Lecture de Michel Younès (dir.) Les religions à l’épreuve de la liberté d’expression.

Jean-Louis Barbon

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Sous la direction du Professeur Michel Younès, doyen de la faculté de théologie de l’UCLY[1], les participants au Collège doctoral[2] nous livrent un ensemble de contributions relatives à la question des rapports entre les religions et la liberté d’expression.

D’emblée, comme l’indique le titre de l’ouvrage, la liberté d’expression est présentée comme une épreuve, pour les champs religieux explorés, à savoir le christianisme et l’Islam.

En effet, l’articulation d’un cadre académique avec un environnement universitaire ecclésiastique met en évidence une tension fondamentale entre le fait de réclamer une liberté d’expression et la tendance à la limiter quand elle bouscule les normes religieuses promues. Si cette épreuve est particulièrement mise en évidence dans le cadre universitaire d’une université catholique, elle concerne assurément le rapport permanent que les religions entretiennent avec les mœurs et valeurs du temps et/ou du lieu.

Pour éclairer cette tension, de plus en plus vive dans une société libérale et sécularisée, les différentes contributions de l’ouvrage explorent, successivement pour le christianisme et l’islam, différentes situations, croisant les entrées historiques et théologiques.

Dans une introduction à la réflexion[3], Valentine Zuber, Directrice de recherches à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, nous rappelle que la liberté d’expression contemporaine, inscrite dans le Droit international, est le fruit d’une lutte multiséculaire intrinsèquement liée à la conquête du pluralisme religieux. Pourtant, ce droit est inégalement appliqué, selon les régions du monde, et souffre de zones d’ombre. Les limites constatées relèvent des religions elles-mêmes, craignant une concurrence ou l’éclosion d’un relativisme religieux, et de certains états professant un athéisme militant.

Par ailleurs, la faible prise en compte, par les religions elles-mêmes, des convictions athées, ou areligieuses, ou du droit à changer de religion, met en question les proclamations universalistes des défenseurs de la liberté d’expression.

Parmi les obstacles à la liberté d’expression, et donc à la liberté religieuse, Jessica Humbert, pointe les ravages d’une pensée religieuse coupée de la vie concrète et relationnelle de chacun[4].

En effet, une telle coupure conduit à une logique binaire fanatique considérant qu’il y a un « savoir » sur Dieu, qui ne saurait être contesté, et qui doit être opposé au « faux », qui doit être détruit. Un tel radicalisme, conduit d’ailleurs à une absolutisation symétrique de la liberté d’expression qui peut-être, elle aussi, ravageuse.

Toutes choses égales par ailleurs, un certain laïcisme, version dégradée de la laïcité, peut conduire à des positions « hors-sol » négligeant les aspirations et cheminements des personnes. Sans doute y-a-t-il une « pédagogie du croire » à penser, articulant le sens de notre relation aux autres et la capacité à vivre le doute.[5]

La réflexion sur le rapport à l’autre et ses liens avec la liberté d’expression est alimentée, de manière originale, par Valery Messi, à partir du statut de l’œuvre d’art[6]. Celle-ci est-t-elle d’abord « création » ou « expression » ? Bien entendu, en tant que « création », exprimant le génie de l’artiste, l’œuvre d’art ne saurait souffrir aucune limitation, d’ordre esthétique ou moral.

Une telle conception se trouve contrariée par les controverses, animées ou violentes le cas échéant, affectant telle ou telle œuvre.

Nonobstant une attitude originelle réservée à l’égard des représentations figuratives, ou méfiante à l’égard de beautés détournant de Dieu, le christianisme a très tôt donné à l’art une fonction expressive et didactique (cf. Les sculptures des cathédrales…). Ainsi l’art, sans négliger sa fonction créatrice, se trouve-t-il soumis à une réception, éventuellement controversée…

Peut-être peut-on résoudre cette tension en se souvenant que l’art est aussi un acte généreux qui doit prendre en compte, responsablement, ceux à qui il s’adresse.

Daniel Sicard, prenant substantiellement appui sur les travaux d’Axel Honneth[7], s’attache à établir un lien entre la reconnaissance et la liberté d’expression.

Axel Honneth distingue trois sphères de reconnaissance : la famille, la communauté et la société. Cette reconnaissance s’exprime respectivement par l’amour porté, développant la confiance en soi, par la solidarité, développant l’estime de soi, par les droits, développant le respect de soi.

L’auteur de la contribution attire notre attention sur le fait que la reconnaissance communautaire peut-être source d’enfermement en raison d’un déficit de parole critique permettant d’équilibrer le processus de reconnaissance. Ce danger est lié à la difficulté, notamment dans les communautés religieuses, de rendre dicible ce qui fonde la reconnaissance.

C’est à la pratique d’une parole critique que nous sommes appelés, et à faciliter l’expression publique des convictions religieuses, notamment minoritaires, pour en faciliter la mise en dialogue, étape préparatoire à la reconnaissance.[8]

Enfin, pour l’espace du christianisme, Justin Hagerman, nous propose une réflexion inspirée de Saint Paul, sur les modalités d’interprétation des différences.

L’auteur pointe d’abord combien la pluralité peut-être source de liberté mais aussi de disputes liées aux conflits d’interprétation. La liberté d’expression, souhaitée et pratiquée par un locuteur peut se dégrader en dissensions, pour peu que chacun campe sur ses positions et cherche à avoir raison, tout en interprétant ce qui est communiqué ou montré.

A partir d’une lettre de Paul aux communautés de Corinthe et de Rome au sujet de la consommation de viandes issues de sacrifices païens, l’auteur dégage les voies d’une résolution des conflits d’interprétation, permettant de construire l’unité des interlocuteurs.

Quatre voies sont proposées : (I) une sensibilité aux différences, (II) une intention de ne pas faire trébucher l’autre, (III) une amitié ancrée dans l’amour, (IV) un accueil réciproque contournant les pierres d’achoppement.

En fin d’ouvrage, trois contributions enrichissent notre approche de la question de la liberté d’expression, à partir des pratiques et représentations du monde musulman et des communautés chrétiennes de voisinage.

Jean Claude Angoula nous invite, à partir de l’expérience sénégalaise à réconcilier liberté d’expression et fraternité[9].

Au Sénégal, les communautés musulmanes et chrétiennes ne sont pas avares d’interpellations vigoureuses sur des sujets théologiques, de société ou de mœurs. Un exercice décomplexé de la liberté d’expression semble pouvoir mettre en cause la cohésion de la société. Paradoxalement, la liberté religieuse et la liberté d’expression semblent vouées à défendre des intérêts et points de vue strictement communautaires, plutôt qu’à favoriser un climat de fraternité et d’écoute mutuelle. Ainsi, la liberté d’expression, pourtant constitutionnalisée, ne devient-t-elle qu’une expression « hors-sol » coupée de toute réalité sociale ou spirituelle.

L’auteur appelle à mobiliser les chrétiens autour d’une théologie de la fraternité pour ouvrir à un développement, à nouveau frais, du vivre ensemble et de la libre expression.

Est-il possible, en tant que musulman, de se soustraire au jeûne prescrit par le Coran et de le manifester ?

Au terme d’une longue enquête théologique, sociale et lexicographique Malek Chaieb,[10] : nous indique que le concept de liberté d’expression n’existe pas dans le Coran. La notion de liberté est articulée au champ social et sert à décrire une situation où l’on se délivre d’un lien de servage ou de domination. Quand l’abstinence de jeûne est sanctionnée, ce n’est pas pour un motif individuel mais parce que le « non-jeûneur en public » pourrait tenter un jeûneur hésitant.

Le non jeûneur volontaire n’est pas stigmatisé et pourra trouver la liberté de se positionner dans la diversité des coutumes locales.

En évoquant la question, si sensible, du blasphème Ali Mostfa, [11]met en évidence un point nodal permettant de comprendre la façon de recevoir, en milieu islamique ; la discussion sur la liberté d’expression.

En contexte islamique la liberté de s’exprimer est subordonnée à des limites morales strictes. La plus importante est de ne pas causer de préjudice à autrui, de sauvegarder la communauté.

La prévenance et l’interdiction du préjudice, de l’offense, de la diffamation, de l’injure, du blasphème, de la sédition…encadrent l’expression de chacun. La richesse sémantique des interdits manifeste clairement leur rôle central.

Ainsi, la liberté d’expression est moins conçue comme une liberté individuelle que comme un vecteur offensif possible, et qu’il s’agit de proscrire vigoureusement.

Après avoir arpenté ces territoires si différents, nous ne pouvons que constater avec Damien Chomette que bien sûr, le respect mutuel et le dialogue font consensus. Pour autant celui-ci a du mal à résister à la tendance universaliste des religions et au fait que les valeurs religieuses ne sont pas que de simples opinions négociables, mais qu’elles engagent le sens de toute la vie.

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Pour citer cet article
Référence électronique : J.L Barbon, « Lecture de Michel Younès (dir.).  Les religions à l’épreuve de la liberté d’expression », Educatio [En ligne], 14| 2024. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

[1] Université catholique de Lyon

[2] Liste des doctorants et Zuber

[3] Op.cit. p.21

[4] Op.cit. p.43

[5] Cf. l’ouvrage de Camille Riquier « Nous ne savons plus croire » PUF Quadrige 2020

[6] Op.cit. p.73

[7] Op.cit. p. 99

[8] Cf. Jürgen Habermas « Entre naturalisme et religion » 2008

[9] Op.cit. p. 147

[10] Op.cit. p. 175

[11] Op.cit. p 205