Bertrand Senez[2]
Résumé: En considérant d’emblée qu’il ne peut y avoir d’éducation sans espérance, cet article interroge, d’un point de vue philosophique, les fondements de l’espérance éducative. A partir de l’analyse des figures des parents de Socrate, Sophronisque le sculpteur et Phénarète la sage-femme, deux dimensions essentielles de l’éducation sont proposées. La fécondité historique de celle-ci est manifestée en considérant la formation prototypique dispensée par Jésus à ses disciples principalement à Capharnaüm. Enfin, il s’agit de repérer à quelles conditions cette fécondité peut se déployer encore aujourd’hui dans l’histoire.
Mots clés : espérance, éducation, pacte éducatif global, éducateur, institutions enseignantes, Socrate, Capharnaüm.
Abstract: Considering from the outset that there can be no education without hope, this article questions, from a philosophical perspective, the foundations of educational hope. Based on an analysis of the figures of Socrates’ parents, Sophroniscus the sculptor and Phenaretes the midwife, two essential dimensions of education are proposed. The historical fruitfulness of education is demonstrated by considering the prototypical training provided by Jesus to his disciples, primarily in Capernaum. Finally, the aim is to identify the conditions under which this fruitfulness can still be deployed today in history.
Keywords: hope, education, global educational pact, educator, teaching institutions, Socrates, Capernaum.
A la question : « l’acte éducatif est-il un acte d’espérance ? », l’éducateur répond spontanément par l’affirmative. Comment pourrait-il en effet envisager d’éduquer cet être qui lui est confié sans croire que celui-ci peut devenir un homme accompli, pleinement vivant ou en tout cas que « plus est en lui ». Fondamentalement, éduquer, c’est espérer. Contrairement à la formule bien connue[3] attribuée à Guillaume d’Orange, il est nécessaire d’espérer pour éduquer même s’il est vrai qu’il n’est pas nécessaire de réussir pour persévérer, tout simplement parce que l’échec d’un moment n’éteint pas l’espoir d’une réussite à venir.
Il est vrai aussi que la situation actuelle du monde apporte de nombreuses raisons de s’inquiéter, et peut-être même de désespérer, d’autant qu’elle n’est pas seulement caractérisée par toutes sortes de fléaux (guerres, épidémies, famines, catastrophes écologiques, etc.), mais aussi par le sentiment que nous assistons à un changement d’époque. Comme le pointe le Pape François à l’occasion du lancement du Paste Educatif Global :
Notre monde contemporain est en constante transformation ; il est traversé par de multiples crises. Nous vivons un changement d’époque : une métamorphose non seulement culturelle mais aussi anthropologique qui engendre de nouveaux langages et rejette, sans discernement, les paradigmes qui nous sont offerts par l’histoire[4].
Cette métamorphose anthropologique peut être comprise comme une modification profonde de la façon dont l’homme se comprend lui-même et envisage sa relation à la nature, à ses semblables et à Dieu. Le changement de paradigmes rend caduque l’analyse de la situation présente par des paradigmes hérités du passé et éprouvés par l’expérience des hommes, ce qui engendre immanquablement incertitude et inquiétude. Les raisons d’espérer semblent plus ténues et fragiles, la désespérance guette, et le sentiment d’une inéluctable tragédie tend à s’imposer. Gabriel Marcel, dans son Esquisse d’une phénoménologie et d’une métaphysique de l’espérance,[5] repère bien ce penchant tellement humain :
En présence de l’épreuve particulière (…), je serai toujours exposé à la tentation de me refermer sur moi-même, et du même coup de refermer sur moi le temps, comme si l’avenir, drainé de sa substance et de son mystère, ne devait plus être que le lieu de la répétition pure, comme si on ne sait quelle mécanique déréglée devait y poursuivre sans trêve un fonctionnement auquel ne présiderait plus aucune intention animatrice : mais un avenir ainsi dévitalisé, n’étant plus un avenir ni pour moi ni pour personne, serait bien plutôt un néant d’avenir[6].
Au-delà d’une situation qui semble désespérante, il convient ainsi de trouver le ressort qui permet d’espérer malgré tout, et d’identifier le fondement de l’espérance au-delà de ces temps qui passent. Une situation difficile monopolise en effet notre attention et occulte les raisons d’espérer, qui sont pourtant réelles et puissantes. Face à l’épreuve qui menace de nous anéantir, l’espérance est l’attitude qui permet de faire face et de croire en la présence agissante des puissances de vie. Elle refuse de capituler sous la menace et ouvre un avenir. C’est ainsi que le Pape François nous « invite à promouvoir ensemble et à mettre en œuvre, par le biais d’un pacte éducatif commun, ces dynamiques qui donnent un sens à l’histoire et la transforment de manière positive[7] ».
Dans le cas de l’éducation, cet appel à l’espérance est vital et il convient d’y répondre pour continuer l’œuvre éducative. A partir d’une réflexion sur la nature de l’éducation, il s’agit ici de comprendre son pouvoir de transformation de l’histoire, et de renforcer ainsi nos raisons d’espérer et de poursuivre l’œuvre de l’éducation dans une période préoccupante à bien des égards. La question n’est donc pas tant de savoir si l’acte éducatif est un acte d’espérance, car cela nous semble la condition nécessaire et implicite de l’éducation, mais en raison de quoi et comment il peut l’être[8].
Les causes à l’œuvre dans l’éducation
Lorsque l’on s’interroge sur la nature de l’éducation, il peut être utile de se tourner vers celui que l’on appelle parfois le père de la philosophie occidentale : Socrate. Mais qui ont été les éducateurs de Socrate — car Socrate lui-même n’est pas sorti du néant ? Ses parents sans doute, et donc les grands-parents de la philosophie, qui elle-même a contribué à façonner la civilisation européenne. La question est donc d’importance : qui étaient les parents de Socrate ? Celui-ci nous l’apprend dans l’Alcibiade de Platon. En tout cas il nous informe de leurs métiers. Sophronisque, le père de Socrate, était sculpteur, et sa mère, Phénarète, était sage-femme — ce qui est souvent plus connu. Par un heureux hasard, il se trouve que le métier des parents de Socrate représente deux formes très différentes de l’éducation.
Comme l’art du sculpteur, on peut concevoir l’œuvre d’éducation comme l’imposition d’une forme qui vient de l’extérieur. Le sculpteur, à partir d’un bloc de matière brute, du marbre par exemple, enlève par ses coups de burin la matière qui est en trop, et le buste de César ou la Pièta apparaissent. De même, l’éducateur, selon sa propre idée de la perfection humaine, ou simplement de ce que doit devenir son élève, peut chercher à l’y conformer par ses injonctions, par l’imposition de contraintes et par l’emploi de multiples techniques employées à dessein.
L’art de la sage-femme consiste à faciliter l’accouchement qui, bien que processus naturel, doit bien souvent être aidé. La sage-femme ne crée pas l’être qui advient au monde ; elle facilite son émergence et est au service d’un dynamisme vital qu’elle ne produit pas. Elle permet à la femme qu’elle accompagne d’accoucher de l’enfant qu’elle porte.
Nous savons que Socrate lui-même compare son art de philosophe dans la Cité à celui de sa mère : de même que Phénarète accouche les corps, Socrate accouche les esprits par l’art de son questionnement : la maïeutique. Et ce n’est pas un hasard, s’il ne compare pas son art à celui de son père sculpteur. Socrate a bien conscience qu’il accompagne un dynamisme propre, celui de son interlocuteur, et que la maïeutique ne crée pas une forme mais facilite son enfantement.
Lorsque Socrate parle de maïeutique, il envisage la nature de l’enseignement. Or, l’enseignement recherche le vrai, alors que l’éducation vise le bien, et Socrate s’intéressait peut-être plus à l’enseignement qu’à l’éducation proprement dite, ou en tout cas les deux étaient pour lui intimement liés. Cela dit, est-ce si différent ? Pour l’éducation aussi, il s’agit d’abord d’accompagner une vitalité propre (vitalité spirituelle de la personne capable de connaître, d’aimer et de choisir), ce qui ne veut pas dire que l’action analogiquement comparable à celle du sculpteur n’est pas nécessaire, selon les âges de la vie (elle permet notamment aux jeunes enfants de prendre de bonnes habitudes). En fait, il faut les deux, l’art du sculpteur étant ordonné à celui de la sage-femme, et Socrate a sans doute eu de la chance d’avoir bénéficié des deux influences. Et si l’éducateur s’apparente davantage à la sage-femme qu’au sculpteur (sinon l’éducation serait davantage un dressage), il conviendrait peut-être de le comparer plutôt au jardinier : si celui-ci facilite le développement de la graine en choisissant la bonne terre et le temps des semailles, il est amené aussi à donner un cadre, à tailler ce qui ne porte pas de fruit, à guider la croissance à l’aide d’un tuteur, bref à disposer un certain nombre de conditionnements extérieurs pour accompagner le bon développement de la vie dont le principe du mouvement est toujours intrinsèque. Il accompagne l’élaboration d’une forme qui émerge par l’activité intérieure de la nature, en créant des conditionnements extérieurs favorables à cette émergence naturelle.
Socrate, dans le Théétète de Platon, approfondit encore la comparaison de l’acte d’enseigner avec l’art de la sage-femme. Quatre rapports d’analogie peuvent y être relevés : 1- La sage-femme reconnaît et confirme d’abord la grossesse ; l’enseignant doit être attentif à ce que porte l’élève : sa soif, ses dispositions, ses dons, ses intuitions ; il les détecte et les met en valeur. 2– La sage-femme tente de soulager la douleur ; dans le cheminement parfois ardu de la vie intellectuelle, le professeur doit donner les méthodes pour apprendre à travailler et vaincre les difficultés. 3– La sage-femme accompagne l’accouchement, mais n’est pas la cause première de l’avènement d’un être ; semblablement, le maître n’est pas la cause première de la science dans l’élève, il est au service de la vitalité propre de l’intelligence de l’élève ; il est cause instrumentale. Cet aspect est approfondi par saint Thomas d’Aquin dans son De magistro (q 11 du De Veritate) ; l’œuvre du maître est de collaborer à ce qui en l’homme est particulièrement à la ressemblance du Créateur : son esprit. Quelles que puissent être les difficultés, il convient toujours de se rappeler que la cause principale de l’enseignement est dans l’élève lui-même, et qu’elle est donc toujours présente. Et pour nécessaire qu’elle soit, la causalité de celui qui enseigne n’est qu’instrumentale. 4– Quand la sage-femme se rend compte que la femme n’est pas enceinte, elle peut créer les conditions pour qu’elle le devienne et se constituer entremetteuse ! Semblablement le professeur doit aussi éveiller l’intelligence de son élève, lui rendre désirable la science qu’il enseigne pour susciter la vitalité propre de son intelligence, lui permettre de s’étonner et de s’émerveiller, lui proposer l’étude d’œuvres stimulantes, etc. Comme le dit Plutarque : « Car l’esprit n’est pas comme un vase qu’il ne faille que remplir. À la façon du bois, il a plutôt besoin d’un aliment qui l’échauffe, qui fait naître en lui une impulsion inventive et l’entraîne avidement en direction de la vérité[9]. »
Le maître est ainsi au service de la vitalité propre de l’intelligence de ses élèves en transmettant les exigences de sa discipline pour leur permettre de progresser dans leur quête de la vérité. Et ceci permet l’éclosion d’une véritable culture, très bien définie par Henri Hude comme une « croissance de la vie intérieure par les œuvres de l’esprit[10] ».
Il y a là quelque chose d’exaltant et de grand (une véritable œuvre de charité), et en même temps de difficile et parfois décourageant : les élèves n’ont pas soif ; ils n’ont pas le sens de l’effort, et d’abord de l’attention ; ils n’ont pas les connaissances de bases sur lesquelles s’appuyer pour les amener plus loin ; il y a un tel poids des conditionnements technologiques que l’activité de l’esprit semble parfois irréaliste ; le sens de la gratuité semble peu développé, etc.
Et pourtant : la cause principale de la science est déjà présente chez nos étudiants,, tel est le fondement naturel de l’espérance éducative.
La fécondité historique de l’éducation
Il s’agit ici de manifester que cette espérance n’est pas désincarnée et que l’éducation possède effectivement une causalité historique déterminante, bien que sa puissance puisse sembler dérisoire selon l’ordre de la chair (Pascal) et la logique du pouvoir et de la force.
La révolution la plus considérable depuis deux mille ans est l’avènement du christianisme, au moins pour l’Europe. On dit souvent que la civilisation européenne s’abreuve ou s’est abreuvée à trois sources : Athènes, Rome et Jérusalem. Et nous pouvons identifier l’apport respectif de chacun de ces grands foyers. Mais nous nous situons ici seulement du point de vue des idées, des formes culturelles, de l’organisation sociale et des fondements anthropologiques et métaphysiques communément partagés, ce qui est assurément essentiel et très instructif. Nous manquerions cependant ce qui existentiellement a permis d’initier la civilisation européenne. Nous proposons ainsi ici une autre ville comme épicentre de la forme européenne : Capharnaüm.
C’est en effet à Capharnaüm que le Christ s’est installé après Nazareth et a pu former ses disciples durant trois années, en comptant les allées et venues en Galilée, en Judée, en Samarie, et à Jérusalem. Et ce sont ses disciples qui, forts du témoignage du Christ et de la formation reçue, ont pu diffuser son enseignement. En mourant à Rome, Pierre et Paul ont fait incidemment de la ville éternelle le centre de la chrétienté à venir, et la pensée chrétienne a pu commencer à infuser le système juridique romain — et réciproquement d’ailleurs pour l’église latine. En se diffusant dans l’empire romain, et d’abord dans le bassin méditerranéen, la révélation chrétienne s’est confrontée à la pensée hellénistique, grâce en tout premier lieu à saint Paul puis aux premiers pères de l’Eglise. Bref, la genèse de la civilisation européenne, qui a agrégé de façon originale les influences d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, n’a été possible que grâce à l’existence de personnes formées, les disciples, à l’école de Capharnaüm. Considérons un moment la disproportion des moyens très modestes mis en œuvre pendant trois ans dans les années 30 en Galilée avec les conséquences historiques constatables jusqu’à maintenant. C’est un séisme qui n’en finit pas.
Sans connaître cette fécondité tout bonnement extraordinaire et inouïe, on peut dire que toutes les écoles qui ont été créées depuis l’Antiquité grecque (pensons bien sûr à l’Académie et au Lycée) jusqu’aux institutions actuelles, en passant par les monastères, les écoles cathédrales, les universités médiévales, les collèges de la Renaissance, les écoles polytechniques de l’ère industrielle, les écoles de management du siècle dernier, et bien d’autres encore comme le compagnonnage, toutes ont exercé une causalité historique plus ou moins profonde. On dit souvent que ce sont les idées qui gouvernent le monde. Sans doute, en un sens. Mais personne n’a jamais rencontré une idée. Celle-ci n’existe réellement que dans une personne qui l’a accueillie (ou rejetée), et qui l’a intégrée dans une sorte de système de pensée personnel plus ou moins conscient qui s’est surtout formé à l’école et qui continue de se façonner au cours de la vie, en rupture ou en continuité mais sans indifférence. Cette façon de penser fait que la personne s’oriente dans l’existence de telle ou telle manière et qu’elle fait des choix qui engagent la société dans telle ou telle direction. Bref, ce qui se vit dans les écoles est source de transformation du monde. Nos institutions exercent une causalité spirituelle, au sens naturel du terme, causalité très cachée qui semble dérisoire devant la puissance militaire, économique et politique. Elles ne semblent pas efficaces, mais elles constituent pourtant un agent déterminant de la fécondité d’une nation et d’une civilisation.
Quelques conditions de la fécondité éducative
La question est donc celle-ci : comment créer de nouveaux Capharnaüm ? Nous proposons ici sept conditions qui ne sont sans doute pas suffisantes.
L’antonomase « Capharnaüm » signifie aussi en français un joyeux désordre. En entrant dans la chambre d’un adolescent, on peut ainsi parfois s’exclamer : « Mais quel Capharnaüm ici » ! Une première condition (qui n’est certes pas nécessaire !) est déjà remplie : dans nos villes et souvent dans nos universités, il y a déjà beaucoup de désordre… Il n’y a donc rien ici de désespérant et d’effrayant.
Par ailleurs, Capharnaüm était, à l’époque du Christ, un carrefour des nations à partir duquel le voyageur pouvait rejoindre la Décapole, ces dix villes païennes aux confins du territoire d’Israël, en Syrie et Jordanie notamment. Une deuxième condition est aussi remplie : toutes nos institutions supérieures insérées dans un réseau mondialisé sont désormais situées au carrefour des nations.
Une troisième condition est déjà réalisée également et elle est la plus importante : le comburant qui alimentera le feu d’une civilisation renouvelée est déjà présent. Il s’agit en effet de la vitalité spirituelle de la personne de chaque étudiant qui, comme nous l’avons dit, est la cause principale de l’éducation et de l’enseignement ; et bien que très cachée parfois, elle n’en demeure pas moins un agent de transformation d’une grande puissance.
Ces trois premières conditions sont donc remplies ; il en reste au moins quatre autres qui sont de l’ordre du combat. Mais la vertu de force n’est-elle pas apparentée à l’espérance ?
Une quatrième condition concerne alors ce qui a été désigné comme la cause instrumentale de l’enseignement : l’existence de maîtres, au sens de magister et non de dominus, c’est-à-dire des professeurs qui révèlent à leur élève : « plus (magis) est en toi », et qui s’apparentent ainsi à Phénarète la sage-femme que nous avons évoquée plus haut. Un maître qui incarne ce que Bergson dit à propos du saint et du grand homme de bien : « Ils ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel[11] » ; un maître qui est à la fois nourri de la tradition des humanités et capable d’affronter avec courage et discernement les problématiques contemporaines. Ces maîtres, par ce qu’ils sont et ce qu’ils enseignent, révèlent l’intériorité spirituelle à leurs étudiants, la joie de connaître, et le bonheur de pouvoir juger par soi-même, ayant été nourris de plus grand que soi. De tels maîtres adviennent rarement de façon spontanée mais n’ont pu le devenir que parce qu’ils s’inscrivaient dans une tradition vivante inscrite le plus souvent, mais pas seulement, dans une institution.
Une cinquième condition concerne ainsi l’institution elle-même dont le rôle s’apparente davantage à Sophronisque le sculpteur. L’institution doit créer les conditions extérieures pour que la croissance des professeurs et des étudiants soit rendue possible : conditions matérielles de toutes sortes, mais aussi d’ordre sans rigidité pour que chacun puisse mener sa mission librement et dans la paix.
Une sixième condition concerne aussi l’institution qui doit combattre avec et pour les professeurs afin que les disciplines enseignées ne soient pas mercenaires, mais que la vérité soit recherchée d’abord pour elle-même ; en acceptant de ne pas rechercher nécessairement un effet immédiat, l’institution rend possible une influence à plus long terme, le temps que le travail d’enfantement de l’étudiant produise son fruit quand il sera engagé dans le monde. La question n’est nullement de se désintéresser du monde présent et de ne pas se laisser interpeller par la gravité de ses préoccupations, mais de chercher à assurer un espace de gratuité, dans lequel des personnes formées à la recherche de la vérité pourront demain trouver des solutions plus lumineuses pour le monde. Comme souvent, il s’agit de ne pas confondre la fin et le fruit. Ce combat, principalement de nature spirituelle, se joue au niveau des instances dirigeantes de l’institution confrontées le plus souvent aux injonctions des pouvoirs économiques et politiques.
Une septième condition réside ainsi dans la véritable autonomie des établissements. Pour défendre la primauté de la recherche de la vérité et du bien et leur indépendance vis-à-vis des idéologies passagères, les écoles doivent préserver jalousement leur autonomie. C’est plus facile à dire qu’à faire. Elle est sans doute facilitée par l’existence de conseils de vigilance indépendants, par la variété des sources de financement, et aussi par la collaboration entre établissements partageant la même ligne spirituelle et pouvant peser davantage dans l’espace public. Mais là encore, le pouvoir spirituel prime et il nous semble qu’une institution est d’autant plus forte et d’autant plus féconde qu’une pensée large et profonde permet d’unifier les forces vives de ses membres et qu’une espérance partagée permet d’affronter avec créativité et audace les nouveaux défis éducatifs.
Face aux innombrables défis que nous devrons probablement relever dans les années à venir et qui dépassent très largement la sphère éducative, des réponses économiques, politiques et militaires devront être trouvées. Mais la face visible de l’histoire n’est pas nécessairement la plus importante ou la plus réelle. Créer de nouveaux Capharnaüm, ou réformer les institutions académiques et éducatives existantes pour leur redonner leur vitalité originelle, est à certains égards encore plus crucial. L’Europe, qui a vu naître les premières universités, serait avisée de puiser d’abord dans ses ressources spirituelles pour relever le défi même de la civilisation. « Cherchez d’abord le règne et la justice de Dieu, et tout cela [le nécessaire] vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33). Il ne s’agit pas d’un vœu pieux, mais d’une question de réalisme.
Bibliographie
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Presses Universitaires de France, Paris, 1967.
Pape François, Message à l’occasion du lancement du Pacte Educatif Global, le 12 décembre 2019.
Gabriel Marcel, Homo Viator, Présence de Gabriel Marcel, Paris, 1998.
Henri Hude, Ethique et politique, Editions Universitaires et Editions Mame, Paris, 1992.
Plutarque, Comment écouter, trad. Pierre Maréchaux, Payot-Rivage, Paris, 1995.
Thomas d’Aquin (saint), De Magistro (q. 11 du De Veritate), Editions Sainte-Madeleine, Le Barroux, 2011.
Pour citer cet article
Référence électronique
Bertrand Senez « La puissance cachée de l’espérance à l’œuvre dans l’éducation » , Educatio [En ligne], 16 | 2025. URL : https://revue-educatio.eu
Droits d’auteurs
Tous droits réservés
[1] Cet article reprend pour partie des analyses parues en décembre 2024 dans la revue « The European Conservativ » accessible par le lien suivant : Capernaum: The Power of Education ━ The European Conservative
[2] Bertrand Senez a été directeur de l’Institut Albert le Grand (Humanités et Science politique à l’Ircom) à Angers, Lyon et Yaoundé pendant 23 ans. Il est actuellement directeur du développement de l’Ircom et enseignant-chercheur en philosophie de l’éducation.
[3] « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».
[4] Message du Pape François à l’occasion du lancement du Pacte Educatif Global, le 12 décembre 2019.
[5] In Homo Viator, Présence de Gabriel Marcel, Paris, 1998, p.37 à 86
[6] Ibid., p.76.
[7] Message du Pape François à l’occasion du lancement du Pacte Educatif Global, le 12 décembre 2019.
[8] Il convient de préciser que la perspective adoptée n’est pas ici théologique. Il est entendu que le fondement de l’espérance comme vertu infuse est en Dieu lui-même. Mais il s’agit plutôt d’identifier, d’un point de vue philosophique, ce qui, dans l’histoire, peut être cause d’espérance dans l’acte éducatif.
[9] Plutarque, Comment écouter, trad. Pierre Maréchaux, Payot-Rivage, Paris, 1995, p. 67
[10] Voir pour ce sujet tout le sous-chapitre 1 du chapitre IX « Culture et éducation » in Henri Hude, Ethique et politique, Editions Universitaires et Editions Mame, Paris, 1992, pp. 183-184.
[11] Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Presses Universitaires de France, Paris, 1967, p. 30.