Entretiens avec Erik Bertin, Docteur en sémiotique et Maître de conférences à l’Université de Limoges.
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Résumé : L’entretien a pour fin d’interroger la place de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux. Erik Bertin prend soin de décrire les mécanismes d’assujettissement de tout individu qui croit être libre dans l’expression de ses opinions en devenant « agent médiatique ». Non seulement, il est prisonnier d’une opinion médiatique qui l’empêche de penser par lui-même, mais il est aussi dépourvu de liberté d’expression. Qu’est donc alors la liberté d’expression ? Et est-elle seulement possible sur les réseaux sociaux ?
Mots clés : Education civique, Liberté d’expression, Médiateur, Médias hybrides, Métrique de la vanité, Réseaux sociaux.
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Thierry de La Garanderie – Erik Bertin, vous êtes Maître de conférences en sémiotique et en communication stratégique à l’université de Limoges. Vous avez coordonné la publication d’un numéro de la revue Esprit consacré aux Nouveaux Médias[1]. Nous vous sollicitons pour en apprendre davantage sur l’usage que l’homme contemporain fait de ces nouveaux médias ; il se met dans une posture particulière, en revendiquant la liberté de se mettre en scène, de pouvoir choisir ses masques, de commenter et diffuser n’importe quelle information, sans avoir de compte à rendre. Se croit-il un nouvel homme ?
Erik Bertin – Peut-être. Il est vrai que les possibilités que lui offre la technologie médiatique semblent sans limite, ce qui tend à lui faire oublier son statut d’agent médiatique, assujetti à des dispositifs qui se jouent de lui.
Thierry de La Garanderie – Il nous faut alors interroger les revendications de ce nouvel homme, agent médiatique. Cependant pour les comprendre, il importe d’expliquer ce que sont ces nouveaux espaces médiatiques sur lesquels se répand l’homme contemporain.
Erik Bertin – Je vous propose pour initier notre réflexion d’utiliser une distinction éclairante que nous devons à Yves Jeanneret dans son ouvrage : Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir[2]. Ainsi d’un côté, les industries médiatiques qui vendent des médiations de qualité, fondées sur le travail et l’autorité éditoriaux ; de l’autre côté les industries médiatisantes, incarnées par les plateformes, qui fournissent aux individus les moyens d’entrer en contact avec les autres et qui captent, sans produire ni de valeur ajoutée éditoriale, ni d’œuvres significatives.
Thierry de La Garanderie – Nous parlerons donc des industries médiatisantes que j’ai hâtivement nommées « Nouveaux Médias ».
Erik Bertin – Je préfère à cette expression, celle de « Médias hybrides », expression qui permet de dépasser l’opposition non pertinente entre Nouveau monde des médias et Ancien monde. L’industrie médiatisante ne correspond pas à un nouveau modèle médiatique ; en ce sens, elle n’est pas un « nouveau média ». Différemment, nous assistons à des phénomènes d’hybridation entre ces diverses formes de médiation. L’industrie médiatique classique (Presses écrites, parlées, etc.) s’hybride avec l’industrie médiatisante par l’utilisation d’Internet, des réseaux sociaux, etc. ; de la même façon l’industrie médiatisante se nourrit de l’histoire des médias, tout en reconfigurant l’espace médiatique.
Thierry de La Garanderie – Pour le meilleur ou pour le pire ?
Erik Bertin – Il est difficile de se prononcer. Il ne s’agit pas de sombrer dans une nostalgie des médias d’autrefois. Il ne convient pas pour autant de se comporter en optimiste béat devant la conversion numérique de notre époque. Prenons simplement la mesure de transformations importantes : un nouvel espace public émerge.
Thierry de La Garanderie – Et celui-ci est-il favorable à la liberté d’expression ?
Erik Bertin – Je doute que la notion même de liberté d’expression soit adaptée à cette arène médiatique.
Thierry de La Garanderie – Vous me surprenez, voire m’inquiétez… Quoi donc ? L’homme contemporain ne se comporte-t-il pas comme un agent médiatique qui peut, sur n’importe quel réseau social, diffuser, commenter, interpréter multiples informations, sans être soumis à un tuteur ? Ne se croit-il pas libre ?
Erik Bertin – Possiblement. Mais c’est un leurre.
Thierry de La Garanderie – L’agent médiatique s’illusionnerait donc…
Erik Bertin – Considérons le fait suivant : les plateformes sociales sont magiques ; ainsi Facebook, Instagram, Twitter (devenu X), ou encore Tik Tok, offrent en effet à chaque agent médiatique une salle de rédaction à ciel ouvert ; ces salles sont équipées de technologies médiatiques qui rendent possibles, sans aucune contrainte semble-t-il, la production, la diffusion et l’évaluation de contenus multiples, hétéroclites. N’est-ce pas là un paradis journalistique ? L’individu, quelle que soit sa légitimité à s’exprimer, devient journaliste : il affiche, produit, éditorialise ou commente des informations… semble-t-il librement.
Thierry de La Garanderie – Semble-t-il… Mais les agents médiatiques que nous sommes, ne peuvent-ils pas diffuser ou commenter ce qu’ils veulent, sans une tutelle qui leur imposerait un modèle de discours ?
Erik Bertin – En effet, ils peuvent s’affranchir de la hiérarchie des légitimités. Ainsi un anonyme peut, par les réseaux sociaux, entrer en confrontation avec des spécialistes, jusqu’à contester leur autorité intellectuelle. Le propos de chacun ne requiert pas, en effet, l’approbation d’une autorité intellectuelle pour être diffusé. Il suffit d’écrire ou d’agréger, puis de diffuser un discours sur n’importe quel réseau, suivant ses impressions impulsives du moment… Peu importe que le discours ne soit pas fondé en raison, et qu’il n’ait fait l’objet d’aucune étude critique de la part d’une communauté scientifique.
Thierry de La Garanderie – Les univers scolaires et universitaires proposent un chemin inverse de celui que vous décrivez ; le discours de l’élève ou de l’étudiant, pour être accueilli, nécessite de respecter les exigences argumentatives et démonstratives d’une communauté scientifique : la pensée de l’élève s’inscrit dans un cogitamus (nous pensons) ; le cogito (je pense) ne s’édifie qu’au travers d’une pensée élaborée et reconnue par une communauté de penseurs. Je ne pense jamais seul, et par l’école je découvre que j’appartiens à une république des esprits ; mon « je » dépend d’un « nous » par lequel je m’initie aux savoirs (qui sont nécessairement des savoirs partagés) et à des méthodes de pensées (des méthodes partagées). L’école m’enseigne également que j’appartiens à une république morale : je partage avec les autres l’exigence de ne pas porter atteinte à la liberté et à l’intégrité d’autrui : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ». Sans ces républiques intellectuelle et morale, mon « je » ne pourrait pas se constituer et ne parviendrait pas à accéder aux vérités scientifiques (République intellectuelle), aux principes moraux essentiels à la vie commune (République morale), à la citoyenneté (République politique).
Erik Bertin – Où souhaitez-vous en venir ?
Thierry de La Garanderie – J’use de façon imprécise des notions complexes de « je » et de « nous » ; il nous faudrait un autre espace d’échanges pour en préciser les significations. Je retiens seulement l’idée suivante : les réseaux sociaux mettent en péril l’idée même de République. Leur point de départ n’est pas le « nous » ou le « cogitamus », mais un « je » qui s’illusionne sur sa puissance à pouvoir incarner de façon solitaire une idée, un idéal, une opinion, une morale (l’idée d’une morale personnelle n’a aucun sens), un citoyen (imagine-t-on un citoyen solitaire ?) etc. Sans république des esprits, les savoirs scientifiques disparaissent ; sans république morale, la société se disloque ; sans république politique, l’idée de citoyenneté n’a plus sa raison d’être…
Erik Bertin – Pourtant, les plateformes sociales, et internet avant elles, se réclament d’un idéal communautaire. Mais j’ajoute à votre dire que les plateformes de ces médias hybrides jouent un rôle ambigu : elles offrent donc un espace de parole en laissant croire que chaque discours a une même importance ; elles semblent égaliser tout propos. Comme vous l’expliquez avec raison, aucun propos ne fait l’objet d’un examen critique à l’aune de critères scientifiques précis, ou relevant d’une autre épistémè : il est donc possible de considérer que toutes les paroles se valent. Pourtant, seuls les discours les plus polémiques et les plus saillants sont valorisés…
Thierry de La Garanderie – Mais valorisés par qui ?
Erik Bertin – Non pas par des médiateurs éclairés ! Les plateformes ne peuvent pas s’offrir des instances de régulation fiables ; et la masse de contenus est trop importante pour donner lieu à des vérifications précises. Si bien que ce qui retient l’attention est ce qu’on appelle des saillances, possédant un potentiel émotionnel ou dramatique : ce sont donc les individus comme agents médiatiques qui par leurs réponses favorables ou défavorables valorisent les messages, que leur présentent préférentiellement l’algorithme ; le message compassionnel, le message choquant, et tous les autres messages qui parviennent à provoquer des émotions de pitié ou de crainte dans l’âme de lecteurs en quête de divertissement. Les plateformes créent des différences et des ruptures entre les agents médiatiques.
Thierry de La Garanderie : seraient-ce là de fausses républiques alors ? Fraternité feinte ou niée, lorsqu’un agent médiatique devient le bouc émissaire de quelques fureurs collectives ; égalité tronquée, car non régulée par le droit ; et liberté trompée… L’agent médiatique s’illusionne sur sa liberté d’expression. Nous retrouvons notre questionnement initial.
Erik Bertin – Précisons justement le fait suivant : l’individu est manipulé ; il est prisonnier de nombreux dispositifs. Par exemple, il existe une pression éditoriale indirecte : ainsi chaque plateforme impose un modèle d’écriture et de diffusion, qui produit des effets homogénéisateurs sur les discours en imposant un format précis. Twitter (ou X) est le lieu de l’invective politique : toute parole doit être courte, incisive, et mettre en question la réputation d’un adversaire politique.
Thierry de La Garanderie – Indirectement, Twitter a créé une arène politique dont l’enjeu n’est pas tant une confrontation entre des idées politiques, mais bien plus une rivalité de réputations – qui aura donc le dernier mot ? Qui aura mieux humilié l’autre aux yeux d’une opinion médiatique avide de ces passes d’armes affligeantes intellectuellement, politiquement, etc. ?
Erik Bertin – Instagram impose une mise en scène de soi comme sujet esthétisant ; et l’individu diffuse son image selon le format imposé par le réseau social.
Thierry de La Garanderie – Il se croit libre, alors qu’il coule son comportement dans le moule des instruments médiatiques.
Erik Bertin – Ces scènes médiatiques mettent en jeu une liberté trompeuse par certains aspects. L’individu intervient sur ces scènes croyant en son originalité, désirant affirmer sa différence, alors que les outils qu’il utilise conditionnent ce qu’il produit et fait circuler ; de même que les contenus qu’il reçoit ont déjà été évalués et commentés par d’autres ; il entre ainsi en relation avec des contenus déjà pensés par une opinion numérique.
Thierry de La Garanderie – De sorte que personne n’ose penser par lui-même et se servir de son propre entendement… L’homo democraticus décrit par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique trouverait là sa concrétisation : l’homme soumis à la tyrannie de l’opinion. Il écrit ainsi : « Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice aux Etats-Unis, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? A l’opinion publique ? c’est elle qui forme la majorité. »[3] Et cette majorité exerce le pouvoir, prononce des jugements, condamne ceux qui ne s’y soumettent pas. Tocqueville explique que ce despotisme de l’opinion met en question toute indépendance d’esprit et toute liberté de discussion.
Erik Bertin – En effet. L’agent médiatique est façonné par l’environnement médiatique ; il relève d’une configuration triangulaire particulière : qu’il soit producteur de contenus ou lecteur récepteur – il peut être les deux –, sa production comme sa réception ont déjà été validées par un tiers lecteur qui désigne l’opinion numérique. Comprenez ainsi que de facto, la relation entre le producteur et le récepteur est médiatisée par une opinion numérique. L’indépendance d’esprit de l’agent médiatique et la liberté de discussion entre les individus ne sont donc que de vains mots.
Thierry de La Garanderie – Est-il dès lors erroné de considérer que ces « Médias hybrides » consacrent le règne de l’immédiateté, de la réaction immédiate, pulsionnelle, incontrôlée ?
Erik Bertin – C’est là un problème redoutable : l’individu comme agent médiatique se comporte comme un sujet libidinal, ainsi que l’a expliqué le philosophe Mark Hunyadi[4]. Il veut exprimer tous ses désirs et ses revendications sans limites.
Thierry de La Garanderie – Le leurre commence dès cette étape. Exprimer sans limites ses désirs est le signe d’une aliénation à l’égard de ses désirs. Un tel individu est dans un état de dépendance à l’égard de sa vie affective : il est sous l’emprise de la pléonexie, le désir d’en avoir toujours plus. Sur les réseaux sociaux, c’est le désir d’en voir toujours plus et d’en dire toujours plus…
Erik Bertin – Et le leurre se poursuit justement sur les réseaux sociaux : l’individu croit s’exprimer librement, alors qu’en fait il se conforme d’une part aux cadres d’expression fixés par la plateforme, d’autre part à une opinion médiatique dominante. Il est de plus enfermé dans la métrique de la vanité.
Thierry de La Garanderie – Métrique de la vanité ?
Erik Bertin – Entendez par cette expression, l’idée suivante : l’agent médiatique se rend sur un réseau social pour évaluer la portée de sa personnalité : est-il connu ? Reconnu ? Aimé ? Rejeté ? Il s’agit pour lui de mesurer – d’où le terme « métrique » – sa visibilité : plus ses interventions sont lues, commentées, appréciées, plus son image compte dans ces espaces médiatiques. Il se réjouit d’être connu et reconnu pour son image et pour ses réactions.
Thierry de La Garanderie – Cependant que reconnaît donc l’opinion ? Elle valorise ou dénonce le masque médiatique qu’utilise l’agent et par lequel il veut se mettre en valeur. Pour autant, elle ignore la personne qui fait être cet agent. Triomphe en effet de la vanité : se faire valoir, mais se faire valoir en se conformant à une opinion médiatique dominante ; se faire valoir, mais sans jamais être soi-même, et surtout sans jamais être attentif à qui est autrui.
Erik Bertin – Comprenez-vous désormais mon doute concernant cette arène médiatique : est-elle réellement adaptée à la liberté d’expression ?
Thierry de La Garanderie – Que faut-il entendre par liberté d’expression ?
Erik Bertin – La liberté d’expression suppose un apprentissage ; elle est un droit naturel de l’être humain, mais celui-ci sans éducation ne sait pas l’utiliser de manière appropriée, et avec autrui et pour lui-même. Il faut donc s’éduquer à la liberté d’expression ; et cette éducation passe notamment par un apprentissage déterminant : apprendre à écouter. Avant d’occuper l’espace de discussion par sa parole, il importe de savoir écouter la parole de l’autre. Cela se présente même comme un devoir : « tu souhaites prendre la parole » pourrions-nous dire à un orateur impatient, « mais pour ce faire, tu dois apprendre à écouter la parole de l’autre ».
Thierry de La Garanderie – Votre propos a une résonnance pédagogique décisive. La prise de parole dans un espace public suppose d’avoir une parole réfléchie ; mais pour avoir une parole réfléchie, il est nécessaire que l’être humain sache mettre sa pensée en dialogue avec d’autres paroles, au cœur même de sa conscience, jusqu’à faire intervenir des paroles en contradiction avec ce qu’il pense. Plus il est à même de faire vivre en lui cette confrontation intérieure, plus sa parole aura une consistance (narrative, explicative, argumentative, etc.). Mais pour pouvoir vivre en son être une telle confrontation, il lui faut se mettre à l’écoute d’une parole autre que la sienne, de l’accueillir. Cela répond donc à une exigence éducative : pour former et élargir son esprit, il est nécessaire d’accueillir toutes les paroles différentes de la sienne, pour créer un dialogue en soi, et pour élaborer une expression publique qui ne soit pas instinctive, réactive, et en définitive non audible. Apprendre à accueillir la parole de l’autre pour rendre possible un débat public équilibré !
Erik Bertin – Je vous rejoins dans votre lecture pédagogique. Mais je souhaite apporter une précision et faire une recommandation. J’ai utilisé l’expression « devoir d’écoute » pour rendre compte d’une obligation citoyenne : si l’on souhaite créer les conditions d’une démocratie politique apaisée, il est du devoir de chaque citoyen d’apprendre à écouter la parole de l’autre, pour répondre à l’exigence du pluralisme d’idées et de convictions. D’où ma recommandation : il faudrait proposer dans les établissements scolaires une « éducation civique médiatique ».
Thierry de La Garanderie – Quelle belle idée ! A ce propos les représentants politiques qui empêchent la parole de l’autre, qui l’interrompent sans cesse ou qui se mettent à chanter lorsque cet autre s’exprime dans une assemblée, pour exercer une pression insupportable, mettent en péril le principe même de la liberté d’expression ; ils refusent le pluralisme politique ; ils n’acceptent pas que l’on puisse penser différemment d’eux, sans doute parce qu’ils ne savent pas mettre leur conviction en dialogue et qu’ils manquent d’humilité, car ils croient que leur croyance politique est au-delà de toute contradiction. A ce propos donc, les représentants politiques qui occupent le devant de la scène médiatique, n’offrent pas, en toute circonstance, l’exemple d’un usage approprié de la liberté d’expression. Comment dans cette perspective défendre l’idée d’une « éducation civique médiatique » dans les écoles ou les collèges, alors même que des personnages médiatiques manquent d’éducation…
Erik Bertin – Je constate, avant de vous répondre, que les représentants politiques ne sont pas les seuls responsables du mésusage de la liberté d’expression. Dans de nombreux médias idéologisés (notamment à la télévision), il y a des médiateurs qui travestissent le débat et qui se comportent comme des tyrans ou des judicateurs : ils disposent de personnes invitées qui doivent se conformer à leur point de vue de médiateur ; ces judicateurs se tiennent dans l’ère de la post-vérité : « le pouvoir politique nous ment, il est corrompu », telles sont leurs judications ! Ces simulacres de médiateurs imposent à leurs invités un dispositif réducteur : se mettre d’accord sur le fait que l’on n’est pas d’accord avec le pouvoir en place, les décisions et les mesures prises, etc. Vous voyez sans doute à quel type de personnalité médiatique je fais allusion.
Thierry de La Garanderie – Oui, je vois… Ce type de personnalité refuse le débat contradictoire qui est pourtant l’essence même de la vie démocratique.
Erik Bertin – Absolument ! Mais pour répondre à votre question sur la possibilité ou non d’une « éducation civique médiatique », il importe qu’un médiateur, à la fois enseignant et connaisseur du fonctionnement des médias, encadre ce processus d’éducation. L’enseignant incarne une autorité intellectuelle (par ses connaissances), une autorité morale (par un comportement respectueux à l’égard de toute personne), une autorité politique (comme représentant de l’éducation nationale) ; ce qui peut conduire au fait qu’il peut inspirer auprès des élèves un sentiment de respect pour sa fonction de médiateur. Et comme médiateur, il autorise (expérience active de l’autorité) l’apprentissage d’un usage approprié de la liberté d’expression qui nécessite donc de savoir écouter la parole de l’autre. J’insiste sur l’idée suivante : n’y a-t-il pas au moins deux manières différentes de se rapporter au savoir ?
Thierry de La Garanderie – Lesquelles ?
Erik Bertin – Tout d’abord, avec les réseaux sociaux, seule domine l’horizontalité des rapports et des débats, de sorte que la relation au savoir n’est pas régulée par une autorité intellectuelle (incarnation d’un savoir constitué) ; les débats manquent d’unité, sont fragmentés, partent dans tous les sens ; les débateurs ont du mal à s’écouter. S’agit-il d’ailleurs pour les débatteurs d’apprendre quelque chose ? Ils veulent imposer leur point de vue. Ensuite, avec un médiateur, il y a une verticalité qui régule le rapport au savoir et l’usage de ce savoir dans un débat possible : ceux qui débattent ne prétendent pas tout savoir et s’enrichissent de la parole de l’autre, sous l’autorité d’un médiateur. Mais cela suppose de la patience.
Thierry de La Garanderie – Mettre en débat le savoir afin qu’il devienne une connaissance pour ceux qui suivent la seconde manière de se rapporter au savoir : une connaissance est un savoir incorporé, interrogé, questionné, mis en débat. Un savoir non interrogé, non mis en débat par des paroles et des interprétations différentes, ne peut pas devenir une connaissance pour l’être humain.
Erik Bertin – Oui, mais mon inquiétude est grande. Ces deux manières d’opérer donnent vie à une fracture dans l’accès au savoir et à la connaissance, entre ceux qui se laissent prendre au piège des réseaux sociaux et ceux qui acceptent d’entrer dans des échanges régulés par un médiateur, dans le cadre d’une éducation familiale ou scolaire. Cela a également des conséquences néfastes sur l’attention des individus. Confrontés aux écrans des médias hybrides, les individus ont un mode d’attention flottante : ils passent d’une image à une autre, d’une conversation à une autre ; ils perçoivent des formes et des mouvements sans interroger la qualité du contenu qu’ils perçoivent, et ils se mettent ainsi dans une situation de surcharge cognitive qui interdit toutes les formes de réflexion ou de méditation personnelles. Comment d’ailleurs, des jeunes gens qui prennent l’habitude de ce mode d’attention, peuvent-ils répondre aux exigences scolaires d’une attention interprétative ?
Thierry de La Garanderie – Cette attention interprétative, je suppose, demande de prendre le temps d’accueillir un savoir proposé par un enseignant ; il ne s’agit pas d’être dans une réponse affective immédiate de la sorte : « j’aime » ou « je n’aime pas » ou encore « je ris » ou enfin « je grogne » ; il ne s’agit pas non plus de vouloir plaquer une grille d’interprétation sur ce savoir, grille à disposition sur Internet. Cela suppose de partir de l’objet lui-même, de le mettre en question, de laisser des paroles différentes s’exprimer pour le signifier (en extension, en compréhension, dans l’espace, dans le temps, à travers le mouvement) sans prétendre en épuiser les significations.
Erik Bertin – Mais ce travail d’interprétation par lequel l’individu se transforme lui-même, intervient plus difficilement lorsque vous êtes dans la dépendance des plateformes d’Internet. D’où la nécessité de proposer une éducation civique médiatique pour permettre aux élèves d’apprendre à se servir des contenus éditoriaux, à écouter les propos et opinions différentes des leurs, à avoir une parole mesurée et adaptée aux circonstances. Cette éducation civique médiatique devrait s’enseigner dans les établissements scolaires.
Thierry de La Garanderie – Il me semble que la priorité, avant d’apprendre à se servir des réseaux sociaux, est d’enseigner aux jeunes gens l’art du débat contradictoire : accueillir la parole de l’autre pour apprendre à penser contre soi-même, et pour de la sorte élargir son esprit. C’est là une des maximes de la philosophie de Kant, la maxime de la pensée élargie : « Penser en se mettant à la place de tout autre »[5] ; cela suppose un effort de décentrement pour prendre en compte la pensée de l’autre, ou mieux encore pour entendre les objections d’autrui afin d’enrichir sa propre pensée. Penser par soi-même, avoir le courage de se servir de son pouvoir de pensée, nécessite d’apprendre à penser en s’élevant « au-dessus des conditions subjectives du jugement »[6]. C’est même la condition pour une pensée d’être conséquente et de ne pas tomber dans des contradictions infinies – celles dans lesquelles sombrent les internautes qui s’invectivent sur les réseaux sociaux.
Erik Bertin – A partir du moment où l’individu est capable de cet effort de décentrement, alors sa parole sera d’autant plus libre. Et le médiateur (enseignant par exemple) doit autoriser la prise de parole de l’individu qui aura fait cet effort – lui reconnaître le droit d’avoir sa propre parole dans un espace de discussion réglé et respectueux de la parole de chacun. L’usage de la liberté d’expression est donc complexe.
Thierry de La Garanderie – Faut-il dès lors estimer que les plateformes numériques non seulement ne sont pas faites aujourd’hui pour la liberté d’expression, mais aussi la mettent en péril ? Je prends note de votre lecture sceptique (au sens du verbe grec σκέπτομαι : regarder attentivement, considérer, examiner) quant à la capacité des « Médias hybrides » d’aider les internautes à prendre soin de la liberté d’expression.
Erik Bertin – Il n’empêche, les « Médias hybrides » font partie de notre monde, et comme bien des mutations, ils apportent le meilleur comme le pire; il faut apprendre à vivre avec elles, et il est urgent d’enseigner leur usage : faire en sorte que les individus ne sombrent pas dans une misère intellectuelle en raison d’un usage débridé qui porte atteinte à leur pouvoir de réflexion, ou encore faire en sorte qu’ils gardent l’exigence de respecter la personne morale de chaque internaute… D’où mon appel à une « éducation civique médiatique » au service de la liberté d’expression. Espérons ainsi que la liberté d’expression ne soit pas qu’un leurre sur les réseaux sociaux.
Pour citer cet article
Référence électronique
Erik Bertin, « La liberté d’expression sur les réseaux sociaux n’est-elle pas un leurre ? », Educatio [En ligne], 14| 2024. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
[1] Revue Esprit, Numéro 489 « Médias Hybrides », Septembre 2022.
[2] Paris, Editions Non Standard, 2014.
[3] Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, page 289.
[4] Hunyadi, Du sujet de droit au sujet libidinal. L’emprise du numérique sur nos sociétés, Esprit, 2019, pages 114-128.
[5] Kant, Critique de la Faculté de juger, I, I, II, §40, Paris, Vrin, 1984, page 127. Dans ce paragraphe 40, Kant pose les maximes du sens commun : « 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre ; 3. Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente ».
[6] Ibid., page 128.
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