1943, p. 195).

[93] Cardinal Charles Journet, Entretiens sur la Trinité, Saint-Maur, Parole et silence, 1999, p. 112.

[94] Cf. ST, Ia, q. 2, a. 3, arg. 2.

[95] ST, Ia, q. 105, a. 5.

[96] Liber de causis, I, 1, p. 46. Outre In De causis, prop. 1, p. 4-10. Cf., par exemple, Thomas d’Aquin, Q. de malo, q. 4, a. 6, ad 15 ; In De divinis nominibus, c. 5, l. 2, n° 662, etc.

[97] Cf. Michał Paluch, La profondeur de l’amour divin. Évolution de la doctrine de la prédestination dans l’œuvre de saint Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque thomiste » n° lv, Paris, Vrin, 2004, p. 24-29.

[98] Admirons « la grande puissance en même temps que la tendresse du Sauveur pour les hommes, puisqu’il a supporté de compatir à nos faiblesses et a pu descendre jusqu’à notre misère. Car ni le ciel, ni la terre, ni l’immensité des mers, les habitants des eaux, les hôtes de la terre, les plantes, les étoiles, l’air, les saisons, l’harmonie multiforme de l’Univers, rien ne prouve autant le comble de sa force que le fait d’avoir pu, lui Dieu, lui que l’espace ne peut contenir, impassiblement, par la chair, se laisser enlacer à la mort, afin de nous faire la faveur, par sa propre Passion, de l’impassibilité » (Basile de Césarée, Sur l’Esprit-Saint, VIII, 18, trad. Benoît Pruche, coll. « Sources chrétiennes » n° 17 bis, Paris, Le Cerf, 1968, 2002, p. 308-309).

[99] « Dieu est si grand qu’il peut se faire petit. Dieu est si puissant qu’il peut se faire faible et venir à notre rencontre comme un enfant sans défense, afin que nous puissions l’aimer » (Benoît XVI, Homélie de la nuit de Noël 2005, La documentation catholique, 103 [2006], p. 53-55, ici p. 54). « L’unité interne entre la kénose vécue de Jésus (cf. Ph 2,5-11) et sa venue dans la gloire est le thème constant de l’action et de la parole de Jésus, sa vraie nouveauté, ce qui est ‘authentiquement de Jésus’, ce qui n’a pas été inventé et qui constitue donc la particularité propre à sa figure et à ses paroles » (Joseph Ratzinger, Benoît XVI, Jésus de Nazareth. 1. Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, trad. Dieter Hornig, Marie-Ange Roy et Dominique Tassel, Paris, Flammarion, 2007, p. 358).

[100] Pour plus de détail sur le discernement prudentiel, cf. le petit livre dont je m’inspirerai : Pascal Ide, Comment discerner, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020.

[101] Ce que Daniel Kahneman appelle Thinking fast ou « Système 1 » et Thinking slow ou « Système 2 » (cf. Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée, trad. Raymond Clarinard, coll. « Clés des Champs », Paris, Flammarion, 2012, 22016).

[102] En dernière analyse philosophique, cette posture partielle s’enracine dans notre finitude qui, loin d’être disséminée, est polarisée (cf. Pascal Ide, « Platonisme ou aristotélisme », Revue thomiste, 95 [1995] n° 4, p. 567-610).

[103] René Descartes, Notae in programma quoddam, 1647, Œuvres, Charles Adam et Paul Tannery éds., Paris, Le Cerf, 1905, vol. VIII-2, p. 353.

[104] Blaise Pascal, Fragment Contrariétés n° 14 / 14, Pensées, éd. Brunschvicg 434, éd. Lafuma 131. Pascal précise plus loin : « L’homme passe infinement l’homme ».

[105] Cf., par exemple, les dix étapes proposées dans Pascal Ide, Le burnout. Une maladie du don, Paris, Éd. de l’Emmanuel et Quasar, 2015, p. 123-125.

[106] Cf., par exemple, Alain Sauteraud, Vivre après ta mort. Psychologie du deuil, Paris, Odile Jacob, 2012.

[107] Cf., par exemple, Jean Monbourquette, Aimer, perdre, grandir. Assumer les difficultés et les deuils de la vie, coll. « Spiritualité », Paris, Bayard, 1995, p. 35-51.

[108] Cf. Pascal Ide, Comment discerner, p. 44-48.

[109] Ignace de Loyola, Les exercices spirituels. Texte définitif (1548), n° 23, trad. et commentaire de Jean-Claude Guy, coll. « Sagesses » n° 29, Paris, Seuil, 1982, p. 60.

[110] Sur l’histoire et le sens précis de cette formule célèbre, cf. Gaston Fessard, La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Tome I. Liberté, Temps, Grâce, coll. « Théologie » n° 35, Paris, Aubier, 1966, p. 305-363.

[111] Paul Claudel, « Ma conversion », Contacts et Circonstances, in Œuvres en prose, Charles Galpérine et Jacques Petit éds., coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 179, Paris, Gallimard, 1965, p. 1010-1011.

[112] Cf. ST, Ia-IIæ, q. 113, a. 2 s.

[113] Cf. Pascal Ide, Comment discerner, p. 48-50 ; p. 74-76. On pourrait objecter que revient la disjonction « ou ou » ci-dessus écartée par la conjonction « et et ». Je répondrai que la logique inclusive vaut à l’échelle du Mystère qui est infini, alors que cette logique exclusive s’applique à l’échelle de la personne qui inscrit son action dans un horizon de finitude.

[114] Pour connecter avec son affectivité, cf. Isabelle Filliozat, Que se passe-t-il en moi ? Mieux vivre ses émotions au quotidien, coll. « Marabout : psychologie » n° 3671, Alleur (Belgique), Marabout, 2002 ; Id. avec la coll. d’Ève Milk, Cahier de travaux pratiques pour apprendre à gérer ses émotions, Paris, Marabout, 2010 ; Ilios Kotsou, Petit cahier d’exercices d’intelligence émotionnelle, coll. « Petit cahier sport cérébral du bien-être ; 19, Genève-Bernex (Suisse) et Saint-Julien-en-Genevois, Jouvence éd., 2011, rééd. 2019. Pour développer son intelligence émotionnelle, cf. Daniel Goleman, L’intelligence émotionnelle. Comment transformer ses émotions en intelligence, trad. Thierry Piélat, Paris, Robert Laffont, 1997.

[115] Cf. Pascal Ide, Comment discerner, p. 51-58.

[116] Sophia Kuby, Il comblera tes désirs. Essai sur le manque et le bonheur, Paris, Emmanuel, 2018, p. 19. Souligné dans le texte. Bien que trop peu critique et trop spiritualisant, cet ouvrage-témoignage a fait du bien à plus d’un lecteur.

[117] Pour des précisions complémentaires, cf. Pascal Ide, Comment discerner, p. 71-85.

[118] Saint Ignace de Loyola, Les exercices spirituels, n. 181 et 182, p. 102.

[119] Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », iv, éd. Claude Pichois, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 2 vol., tome 2, 1976, p. 334.

[120] Cf. Macha Chmakoff, Le divan et le divin. Petits écueils ordinaires de la foi, Mulhouse, Salvator, 2009, p. 93-146.

[121] Cf. ST, Ia, q. 83, a. 4.

[122] Écartant les extrêmes que sont le laxime et le rigorisme, « l’Église accueille le plus favorablement » « la voie moyenne, l’équiprobabilisme, et un probabilisme modéré » (Marie Pouliquen, Suivre sa conscience. La liberté de conscience à la lumière de l’Évangile, Paris, L’Emmanuel, 2005, p. 193). Pour plus de détail, cf. Michel Labourdette, Les actes humains. « Grand cours » de théologie morale, t. 2, coll. « Bibliothèque de la revue Thomiste », Paris, Parole et Silence, 2016, p. 223-245.

[123] Cf. Pascal Ide, Comment discerner, p. 91-101.

[124] Cf. Ibid., p. 65-69 ; p. 145-158.

[125] Cardinal Joseph Ratzinger, Le sel de la terre. Le christianisme et l’Église catholique au seuil du troisième millé­naire. Entretiens avec Peter Seewald, trad. Nicole Casanova, Paris, Flammarion/Le Cerf, 1997, p. 31.

[126] Jean Gouvernaire, Un discernement plus subtil. Règles de seconde Semaine des Exercices Spirituels de saint Ignace, Paris, 14, rue d’Assas, Vie Chrétienne, sans date, p. 13.

[127] Cf. pascalide.fr : « Comment discerner la volonté de Dieu ? Un commentaire des critères de saint Ignace ».

[128] Cf. saint Ignace de Loyola, Les exercices spirituels, n. 313-336, p. 139-146. Cf. Pascal Ide, Comment discerner, p. 103-114.