Éduquer à la liberté d’expression par un Enseignement Personnalisé et Communautaire.

Jean-Marie Leconnétable, Docteur en sciences de l’éducation, formateur

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Résumé : La liberté plus qu’un droit est une aspiration profonde et impérieuse de l’homme comme le rappelle Louis Lavelle. La liberté d’expression comme les autres libertés est celle d’un homme interdépendant. L’Enseignement Personnalisé et Communautaire proposé par le Père Pierre Faure crée un espace dans lequel les enfants et les jeunes peuvent exercer leurs libertés et apprenant à les conjuguer avec celles des autres. La liberté d’expression s’exerce à trois niveaux : parler de soi à soi, parler d’autrui à autrui et parler à l’institution. La libre expression atteint son plus haut développement spirituel quand elle se fait consciente et communauté de consciences. Elle parvient à ce moment à devenir l’expression libre de personnes qui savent s’accorder pour le service de la communauté.

Mots clés : Liberté, conscience, Empathie, Communauté, Interdépendance, Enseignement personnalisé et communautaire.

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Introduction :

« La liberté est antérieure à la raison et plus profonde qu’elle : pour accepter un jour de s’y soumettre, il faut d’abord qu’elle puisse s’y soustraire. Elle est irrationnelle, parce qu’elle est toujours le premier commencement de moi-même et du monde »[1]. C’est assez radical et nous rappelle que si la liberté est un droit, elle est d’abord une aspiration profonde de l’homme. Les enfants dès leur plus jeune âge la revendiquent et ne manquent pas de le faire savoir à leurs parents. Avec humour on pourrait dire qu’ils ont compris Louis Lavelle qui considère que pour y accéder « il n’existe qu’un moyen, il faut l’exercer ». Pierre Faure se range avec audace à cet avis :

« L’ambition peut paraître démesurée ; elle est cependant légitime. Ne s’agit-il pas, en fin de compte, d’armer l’enfant pour que, devenu homme, il puisse faire personnellement face, en pleine connaissance de cause et avec toutes ses énergies, aux diverses responsabilités qui seront les siennes ? L’exercice de la liberté est à ce prix. Mais il suppose en outre un entraînement, l’habitude du choix volontaire. L’école encore doit y pourvoir.

On veut que la pédagogie actuelle exerce l’enfant à se conduire par lui-même, qu’elle lui offre l’occasion, dans un cadre à sa taille, de s’essayer à voir, à juger, à agir, qu’elle l’oblige à mesurer la répercussion de ses engagements et de ses actes qu’elle l’entraîne à porter des responsabilités [2]».

Barbara J. Shiel, dont Carl Rogers[3] rapporte l’expérience, se résout à donner la liberté aux élèves de la classe qui mettent son autorité en péril. Elle raconte comment les enfants s’en sont emparés pour travailler (à l’exception de quelques résistants). Son journal montre que la liberté accepte des cadres, des buts et qu’elle se dialogue. Ses découvertes sur l’enseignement non dirigé ressemblent d’assez près à ce que Pierre Faure propose dans la pratique d’un enseignement personnalisé et communautaire.

Il semble donc possible de faire entendre raison à la liberté par l’exercice de la liberté. Reste la question de l’expression qui est multiple dans ses contenus et ses vecteurs : parole, geste, écriture, arts, sciences, politique. Qu’en est-il à l’école et peut-on imaginer que toutes ces formes d’expression y soient librement exercées, comme l’indique « se conduire par lui-même » ? De plus l’expression est tournée vers quelqu’un, ce qui impose de se poser des questions au sujet de l’émetteur et du récepteur de cette expression.

Il est donc pertinent, dans le cadre défini d’un enseignement personnalisé et communautaire, de s’interroger sur la liberté d’expression sur trois niveaux, soi, autrui et l’institution. Il importe de montrer ce que la libre expression met en jeu dans cet ensemble de relations et comment elle peut s’y éduquer. Pierre Faure se réfère à Louis Lavelle pour fonder son regard sur la personne, c’est pourquoi nous le citons régulièrement pour donner cette perspective à notre réflexion.

Parler de soi, agir sur soi.

Parler de soi.

La liberté d’expression peut conduire comme on le voit aujourd’hui à un étalage indécent de la vie des personnes sur les réseaux sociaux et même dans certaines émissions de télévision plus soucieuses de l’audience que des conséquences de ce déballage sur la vie de ceux qui se sont livrés à ce jeu sans en mesurer toutes les conséquences.

Il n’est plus nécessaire, pour la plupart des enfants qui entrent à l’école maternelle, d’apprendre à prendre la parole, mais d’apprendre à se taire. Les enfants l’ont prise depuis longtemps maintenant à la maison et les enseignants se demandent plutôt comment leur apprendre à se taire et attendre leur tour pour prendre la parole. Dans la classe il n’est pas possible de laisser un enfant se répandre, occuper le temps des autres en racontant des banalités. Le « quoi de neuf[4] », même s’il est une excellente activité pour structurer la prise de parole dans une classe, ne peut se réduire à un gentil bavardage. Ce qui est rapporté doit avoir un intérêt pour les autres et doit pouvoir ouvrir à des questions qui méritent des recherches. Cela n’exclut pas les événements de la vie personnelle qu’il est essentiel de partager, la naissance d’un enfant dans la famille, le décès d’un parent ou d’un ami ou même d’un animal familier. La communauté se construit et s’entretient dans l’accueil des joies et des peines, de ce qui compte dans la vie de chacun. Le climat d’écoute, d’attention prend ici toute son importance pour que les enfants puissent ressentir l’émotion dans la parole de celui qui parle.

L’enfant va apprendre peu à peu ce qui relève de la cour de récréation (j’ai fait du vélo avec mon grand-père et je me suis bien amusé) et ce qui relève du partage dans la classe (j’ai compris à quoi sert un dérailleur sur un vélo). L’éducation à liberté d’expression commence avec l’éducation à la retenue et à la clairvoyance.

Liberté d’expression de sa volonté.

La liberté d’expression c’est aussi permettre à l’enfant de parler librement de son travail avant tout jugement du maître, de ses parents ou de ses pairs. Il ne suffit pas de le demander pour que cela se fasse. Si vous demandez à un enfant ce qu’il pense de son travail, il est fort probable que cela se réduise à une vague sensation de réussite ou de difficulté. Il y a peu de chance qu’il replace spontanément l’activité dans son projet ou qu’il vous donne une explication sur ses stratégies. Dans la pratique de l’enseignement personnalisé et communautaire, cela fait partie du processus d’enseignement et d’éducation.

« On ne peut donc surprendre le moi que dans l’acte qu’il accomplit ; il se donne l’être à chaque instant par le choix qu’il décide de faire. Il n’est que là où il s’engage, là où son consentement est présent et sa responsabilité consciente et acceptée[5] ».

La liberté d’expression n’est pas spontanéité aveugle, mais une conduite éclairée de ses choix.

Se joue alors une pièce en trois temps qui révèle toute la liberté d’expression dont l’enfant peut s’emparer. « L’activité est tournée d’abord vers l’avenir qui est l’objet du désir et du vouloir[6] ». C’est le moment de l’élaboration du plan de travail par l’enfant. L’enseignant invite l’enfant à choisir son travail, pas au hasard ou selon ses caprices ou curiosités du moment, mais selon le programme qu’il faut parcourir ou parmi des sujets retenus par le groupe comme objets de recherche. La planification personnelle est un libre engagement dans les activités à venir. Sans être une libre expression totale de sa volonté, c’est l’expression de sa volonté dans la réalité qui lui incombe.

« Notre activité trouve devant elle une matière au contact de laquelle elle s’éprouve, par laquelle elle cesse d’être virtuelle et velléitaire, franchit les limites de la conscience solitaire et témoigne à nos propres yeux et aux yeux d’autrui de son efficacité et de sa valeur[7] ». C’est le temps de la réalisation. Il faut tenir ses engagements, faire de nouveaux choix, accepter ou refuser de travailler avec un autre enfant, faire seul ou demander de l’aide, demander de l’aide à un enfant ou au maître. Dans une classe où la liberté est grande, les choix sont multiples. Que serait la liberté d’expression sans les libertés de réunion et de déplacement ? Ces libertés se répondent et contribuent paradoxalement au plus grand auto-contrôle de chacun, car il faut se déplacer, parler sans gêner les autres.

Puis vient le moment de rendre compte. L’activité est finie, il faut faire mémoire de ce qui était prévu, de ce qui a été réellement fait, des moyens utilisés. « le rôle de la mémoire qui nous donne de l’action même que nous venons d’accomplir une possession épurée et durable et qui permet à l’examen de conscience de saisir et d’approfondir dans une sorte de dépouillement la valeur de toutes nos résolutions[8] ». L’enfant a toute liberté pour parler au maître, non pas pour se justifier comme un coupable en puissance, mais comme une personne libre qui prend le temps de réfléchir et de prendre conscience de la réalité telle qu’elle l’a vécue ou au moins telle qu’elle peut dire qu’elle l’a vécue.

La liberté d’expression de sa volonté, l’exposé des faits et la relecture de l’action dépassent de loin l’objectif de connaissance affiché dans le plan de travail pour atteindre « la formation de l’être spirituel ». « La vie spirituelle commence lorsque je m’aperçois que dans chacune des actions de chaque journée mon être tout entier se trouve engagé[9] ».

La liberté d’expression de soi s’appuie sur une confiance totale dans un maître capable d’écouter, d’éclairer sans jugement, un maître capable d’ouvrir l’enfant à d’autres engagements. La bonne volonté et l’attitude ne suffisent pas, il faut aussi un savoir-faire. La maîtrise du dialogue pédagogique[10] et de la métacognition[11] sont des outils adaptés à cette situation.

Liberté d’expression dans les activités.

Le texte libre est l’un des piliers de la pédagogie Freinet. L’enfant peut écrire sans aucune consigne ce qui lui plait. On verra dans le chapitre suivant les questions que cela pose dans la relation à autrui. Les élèves peuvent dessiner peindre de la même façon. La liberté d’expression sans contrainte serait la garantie du respect de la singularité de la créativité de l’enfant. Pierre Faure n’adhère pas à ce principe et ne le retiendra pas dans ses propositions pédagogiques. Il craint que peu à peu, contrairement à ce qui est attendu, la créativité des enfants ne se stéréotype en répétant les productions les plus valorisées par la classe.

Dans une classe en travail personnalisé, des modèles sont mis à disposition des enfants dans les coins dédiés à la créativité. Le coin peinture contiendra divers outils, mais aussi une collection d’œuvres pour stimuler la création. La liberté d’expression artistique, pour Pierre Faure ne peut se passer de ces modèles qui n’ont pas vocation à être imités (et pourquoi pas pour se les approprier !), mais assimilés pour conduire à une création originale. De la même façon, le coin poésie offre une diversité qui permet aux enfants de s’enrichir. Ils peuvent ajouter des poèmes de leur invention s’ils le souhaitent. La liberté d’expression se nourrit donc aussi du travail systématique. Il est nécessaire d’étudier des tournures, d’acquérir du vocabulaire, de comprendre les personnages, les œuvres pour dépasser l’horizon premier de l’enfant, « la joie de la culture élaborée, c’est la joie d’élargir mes acquis sans les trahir[12]».

Il existe d’autres coins comme celui des penseurs et de la méditation, celui des lecteurs et du théâtre (dans le couloir), le coin des scientifiques et des historiens. Tous ces espaces permettent aux enfants d’approfondir, seul ou en groupe, le sujet de leur choix pour le partager ensuite à la classe. La libre expression devient un travail exigeant pour donner aux autres le meilleur.

La liberté d’expression de soi, si elle ne peut se soumettre à la raison, à besoin d’elle pour conduire à l’épanouissement de la personne. La réflexion conduit à la conscience de ce qui est, à la retenue, prémisses de l’empathie. La liberté de création serait de la même façon vaine si elle ne conduisait pas les enfants à la culture qui les ouvre à autre qu’eux.

Libre expression envers autrui.

La relation émetteur-récepteur.

« Un fanatique c’est quelqu’un qui considère qu’il connaît les désirs de Dieu au point de savoir que Dieu se vexe quand on le représente avec une plume dans le c.. ; c’est ça le fanatique, c’est quelqu’un qui croit que Dieu a besoin de son aide[13] ». La définition du fanatique est juste à condition de l’élargir à toutes les autres causes de fanatismes. Et en effet Dieu n’appelle au meurtre que par la voix des fanatiques mais ce n’est pas ici l’objet de la discussion. L’exemple est cru pour entrer dans ce chapitre mais il est nécessaire de partir de ce réel pour penser l’éducation des enfants à la relation émetteur-récepteur.

Le problème que pose cette phrase est ailleurs que dans la définition du fanatique, il touche à la relation. En effet celui qui a dessiné cette représentation dicte à celui qui la regarde comment il doit la regarder ; c’est à dire comme une blague, une ironie ou un blasphème puisqu’il est autorisé. Le récepteur est en quelque sorte obligé à l’humour. L’émetteur oublie que celui qui regarde peut souffrir de cette image qui représente en mauvaise posture le Dieu qu’il aime et adore. Le récepteur peut-il répondre ? Il a le choix de l’ironie, de subir sans rien dire, de ruminer la rancune, ou encore de considérer en effet que Dieu en a vu d’autres et des bien pires de la part des hommes, et finalement dire sa souffrance puis faire l’effort de comprendre le message. La dernière solution est sans doute la plus noble à condition toutefois que l’émetteur accepte d’entendre qu’il a pu blesser quelqu’un.

À l’école devant ce qu’on peut considérer comme une mauvaise blague récurrente, on expliquerait à l’émetteur qu’il faut que le destinataire la trouve drôle lui aussi. Si la blague en question soulève un tollé de protestations, peut-être faut-il se poser des questions sur sa qualité et pourquoi pas sur la façon de la recevoir. Le rôle du maître va être d’essayer de faire en sorte que chacun puisse s’imaginer à la place de l’autre et d’imaginer quels seraient, dans ce cas, ses sentiments. La formation à l’empathie[14] est indispensable à la mise en place d’une juste relation émetteur-récepteur.

Le détour par la littérature peut aider les enfants à se décentrer. Que peut bien ressentir Banban dans Le petit chose ? Il existe bien d’autres exemples dans la littérature qui vont s’adapter à tous les âges de la scolarité. Ce qui compte c’est qu’à travers eux les enfants ressentent et expriment ce qui fait la difficulté et la saveur de la relation humaine, la portée de la parole et des actes.

Jules Ferry sur le sujet délicat de la morale donne aux enseignants un conseil simple qui encadre leur liberté d’expression. Il y montre très clairement ce qu’est cette attention à la relation émetteur-récepteur.

« Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité[15] ».

En résumé, soyez attentif aux autres et à la sagesse puis parlez librement. La même consigne peut être donnée aux enfants qui échangent entre eux.

Louis Lavelle exprime précisément comment la finesse la plus aiguisée des émotions ouvrent à l’intelligence des situations :

« On aurait tort par conséquent de considérer l’affectivité comme le privilège d’une conscience commençante, et de penser que la conscience doit se défendre contre elle à mesure qu’elle se développe davantage, afin de confier à l’intelligence et à la volonté ce qui dépendait d’abord de l’émotion ou de l’instinct. Il semble tout au contraire que la conscience, à mesure qu’elle acquiert plus de complexité et de délicatesse, voit s’accroître en elle l’aptitude à éprouver de la souffrance et de la joie. Et l’on peut se demander si, dans ses opérations les plus hautes, dans la perception des vérités les plus subtiles, ou dans le discernement des actes les meilleurs, ce n’est pas la sensibilité la plus pure qui est son témoin le plus fidèle[16] ».

Exposer ses idées, évaluer les pairs.

L’enseignement personnalisé et communautaire fournit de nombreuses occasions d’entraîner cette réalité. Les enfants sont amenés à présenter leur lecture ou leur poésie à leurs pairs qui vont évaluer leur prestation. Le premier niveau s’exprime en « j’aime », « j’aime pas ». Ce à quoi se réduit souvent l’évaluation dans les réseaux sociaux. Le second s’appuie sur une grille d’évaluation objective qui permet de décrire le travail présenté. L’objectivité peut nier le sujet. Enfin peut s’exprimer ce qui a été ressenti par les uns et les autres. les enfants vont comprendre que les émotions circulent en même temps que l’information et qu’elles en orientent le cours. Bien lire et bien dire c’est réussir, mais c’est aussi donner une image de soi. Évaluer c’est dire objectivement, mais c’est en même temps renvoyer à l’autre une image de lui-même. Celui qui évalue peut tout dire, doit tout dire, cependant la délicatesse s’impose au risque de renvoyer celui qui s’est présenté devant le groupe à une souffrance qui lui passerait définitivement l’envie de recommencer.

       L’exposé de son travail.

Dire une poésie, c’est encore dire la création d’un autre. Dans une classe Freinet les enfants lisent leur création (texte libre) devant les autres. L’émotion et le risque de dévaluation est encore plus grand. Pierre Faure ne retient pas le texte libre comme support d’apprentissage, cependant il encourage toutes les créations, les recherches et leur partage au groupe.

« On annonce les couleurs : le sujet de l’observation faite, de la découverte du jour où d’une difficulté rencontrée et surmontée. On expose et on montre, on explique. On apprend à écouter les autres. il est convenu qu’on participe par son approbation, par ses réflexions, par ses suggestions positives, au travail de celui qui parle et qui présente. On l’aide à améliorer son exposé, à préciser telle indication, à éliminer telle imperfection ou erreur[17] »

La libre expression des recherches se conjugue avec une écoute active qui aboutit à un penser ensemble au service de celui qui s’est exposé. Et Pierre Faure se dit « étonné de constater à quel point, à tous les âges, cette séquence de travail est appréciée et porte fruit. Peu à peu on constate que les timides osent s’exprimer, que les prétentieux apprennent à se taire, que les excités se calment. Que chacun respecte et apprécie les autres[18] ».

       Se coéduquer.

Le comportement des enfants au dire de Pierre Faure semble se réguler par l’exercice de la communication autour des savoirs. Quelquefois il faut aller plus loin comme le propose l’École de la Neuville[19] avec le cahier de râlage ou Fernand Oury avec le conseil et les ceintures. L’expression libre est alors directement orientée vers les autres et la critique de leur attitude. Georges Snyders craint que :

« Les leaders supplantent le maître, du moins dans certains domaines – et finalement avec des garanties plus faibles. Les interactions des jeunes sur d’autres jeunes, au sens d’égal à égal, n’apportent pas de leur simple mouvement la joie escomptée : angoisse que le jugement du groupe ne lui soit défavorable, stratégies anxieuses pour ajuster ses goûts aux goût du groupe[20] ».

Là encore, la réussite tient à une éducation à l’attention et dans la volonté d’établir une juste relation émetteur-récepteur. Mais attention, c’est un exercice difficile et il y faut un maître délicat qui sache aider les enfants avec la prudence que propose le pape François.

« Si tu n’es pas capable d’exercer la correction fraternelle avec amour, avec charité, dans la vérité et avec humilité, tu risques d’offenser, de détruire le cœur de cette personne, tu ne feras qu’ajouter un commérage qui blesse et tu deviendras un aveugle hypocrite[21] ».

Quel que soit le mode de régulation choisi, il ne peut enfermer l’enfant dans ses attitudes et comme pour les exposés, des solutions, des pistes sont offertes à celui qui met le groupe en difficulté. La notion « « d’échappée[22] » de Jacques Marpeau semble tout à ait adaptée pour désigner ces propositions qui permettent à celui qui est mis en cause de ne pas perdre la face et de pouvoir faire un « retour décisif sur soi » qui conduise « de nouveau sur le chemin de l’humanisation[23] ».

Au bout de cette analyse, il est possible de dire que la liberté d’expression n’est vraiment libre que si elle sait se mettre face à une autre liberté d’expression aussi libre qu’elle, l’une et l’autre agissant dans la volonté de servir et non de dominer.

Parler à l’institution.

Participer au pouvoir.

Les élèves d’une classe de CM2 ont envoyé au directeur de leur école une délégation pour porter une pétition dans laquelle ils réclamaient de manger au libre-service[24]. Le directeur leur a dit qu’il était d’accord et que sa réponse était « oui » mais qu’il souhaitait qu’ils formulent autrement leur demande. Très peu de temps après, il était invité par un courrier, remis par des enfants, à venir dans la classe pour parler de la restauration. Cet exemple, somme toute assez banal, ouvre à la réflexion la liberté d’expression quand elle s’adresse à l’institution et à ses représentants. Il est possible de faire une pétition, de manifester, de faire grève, d’écrire une lettre ouverte, de coller des affiches, de participer aux réunions locales, de voter, de solliciter un entretien. L’exemple cité montre encore que l’éducation à la liberté d’expression n’est pas une formation abstraite mais un exercice de la liberté d’expression. Le directeur a pris au sérieux la requête des enfants tout en les invitant à explorer d’autres modes de relation au pouvoir et ils ont pu en expérimenter trois dans cette situation. Le vécu serait insuffisant s’il n’était pas repris, généralisé à travers les connaissances du programme, en histoire notamment. Les enfants peuvent construire une représentation complexe de ce qu’est la liberté d’expression et mesurer que ce n’est pas si simple que cela, que la liberté d’expression peut conduire aussi bien à la démocratie qu’à la violence d’un tyran ou d’opposants extrémistes. Éduquer à la liberté d’expression implique donc que tout au cours de leur scolarité les enfants puis les jeunes puissent se trouver en situation de pouvoir s’exprimer librement face à l’institution et que leurs expériences, celles de la classe et ce qu’ils voient dans la rue et à travers les médias, soient reprises et reconstruites pour en élaborer une vraie connaissance. Pour y parvenir, il faut une réelle volonté dans l’école et une organisation pédagogique qui le permette.

Organiser la vie de la classe, communautaire.

Le site de l’Éducation Nationale présente le conseil d’élèves comme un outil « pour traiter démocratiquement des questions et des problèmes rencontrés dans le cadre scolaire, et pour élaborer des projets pédagogiques et éducatifs[25] ». Le document en règle tous les détails de contenu et de forme. Pierre Faure n’avait pas prévu d’instance spécifique pour atteindre ces objectifs. Les questions d’organisation et celles liées aux relations dans la classe peuvent faire l’objet de la mise en commun à la demande d’un enfant ou de l’enseignant. La vie communautaire de la classe n’a pas nécessairement besoin de ce formalisme démocratique bien qu’elle soit aussi conduite par un enfant qui respecte l’ordre du jour. La mise en commun est plutôt l’expression d’une communauté qui partage ses projets, ses découvertes et régule ses difficultés internes.

Quand les enfants règlent ensemble un problème, ils sont aussi en train d’apprendre à régler un problème et à ce titre ont besoin que leur maître puisse intervenir, pour guider, expliquer, si besoin, ce qui est en train de se passer. Par exemple faire remarque qu’un enfant n’a pas eu la parole, qu’ils ont oublié une chose importante, rappeler une connaissance qui abordait ce sujet, relever une émotion[26]… Il aide à la prise de conscience de la construction du commun. Nous avons vu précédemment que le retour sur sa propre décision ouvre l’enfant à la liberté de sa volonté ; de même ici l’accompagnement du maître conduit les enfants à ce que Louis Lavelle appelle une « communauté de consciences » dans laquelle la décision n’est pas qu’affaire de majorité mais souci du commun.

« De même que la connaissance finit par nous inviter à considérer notre corps non plus comme le centre du monde, mais comme un corps particulier placé au milieu des autres, il faut que le désir, après avoir retourné le monde vers nous, nous apprenne à nous retourner vers le monde et, en cessant de faire de notre conscience un être unique et privilégié, à lui assigner une place et un rôle dans un monde spirituel qui est lui-même une société de consciences. Il s’établira alors entre les autres êtres et nous une sorte de communauté ; et c’est par rapport à cette communauté, et non point par rapport à nous-mêmes, que le désir pourra recevoir tout son élan et témoigner toute son efficacité et toute sa valeur[27] ».

L’enfant découvre que la liberté d’expression de chacun se trouve limitée par la multiplicité des points de vue et qu’il faut apprendre à les discuter pas seulement pour convaincre et obtenir la majorité mais pour chercher ensemble ce qui est le plus utile au groupe. Cela peut obliger quelquefois à des renoncements personnels pour s’élancer avec le groupe dans un projet commun accepté.

Participer aux instances de décision

« Dans « mon » école je veux qu’il y ait un conseil, des organismes de participation des élèves aux décisions et au fonctionnement de la classe ; il est essentiel que les élèves s’expriment, disent leur point de vue sur ce qui se passe dans leur école, comment ils le vivent ; les élèves n’ont pas seulement des devoirs, mais aussi des droits[28] ».

La réflexion conduite au fil de cet article pourrait aboutir ici. Les enfants et les jeunes, habitués à la liberté d’expression, à la maîtrise personnelle et sociale de leur expression seraient devenus capables de participer à de vrais conseils sans qu’il soit besoin de les aider. L’exercice de la vie démocratique qui suppose la liberté d’expression s’inscrit dans la continuité du développement de l’enfant et du jeune dans une école qui lui donne la parole.

Conclusion :

Un enseignement personnalisé et communautaire incite à offrir une large liberté d’expression pour former à la liberté d’expression. Elle se construit sur l’apprentissage de la retenue, de l’empathie et se développe par sa compréhension culturelle qui donne une portée universelle à ce que chacun vit. Parallèlement à la liberté s’éduque la conscience de la valeur de ses choix, la prise de conscience de la valeur de sa parole au sein du groupe comme une parole libre, pour une communauté libre de la liberté de chacun de ses membres. Elle s’installe vraiment quand les enfants qui siègent dans un conseil ont compris que l’argumentation ne sert pas d’abord à rallier le plus grand nombre à sa cause, mais à montrer ce qui est le plus utile au groupe, c’est à dire quitter le désir de pouvoir pour le service de la communauté. Ma liberté d’expression ne s’arrête pas où commence celle de mon voisin, mais commence avec elle, quand nous sommes capables d’imaginer ensemble encore autre chose qui dépasse ce que chacun de nous avait pensé initialement – passer de la lutte des égos à la fraternité.

« Agissez en hommes libres, non pas en hommes qui font de la liberté un voile sur leur malice, mais en serviteurs de Dieu[29] ». On peut ajouter dans une éducation qui s’adresse à des enfants chrétiens et non chrétiens en serviteurs des hommes et du monde.

 

Bibliographie :

Britt-Mari Barth, L’Apprentissage de l’abstraction, Retz, 1996.

Martin Buber, Le Chemin de l’homme, Les Belles lettres, 2017.

Antoine de la Garanderie, Le Dialogue pédagogique avec l’élève, 1984 in Réussir, ça s’apprend, Paris, Bayard Compact, 2013 (Ouvrage qui regroupe 6 livres d’Antoine de La Garanderie).

Pierre Faure, Perspectives et réalités, Pédagogie, n°1, 1945.

Pierre Faure, Un Enseignement personnalisé et communautaire, Casterman, Orientations, 1979.

Pape François – 12 septembre 2014 – Méditations – Chapelle de la Maison Sainte Marthe au Vatican.

Louis Lavelle, Les Puissances du moi, Flammarion, Paris, 1948.

Louis Lavelle, Le Moi et son destin, la liberté du moi, Le félin, 2015.

Jacques Marpeau, Le Processus éducatif, Erès, 2007.

Fabienne d’Ortoli, La Neuville : L’école avec Françoise Dolto, suivi de dix ans après, ESF, 2001.

Carl Rogers, Liberté pour apprendre, Dunod,1984.

Georges Snyders, La Joie à l’école, PUF, 1986.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Jean-Marie Leconnétable, « Éduquer à la liberté d’expression par un Enseignement Personnalisé et Communautaire », Educatio [En ligne], 14| 2024. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

 

[1] Louis Lavelle, Le moi et son destin, la liberté du moi. Le félin, 2015, p. 202

[2] Pierre Faure, Perspectives et réalités, Pédagogie, n°1, 1945, p. 12

[3] Carl Rogers, Liberté pour apprendre, Dunod,1984, pp. 9-24

[4] Le « quoi de neuf » est une activité issue de la pédagogie Freinet.

[5] Louis Lavelle, Les puissances du moi, Flammarion, Paris, 1948, p. 48.

[6] Ibidem.

[7] Ibidem.

[8] Ibidem.

[9] Ibidem.

[10] Antoine de la Garanderie, Le Dialogue pédagogique avec l’élève, 1984 in Réussir, ça s’apprend, Paris, Bayard Compact, 2013.

[11] Britt-Mari Barth, L’apprentissage de l’abstraction, Retz, 1996.

[12] Georges Snyders, La joie à l’école, PUF, 1986, p. 54.

[13] Raphaël Enthoven lors de l’émission, Les invités du week-end, sur Europe 1 le vendredi 2 février 2024.

[14] Carl Rogers, Le développement de la personne, chapitre II – Les caractéristiques d’une relation d’aide, Dunod, 1968, pp. 29-45. Ce chapitre me paraît d’une aide précieuse pour comprendre ce que peut être une relation empathique.

[15] Jules Ferry – Lettre adressée aux instituteurs – 17 novembre 1883.

[16] Louis Lavelle, Les puissances du moi, Flammarion, Paris, 1948, p.106.

[17] Pierre Faure, Un enseignement personnalisé et communautaire, Casterman, Orientations, 1979, p.78

[18] Ibidem, p.79

[19] Fabienne d’Ortoli, La Neuville, L’école avec Françoise Dolto, suivi de dix ans après, ESF, 2001.

[20] Georges Snyders, La joie à l’école, op. cité, p. 308.

[21] Pape François – 12 septembre 2014 – méditations – Chapelle de la Maison Sainte Marthe au Vatican

[22] Jacques Marpeau, Le processus éducatif, 2007, Erès, p. 2.

[23] Martin Buber, Le chemin de l’homme, 2017, Les belles lettres, p. 20.

[24] Dans cet établissement se côtoyaient les enfants d’une école primaire et les étudiants d’un Centre de Formation Pédagogique. Les enfants étaient servis à table alors que les étudiants étaient en libre-service dans le même espace. Il était de coutume que les élèves de CM2 passent en libre-service en fin d’année.

[25] https://eduscol.education.fr/document/37595/download

[26] Le texte sur les conseils d’élève prévoit aussi que l’enseignant puisse intervenir à peu près pour les mêmes raisons que celles que nous venons de citer. Cependant cette en même temps d’une instance démocratique et de l’intervention du maître pose question. Si le conseil se veut réellement démocratique, il ne peut être influencé par l’autorité du professeur d’autant que ce texte s’adresse aussi à des lycéens. Cela reviendrait à dire que dans une instance démocratique, quelqu’un (un expert, un supérieur) peut avoir une influence d’autorité sur les personnes. C’est pourquoi je préfère pour la classe, la mise en commun qui reste plus humblement le dialogue d’une communauté dont les enfants savent que le maître est un membre particulier. Je réserve le fonctionnement démocratique pour une assemblée d’établissement dans laquelle les enfants sont à la même table que les personnels. La réunion peut ainsi aller jusqu’au bout de ses décisions sans interventions « d’autorité », sinon quelle image les jeunes vont-ils intégrer du pouvoir ?

[27] Louis Lavelle, Les puissances du moi, op. cité, p. 52.

[28] Georges Snyders, La joie à l’école, op. cité, p. 310.

[29] Première lettre de Saint Pierre, chapitre 1, verset 16.