Joseph Herveau [1]
Résumé
Dans cet article, l’auteur explore la fraternité comme un horizon et une « vocation » : un don reçu et l’appel à en vivre.
Partant du constat que la fraternité suppose consentement et apprentissage, l’auteur en montre l’ambivalence : promesse de réconfort mais aussi source de tensions ou de rivalités.
Tant dans notre histoire que dans les récits bibliques – de Caïn et Abel à Joseph et ses frères- la fraternité se révèle comme toujours dissymétrique : il y a des frères ainés et des frères cadets, dévoilant Il n’y a pas qu’une seule manière d’être frère.
Au final, Jésus, le « vrai frère », la révèle comme inconditionnelle, orientée vers le service et le salut de tous.
L’école catholique est ainsi appelée à être le lieu de construction d’une fraternité en actes, non seulement entre jeunes, mais aussi entre jeunes et adultes.
L’article propose ainsi des pistes à la fois modestes concrètes, invitant à une conversion du regard, à la valorisation des talents de chacun, et à l’expérience du partage. Éduquer à la fraternité devient alors un acte d’espérance : il est possible de vivre en frères.
Resumen
En este artículo, el autor explora la fraternidad como un horizonte y una «vocación»: un don recibido y la llamada a vivirlo.
Partiendo de la constatación de que la fraternidad supone consentimiento y aprendizaje, el autor muestra su ambivalencia: promesa de consuelo, pero también fuente de tensiones o rivalidades.
Tanto en nuestra historia como en los relatos bíblicos —desde Caín y Abel hasta José y sus hermanos— la fraternidad se revela siempre asimétrica: hay hermanos mayores y hermanos menores, lo que pone de manifiesto que no hay una única forma de ser hermano.
Al final, Jesús, el «verdadero hermano», la revela como incondicional, orientada al servicio y la salvación de todos.
La escuela católica está llamada a ser el lugar donde se construya una fraternidad en los hechos, no solo entre los jóvenes, sino también entre los jóvenes y los adultos.
El artículo propone así pistas modestas y concretas, que invitan a una conversión de la mirada, a la valorización de los talentos de cada uno y a la experiencia del compartir. Educar en la fraternidad se
convierte entonces en un acto de esperanza: es posible vivir como hermanos.
Abstract
Hope through education for fraternity
In this contribution, the author explores fraternity as a horizon and a ‘vocation’: a gift received and a call to live by it. Starting from the observation that fraternity presupposes consent and learning, the author shows its ambivalence: a promise of comfort but also a source of tension or rivalry.
Both in our history and in biblical stories – from Cain and Abel to Joseph and his brothers – brotherhood always proves to be asymmetrical: there are older brothers and younger brothers, revealing that there is no single way to be a brother. Ultimately, Jesus, the ‘true brother,’ reveals it as unconditional, oriented toward service and the salvation of all.
Catholic schools are thus called upon to be places where fraternity is built through action, not only among young people, but also between young people and adults. The article offers modest but concrete suggestions, inviting readers to change their perspective, to value each person’s talents, and to
experience sharing. Educating for fraternity then becomes an act of hope: it is possible to live as brothers and sisters.
Introduction
Spes non confundit[2]. « L’espérance ne déçoit pas », rappelle la bulle d’indiction[3] du jubilé 2025.
Pourrait-on en dire autant de la fraternité ? Pas si simple. La fraternité n’étant pas une vertu mais un état de fait, – nous avons des frères et des sœurs de sang mais aussi en humanité – qui doit être suivi d’effet. Lorsque ce n’est pas le cas, c’est l’absence de fraternité qui déçoit. Le comportement « fraternel », lorsqu’il l’est vraiment, lui, ne déçoit jamais.
Il ne suffit pas alors, « d’être » frère. Il faut consentir à vivre fraternellement. De cette fraternité on peut éminemment dire, à la suite de Pindare, St Augustin, Nietzsche et tant d’autres : « deviens ce que tu es, quand tu l’auras appris ».
Se découvrir frères et sœurs, y consentir, et apprendre à vivre comme tel, est indispensable pour que la fraternité produise le fruit que l’on attend d’elle. Croire qu’il est possible d’éduquer à la fraternité et y travailler est alors un acte d’espérance qui ne déçoit pas.
Parce que la fraternité est au cœur de l’Évangile : « vous n’avez qu’un seul père et vous êtres tous frères[4] », l’éducation à la fraternité est une composante indispensable de l’édification pour la communauté éducative de ce « climat évangélique de liberté et de charité » dont parle Gravissimum Educationis[5] au sujet de l’école catholique.
Ce faisant, l’école catholique aussi, peut devenir chaque jour davantage « ce qu’elle est », au bénéfice de l’ensemble de la société. Elle contribue alors à donner un sens concret à la fraternité dans un monde de plus en plus marqué par l’individualisme et le chacun pour soi.
Tel est le sens du propos qui suit, formulé il y a déjà quelques années mais jamais publié, et revisité pour l’occasion. Il plaide pour le développement d’une véritable éducation à la fraternité en école catholique, en suggérant quelques pistes.
« Tu n’es pas tout seul », ou l’ambivalence de la fraternité
Nous ne sommes pas tout seuls. Cette simple affirmation, de l’ordre de l’évidence, est en elle-même porteuse de l’ambiguïté -ou au moins de l’ambivalence- de la présence d’autrui à nos côtés.
Lorsqu’un parent dit à l’enfant apeuré : « tu n’es pas tout seul », cela signifie : « je suis avec toi, regarde, nous sommes là, ensemble, n’aie pas peur ». L’autre est cette présence rassurante qui redonne confiance. L’autre est cette raison de continuer à avancer, à se relever, à vivre.
Le tout petit enfant le sait bien et le formule parfaitement lorsqu’on lui demande ce qu’il veut et qu’il répond : « je veux maman ». Avec elle, il se fiche bien de savoir où il est et où il va. L’important est qu’elle soit là et qu’il soit avec elle.
Mais ce « tu n’es pas tout seul », est aussi la phrase adressée à celui qui nous dérange, celui qui met sa musique trop fort, celui qui n’a rien laissé dans ce frigo qu’il n’avait pas rempli, ou qui envahit abusivement l’espace commun, que ce soit celui de la famille, de la classe, du train, ou du bus. « L’enfer, c’est les autres » écrivait Sartre. De ce point de vue, c’est toujours un « moi » qui parle, sans se préoccuper toujours de savoir si ce « moi » n’est pas d’ailleurs, l’enfer de quelqu’un… d’autre.
La question qui nous occupe – la fraternité – est au cœur de cette ambiguïté. Qu’il s’agisse ou non d’un lien du sang, il est bon d’être (ou de se sentir) le frère ou la sœur de quelqu’un. Et en même temps, c’est coûteux, c’est difficile, ça ne va pas de soi. Il y a celui dont je ne veux absolument pas, ou dont je ne veux absolument plus être le frère.
Prétendre vivre avec les autres selon un « horizon de fraternité » serait illusoire si l’on oubliait de prendre en compte cette ambivalence. Nous risquerions un vœu pieux, une tisane de bons sentiments finalement assez insipide d’improductivité. Car passé l’appel à la « fraternité », l’autre, à coup sûr, reviendra nous déranger. Me déranger.
Bref, rien n’est plus difficile que l’édification de la fraternité et en même temps, rien n’est plus vital. Voilà pourquoi – comme le dit le Fr André-Pierre Gauthier[6] – il faut éviter d’en faire une banalité, un terme générique, une vague « valeur » indéfinie, ou de proclamer à la va vite : « on est tous frères, c’est génial ! », sous le mode de l’évidence.
La fraternité est certes un fait mais un fait qui ne peut ne demeurer qu’un fait et rien d’autre, un fait non suivi d’effet. Elle doit devenir un choix ou plus exactement, une réponse, et se découvrir comme une vocation, une interpellation à se décentrer de soi pour se recevoir d’autrui et ce faisant, à recevoir autrui.
La réponse à la vocation fraternelle est l’exercice d’une permanente hospitalité à s’accorder mutuellement, mais pas n’importe comment : dans la reconnaissance d’une ressemblance et d’une différence. Car au cœur de la question de la fraternité se trouve celle de l’altérité. Méfions-nous alors d’un « tous frères » qui signifierait « tous identiques », bref, d’une fraternité ne se déployant que dans une forme d’horizontalité lisse et univoque partant d’un « commun » qu’il suffirait de « poser », sans prendre la peine de le formuler. Oui, il y a du commun, et ce commun est essentiel. Mais il ne peut être vraiment opérant que sous le mode de l’appropriation. Car le commun n’a pas pour vocation d’absorber les différences, mais de leur donner sens.
Une fraternité asymétrique et différenciée
J’espère pouvoir le montrer par ce qui va suivre, c’est parce qu’elle est asymétrique et différenciée que la fraternité est féconde. Il y a des frères cadets et des frères ainés, des frères forts et des frères plus fragiles. Il n’y a pas une posture fraternelle unique, mais plusieurs, qui ne se confondent ni avec l’amitié, qui est sélective, ni même avec la solidarité.
Je procèderai en trois temps. Tout d’abord, en faisant un petit détour par l’expérience existentielle de la fratrie, riche d’enseignement, en tant que « matrice » de fraternité, même si, a bien des égards, celle-ci est à dépasser.
Nous irons ensuite explorer quelques aspects de celle multi-dimensionnalité des expériences de fraternité dans la Bible, sans porter une prétention à tout voir, mais en ciblant quelques figures caractéristiques, et en notant quelques points d’attention concernant la posture « fraternelle » du Christ lui-même.
Enfin, il sera temps de dégager quelques conséquences ou pistes éducatives, à partir du des deux approches précédentes.
1. L’expérience de la Fratrie
« Dès le début, la vie reçue est une vie donnée en partage avec d’autres, dont la présence nous est imposée ».
La phrase est tirée d’un article du P. Rémi de Maindreville, publié en 2013[7]. Pour lui, cette expérience de la fratrie nous façonne en ce sens qu’elle est notre toute première inscription dans la communauté humaine, qui d’une certaine façon contribue à modéliser plus ou moins consciemment notre relation à autrui. Et cela, même si l’on fait l’expérience d’être enfant unique. En « creux », et sous le mode de l’absence, il s’agira dans ce cas de se chercher des « frères » ou sœurs de substitution.
Cette toute première inscription dans la vie sociale nous assigne à une place que nous n’avons pas choisie, et qu’il faut autant s’approprier qu’apprivoiser. Et quelle que soit celle-ci, elle n’est pas simple. Le frère ou la sœur ainée, celui ou celle à qui on dira qu’il est « le grand » ou « la grande » à l’arrivée d’un petit nouveau pourra certes vivre cette place comme un privilège, mais parfois aussi comme une injustice : « sois gentil avec ton frère, tu sais, il est petit… tu peux bien lui prêter ton jouet ».
Maindreville parle alors d’une « épreuve » de la fraternité. Car cela sera vrai aussi pour le cadet, toujours en retard d’un ou de plusieurs crans sur les autres, celui qui ne pourra faire comme sa sœur ou son « frère » que « quand il aura tel âge », mais qui est pour le moment, trop jeune. On pourrait en dire tout autant de ces places intermédiaires dans les familles nombreuses, où l’on peut avoir bien du mal à se situer comme second, troisième ou quatrième, pris en tenaille en quelque sorte, entre un « trop grand pour faire ceci » et un « trop jeune pour faire cela », et où l’on peut expérimenter cette tension de ne partager complètement ni les privilèges des ainés, ni ceux des petits derniers.
Sauf peut-être dans le cas de jumeaux (et encore, il faudrait vérifier), les liens du sang nous imposent des frères et sœurs, et en quelque sorte un « rang » dans la fratrie.
Il y a là en quelque sorte une réalité paradoxale, celle de la dysmétrie fraternelle. Pourquoi paradoxale ? Parce que chacun des enfants se trouve dans un lien identique avec les parents. Ils sont frères et sœurs parce qu’ils partagent le même lien filial. Aucun n’est « plus » fils ou fille que les autres. Et pourtant, aucun n’est exactement à la même place que les autres. La fraternité nous fait expérimenter la « mêmeté » de l’origine, et dans le même moment l’altérité : « je ne suis pas lui, je ne suis pas elle, je ne suis pas comme lui ou comme elle. »
Maindreville note encore à ce propos une autre forme d’ambivalence, dans l’alternance de sentiments affectueux ou au contraire violents de rivalité, qui quelque fois d’ailleurs coexistent et se superposent : je déteste celui ou celle que justement je pense aimer au motif qu’il ou qu’elle ne se tourne pas vers moi. Cette « épreuve » de la fraternité est celle de l’apprentissage et de l’intégration (qui peut demeurer inachevée) de cette tension entre amour et haine, entre attirance et rejet. « Ce frère qui a pris ma place sur les genoux de maman –avec la complicité de celle-ci !-, je ne l’aime pas. Ou pas spontanément. Ou pas toujours. Mais, il est aussi mignon, j’aime bien quand il me sourit, quand je joue avec lui et que je le fais rire, quand on s’amuse bien… »
Ainsi sommes-nous plus ou moins marqués, les uns et les autres par ce type de relation ou d’expérience. Et cela ne peut pas ne pas avoir quelques répercussions, pour le meilleur ou pour le pire sur notre façon d’envisager une fraternité élargie au dehors des liens du sang, et que peut-être, ceux-ci -pour incontournables qu’ils soient- seront à dépasser.
En un sens, Jésus dira une chose tout à fait semblable lorsqu’il annoncera « Qui sont ma mère et mes frères ? Ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique[8] ». Si la fraternité est un fait, il faudra que ce fait soit suivi d’effet, ou la fraternité échouera. Et pour que le fait soit suivi d’effet, il faudra prendre en compte la dissymétrie de rang juxtaposée avec l’égalité de lien, et les ambivalences amour/haine.
2. La fraternité comme vocation, apprentissage, et conversion dans le livre de la Genèse
Du reste, la Bible ne passe pas sous silence cette difficulté, puisque le premier récit « fraternel » qu’elle nous livre est le récit d’un fratricide. Je fais mention ici de l’épisode de Caïn et Abel[9], même si à y regarder plus finement, il ne s’agit pas tout à fait de l’instant zéro de la fraternité.
2.1 Plusieurs formes d’altérité dans la Genèse.
D’abord le contexte : Nous avons eu les chapitres 1 et 2, qui sont les récits de création. A partir du chaos, Dieu crée en séparant. Son acte créateur fait sortir le monde de l’indistinct et de l’indéterminé, assignant justement à chaque chose et chaque être -y compris l’être humain- une place spécifique.
Pour l’être humain, cela a un sens singulier qui est révélé au v 18 : « faisons l’homme à notre image, comme à notre ressemblance ». L’homme et la femme, semblables et différents, sont les seuls pour qui il est fait expressément mention d’une différenciation dans la similitude : la différence sexuelle. La mission qui leur est confiée ensemble, est cette mission de « maitrise » ou plutôt de « soin »[10] de la création, au sens d’une participation à la mise en communion du monde et de ses différences, avec Dieu. Et cette « mission » passe par leur propre différence.
Ni l’homme ni la femme -pris isolément- ne peuvent prétendre à être le tout de l’humanité, et ce, même si chacun d’eux est pleinement « humain », et porteur de l’entière dignité humaine. Mais ce que l’on pourrait appeler « l’humanité totale », ils ne peuvent la représenter qu’ensemble, et d’une manière non-interchangeable, c’est à dire spécifique, sans d’ailleurs, que ce « spécifique » – à savoir, le fait d’être « homme » ou d’être « femme » – soit de quelque façon défini, ou essentialisé. Ce point est capital, à l’heure où d’aucuns dans notre société, seraient enclins à confondre « égalité » et « indifférenciation ».
Alors que dans le Ch 1 c’est Dieu qui « dit » et qui « nomme », dans le Ch 2, les perspectives sont semblables mais exprimées d’une autre façon. C’est Adam qui « nomme ». Nommer, c’est sortir du non-dit. C’est aussi reconnaître qu’il y a différence (avec les animaux) et qu’il y a altérité ou plutôt qu’Adam justement, ne trouve pas cette altérité ou ce vis-à-vis dans les animaux. Nous trouvons là un premier indice d’une place donnée à la « parole » dans toute construction de relation.
En effet dans les animaux qu’il nomme, Adam ne découvrira aucune « aide qui lui corresponde ». Il faudra attendre que celle-ci lui soit donnée dans un moment qui lui échappe, par Dieu lui-même, pour qu’il s’écrie : « voilà les os de mes os et la chair de ma chair. L’homme quittera son père et sa mère, s’attachera à sa femme et tous deux ne seront plus qu’un[11] ». Nous retrouvons ici la communion, qui nécessite paradoxalement de quitter quelque chose. Notons aussi que tout cela est dit par Dieu non au présent, mais au futur, dans un sens à la fois vocationnel, et sous l’angle de la promesse. La communion est à la fois ce à quoi Dieu appelle, et ce que lui seul peut donner. Mais si la fraternité est un don de Dieu, ce don reste à accueillir par l’homme.
On voit la plupart du temps Adam et Ève comme des figures conjugales. Sans remettre cela en question, il est bon de noter aussi qu’ils sont également les premières figures « fraternelles », au sens bien sûr, où ils sont « frères et sœur en humanité », au sens aussi, où ils sont devant Dieu en situation de le reconnaître comme leur origine commune, même si le texte n’utilise pas ici le terme « père ».
Les premiers chapitres du Livre de la Genèse nous présentent donc plusieurs formes d’altérité : l’altérité devant Dieu (l’homme n’est pas la source, il n’est pas l’origine, il ne s’est pas donné à lui-même ce qu’il est) et deux formes d’altérité humaine : l’altérité « sexuelle », et l’altérité « fraternelle », qui concerne aussi en un certain sens l’altérité sexuelle.
Cependant, dans l’altérité sexuelle, on perçoit clairement que chacun a quelque chose que l’autre n’a pas, et la vocation à l’union et à la communion est plus facilement perceptible que dans l’altérité fraternelle, en laquelle il faudra en permanence « décrypter » et « dévoiler » ce que chacun peut apporter à autrui pour une œuvre commune plus grande.
Notons aussi, (nous y reviendrons plus tard) qu’Ève et Adam sont devant Dieu et l’un devant l’autre dans une parfaite « transparence » : ils sont nus, c’est à dire, sans zone d’ombre ni rien à cacher.
Mais notons surtout ce que nous avons déjà un peu perçu, et un peu formulé : à savoir que dans cette vision première et sans tâche de la fraternité humaine, il y a une « consanguinité de destin » : un quelque chose à faire ensemble qui ne peut être fait qu’ensemble, déjà compris en termes de vocation (c’est à dire comme nous venons de le voir, en termes d’appel et de promesse) qui s’origine dans autre chose que soi seul (Dieu), et qui s’oriente également sur autre chose que soi (l’autre).
2.1.1 Un basculement
C’est alors que dans le récit biblique, quelque chose va basculer par l’irruption du mal et du malheur, atteignant toute « transparence » et toute « évidence » de la signification existentielle de l’altérité.
Le récit de la chute est certes celui qui permettra de se représenter « l’origine du mal », les récits précédents attestant pour leur part que « le mal n’est pas l’origine ». Le serpent va tenter et pour partie réussir à détruire la possibilité de la communion. Comment ? En s’attaquant au lien, à ce qui relie, au moyen du mensonge. La forme de ce mensonge est une forme plus pernicieuse que la pure contre-vérité : la « vérité partielle[12] ». La rupture du lien procède en deux temps dont l’un est la conséquence de l’autre. D’abord le lien à Dieu, puis le lien « fraternel » entre l’homme et la femme (dans le récit de la chute, ce n’est pas l’altérité sexuelle qui apparaît, mais la « solidarité » d’Adam et Eve qui les emporte ensemble dans le même acte).
Ces deux temps sont « Il vous a menti » vis à vis de Dieu, et « ce n’est pas moi c’est lui » vis à vis de l’autre, cette dernière excuse étant la plus universelle. Comme le dit le Fr André-Pierre Gauthier, c’est là l’œuvre du « faux frère », celui qui sème le doute, et ne reste pas jusqu’au bout une fois son œuvre faite. Nous le verrons un peu plus tard un travail de la fraternité opèrera lui aussi toujours sur ce double lien.
2.1.2 Le drame du fratricide
Vient ensuite le récit du premier fratricide au Ch 4, 1-18. Les raisons de celui-ci sont obscures mais semblent mettre en jeu des choses relevant de la jalousie car Dieu accepte l’offrande d’Abel, mais pas celle de Caïn. L’un a quelque chose que l’autre n’a pas, et celui qui ne l’a pas le vit comme une injustice.
Mais il me semble qu’un autre aspect de ce fratricide est plus intéressant, et qui est une autre question : celle de « l’élection ». Caïn se trompe de coupable, car fondamentalement, Abel son frère ne lui a absolument rien fait. Il serait plus logique qu’il tourne son ressentiment vers ce Dieu qui n’a pas accepté son offrande, ou qu’il s’interroge lui-même, comme Dieu le lui suggère.
Mais il y a une solution plus radicale. La question de la jalousie est : « qu’est-ce qu’il a de plus que moi ? ». Ici, ce n’est plus : « c’est pas moi c’est lui ! » comme avec Adam et Ève, mais « pourquoi c’est lui et pas moi ! » Et la réponse de Caïn consiste à supprimer le problème plutôt que de réfléchir à la vraie question qui était pourtant est cruciale : pourquoi Dieu a-t-il choisi d’accepter le seul sacrifice d’Abel ? C’est cette « préférence », ou ce « choix » que la Bible appelle la plupart du temps « élection ». Car oui, il y a bel et bien inégalité de traitement entre Abel et Caïn. Et oui, l’un a quelque chose que l’autre n’a pas.
Le drame, au-delà de la mort du frère -qui est déjà doublement un drame en tant que destruction d’un lien (suis-je le gardien de mon frère ?) et mise à mort d’un semblable-, c’est que la signification de l’élection ne sera pas connue. Il aurait fallu pour cela quelque chose de simple et d’essentiel, que la jalousie (le péché) a empêché : la parole vraie entre l’un et l’autre. Que quelque chose soit nommé pour sortir cette fois-ci d’un chaos qui s’appelle « doute ». Caïn aurait pu adresser la parole à son frère.
Non seulement c’eut été une alternative à sa mort, mais cela aurait pu éclairer le sens de la préférence effective de Dieu pour Abel, et qui sait, permettre de prendre conscience de ce que Cain avait et qu’Abel, peut-être, n’aurait pas eu.
Les deux premiers frères de l’histoire ne sont pas sur un pied d’égalité, et on en restera là. Leur similitude sera détruite par leur différence, une différence donc, qui ne fera pas sens. Et tout le monde y perd.
Mais la place symbolique de ce premier récit dans le livre de la genèse est porteuse de quelque chose d’essentiel et de positif : dans l’histoire humaine, la fraternité est un horizon, et pas un acquis. Elle sera à construire, à habiter, patiemment et dans la durée, à tâtons, avec des avancées et des reculs, pour finir par livrer son sens ultime.
Certes, de ce fratricide, Caïn sera « marqué » à tout jamais. Mais il aura une descendance que la suite du texte se plait à détailler. Il aura lui-même des fils qui auront l’opportunité de se comporter en frères. La bonne nouvelle, c’est donc que la fraternité reste possible.
2.2 L’apprentissage de la fraternité : du particulier à l’universel.
La suite des récits bibliques de la Genèse est intéressante du point de vue de l’élection, car celle-ci ne cesse de se reproduire. C’est Noé et personne d’autre qui sera choisi au moment du déluge. C’est Abraham, qui sera appelé et personne d’autre à être le « père d’une multitude ». Nous pourrions découvrir dans ces récits une diversité de postures fraternelles plus ou moins fécondes, assez souvent conflictuelles, mais parfois aussi solidaires : Isaac et Ismaël, Esaü et Jacob, etc. Je n’ai pas le temps d’entrer ici dans le détail de ces récits, mais on pourrait les regarder à l’aune de ce que l’on a décrit précédemment : le lien à une origine commune, la découverte de ce que l’on peut partager ou que l’on préfère se prendre, la distance qu’il faut parfois instaurer pour que chacun puisse être soi, mais la proximité aussi, qui parfois s’instaure, ou qui continue de faire sens malgré l’éloignement.
Jacob – que Dieu appelle « Israël »[13], nom nouveau qui signifie aussi cette élection ou cette « préférence » aura douze fils[14], qui seront respectivement les ancêtres des douze tribus d’Israël. C’est une « famille », un peuple entier qui sera « élu », – il l’était déjà dans la promesse à Abraham -, et qui devra faire l’expérience toujours difficile mais jamais impossible de la fraternité des liens du sang.
Un long récit sera particulièrement éclairant pour résoudre cette difficulté liée à l’élection, à l’inégalité, à la préférence. C’est l’histoire de Joseph, avant dernier fils de Jacob-Israël[15], qui occupe toute la fin du livre de la Genèse, soit 13 chapitres.
2.2.1 La figure de Joseph, ou le passage du privilège à la responsabilité
Joseph est le fils préféré de Jacob. C’est un « chouchou ». Un vrai, celui qui a le don d’agacer au plus haut point. Cette préférence a cependant une explication. Joseph est le fils obtenu bien tard, avec Rachel, le premier amour de Jacob. Ce dernier avait en effet été floué par son oncle Laban qui l’avait obligé à épouser sa fille Léa alors qu’il avait travaillé sept ans à son service précisément pour épouser Rachel. Il lui faudra attendre sept années supplémentaires pour pouvoir enfin le faire. Et tandis que Léa et sa servante lui donneront des enfants, Rachel sera stérile. Elle mettra aussi sa servante dans le coup, avant d’obtenir elle-même finalement, la miraculeuse naissance de Joseph.
Joseph a donc été longuement attendu, il est chéri, il a les plus beaux vêtements.
Non seulement il est clairement favorisé, même si ses frères ne manquent de rien, mais Dieu l’a gratifié d’un don de vision et d’interprétation des rêves, ce qui conduit Joseph à raconter à ses frères, des rêves en lesquels il les voit se plier devant lui, accentuant encore leur jalousie.
Mais l’histoire de Joseph est en réalité celle d’un dévoilement de plusieurs facettes de la vocation fraternelle. Joseph lui-même, « l’élu », découvrira par une mort et une résurrection symboliques, le véritable sens de son élection. Elle n’était pas son bien propre, et ne le rendait pas supérieur à ses frères comme il le croyait. Joseph devait mourir à cette mauvaise interprétation du don reçu, et découvrir le sens final de ses visions.
Par lui, Dieu avait en effet le projet de donner le salut à tous ses frères. L’élection ne signifie pas une injustice, mais une collaboration au projet de Dieu au sens d’un appel au partage. Ce qui semblait être un privilège personnel en réalité destiné à tous.
Parmi les frères de Joseph, trois d’entre eux auront sans le vouloir contribué à ce que ce dévoilement advienne. Le premier est Ruben, l’ainé qui a convaincu les autres de commuer la « peine de mort » de Joseph en une peine plus douce qui le laissait en vie. Sans doute ne pouvait-il guère faire plus. Il a fait alors ce qu’il pouvait. Il y a du pragmatisme aussi dans la fraternité. Pour autant, Son choix, même imparfait aura profité à tous, car si Joseph avait été tué, ses frères n’auraient eu nul allié en Égypte au moment de la famine.
Le second est Benjamin, trop jeune pour avoir été associé au forfait de ses frères, celui grâce auquel Joseph ne pouvait pas mettre tous ses frères dans le même panier. Le troisième est Juda, qui avec Ruben, a pris fait et cause pour Benjamin alors qu’il ne l’avait pas fait en son temps, pour Joseph.
Alors qu’il retrouve finalement ses frères en raison de la famine qui les pousse vers l’Égypte, Joseph s’adresse ainsi à eux : « ne vous tourmentez pas de m’avoir vendu, car c’est pour vous garder en vie que Dieu m’a envoyé ici au-devant de vous[16]. » Il a fini par comprendre le sens de son élection.
Au-delà de la figure de Joseph, le salut de tous n’aurait pas pu advenir si quelques-uns au moins ne s’étaient pas comportés en frères, même de façon imparfaite. Il est aussi comme nous venons de le voir, le retournement d’une injustice, une felix culpa.
Ce récit à quelque chose de christique. Le vrai frère, et même le vrai frère ainé, ce sera le Christ. Celui grâce à qui le salut sera offert à tous.
Avant d’en venir à Jésus, il y aurait profit à regarder d’autres fratries ou figures fraternelles. Retenons au moins celle de Miryam, la sœur de Moïse qui elle aussi ne peut pas empêcher que son frère soit livré au fleuve pour échapper à la mort, mais qui reste avec lui jusqu’à ce qu’il soit recueilli.
2.2.2 Bilan provisoire
Nous aurons pu retrouver dans ce que nous venons de voir, cette ambivalence fraternelle précédemment évoquée. Mais découvert aussi qu’au-delà des rivalités, lâchetés, ou jalousies, les différentes attitudes « fraternelles » montrent que celle-ci est néanmoins toujours possible, même de façon imparfaite, et que cela fait une différence.
Tout n’est pas noir ou blanc. Les frères qui veulent tuer Joseph sont aussi ceux qui auront pris la défense de leur sœur Dina, violée[17]. Les désunions sont dépassables, même si cela a un prix. Même s’il faut pour cela, quitter une posture, et trouver de nouveaux centres de gravité, repartir d’une situation réelle qui n’est pas ce que l’on voudrait, ou faire un (voire plusieurs) pas vers l’autre. Des réconciliations dénouent des situations, et des voies d’avenir apparaissent là où on semblait être dans l’impasse. Le choix de la construction du lien fraternel est un horizon qui reste ouvert. Il suppose une autre herméneutique, ou une autre lecture de ce que j’ai et que d’autres non pas, ce que les situations critiques qui permettent souvent de dévoiler si l’on y prête attention.
C’est au sein d’un groupe préférentiel (fratrie ou non) que se joue concrètement ce que l’on peut appeler l’apprentissage de la fraternité. C’est dans ce particulier que se jouera un universel, auquel on n’accède jamais directement, car je ne peux faire l’expérience de la fraternité universelle avec tous les hommes autrement que dans mon rapport fraternel avec quelques-uns.
C’est donc une étape incontournable, mais qui fait courir un risque collectif, le même que celui que chacun court au plan individuel : celui de vivre comme un privilège personnel le don particulier que j’ai reçu au profit de tous. Une famille, un groupe, une nation… a besoin de construire du fraternel à partir de son propre « commun ». Mais celui-ci peut ne jamais s’ouvrir sur des formes de fraternités plus larges, et de rester dans l’entre-soi.
Dans le prolongement de l’élection d’Abraham[18], l’élection d’Israël signifie en fait l’élection de toute l’humanité. Tout comme l’élection de Joseph signifiait in fine l’élection de toute sa famille. Identifiant ceux qui sont premièrement mes frères, je risque aussi de délimiter une frontière voire un mur : il y a ceux qui sont mes frères, et ceux qui ne le sont pas. D’où la question du docteur de la loi à Jésus : « Qui est mon prochain ? » qui obtient pour réponse la parabole du bon Samaritain[19].
On peut traduire autrement cette question, et de façon double : personnellement « qui est mon frère » ? et collectivement « qui sont nos frères » ?
Dernier élément du bilan : cette vocation, cet apprentissage, a toujours la forme d’une conversion.
2.3 Jésus, le vrai frère.
Jésus, est un fils d’Israël. C’est au sein du peuple élu, qu’il va vivre sa mission. Il dit ne pas être venu pour abolir la loi, mais l’accomplir[20]. Et cet accomplissement a quelque chose à voir avec une guérison et une restauration de la fraternité.
Une guérison de cette fraternité qui peut virer à l’entre soi, et une restauration d’un lien entre tous dans une relation renouvelée à son Père qui est « Notre-Père » et le Père de tous, selon la prière qu’il laisse à ses disciples.
Alors que le peuple élu comme bien des sociétés, vit de « frontières » étanches entre le pur et l’impur, entre le juif et le non juif, le Christ va abattre des murs : en parlant avec des personnes infréquentables comme la Samaritaine[21], ou la femme adultère[22], en se laissant physiquement toucher par des personnes malades, des lépreux, des hémorroïsses, au mépris des règles de pureté rituelle, en appelant à sa suite des collaborateurs de l’occupant romain comme Matthieu, des collecteurs d’impôts malhonnêtes comme Zachée, et en se montrant fraternel avec eux, leur révélant ainsi qu’ils peuvent apporter quelque chose à tous. « Nulle part en Israël je n’ai rencontré une telle foi[23] » ! dira-t-il à un centurion païen. Quant Zachée, lui, remboursera plus que ses dettes.[24]
En quel sens Jésus se montre-t-il vraiment fraternel ? Au sens précisément où il ne conditionne pas son don : « Je suis venu pour que les brebis aient la vie et qu’ils l’aient en abondance[25]. » « Je ne suis pas venu pour les bien portants ni pour les justes, mais pour les malades, les pécheurs[26] ». Ce faisant, il nous invite à résister à la tentation du « donnant-donnant » : je suis ton frère si tu te comportes comme mon frère, et à oser une fraternité inconditionnelle : même si tu ne te comportes pas en frère avec moi, je ne renoncerai pas à me comporter en frère avec toi. C’est le sens profond du commandement de l’amour des ennemis.[27]
Jésus fait un choix préférentiel pour les petits et les laissés pour compte. Comme son Père, il appelle des personnes qu’à vue humaine, personne n’aurait choisies. Femmes stériles, vieillards, enfants…
Il révèle en actes que c’est l’humanité entière qui est élue, et cela apparaît particulièrement dans le choix des pauvres. Que les riches et les puissants soient favorisés, voilà qui est dans l’ordre du monde. Mais quand il s’agit de choisir celles et ceux dont personne ne veut, là c’est nouveau. Là est l’universalité. Il n’y a pas d’universalité qui ne concernerait que quelques-uns seulement !
Il a pris la mesure de notre ambiguïté, comme dans la parabole des deux fils[28]. Et il sait aussi nos difficultés à sortir de nous-mêmes, comme dans la parabole du débiteur impitoyable[29] : aucune de nos dettes les uns vis à vis des autres ne tient face au Don que Dieu fait à tous, et à qui il nous demande de dire « Père ». C’est aussi la relation à Dieu que non seulement il restaure, mais pousse à son accomplissement.
Jusqu’où pousse-t-il la fraternité ? Au plus loin qu’il est possible :
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi.
Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes.
En effet, si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ?
Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? (Mt 5, 43-47)
Utopie ? Non. L’épisode du garde auquel Pierre coupe l’oreille en est l’illustration[30].
Dans ce choix radical qu’est celui de la fraternité, s’exprime un horizon qui semble inatteignable, mais qui est offert : l’amour inconditionnel de Dieu, force créatrice et source de la communion qui est la finalité de la fraternité, mais aussi la raison de sa possibilité.
Jésus ne donne pas seulement ce qu’il aurait reçu en « surplus », mais donne toute sa personne. Jésus est le vrai frère parce qu’il reste jusqu’au bout, jusqu’à la croix et la mort, une mort à soi qui ouvre à une vie nouvelle pour tous.
Jésus offre à tout homme de quitter sa seule mesure pour vivre de la sienne. Il ne s’agit plus d’aimer son prochain « comme soi-même », mais « d’aimer comme je vous ai aimés[31] ». Dans cet amour, il y a toute la force du pardon et de la miséricorde, et de l’avenir qu’ils ouvrent. Là ou paradoxalement, nous contentons pour les autres d’un avenir bouché, comme dans la parabole du fils prodigue, où le frère n’est pas allé chercher celui qui était perdu, et qui ne se réjouis pas de son retour.
Jésus est ce « vrai frère » qui vient chercher les hommes coûte que coûte, et là où ils sont, pour s’en réjouir avec son Père : « il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se convertit que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. »[32]
Le lien nouveau qu’il institue entre les hommes, c’est le service mutuel : « afin que vous fassiez vous aussi, comme j’ai fait pour vous[33] ». Comment mieux dire que sous la forme du « service », cette qualité d’humanité qui donne sens à la dysmétrie fraternelle évoquée précédemment ?
3. Pistes éducatives
Il est temps d’en venir aux pistes éducatives. Non comme des « recettes infaillibles » – la fraternité procède toujours d’une conversion – mais comme des points d’attention.
La toute première, c’est l’originalité de ce lien fraternel tel que refondé par le Christ. Parce qu’il s’est fait notre frère, l’accès à Dieu peut se faire authentiquement par le frère, même sous le mode de l’ignorance. C’est le sens de la parabole du jugement chez Matthieu[34].
C’est une forme de transcendance, particulièrement pertinente dans notre école ouverte à tous, et donc « signe » de fraternité ». « Celui qui dit qu’il aime Dieu qu’il ne voit pas et qui n’aime pas son frère qu’il voit est un menteur[35]. » N’ayons pas peur de cultiver la générosité des jeunes.
La seconde est directement issue de ce que nous avons pu voir d’une certaine dysmétrie fraternelle. Il y a une fraternité à construire entre adultes et jeunes, qui est de cet ordre. C’est l’intuition des congrégations religieuses : être pour les jeunes des frères et des sœurs « ainés », dont la vocation est de permettre à leurs frères et sœurs « cadets » de trouver puis de prendre leur place dans le monde et la société. Il faut pour cela révéler leurs talents, non les éteindre, les choisir lorsque personne ne les choisirait : « que veux-tu que je fasse pour toi ? »[36]
Les jeunes sont d’ailleurs souvent partants lorsqu’à eux aussi, on permet d’êtres les frères ainés des plus jeunes. En règle générale n’ayons pas peur de creuser tous les « inter » : interpersonnel, intergénérationnel, inter culturel, inter religieux, etc… pas uniquement par la parole mais par l’action commune, en faisant ensemble tout ce que nous pouvons faire ensemble dans le respect des consciences et des différences, et en donnant de la valeur au « commun ».
Troisième piste : Cela ne peut pas se faire sans traverser ou questionner aussi le cheminement fraternel des adultes. Là non plus, tout n’est pas tout blanc ou tout noir. Là aussi, un certain pragmatisme s’impose, celui du petit pas qui en entraine un autre, vers des relations qui accueillent les différences, et mutualisent davantage les talents des uns et des autres.
Cela passe par des petites choses : la parole… parmi mes collègues : à qui je parle ? A qui je ne parle jamais ?De qui est-ce que je considère n’avoir strictement rien à attendre ou à recevoir ? Quel est mon regard sur mes élèves ? Suis-je pour eux une sœur ou un frère ainé ?
Quatrième piste : la parole, encore. L’autre est-il assigné à résidence dans ce que je pense de lui, de sa culture, de ses gouts ? Quel « dialogue » des identités, des cultures, des générations dans l’établissement ?
De quelle façon chacun est vraiment appelé à contribuer au bien commun à partir de ce qu’il est, et non en lui demandant de le laisser de côté, ou à partir de ce que l’on voudrait qu’il soit ? Quelles postures devons-nous « quitter », à quels mauvais reflexes devons-nous mourir pour vivre plus fraternellement ? Le dialogue quel qu’il soit n’est pas possible sans une écoute mutuelle. Alors comment envisager des temps et des lieux pour la permettre ?
Cinquième piste : le service et le partage. Pas seulement à l’intérieur de l’école, mais au dehors, au sein de la ville, avec ses associations, structures, etc… En tant école, quelle est notre « élection » ? Quels sont les talents de notre communauté éducative qui pourraient profiter à d’autres que nous ? Qu’avons-nous que les autres n’ont pas et que l’on pourrait partager de façon réaliste ?
Conclusion
« Dès le début, la vie reçue est une vie donnée en partage avec d’autres, dont la présence nous est imposée ».
La fraternité, consiste à consentir à cette vie donnée, en apprenant à se recevoir des autres, même ceux que nous n’avons pas choisis.
Elle consiste à contribuer aussi à ce don de vie, en apportant ce que nous seuls pouvons donner à ceux qui vivent avec nous.
La fraternité consiste à croire que nos différences, loin de nous conduire au repli, peuvent devenir une occasion d’enrichissement et même de salut pour tous. Ce que nous nous pouvons faire ensemble, malgré les difficultés rencontrées, dépasse de loin la somme de ce que chacun peut faire de son côté.
La fraternité est à n’en pas douter le chemin de toute une vie, qui commence en famille, et se prolongera dans bien des lieux.
L’un de ces lieux est l’école catholique. N’ayons pas peur d’apporter au pot commun du service public de l’éducation notre vision spécifique de la fraternité en osant en vivre nous-mêmes, toujours davantage.
La participation de l’École catholique à l’édification d’un monde plus fraternel au nom même de sa vocation n’est pas facultative. Mais le chantier est vaste !
Ne nous décourageons pas devant l’ampleur de la tâche. Ici comme souvent, le Christ nous précède…
JH.
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Pour citer cet article
Référence électronique : Joseph Herveau « S’inscrire dans l’espérance par l’éducation à la fraternité » , Educatio [En ligne], 16 | 2025. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
[1] Joseph Herveau, diacre, responsable national de l’animation pastorale scolaire au Secrétariat général de l’Enseignement catholique (France), doctorant en théologie à l’Institut catholique de Paris (ICP).
[2] Rm 5, 5.
[3] https://www.vatican.va/content/francesco/fr/bulls/documents/20240509_spes-non-confundit_bolla-giubileo2025.html
[4] Mt 23, 8-10
[5] Concile Vatican II, déclaration sur l’éducation chrétienne « Gravissimum educationis », 1965, § 8.
[6] Fr. André-Pierre Gauthier, « A l’école de la fraternité », Cerf, Paris, 2015.
[7] « De la fratrie à la fraternité », Rémi de Maindreville, sj, Revue Christus n° 240, Octobre 2013, p. 392-399.
[8] Lc 8, 21
[9] Gn 4, 1-18
[10] « Nous ne sommes pas Dieu. La terre nous précède et nous a été donnée. Cela permet de répondre à une accusation lancée contre la pensée judéo-chrétienne : il a été dit que, à partir du récit de la Genèse qui invite à “dominer” la terre (cf. Gn 1, 28), on favoriserait l’exploitation sauvage de la nature en présentant une image de l’être humain comme dominateur et destructeur. Ce n’est pas une interprétation correcte de la Bible, comme la comprend l’Église. S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens avons mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. (…) »
Pape François, Lettre encyclique Laudato Si sur la sauvegarde de la maison commune, § 67.
[11] Gn, 21, 24.
[12] Cette idée de « vérité partielle » consiste à énoncer une vérité tronquée, qui devient alors un mensonge. Le serpent déforme l’interdiction de manger les fruits de deux des arbres du jardin, en une interdiction de manger des fruits d’aucun arbre du jardin, réduisant volontairement le champ des possibles à la seule restriction. Il occulte le fait que selon le commandement divin, Adam et Eve peuvent en réalité manger de la multitude des fruits de tous les arbres du jardin à la seule exception de deux d’entre eux. Plus largement mais dans le même mouvement, une « vérité partielle » peut être une phrase réellement prononcée mais tirée du contexte qui lui donnait son véritable sens. Elle devient alors un mensonge par omission.
[13] Gn 35, 49.
[14] Gn 37, 23.
[15] Gn 29 ; Gn 37 à 50
[16] Gn 45, 5
[17] Gn 34, 1-7.
[18] « En toi seront bénies toutes les nations de la terre », Gn 22, 18.
[19] Lc 10, 29-37. On lira avec profit le commentaire qu’en fait le pape François dans le chapitre 2 intitulé « Un étranger sur le chemin » de son encyclique « Fratelli Tutti » sur la fraternité et l’amitié sociale, publiée en 2020.
Mon prochain est tout simplement celui qui a besoin de la main que je peux lui tendre. Il en va de même de mon « frère » qui est celui qui a besoin d’un comportement ou d’un geste fraternel.
[20] Mt 5, 17.
[21] Jn 4, 4-39.
[22] Jn 8, 3-11.
[23] Lc 7, 1-10.
[24] Lc 19, 8.
[25] Jn 10, 10.
[26] Lc 5, 31, 32.
[27] Mt 5, 38-47.
[28] Mt 21, 28-31.
[29] Mt 18, 23-35.
[30] Lc 22, 49, 51.
[31] Jn 15, 9-13.
[32] Lc 15, 7.
[33] Jn 13, 13-15.
[34] Mt 25, 31-46.
[35] 1 Jn 4, 20.
[36] Mc 10, 51.
