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Milena Santerini
Les conflits au niveau international après le 11 septembre 2001, les procès liés à l’immigration, la cohabitation dans le même état de majorités et de minorités, les phénomènes de violence et de discrimination sur base ethnique : tous ces aspects imposent une révision des stratégies éducatives mais –avant toute chose – un renouvellement de la vision du dialogue entre cultures. L’éducation se retrouve engagée dans un défi central pour l’avenir : rendre possible la cohabitation entre personnes différentes, favoriser un dialogue capable de construire une société pacifique. Il ressort clairement que les objectifs de l’éducation interculturelle doivent eux aussi être élargis : il ne s’agit plus seulement d’ouvrir les portes des institutions de formation aux immigrés mais avant tout de contribuer à créer et à maintenir la cohésion sociale dans des contextes de pluralisme culturel.
Face à une société occidentale qui, en vieillissant et en s’isolant, a tendance
à souligner et amplifier les différences, il est nécessaire de se demander quel est le rôle de l’éducation chrétienne par rapport à des conflits et des confrontations au caractère complexe, symbolique et de statut social, politique, culturel et économique en même temps. L’un des aspects les plus actuels du conflit social est représenté par la différence culturelle, perçue comme diversité ethnique (gens provenant de pays différents) et comme diversité d’horizons culturels (par exemple à propos de choix moraux dans le domaine de la bioéthique etc.). Le conflit culturel est aussi entré à l’intérieur de la société elle-même, non seulement en tant que fruit de l’arrivée des immigrés, mais plutôt comme “explosion” de différentes attitudes et horizons culturels. L’ “ennemi” peut être non seulement celui qui vient de loin, mais aussi le voisin avec des idées “irrémédiablement” différentes des miennes.
La dynamique interculturelle, en constituant « tout ego comme alter et tout alter comme ego » (comme Louis Porcher et Martine Abdallah Pretceille l’ont écrit) ne renie pas la culture dans le sens ontologique du terme mais, comme le souligne Antonio Perotti, la considère comme interprétée historiquement et cueillie dans son changement. L’interculturalité, et la perspective éducative qu’elle engendre, s’oppose à la vision de l’autre en termes déterministes et absolus, présuppose la différence en soutenant la personne, elle-même multiculturelle, dans la construction d’une identité complexe mais non exclusive.
Deux risques
Il y a ici deux risques. L’essentialisme, c’est-à-dire la réduction d’univers culturels complexes à des noyaux circonscrits de contenus, est en effet une distorsion à la base des plus profondes incompréhensions de l’interculturel. La vision essentialiste, avec l’imposition d’une catégorisation et d’une identité « ethnique » (« tous les musulmans », « la mentalité africaine », « les coutumes asiatiques »), provient de l’extérieur mais peut être exprimée également de l’intérieur, par les groupes eux-mêmes; beaucoup d’entre eux demandant à leurs membres de s’identifier de manière rigide par une appartenance (par exemple en se déclarant black ou white). De cette manière, on considère l’identité culturelle comme définie et déterminée par une essence qui existe au-delà des changements historiques et des différences individuelles.
Cependant, il existe également le risque opposé : détruire l’identité, en affirmant une multiplicité de références instables. On assiste ainsi à une emphase sur l’incertain, l’ambigu, le changeant, l’indéfini, en oubliant que l’homme global a besoin d’être ancré quelque part. Au contraire, l’opération qui consiste à nier les caractères unitaires d’un groupe, sur une planète globalisée, peut entrainer les effets pervers que nous connaissons, avec la reprise des fondamentalismes et des fermetures identitaires, justement parce qu’un monde trop grand risque de faire sentir l’homme contemporain sans terre et sans patrie.
Comment trouver un langage commun, quand et comment sauver la diversité sans toucher à l’unité, ou défendre la cohésion sociale des poussées centrifuges sans assimiler ? Comment élaborer la « grammaire » qui nous permettra de communiquer, devant la peur de la diversité ? En effet, les différences culturelles peuvent (même si ce n’est pas toujours le cas) se traduire en différences de valeurs ou en tout cas en différences dans la délimitation de priorités morales lorsque l’on se retrouve face à des dilemmes, et donc en conflits.
Quand les différences se transforment en conflits de valeur, quelles solutions peuvent garantir le dialogue ? L’éducation peut-elle contribuer à distinguer ce qui existe d’universel, ce qui unit des personnes divisées ? Les anthropologues proposent de chercher l’universel dans les fonctions, ou dans les structures des cultures. Certains philosophes contemporains suggèrent de fonder la communication sur la conscience de la mortalité qui unit les hommes, d’autres fondent le dialogue sur l’universalité des Droits humains. Et pourtant les différentes interprétations des droits humains de la part des groupes rendent cette solution difficile. Il faut rappeler que les cultures s’inscrivent dans l’ordre moral, à l’intérieur duquel la valeur absolue est représentée avant tout par la personne humaine. Il existe par conséquent la nécessité pour toute culture de posséder un « étalon d’évaluation méta-culturel », un critère trans-culturel qui conduit à considérer toute culture comme moralement jugeable.
Sans doute le rôle de l’éducation chrétienne aujourd’hui consiste-t-il justement à promouvoir ce dialogue qui rend possible la communication entre personnes différentes, en aidant à « traduire » les différentes manières de penser et de sentir. Mais il ne s’agit pas seulement de dialogue comme procédure ou comme méthode ; il s’agit d’aider les personnes à revenir à leur propre culture à partir de cultures autres, c’est-à-dire à réfléchir sur elles-mêmes dans un horizon d’ « appartenance à l’humanité » (Selim Abou). Comme l’affirme François Jullien, « on découvre son propre champ culturel en découvrant celui de l’autre ».
L’éducation chrétienne joue donc un double rôle : celui de fonder la possibilité même du dialogue sur l’humanité commune, en ouvrant la conscience à l’universel, en formant à la conviction que jamais au monde personne ne sera un « étranger moral » pour quelqu’un d’autre ; et celui de rendre effectif et quotidien le dialogue interculturel dans la promotion d’une pensée libre, rationnelle, décentralisée, mais aussi empathique envers les autres.
Ouvrir à l’universel
Ce n’est pas par hasard que Michel Soëtard décrit l’éducateur comme un artisan qui travaille sur la particularité afin de l’ouvrir à l’universel (Qu’est-ce que la pédagogie?, Paris 2001). En bref, le sens le plus profond du travail pédagogique, la construction de personnalités libres et ouvertes à l’universel coïncide avec les fins de l’interculturalité : promouvoir un développement ouvert de la personnalité, en offrant les instruments nécessaires pour déchiffrer et communiquer les codes et les valeurs culturels, subjectifs et en continuel changement, en faisant la distinction entre relativité et relativisme, dans un horizon d’appartenance commune à l’humanité. A travers l’éducation, qui promeut un sens ravivé et universel de notre fraternité, partagée par tous les autres êtres, le dialogue est aussi bien fondé que réalisé.
Conscience de la relativité des cultures et choix de relativisme sont deux options profondément différentes. Reconnaître que la réalité est historique et changeante ne conduit pas nécessairement au relativisme, et n’exclut pas un choix de type universaliste, c’est-à-dire qui consiste à considérer les différentes cultures comme des « manifestations d’un principe commun ». En jugeant les cultures par rapport au contexte dans lequel elles naissent, se développent et s’expriment, le relativisme respecte les différences mais en même temps, les sépare de leur cosmos autonome, en les considérant comme isolées et imperméables et en rendant ainsi le dialogue impossible.
Il existe une potentielle universalité des cultures (et des religions) : d’où le terme « interculturalité » que Benoit XVI avait proposé d’utiliser dès 1993. La culture, définie par celui qui était alors le cardinal Ratzinger comme une « forme commune d’expression des intuitions et des valeurs, développée au cours de l’histoire et qui caractérise la vie de la communauté », signifie ouverture au divin et à l’histoire. L’inculturation présuppose cette ouverture, c’est-à-dire la potentielle universalité de toute culture, à la recherche d’échange et d’unité avec les autres cultures.
Tout ce qui dans une culture se ferme au changement et au dialogue, observe le Pape, apparaît comme une lacune de la culture elle-même ; la diversité qui conduit à l’isolement est due à la limite de l’homme, lorsqu’il perd de vue la mosaïque de vie qui révèle « la complémentarité et l’interconnexion. Pour être soi même, chacun a besoin de l’autre ». En d’autres termes, la dimension interculturelle nait de l’ouverture intrinsèque des cultures au sens universel de l’homme. Il s’agit au contraire de se mettre « à suivre les traces interculturelles à la recherche de la vérité unique et commune » parce qu’ « il en sortira quelque chose d’inattendu ».
En effet, l’universalité n’est pas déjà donnée, mais c’est un processus, c’est quelque chose à rattraper, comme l’écrivait déjà Ricœur en 1955, quand, dans son Histoire et vérité, il affrontait le problème du pluralisme culturel. Au processus de pluralisation de l’humanité correspond, selon le philosophe français, une vocation à l’unité, comme devoir et comme but, dans la vision d’une chose que l’on aime atteindre mais que l’on ne possède pas encore. Le pouvoir corrosif et constructif de critique de la pensée est la prémisse d’un nouveau type de relation, qui doit encore être réalisé : « l’unité a un caractère eschatologique ». Les hommes ne sont encore que sur le seuil du dialogue, dans un intermède entre le scepticisme et le désir d’une vérité unique, entre la rencontre advenue par le biais de la violence et de la domination (« identités meurtrières ») et ce qui nait du dialogue.
Itinéraires du dialogue
Face à l’anonymat des forces cachées de la globalisation qui nous gouvernent, l’éducation chrétienne peut rendre une responsabilité aux acteurs, en faisant émerger le sens du risque partagé et de la connexion des destinées communes. Un passage fondamental réside, par exemple, dans le fait d’arracher au marché global la prétention d’imposer des images et des symboles culturels qui unifient le globe. L’éducation du consommateur fait fraterniser car on achète la même boisson ou on porte la même marque de souliers : comment créer des symboles en commun entre les peuples qui aient une force de cohésion pareille ? Jean Claude Forquin parle d’un “universalisme sensible” à propos du paradoxe de produits et de chefs-d’œuvre, de l’art ou de la littérature qui, même si enracinés dans leur singularité expressive, transcendent le temps et l’espace. Comment faire de l’imagination un lieu d’éducation à l’amitié et à la fraternité ?
L’éducation chrétienne se trouve face au problème central de construire de la proximité, des liens, des relations, tandis qu’est de plus en plus forte la « production de la distance » ce qui rend l’autre étranger ou ennemi. Devant l’Autre, perçu comme étranger, la nécessité se pose d’élaborer un itinéraire pédagogique adapté au temps de la globalité. Dans un monde grand mais fini, borné territorialement et de plus en plus étroit, quelles sont, du point de vue pédagogique, les implications de l’hospitalité, que Kant voyait comme une limitation de la prétention à la propriété et comme fondement du droit cosmopolite ?
La grammaire du dialogue, comme nous l’avons dit, n’a rien de théorique. Il investit la vie concrète, l’école, la didactique, les curricula, la relation entre l’enseignant et l’élève qui vient de loin, les choix que l’éducateur doit faire dans l’extrascolaire. Il s’agit de penser à une école où s’exerce une reconnaissance, un respect pour les cultures d’origine des enfants immigrés, en mesure de répondre à leur demande non pas de communautarisme, mais au contraire d’une plus grande intégration dans un modèle laïc et universaliste (Y. Lenoir, C. Xypas, C. Jamet, Ecole et citoyenneté. Un défi multiculturel, Paris 2006).
Une école de la citoyenneté, dans laquelle la dimension interculturelle existe pour tous, immigrés ou non, qui mène à des choix de plurilinguisme, qui guide des critères pour la distribution des élèves immigrés au lieu de la concentration en écoles-ghettos, qui mise sur la pédagogie de la coopération pour faire face aux différences dans la classe, qui affronte les problèmes de discrimination.
Sur le plan pédagogique, le problème doit être posé en termes d’équilibre entre une éducation interculturelle centrée sur les différences et une plus grande attention aux objectifs de cohésion sociale propres à l’éducation à la citoyenneté. La perspective la plus intéressante qui se présente alors est celle d’une éducation à la citoyenneté qui comprenne la dimension interculturelle et qui se donne comme objectifs l’ouverture, l’égalité et la cohésion sociale. Pour atteindre les finalités de ce projet pédagogique, il est nécessaire de créer un équilibre entre les acquisitions de l’éducation interculturelle telle qu’on l’entendait jusqu’à présent (capacité à connaître et à apprécier les différences) et le souci de l’orienter non pas vers la défense des particularismes, mais vers la convergence et la cohésion sociale.
Ceci advient avec les paroles, avec l’exemple de l’éducateur, à travers l’utilisation de stratégies cognitives, l’apport des connaissances anthropologiques, l’utilisation des perspectives interculturelles dans les disciplines scolaires. Que l’on me permette cependant de souligner l’importance de l’usage de la philosophie, de l’histoire et de la littérature qui nous permet d’approcher l’altérité à travers les pages du récit (il suffit de penser aux belles pages de Martha Nussbaum sur la littérature comme instrument permettant de découvrir l’appartenance commune à l’espèce humaine). Il s’agit d’un patient travail d’échange et de traduction, visant à présupposer l’humanité commune et à tenter de comprendre ce qui unit plutôt que ce qui divise, en traversant et en découvrant les cultures des autres en même temps que la sienne.