Baptiste Jacomino[1]
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Je me souviens d’une élève qui refusait d’écrire le mot « Dieu » dans sa version latine un jour où nous traduisions une lettre de Sénèque à Lucilius, parce que, disait-elle, sa religion lui interdisait de prononcer le nom de Dieu. Derrière cette prise de position, il y avait une question tentaculaire. Pourquoi n’étais-je pas, moi, soumis à la même loi qu’elle ? Pensais-je vraiment qu’il soit possible de nommer Dieu ? Dès lors qu’on parle de Lui, notamment dans le cadre de dispositifs pédagogiques, ne trahit-on pas sa transcendance, ce qui, en Lui, échappe à toute délimitation, à toute nomination, à toute prise humaine ? La tradition spirituelle chrétienne témoigne de diverses réponses possibles à cette question. On aurait tort de parler de Dieu aux élèves en donnant l’impression que le problème serait définitivement résolu ou qu’il ne serait pas digne d’intérêt.
On peut aborder ce problème de l’extérieur, avec neutralité, en se contentant de rendre compte de diverses approches du sujet qui ont été articulées au cours de l’histoire et qui continuent d’être formulées autour de nous. On peut aussi se mouiller, oser dire ce que l’on croit, même imparfaitement, même en assumant des doutes, et c’est sans doute ce que l’on attend d’un enseignement confessionnel : un témoignage et même une annonce. Voilà qui pose souvent problème, par exemple à des enseignants qui ne sont pas chrétiens et qui ont néanmoins choisi de rejoindre un établissement catholique. Ce n’est pas évident non plus pour les chrétiens qui ont à mettre au clair, pour en témoigner, la foi qui les habitent. Parler de Dieu engage alors à s’interroger sur ce que l’on veut dire de Lui et sur ce que l’on veut dire de soi. Aucune loi, aucun discours idéologique ne peut répondre à notre place à cette question brûlante qui appelle à assumer une parole à la première personne du singulier. La tradition personnaliste qui a beaucoup nourri l’enseignement catholique nous indique ce chemin difficile.
Il n’est pas rare qu’on évite plus ou moins volontairement de s’y aventurer, parce qu’on manque de temps, parce qu’on ne se sent pas à l’aise avec le sujet, parce qu’on craint les réactions qui pourraient venir, parce qu’on renâcle à se poser des questions qu’on préfèrerait avoir rangées une fois pour toutes dans un tiroir. Mais ne pas parler de Dieu est bien souvent une autre manière d’en dire quelque chose, de témoigner d’une indifférence, d’une crainte, ou d’une foi qui se manifeste plus implicitement, dans des attitudes, des techniques, des styles… Ces discours implicites sur Dieu méritent sans doute d’être explicités, au moins pour soi-même, le temps de s’interroger sur ce qu’on dit sans le dire, sur ce qu’on reconnaît de soi dans cet implicite, sur ce qu’on en assume et sur l’espace qu’on laisse à ceux qui, eux, parlent explicitement de Dieu ou, du moins, de l’idée qu’ils s’en font.
Celui qui peut avoir à dire quelque chose de Dieu à l’école, ce n’est pas seulement l’adulte (le professeur, l’éducateur, l’intervenant, le parent…), mais aussi l’élève. Comment peut-il apprendre à en parler ? L’enjeu est majeur. Celui qui ne sait pas formuler une parole personnelle sur Dieu ne risque-t-il pas d’adhérer aveuglément à des discours préétablis, à des fanatismes de toute sorte ? Apprendre à dire véritablement quelque chose de Dieu, n’est-ce pas, entre autres, apprendre à dire « je » et à construire ce « je » en relation avec les autres et avec l’Autre ? Comment favoriser cela ? C’est, bien au-delà du seul thème qui nous occupe, la question de la parole de l’élève qui se pose encore et encore, du temps et de la place qu’on lui donne, du crédit qu’on lui accorde.
L’Evangile nous apprend à reconnaître dans la parole de ceux que nous rencontrons quelque chose de la parole de Dieu, de sa présence, de sa perpétuelle nouveauté. On ne saurait dès lors que chercher à multiplier les occasions d’entendre ces paroles, aussi inattendues soient-elles, et même tout particulièrement quand elles sont inattendues. Ce mouvement amène nécessairement à subvertir la « forme scolaire » traditionnelle en ce qu’elle vise à contrôler, à maîtriser et fait ainsi obstacle à la surprise que contient toute parole authentique. La recherche pédagogique trouve dans cet obstacle la source d’un désir que nulle méthode ne suffit à satisfaire pleinement. Les expériences, les initiatives et les aventures collectives y puisent un élan sans cesse renouvelé.
Tous ces problèmes – on l’aura compris, ce numéro d’Educatio ne vise pas tant à les clore qu’à les tenir ouverts. Sur le thème de la laïcité, de la place de Dieu à l’école et de la légitimité de l’enseignement catholique, les discours binaires, ceux d’un camp contre un autre, n’ont pas besoin de notre revue pour s’exprimer. On les entend partout. Les médias et, plus encore, les réseaux sociaux, les rendent assourdissants. Nous voudrions faire entendre une voix plus légère, un discours plus inachevé, celui de recherches qui n’en finissent pas d’être relancées par de nouvelles questions.
Présentation du numéro
Notre dossier articule successivement deux approches : la première vise à repérer quelques fondamentaux sur la question, la seconde propose d’analyser des exemples pratiques.
Dans la première partie, Laurent Stalla-Bourdillon pointe notamment la nécessité de parler de religion à l’école quand la peur, le déni ou le mépris de ce sujet ne font que nourrir l’ignorance, la rancœur et la radicalisation.
Patrick Royannais puise dans l’histoire de la théologie chrétienne pour mettre en évidence la difficulté que l’on ne peut que rencontrer dès que l’on veut parler de Dieu, à l’école comme ailleurs, si bien que le meilleur discours que l’on puisse tenir sur lui réside sans doute dans nos actions, quand nous nous tenons aux côtés des dévastés de l’histoire et que nous veillons à ce qu’ils ne soient pas effacés.
Joseph Herveau soutient que par-delà une « parole sur Dieu », l’école catholique est surtout appelée à manifester sa présence vivante par l’éducation et ainsi, à permettre de le rencontrer.
Géraldine Maugars, en s’appuyant sur la pensée de Simone Weil, pointe les vertus de l’implicite dans l’éducation à l’amour de Dieu. La philosophe décrivant, en particulier, en quoi apprendre à attendre et se libérer de l’intérêt immédiat pour la réussite scolaire peuvent faire croître souterrainement une disposition à la prière.
Geoffrey Legrand nous rapporte les conclusions du symposium « Schools and Religions : What is the relationship ? Possible perspectives ? » qui s’est tenu à Bruxelles en novembre 2023. On y entend, entre autres, l’idée qu’une éducation chrétienne et un enseignement interreligieux peuvent être une précieuse école d’ouverture en un temps où les fanatismes croissent.
Bert Roebben propose une ligne éducative existentialiste radicale dans laquelle l’éducateur ne va pas trop vite chercher Dieu pour fonder son propos mais s’enracine avant tout dansp sa vulnérabilité humaine pour éduquer et enseigner.
Dans la seconde partie, Jorge Burgueño López présente une expérience conduite dans une école de Madrid visant à aborder les sujets spirituels dans une perspective respectueuse et critique et à favoriser le développement holistique des élèves en reliant le contenu théologique à leurs expériences et émotions personnelles.
Licia Innico nous invite à regarder ce que font les enseignants de religion dans les écoles primaires publiques italiennes et les directions que pourrait prendre cet enseignement dans les années qui viennent. Elle rappelle le cadre juridique de cet enseignement qui vise, par « une laïcité inclusive », à permettre à chacun de rendre compte du soubassement religieux de sa culture dans le cadre d’un dialogue avec les autres. Elle propose ensuite, en s’inspirant du geste par lequel Jésus place un enfant au centre de ses disciples, de renverser la posture traditionnellement adoptée dans le cadre de cet enseignement. Il s’agirait de sortir du paradigme de la droiture pour mieux se plier, se mettre à l’écoute des élèves et leur apprendre à leur tour à écouter, à demander et à faire confiance, faisant ainsi droit, au passage, à l’aspiration démocratique que l’on perçoit dans les écoles.
Geoffrey Legrand parle d’une autre expérience, bruxelloise cette fois, d’« ateliers – symboles », lors desquels des enseignants tentent de remédier à des durcissements identitaires en déconstruisant les stéréotypes liés au religieux et en favorisant la reconstruction de conceptions religieuses plus réflexives. Pour ce faire, ils utilisent des objets liés aux cultes religieux afin que les élèves entrent à l’intérieur de l’univers symbolique de l’autre à l’aide de leurs cinq sens.
Kana Etoundi René Rodrigue Lionel, Doctorant en sciences de l’éducation au Cameroun, nous fait découvrir comment le CCU – Centre Catholique Universitaire – de l’Université de Yaoundé1 a cherché à parler de Dieu aux étudiants grâce au témoignage porté par l’accompagnement quotidien des œuvres universitaires. Articulant la vie matérielle, sociale et académique avec une vie spirituelle soutenue et la tension vers une éducation intégrale, le CCU de Yaoundé a su créer les conditions d’une spiritualité du quotidien.
Editorial
Baptiste Jacomino[2]
I remember a student who refused to write the word “God” in her Latin version one day when we were translating a letter from Seneca to Lucilius because, she said, her religion forbade her to pronounce the name of God. Behind this stance was a sprawling question. Why wasn’t I subject to the same law as she was? Did I really think it possible to name God? As soon as we speak of Him, particularly in the context of pedagogical devices, aren’t we betraying His transcendence, that which, in Him, escapes all delimitation, all naming, all human grasp? The Christian spiritual tradition bears witness to a variety of possible answers to this question. It would be a mistake to talk to students about God in such a way as to give the impression that the problem has been definitively solved, or that it is not worthy of interest.
We can approach this problem from the outside, with neutrality, contenting ourselves with reporting on the various approaches to the subject that have been articulated over the course of history and that continue to be formulated around us. We can also dare to say what we believe, even if imperfectly, even if with doubts, and this is undoubtedly what is expected of confessional teaching: a witness and even a proclamation. This is often a problem, for example, for teachers who are not Christians, but who have nevertheless chosen to join a Catholic school. Nor is it easy for Christians, who have to clarify their own faith in order to bear witness to it. Talking about God means asking ourselves what we want to say about Him, and what we want to say about ourselves. No law or ideological discourse can answer for us this burning question, which calls us to speak in the first person singular. The personalist tradition that has greatly nourished Catholic teaching shows us this difficult path.
It’s not uncommon to avoid venturing into this area, more or less voluntarily, because of a lack of time, because we don’t feel comfortable with the subject, because we’re afraid of the reactions that might come our way, because we’re reluctant to ask questions that we’d prefer to have tucked away in a drawer once and for all. But not talking about God is often another way of saying something about him, of showing indifference, fear, or a faith that manifests itself more implicitly, in attitudes, techniques, styles… These implicit discourses on God undoubtedly deserve to be made explicit, at least for ourselves, so that we can question ourselves on what we say without saying it, on what we recognize about ourselves in this implicitness, on what we assume from it, and on the space we leave for those who, for their part, speak explicitly about God or, at least, about the idea they have of him.
It’s not just the adult (teacher, educator, facilitator, parent, etc.) who may have to say something about God at school, but also the pupil. How can they learn to talk about God? This is a major challenge. If they don’t know how to formulate a personal statement about God, don’t they run the risk of blindly adhering to pre-established discourses and fanaticism of all kinds? Doesn’t learning to truly say something about God mean, among other things, learning to say “I” and to construct this “I” in relation to others and to the Other? How can we encourage this? Far beyond the topic at hand, the question of the student’s voice is raised again and again, alongside the one about the time and place granted, or the credit given.
The Gospel teaches us to recognize in the words of those we meet something of the word of God, of its presence, of its perpetual newness. We must therefore seek to multiply the opportunities to hear these words, however unexpected they may be, and even more so when they are unexpected. This movement necessarily leads to the subversion of the traditional “school form” insofar as it aims to control, to master, and thus obstructs the surprise that all authentic speech contains. Pedagogical research finds in this obstacle the source of a desire that no method can fully satisfy. Experiments, initiatives and collective adventures draw on this constantly renewed impetus.
As you will have gathered, this issue of Educatio is not so much about closing these matters as keeping them open. When it comes to secularism, the place of God in schools and the legitimacy of Catholic teaching, binary discourses – those of one camp against another – don’t need our journal to express themselves. We hear them everywhere. The media and, even more so, social networks, make them deafening. We’d like you to hear a lighter voice, a more unfinished discourse, that of research that never stops being re-launched by new questions.
Presentation of the issue
This issue takes two successive approaches: the first aims to identify a few fundamentals on the question, the second aims to analyze practical examples.
In the first part, Laurent Stalla-Bourdillon stresses the need to talk about religion in schools, when fear, denial or contempt for the subject only feed ignorance, resentment and radicalization.
Patrick Royannais draws on the history of Christian theology to highlight the difficulties we are bound to encounter when we want to talk about God, in schools as elsewhere, so much so that the best discourse we can have on him undoubtedly lies in our actions, when we stand alongside the victims of history and ensure that they are not erased.
Joseph Herveau argues that, beyond “talking about God”, the Catholic school is above all called to manifest his living presence through education, and thus to make it possible to encounter him.
Géraldine Maugars, drawing on the thought of Simone Weil, points to the virtues of the implicit in education for the love of God. The philosopher describes, in particular, how learning to wait and freeing oneself from immediate interest in academic success can grow an disposition to prayer.
Geoffrey Legrand reports on the conclusions of the symposium “Schools and Religions: What is the relationship? Possible perspectives?” held in Brussels in November 2023. Among other things, we hear that Christian education and interreligious teaching can be a valuable form of openness at a time when fanaticism is on the rise.
Bert Roebben proposes a radical existentialist line of education, in which the educator is not searching immediately for God as the basis for his or her teaching, but rather is rooted first and foremost in his or her own human vulnerability.
In the second part, Jorge Burgueño López presents an experiment conducted in a Madrid school aimed at tackling spiritual subjects from a respectful yet critical perspective, and fostering students’ holistic development by linking theological content to their personal experiences and emotions.
Licia Innico invites us to take a look at what religion teachers are doing in Italian public elementary schools, and at the directions this teaching might take in the coming years. She reminds us of the legal framework for this teaching, which aims, through “inclusive secularism”, to enable everyone to give an account of the religious underpinnings of their own culture in the context of a dialogue with others. Inspired by Jesus’ gesture of placing a child at the center of his disciples, she goes on to propose a reversal of the posture traditionally adopted in such teaching. The idea is to move away from the paradigm of righteousness and bend over backwards, listening to the students and teaching them to listen, ask and trust, thus responding to the democratic aspirations of schools.
Geoffrey Legrand tells of another experiment, this time in Brussels, with “symbol workshops”, in which teachers attempt to remedy identity hardening by deconstructing religious stereotypes and encouraging the reconstruction of more reflexive religious conceptions. To do this, they use objects linked to religious cults so that pupils can access the symbolic universe of others using their five senses.
Kana Etoundi René Rodrigue Lionel, a doctoral student in educational sciences in Cameroon, explains how the CCU – Catholic Center University – at the University of Yaoundé1 has sought to speak to students about God through the daily accompaniment of university works. Articulating material, social and academic life with a sustained spiritual life and the tension towards integral education, Yaoundé’s CCU has created the conditions for an everyday spirituality.
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Pour citer cet article
Référence électronique : Baptiste Jacomino, « Editorial », Educatio [En ligne], 15| 2025. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
[1] Docteur en sciences de l’éducation et spécialiste de philosophie de l’éducation ; Directeur de la Stratégie de l’Enseignement catholique de Paris ; Fondateur de la revue Le Maître intérieur.
[2] Docteur en sciences de l’éducation et spécialiste de philosophie de l’éducation ; Directeur de la Stratégie de l’Enseignement catholique de Paris ; Fondateur de la revue Le Maître intérieur.