Lecture de Paul Ricœur, « Tolérance, intolérance, intolérable », in Lectures 1, Autour du politique.

Thierry de La Garanderie

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Dans les premiers pages de cet article[1] qui propose une riche confrontation de la tolérance avec l’intolérance et l’intolérable (entre le défaut et la limite), le philosophe Ricoeur distingue des niveaux de tolérance ; cette distinction est éclairante pour notre réflexion sur l’usage de la liberté d’expression. Nous avons insisté, dans l’éditorial, sur la nécessité d’articuler la liberté d’expression et le débat contradictoire, débat au sein duquel l’expression de chaque intervenant est prise au sérieux ; c’est dans ce cadre-là que nous pouvons faire intervenir la question de la tolérance, en suivant pas à pas la lecture de Ricœur.

 

       La tolérance est le fait de tolérer quelque chose. La tolérance peut résulter de l’abstention d’un pouvoir (politique, moral, religieux) qui se retient d’interdire l’expression d’une pensée, d’une croyance ou d’une opinion qui vont pourtant à l’encontre de sa manière de penser – tolérer signifie donc ne pas interdire : un espace de liberté est ainsi offert à une expression autre. Le pouvoir en question renonce à imposer à une communauté son système de croyance : « ne pas interdire ou exiger alors qu’on le pouvait »[2]. Mais la tolérance est aussi une expérience négative, car elle consiste à supporter à ses côtés la présence d’une opinion ou d’une croyance avec laquelle on est en désaccord – nous retrouvons ainsi le verbe latin « tolerare » qui signifie : « porter, supporter un poids, un fardeau ». La tolérance se présente donc une expérience ambiguë qui semble ouvrir l’espace d’une liberté d’expression de croyances, d’opinions, d’idées, mais qui ne favorise pas nécessairement le débat contradictoire, de sorte que la liberté d’expression ne s’accomplit pas pleinement : elle est seulement supportée, et la conscience qui l’utilise n’est pas reconnue dans sa dignité ontologique ou dans sa valeur intellectuelle ce qui fait que la liberté de conscience n’est pas pleine : la conscience se retenant de s’exprimer en comprenant que ses opinions ne sont que supporter, ne peut pas déployer sa pensée. Ricoeur écrit ainsi : « (…) sans expression et sans communication, la conscience, le for intérieur restent muets, donc opprimés »[3].

Mais ne désespérons pas, et comprenons en décrivant les différentes étapes de la tolérance qu’il est possible de passer du principe d’abstention (laisser un espace de liberté) au principe d’admission (accueillir favorablement la libre expression de chacun). Les deux premières étapes renvoient à des expériences négatives de la tolérance : d’une part (première étape), je suis dans une situation politique par exemple, où un arbitre (un pouvoir politique) me contraint à cohabiter avec une opinion ou une croyance que je désapprouve ; je supporte contre mon gré cette autre manière de penser, car je n’ai pas la puissance de l’empêcher – il serait possible de faire référence aux guerres de religion au 16ème siècle et aux Edits de tolérance qui contraignaient les catholiques et les protestants à cohabiter, mais qui ne pouvaient donner lieu à aucun débat contradictoire, chacun restant enfermer dans sa croyance religieuse. D’autre part (deuxième étape), je désapprouve telle manière de penser (ou tel système de croyance), mais je m’efforce de la comprendre, sans avoir l’intention de l’adopter. C’est une ouverture vers l’autre qui se manifeste : la tolérance n’est plus un fardeau à vivre, et l’être sort de lui-même en imaginant qu’un autre système de croyance est possible. Pour autant le débat contradictoire ne peut pas avoir lieu, car il ne s’agit pas de reconnaître à une autre opinion le droit d’avoir la même exposition dans l’espace public et le même temps d’expression que l’opinion dominante.

La troisième étape de la tolérance s’avère déterminante pour la liberté d’expression ; elle intervient dans l’histoire au moment de la désacralisation du pouvoir politique et donc de l’avènement de l’Etat de droit (18ème siècle) – passage de l’abstention d’un pouvoir qui se retient d’intervenir à un pouvoir qui admet et autorise des libertés (expression, réunion, culte, publication). Le pouvoir politique accorde le droit d’exprimer librement des différences et défend le principe du pluralisme d’opinions, de croyances – « la tolérance prend alors un sens tout à fait positif »[4] écrit alors Ricœur. Que se passe-t-il ? Je n’approuve pas nécessairement une manière de penser différente de la mienne, mais je reconnais le droit à cette manière de penser de pouvoir s’exprimer dans l’espace public, à la condition de respecter le cadre juridique qui en permet l’expression ; cela implique le principe de citoyenneté égale : « chacun a droit à une liberté égale à celle de tout autre individu ou groupe »[5]. Il y a ainsi une reconnaissance juridique de la liberté d’expression de chacun. La liberté de conscience peut alors se déployer : chacun a le droit d’intervenir dans l’espace public, de faire entendre ses pensées et ses croyances, dans un cadre juridique rigoureux ; et pour les faire entendre, le citoyen doit auparavant les utiliser librement en son for intérieur (comme pour fourbir ses armes argumentatives) : l’adhésion à ses croyances est libre, grâce au principe du pluralisme des idées. L’Etat de droit n’impose un système de croyances.

Avec cette troisième étape de la tolérance, nous pourrions penser que nous avons atteint un sommet : la liberté de d’expression coïncide avec la liberté de conscience. Cependant cette étape comporte une limite : je reconnais à l’autre le droit d’exprimer une opinion différente de la mienne, mais je ne lui accorde pas la vérité ; il y a une scission entre le droit et la vérité. Cela se donne à voir avec les débats politiques : des opposants s’accordent mutuellement le droit d’avoir des opinions différentes et le droit de les exprimer, mais chacun estime que l’autre a nécessairement tort. Le débat contradictoire demeure ainsi limité, et ne rend pas réellement possible le progrès de la pensée. Il faut donc passer à une quatrième étape qui demande un travail sur soi pour mieux accueillir la parole de l’autre : la pensée d’autrui qui s’exprime en face de moi me surprend, heurte mes croyances ; pour autant cette pensée pourrait avoir un rapport à la vérité qui m’échappe en raison de la finitude de mon propre entendement. La tolérance ne consiste pas à supporter une opinion différente de la mienne ou accorder le droit à autrui de dire librement ce qu’il pense. Non ! Il s’agit d’entrer dans la confrontation et de soumettre les opinions exprimées (la mienne comme la sienne) à un travail critique rigoureux pour cheminer ensemble vers une opinion partagée. L’expérience du dialogue philosophique ou de l’échange scientifique qui rend possible la constitution d’un cogitamus (nous pensons) peuvent constitués des illustrations fortes.

Mais pour illustrer cette étape de la tolérance, Ricoeur invoque le pluralisme de la foi chrétienne ; il y a une expérience théologique de la tolérance qui mène de la violence de la conviction à la non-violence du témoignage. A partir du moment où l’église catholique s’est détachée du pouvoir politique, elle n’a plus eu à imposer son dogme à la société entière : « Une foi qui n’a plus à légitimer le prince est sur la voie de découvrir que son seul pouvoir est celui de la Parole »[6]. N’ayant plus à fonder le pouvoir politique, le christianisme retrouve sa liberté de pensée, et interroge une parole qui se présente de façon plurielle, notamment par l’intermédiaire de quatre évangiles, ce qui rend possible des exégèses multiples. Le christianisme se met lui-même en débat, crée des communautés différentes et accepte par-là même le libre jeu des interprétations : n’est-ce pas là le génie du christianisme ? Le christianisme vise à enrichir la réflexion critique sur le message du message christique, sur la signification de ce qui est appelé Dieu et ouvre l’espace d’expression de cette réflexion. Ricoeur insiste notamment sur le fait que le Christ ne veut pas délimiter la signification de Dieu, mais qu’il « en augmente l’énigme et le mystère »[7] ; cela signifie qu’il ne saurait y avoir une seule détermination de l’être de Dieu. Chaque conscience peut alors s’exprimer sans prétendre dire le dernier mot sur Dieu, et cheminer avec d’autres pour enrichir les interprétations possibles.

Il reste enfin cette ultime étape de la tolérance qui consiste à approuver toutes les manières de penser, au nom de la liberté de penser et parce qu’elles sont les expressions de la diversité humaine. Cette ultime étape est limitée par l’intolérable qui concerne toutes les paroles qui portent atteinte à l’intégrité des êtres et à la dignité des personnes. Mais cette ultime étape n’est pas satisfaisante – nous nous situons au-delà du texte de Ricœur : en voulant accepter toutes les différences, elle conduit à l’indifférence entre les opinions qui ne visent plus à se confronter (chacun a raison de son côté) et au nivellement de ses opinions : chaque opinion en vaut une autre. Cela constitue une impasse pour la liberté d’expression : la conscience s’enferme dans ses convictions, ne les met plus en débat et donc s’appauvrit en pensée ; l’expression de ses idées perd alors force et saveur.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Thierry de La Garanderie, « Lecture de Paul Ricœur, « Tolérance, intolérance, intolérable », in Lectures 1, Autour du politique », Educatio [En ligne], 14| 2024. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

 

[1] Article de 1990 publié dans Lectures 1, Paris, Seuil, 1991, pp. 295-312.

[2] Ibid., page 302.

[3] Ibid., page 300.

[4] Op. cité, page 301.

[5] Op. cité, page 300.

[6] Op. cité, page 308.

[7] Op. cité, page 311.

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