La liberté d’expression requiert l’écoute et l’accueil de la parole de l’autre.

Entretien avec François Moog, Théologien et Recteur de l’Institut Catholique de Toulouse.

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Résumé : L’interview a pour fin d’inviter l’être humain à éduquer et à prendre soin de sa liberté d’expression. François Moog montre les vertus d’une éducation chrétienne, sur les pas de Jésus qui invite chaque être à écouter la parole de l’autre, à le considérer dans sa singularité d’être comme une personne libre ; s’ouvre alors un espace de dialogue au sein duquel chaque être peut faire l’expérience de sa liberté d’expression ; celle-ci n’acquiert de valeur que lorsqu’elle est en adéquation avec la vocation de l’être humain qui est de dire « oui » à Dieu ; pour y parvenir, la liberté d’expression requiert une éducation.

Mots clés : Anthropologie chrétienne, Ecoute, Education chrétienne, Liberté de conscience, Liberté d’expression, Parole, Personne, Relation.

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Thierry de La Garanderie – Vous êtes, François Moog, docteur et professeur de théologie ; vous avez été nommé en 2022 recteur de l’Institut Catholique de Toulouse. Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages importants dont ce livre paru en 2020 : Education intégrale, Les ressources éducatives du christianisme[1]. Vous offrez une vision de l’homme qui n’a rien d’univoque ; vous écrivez ainsi : « L’anthropologie chrétienne est donc plurielle, ouverte, en forme de question et d’interpellation et non pas sous la forme d’un discours unique, univoque et clos sur l’être humain »[2]. Le refus même d’un discours univoque sur l’être humain en appelle à l’idée d’une plurivocité, plurivocité nécessaire à la liberté d’expression : il n’y a pas une voix dominante qui saisirait ce qu’est l’être humain, mais des voix multiples, différentes qui peuvent se faire entendre.

François Moog – En anthropologie chrétienne, la pluralité des voix est essentielle. Elle s’exprime dès la Genèse et ses deux récits de la création de l’humanité qui oblige à faire dialoguer deux anthropologies complémentaires. Dans le registre proche, le Nouveau Testament se méfie des discours univoques. Jésus s’exprime souvent en paraboles. Et entendons également le silence de Jésus dans ce moment crucial lorsqu’il fait face à Pilate. Dans le verset 37 du chapitre XVIII de l’Evangile de Jean, Jésus produit un discours sur la vérité « (…) je suis roi, c’est pour cela que je suis né, et que je suis venu dans le monde, afin de rendre témoignage à la vérité ; quiconque appartient à la vérité écoute ma voix ». Au verset 38, Pilate interpelle Jésus : « Qu’est-ce que la vérité ? ». A cette question, Jésus n’apporte pas de réponse directement, car il ne s’agit pas d’imposer un discours univoque, impérieux mais d’ouvrir la voie à des pratiques qui accomplissent la vérité : il donne sa vie sur la Croix. Ainsi, il n’y a pas d’expression vraie sans engagement de la vie de toute la personne.

Thierry de La Garanderie – Faudrait-il dire, de même, que la question « qu’est-ce que l’homme ? » n’a pas de réponse définitive ?

François Moog – En effet. S’il y a une anthropologie chrétienne, celle-ci n’est pas une anthropologie de la réponse, au sens où il ne s’agit pas de produire une conception figée de l’être humain. C’est une anthropologie « du discernement, de l’interpellation et de l’injonction »[3]. Cette anthropologie confère à l’être humain le statut de « personne » – je m’inscris ici dans la filiation personnaliste de Jacques Maritain[4] : l’être humain s’accomplit en tant que personne. La notion de personne ne doit rien au hasard : sans en faire ici et maintenant la généalogie, cette notion implique que l’être humain ne saurait être traité comme un objet, mais qu’il doit être considéré dans son unité d’être ; elle indique que l’humain est un être de croissance qui vise l’accomplissement de soi ; cet accomplissement de soi se réalise dans une histoire (l’histoire d’une vie) et nécessite l’expérience même de la relation. Comme le dit Thomas d’Aquin, « la personne est une relation subsistante »[5] ; elle n’est pas close sur elle-même. Il n’y a donc pas de réponse définitive pour dire ce qu’est l’être humain.

Thierry de La Garanderie – L’être humain se dit et se manifeste différemment ; ses expressions sont multiples. En quel sens sont-elles libres ? Je me tourne ainsi vers l’immense question de la liberté d’expression.

François Moog – Penser la liberté d’expression est exigeant, et demande de se donner plusieurs préalables.

Thierry de La Garanderie – Lesquels ?

François Moog – Le premier préalable est qu’il faut considérer la liberté comme une valeur absolue ; elle est liberté de conscience. Dans la constitution pastorale Gaudium et Spes[6] promulguée par Paul VI le 8 décembre 1965, lors du IIe concile œcuménique du Vatican, il est écrit : « (…) la vraie liberté est en l’homme un signe privilégié de l’image divine. Car Dieu a voulu le laisser à son propre conseil pour qu’il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant librement à lui, s’achever ainsi dans une bienheureuse plénitude. La dignité de l’homme exige donc de lui qu’il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle et non sous le seul effet de poussées instinctives ou d’une contrainte extérieure ». Il faut ainsi comprendre que la liberté de conscience est un impératif : ce n’est que librement que l’être humain se tourne vers Dieu ; il n’y a pas de foi possible sans liberté, sans cette liberté de choisir en conscience de se tourner vers Dieu et de répondre à son appel.

Thierry de La Garanderie – Que faut-il entendre par conscience ?

François Moog – Elle désigne le lieu personnel où l’être humain est seul avec Dieu ; il s’entretient avec Dieu. Cette liberté de conscience est donc la liberté de dialoguer avec Dieu, de le questionner, de l’interroger… d’entrer en relation avec lui, sans condition préalable autre que le fait de jouir de la qualité de personne.

Thierry de La Garanderie – De le bousculer ? De le mettre en question ?

François Moog – Oui. Lisons les premières lignes du Psaume XXI : « Ô Dieu, ô mon Dieu, jette sur moi tes regards ; pourquoi m’as-tu abandonné ? » L’être humain s’interroge ; il appelle tout le jour Dieu, il crie toute la nuit, et se demande ce que Dieu fait pour lui. De sorte que l’homme met en question Dieu ; et Dieu n’est-il pas prêt à tout entendre ? Il accepte la possibilité qu’on ne le choisisse pas.

Thierry de La Garanderie – N’y a-t-il pas cependant quelques limites à la parole interrogatrice de l’être humain devant Dieu ? Ne peut-elle pas devenir pas blasphème ? Victor Hugo dans le poème « A Villequier » interpelle le seigneur qui a crée un monde aussi bien de pleurs que de chants heureux ; ce monde, aussi harmonieux soit-il, n’est-il pas odieux lorsqu’il rend possible qu’un enfant, « tête chère et sacrée », meurt tragiquement ? Léopoldine, la fille du poète, s’est noyée. Et Victor Hugo crie sa douleur jusqu’à accuser le seigneur :

« Qu’une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette,

Que j’ai pu blasphémer,

Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette

Une pierre à la mer ! »[7]

Alors ? Quoi donc ? L’être humain peut-il s’autoriser toutes les paroles possibles, même les plus agressives à l’encontre de Dieu ?

François Moog – votre question appelle plusieurs autres paroles. Notre relation à Dieu s’inscrit dans un temps long : ce que Victor Hugo dit n’est pas le dernier mot ; la discussion avec Dieu n’est jamais close et ne se fige pas dans une seule réponse. Dieu continue de nous interpeller ; et dans ce dialogue avec Dieu, Victor Hugo ne renonce pas à sa foi. Le fait même de mettre Dieu en question, ne traduit pas nécessairement un renoncement à la foi.

Thierry de La Garanderie – Victor Hugo s’en remet, en effet, à la miséricorde divine : « Ne vous irritez pas que je sois de la sorte, / Ô mon Dieu ». Il sait que Dieu sollicite la parole de l’homme et que l’expression libre de ses pensées n’entame pas l’alliance entre eux. Victor Hugo le sait, mais comment l’a-t-il su ?

François Moog – Pour répondre à votre question, expliquons le deuxième préalable : la liberté de conscience s’éduque. Elle nécessite d’apprendre à rejeter le mal et à choisir le plus grand bien pour soi et pour le monde commun. Il s’agit alors d’évaluer toute prise de parole à l’aune de cet impératif : la recherche du plus grand bien, ou du Bien commun. De sorte que si la liberté de conscience est éminemment respectable, l’usage que l’être humain peut en faire, est critiquable.

Thierry de La Garanderie – Mais comment en évaluer l’usage ?

François Moog – Mon propos ne se veut pas moralisateur, et je n’ai pas comme visée d’être le censeur de la liberté. Je fais l’expérience des difficultés humaines : je suis jeté dans un monde avec ses déterminations naturelles et culturelles ; je suis sous l’emprise d’instincts, de conditions sociales et culturelles, je dépends d’une langue qui façonne ma pensée ; j’ai des émotions multiples ; je construits des convictions personnelles et je cherche ainsi à concilier ce que le monde fait de moi avec ce que je suis et ce que je veux être. A partir de là, je commets des erreurs, je manque de discernement. Je n’oriente pas toujours ma liberté vers le plus grand bien.

Thierry de La Garanderie – Vous soulignez ainsi, en raison des difficultés qu’a l’être humain de composer des rapports d’adéquation avec son environnement, combien l’usage de notre liberté de conscience nécessite un apprentissage. Et nous pouvons estimer que nous découvrons cette liberté de conscience à travers l’usage que nous en faisons. Mais je reprends ma question : comment en évaluer l’usage ?

François Moog – Pour en faire l’évaluation, il faut expérimenter cette liberté, avec erreurs et tâtonnements. Puis, il convient d’interroger l’orientation donnée à cette liberté : est-elle fidèle à la vocation fondamentale de l’être humain qui est de dire oui à Dieu ? Tel est le plus grand bien. Rejeter Dieu est la pire des choses qui puisse arriver à l’être humain, même si cette expérience là est possible en raison de la liberté de conscience.

Thierry de La Garanderie – Cette liberté de conscience peut donc jouer des tours et se faire l’adversaire de la vocation fondamentale de l’être humain. Je pense à cette haute lutte qui se produit dans la conscience de l’abbé Donissan dans Sous le soleil de Satan de Bernanos. Il vit la tentation du désespoir, notamment lorsqu’en pleine nuit, au détour d’un chemin de l’Artois, il croise une figure sombre, un maquignon qui lui fait des avances : « Il nous est permis de t’éprouver, dès ce jour et jusqu’à l’heure de ta mort. »[8] Ce maquignon n’est-il pas Satan, redoutable adversaire, qui souhaite détourner Donissan de Dieu ? La liberté de conscience apparaît ainsi redoutable : elle est source de tourments, puisqu’elle rend possible la contradiction dans l’être humain.

François Moog – Il est vrai. D’où la nécessité d’une éducation. Il n’est pas possible de faire n’importe quel usage de cette liberté de conscience ; elle exige de savoir prendre du recul à l’égard de soi-même et d’être à l’écoute de sa parole pour évaluer si celle-ci est en accord avec la vocation fondamentale de l’être humain qui est donc de dire oui à Dieu, et de le dire librement. Mais il est important de ne pas oublier la dimension commune, ou communautaire de ce chemin de liberté par lequel la vérité s’accomplit.

Thierry de La Garanderie – Ainsi cette liberté entière, au sens où l’on ne peut pas être plus ou moins libre, requiert une éducation. Cela revient à dire que l’être humain dispose d’une liberté de conscience – est-ce une grâce divine ? –, mais qu’il ne sait pas comment l’utiliser et l’exprimer. La question de l’expression intervient : comment faire sortir de soi des paroles appropriées ?

François Moog – Appropriées ?

Thierry de La Garanderie – Appropriées à soi dans sa relation à Dieu, et par conséquent appropriées à l’attention aimante que nous devons à autrui, enfant de Dieu… Et l’expression de la parole est-elle libre lorsqu’elle n’est pas appropriée, quand par exemple l’être humain hurle sa colère dans la rue ou injurie des personnes sur les réseaux sociaux ? Il y a certes expression – une sortie de soi -, mais n’est-ce pas une expression aliénée ?

François Moog – Je suis une personne en communauté. Autrement dit, la personne est relation, elle se pense comme relation. Inévitablement toute parole exprimée rencontre autrui, s’adresse à autrui, y compris quand je me parle à moi-même. Et dans ces relations, malheureusement, il peut arriver d’avoir des paroles blessantes, de mal dire, de porter atteinte à l’intégrité de l’autre. La manière même dont nous nous exprimons, sans avoir l’intention d’agresser, peut être inopportune.

Thierry de La Garanderie – Comment vivre cette parole quand elle sort de soi ? Et comment accueillir cette parole quand elle vient d’autrui ?

François Moog – La parole de chacun importe, même si elle n’est pas appropriée. La pire des réponses à une parole déplacée, peut-être violente, est : « Tais-toi ». Ce « tais-toi », nous pouvons l’adresser à nous-mêmes, après avoir prononcé une parole agressive ou un reniement par exemple.

Thierry de La Garanderie – La parole de Pierre qui renie Jésus avant le chant du coq ?

François Moog – En effet. Considérons que toute parole humaine est respectable…

Thierry de La Garanderie – Pour toutes les circonstances ? Y compris les injures, les insultes, les propos négationnistes ?

François Moog – Il n’est pas question de les accepter, et les espaces publics régulés par la loi les condamnent avec raison. Mais il s’agit d’écouter, au-delà même de la parole outrageante et insupportable exprimée, les intentions et pensées de la personne qui s’exprime ainsi. Encore une fois, la pire des réponses est « tais-toi », dans la mesure où une telle réponse n’accompagne pas la personne qui violente par ses propos, à faire un retour sur elle-même, pour évaluer son propre rapport à sa parole. Toute parole humaine est donc respectable, parce qu’elle nous enseigne quelque chose à propos de la personne qui s’exprime – notamment cette personne fait-elle ou non un bon usage de sa parole ? On peut revenir à l’attitude de Jésus lors de son procès, alors qu’il vient d’être frappé par un garde : « Si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal ? Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? »[9] En Dieu, rien ne peut interrompre le dialogue.

Thierry de La Garanderie – Il s’agit donc d’éduquer l’être humain à la prise de parole.

François Moog – C’est un impératif. Eduquer la prise de parole pour mieux l’habiter. C’est bien ici que le discernement importe ; le discernement consiste à évaluer le rapport que j’ai à ma propre parole : celle-ci est-elle fidèle au message d’amour du Christ ? A travers ma parole, par exemple, suis-je en train de poursuivre les vanités du monde ou au contraire d’approfondir ma relation au Christ ? Ce retour sur soi est déterminant pour évaluer l’intention et la portée de la parole : d’une part, quand je parle, s’agit-il de mieux aimer autrui (et donc Dieu) ? D’autre part, quel effet cette parole produit-elle sur l’autre ?

Thierry de La Garanderie – Nous retrouvons le thème de la liberté de conscience. Être libre ne consiste pas à faire ce que l’on veut quand on veut, et ma liberté de conscience devient une liberté responsable, lorsque je réponds à ma vocation spirituelle fondamentale. Par conséquent, si l’expression de ma parole est en adéquation avec cette vocation spirituelle, alors mon expression est libre. En un autre sens, revendiquer la liberté d’expression ne suffit pas. Suis-je fidèle à ce que vous souhaitez exprimer ?

François Moog – Oui ! La liberté authentique (répondre de sa vocation spirituelle)  ne consiste pas à se laisser aller à ses instincts agressifs et à injurier quiconque. Elle nécessite l’apprentissage du silence : avant de parler, d’exprimer ses opinions, d’affirmer des thèses, il est nécessaire d’apprendre à écouter l’autre. La meilleure garantie de la liberté d’expression est l’écoute de la parole d’autrui. Si ma parole vient saturer l’espace de discussion ou les lieux d’échange, j’exprime un pouvoir sur autrui et je cherche à l’écraser. Je suis faussement libre et j’entrave la liberté de l’autre.

Thierry de la Garanderie – il s’agit de se mettre en dialogue avec la parole de l’autre, et de ne pas considérer sa propre parole comme la seule valable. C’est aussi apprendre à penser contre soi-même. Ma prise de parole se nourrit de la qualité de mon écoute.

François Moog – Mais ce n’est pas suffisant, nous avons aussi comme devoir d’écouter l’effet que notre parole produit sur l’autre. Trois exigences sont à prendre en compte : tout d’abord, celle d’accorder du crédit à la parole de l’autre, tout en sachant qu’il est possible qu’il se trompe dans son propos ; ensuite, celle de s’engager dans sa parole en respectant sa vocation spirituelle ; enfin en évaluant l’impression (favorable ou défavorable) que notre parole produit sur autrui. En se donnant ces trois exigences, nous aurions affaire à une expression libre et responsable.

Thierry de la Garanderie – Est-ce à dire que la régulation de la liberté d’expression par le droit positif est nécessaire et non suffisant ?

François Moog – Il manque un supplément d’âme. Nous pouvons imaginer trois conditions pour protéger la liberté d’expression : une régulation par la loi positive, adossée à la Déclaration des droits de l’homme ; un environnement social et politique qui offre des espaces contrôlés de libre expression ; une éducation à l’écoute et à la prise de parole. Il manque le plus souvent la troisième condition. Et sur les réseaux sociaux, constatons que ces trois conditions ne sont pas pleinement assurées. D’où ces déchaînements de propos violents et insupportables.

Thierry de la Garanderie – Il me semble, en suivant votre chemin de réflexion, que la troisième condition est la plus difficile à tenir. Comment accueillir la parole de l’autre ? Comment accorder la parole de l’autre et parvenir ainsi à mieux mettre en scène sa propre parole ? J’ai le sentiment que l’Université, entre autres lieux de formation et d’instruction, est un lieu d’excellence pour éduquer la liberté d’expression.

François Moog – Je suis en accord avec vous. Un séminaire de recherche crée les conditions d’un usage approprié de sa liberté d’expression : des questions et des problèmes sont confiés aux participants, avec des temps d’écoute et des temps de réponse proposés ; on met ainsi sa propre pensée en conversation avec celle des autres, dans un temps qui est sans urgence. La patience est nécessaire : la question posée n’appelle pas une réponse immédiate. Ou encore : qu’est-ce qu’une thèse de doctorat, avec sa soutenance ? Il s’agit pour le thésard de rendre compte de sa capacité de dialogues avec d’autres penseurs, et d’élaborer une position (une thèse) qui puisse être discutée. Il faut donc anticiper les questions et objections possibles. J’ajoute l’idée suivante qui me vient d’Umberto Eco : une bibliothèque avec ses essais, romans, œuvres multiples est un lieu de conversation privilégié : le lecteur dialogue avec des auteurs, se met en situation d’écoute pour nourrir sa pensée et l’exprimer ensuite de façon argumentée. Un lecteur se donne ainsi les moyens de faire un usage approprié de sa liberté d’expression en cultivant l’écoute.

Thierry de La Garanderie – Pour terminer notre entretien, pourriez-vous, François Moog, faire des recommandations pédagogiques pour l’éveil de l’être humain à la liberté d’expression ?

François Moog – Si vous le souhaitez. Je rappelle que je m’inscris dans une anthropologie chrétienne qui conduit à considérer chaque être humain comme une personne ayant une vocation spirituelle : se tourner vers Dieu, accueillir l’autre… Chaque personne doit apprendre à discerner ce qui dans son écoute de l’autre et dans sa prise de parole, humanise ou aliène (me détourne de Dieu). Cet apprentissage de soi-même comme personne, peut s’appuyer sur quatre principes éducatifs :

  1. Une éducation à la maîtrise de la langue : le défaut de maîtrise de la langue conduit à des propos inappropriés et me donc en péril la liberté d’expression.
  2. Une éducation aux méthodes et aux règles du raisonnement et de la démonstration : l’accès à la vérité, quelle qu’elle soit, n’est pas immédiat, requiert des médiations.
  3. Une éducation à la relation, dans les familles et dans les différents espaces sociaux : apprendre à considérer la parole de l’autre ; apprendre à écouter ce que ma parole provoque sur l’autre.
  4. Une éducation à l’esprit critique : savoir mettre en question sa propre interprétation ; ne jamais considérer que son interprétation est définitive – la fréquentation régulière des auteurs de littératures différentes est ici essentielle.

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Pour citer cet article
Référence électronique : François Moog, « La liberté d’expression requiert l’écoute et l’accueil de la parole de l’autre », Educatio [En ligne], 14| 2024. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

 

[1] Education intégrale, Les ressources éducatives du christianisme, Paris, Editions Salvator, 2020.

[2] Op. cité, page 58.

[3] Ibid.

[4] Jacques Maritain, Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Aubier-Montaigne, coll. « Philosophie », Paris, 2000.

[5] Somme Théologique Ia, q.29, a. 4, resp.

[6] « Joie et espoir ».

[7] Victor Hugo, Les Contemplations, Livre quatrième, « A Villequier », Paris, Poésie / Gallimard, 1973, page 230.

[8] Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, Points Seuil, 1985, page 146.

[9] Evangile de Jean, 18, 20-23.