L’obligation d’éduquer la jeunesse : de la réaffirmation de la responsabilité parentale à l’invention lasallienne d’une nouvelle figure de maître d’école.

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Frère André-Pierre Gauthier, fec

1. La scolarisation des pauvres, entre nécessité pastorale et carences paroissiales.

À partir du concile de Trente et durant deux siècles, la monarchie et l’Église servent un objectif commun : assurer l’éducation religieuse et morale des enfants du peuple. L’initiative répond à la volonté d’éradiquer le protestantisme et à l’urgence de combattre les effets du péché originel – l’ignorance et la dépravation –, cause de la damnation. Or l’éducation des pauvres se solde souvent par un échec, et la pastorale paroissiale reste, en maints endroits, inadaptée, malgré la rénovation tridentine. Les clercs attirent les enfants au catéchisme mais les fidélisent peu. Leur enseignement, par manque de pédagogie, est abstrait. Ils négligent d’instruire les fidèles, quand, chez les protestants, « les plus grossiers artisans, et les femmes même et les enfants, selon Bossuet, [peuvent] citer l’Écriture et parler des points de controverse[1] ». Les catholiques se sentent délaissés. Si la christianisation des élites progresse, le peuple, écrit Olier, est « dans l’hérésie ou l’ignorance[2] ». Tronson voit « des provinces entières dans le délaissement des choses du salut[3] ». Mgr Joly, évêque d’Agen, fait le tableau d’une Église « défigurée par les désordres de ses enfants[4] ». Mgr Arnauld, évêque d’Angers, trouve des chrétiens « qui ne savent pas même les premiers articles de notre foi[5] ». Les exhortations épiscopales se multiplient, en réponse à la consigne tridentine : « Les dimanches et les jours de fêtes », les clercs doivent « enseigner aux enfants les rudiments de la foi et l’obéissance qu’ils doivent à Dieu et à leurs parents[6] ». Si le catéchisme est « plus nécessaire que les prédications[7] » et constitue une étape décisive pour la scolarisation, on peine à le mettre à la portée des enfants. Cette perspective pastorale croise la question de l’école et de sa dimension salvifique. La conscience du péché originel conduit alors à un investissement éducatif inédit en faveur des pauvres, qui, sous le regard attentif et la férule de l’adulte, va contribuer à donner à l’enfant un statut de sujet, assujetti mais estimé.

Les obstacles affluent pourtant, car, pour beaucoup, offrir le savoir à tous est inutile, et il est impossible d’ouvrir à tous la voie du salut. C’est une médiation efficace qui fait défaut. Il manque, dans le premier cas, une tierce personne qui ne soit ni le parent ni le prêtre : ce sera le maître d’école. Il manque, dans le second cas, une institution tierce qui ne soit ni la famille ni la paroisse : ce sera l’école, chargée de combattre l’élitisme scolaire et l’élection religieuse, la conception d’un savoir profane et d’un salut réservés à une minorité d’élus. L’école récuse la fatalité de ces élections en articulant savoir et salut, médiateurs et médiation. Elle participe ainsi à la transformation de la représentation de l’enfance, afin qu’elle ne soit plus comprise à travers la seule catégorie du péché originel.

La généralisation des catéchismes, réclamée par les évêques, aurait dû suffire. Mais, si l’éducation « se fait école », c’est que, par manque de temps et de compétences, par manque d’intérêt et de pédagogie, la catéchisation des enfants du peuple ne parvient pas à honorer son ambition et produit un semi échec. Le développement progressif de la scolarisation s’inscrit alors au cœur de ce processus pastoral. La multiplication des « petites écoles » et « écoles de charité » répond aux insuffisances continuellement dénoncées de la responsabilité parentale, dont la mise en cause revient comme un leitmotiv au long du XVIIe siècle. Cette obligation se heurte à la difficulté de transmettre aux enfants une pratique morale et religieuse dont les contraintes résistent de moins en moins, en raison du contexte urbain, aux sollicitations et aux nouvelles manières de penser et de vivre qui gagnent les différentes couches sociales.

La responsabilité parentale fait, de Joly (1610-1678) à Pradal, dont les œuvres sont publiées en 1779, l’objet d’une prédication spécifique qui, bien que destinée à la bourgeoisie, concerne aussi le peuple. Souvent, les prédicateurs, insensibles au contexte social, usent d’une argumentation intemporelle qui stigmatise les parents : les dérèglements des enfants sont le signe que « Dieu dès cette vie les punit de la négligence des pères à les élever[8] ». Ce sont des « parricides » qui « sacrifient leurs enfants à une inclination injuste, à un vil intérêt, à une raison de famille[9] ». Cette stratégie rhétorique, associée à une sémantique de la damnation, crée un climat oppressif : « Il est juste, fait dire Pradal à des enfants, que vous partagiez nos supplices : suivez-nous dans les profonds abîmes qui nous attendent, pour entendre, de toute éternité, des reproches aussi sanglants que légitimes.[10] »

2. L’initiative protestante et la prise de conscience catholique.

Il n’y a jamais eu d’âge d’or de l’école : y envoyer ses enfants, c’est, pour les parents, se priver de main d’œuvre. Aller à l’école, pour les enfants, c’est se plier à la discipline et aux apprentissages. Faire l’école, pour les maîtres, c’est combattre les résistances et vaincre, chez les uns, la paresse et, chez les autres, l’inaptitude. Par ailleurs, si beaucoup se rejoignent sur l’importance de l’instruction religieuse, la formation profane se heurte à de fortes oppositions. Celles des familles sont anciennes, pour des raisons d’abord pratiques. Celles qui s’expriment dans le clergé et chez les autorités civiles sont, elles, plus idéologiques. Comme bien d’autres évolutions, celle-ci était inéluctable, mais il fallait, pour qu’elle s’opérât, que soient réunies des conditions qui offrent aux pauvres une école efficace qui respecte leur dignité et leurs besoins. Or le discours ecclésial est resté peu audible, tant qu’il a négligé le maître d’école, c’est-à-dire tant qu’il n’a pas mesuré l’enjeu spirituel, la disponibilité et les compétences que réclamait ce qui devenait un authentique métier. La contrainte religieuse, dans ce processus de longue durée, s’est montrée insuffisante tant qu’elle n’a pas rencontré un modèle éducatif qui a fait des enfants pauvres, les destinataires privilégiés d’une attention pastorale.

La nécessité de l’école, les protestants l’ont affirmée avant les catholiques, mais dans une perspective différente. Le premier mot de la Réforme, c’est l’école[11]. Luther expose son projet de scolarisation dans un plaidoyer Aux magistrats de toutes les villes allemandes (1524). Il écrit que la prospérité des cités dépend de citoyens « bien éduqués[12] » et de femmes capables de diriger leur maison. Il exhorte les parents à envoyer les garçons, « chaque jour une heure ou deux », à l’école et à les faire « travailler le reste du temps à la maison ou apprendre un métier[13] ». Pour marquer l’importance de l’école, Luther rend sa nécessité indépendante de la religion et souligne le besoin de maîtres compétents pour suppléer les parents qui manquent « de temps et de place pour le faire » et ne s’acquittent pas d’une tâche pour laquelle ils « ne sont malheureusement pas qualifiés[14] ». L’école tridentine donnera à ce métier une dimension théologique, alors que, pour Luther, si le maître appartient « à cet état que l’Écriture honore et loue hautement[15] », son autorité provient non d’une consécration, mais de la grâce du baptême et de Dieu qui l’institue pour le bien des jeunes. Il ne fonde pas théologiquement l’école et ne lui donne pas de finalité d’abord religieuse : elle transmet les commandements divins, mais l’éducation ne donne nulle force pour le réaliser. Il en fait une priorité pour faciliter le contact avec la Parole de Dieu et libérer le croyant de l’interprétation des clercs. Les divergences entre catholiques et réformés sur les finalités de l’école, sur le profil et la tâche des maîtres, n’entravent pourtant pas la réussite d’un mouvement qui a bénéficié de leur « affrontement conflictuel et pourtant complice[16] ».

Les écoles qui sont destinées aux plus pauvres, les « petites écoles », vu leur coût, et les « écoles de charité », vu leur piètre efficacité, n’offrent pas la bonne réponse à ceux dont la situation réclame une école, gratuite pour attirer les enfants et efficace pour les retenir. Cette carence, avant Jean-Baptiste de La Salle (1651-1719), motive l’action de Vincent de Paul (1581-1660) et Adrien Bourdoise (1584-1665) à Paris, et, à Lyon, de Charles Démia (1637-1689). Le premier s’engage dans la scolarisation des filles pauvres, car, depuis l’interdiction de la mixité scolaire (1640), elles sont pénalisées, faute de maîtresses et d’écoles particulières. Avec Louise de Marillac, il fonde les Filles de la charité et fait de l’école un élément décisif de l’assistance des pauvres. Bourdoise lie l’engagement scolaire à la formation des prêtres et fonde la communauté de Saint-Nicolas du Chardonnet, dont « une des principales fins[17] » est le service des « petites écoles ». Il faut « cultiver les enfants dès leur tendre jeunesse », car « il n’est pas moins difficile de retirer les pécheurs de leurs anciennes habitudes, que de plier de vieux arbres ». Il montre leur importance, en assimilant l’obligation de la messe à l’assiduité scolaire : « Je ne pense pas qu’un chrétien puisse davantage ni autrement s’absenter fêtes et dimanches de sa paroisse qu’un écolier de sa classe[18]. » Or apprendre à lire et à écrire n’est qu’un prétexte pour instruire à loisir des obligations de la religion chrétienne les enfants et moraliser leurs comportements.

Pour Gabriel Compayré, Démia est « un de ces hommes dont la pensée toujours vivante rayonne à travers les siècles[19] ». Voyant « la jeunesse de Lyon, particulièrement les enfants du menu peuple, dans le dernier libertinage, faute d’instruction[20] », il s’attelle « à l’établissement des catéchismes et à la discipline des écoles[21] », contre ceux qui jugent ces dernières inutiles, car la paroisse devrait suffire pour enseigner le catéchisme. Or les enfants n’en profitent pas, « soit parce que la plupart des instructions qui s’y font sont au-dessus de leur portée, soit à cause que la semence divine, qui s’y jette, est souvent étouffée par la corruption de la nature, et les mauvaises compagnies, qu’ils fréquentent dès qu’ils en sont dehors[22] ». En 1666, il adresse « à Messieurs les Prévôts des Marchands, Échevins et principaux habitants de la ville de Lyon » des Remontrances « touchant la nécessité et utilité des écoles chrétiennes pour l’instruction des enfants pauvres » qu’il décrit, « attroupés par les carrefours (…) indociles, libertins, joueurs, blasphémateurs, querelleux », s’entraînant « à l’ivrognerie, à l’impureté, au larcin et brigandage[23] ». Il reprend le thème du châtiment encouru par les parents qui laissent leurs enfants dans l’ignorance religieuse et morale, mais il l’élargit en évoquant tous ceux qui manquent à cette responsabilité. Il estime que l’éducation de dépend plus des seuls parents, incapables de l’assurer : « Les pauvres n’ayant pas le moyen d’élever ainsi leurs enfants, ils les laissent dans l’ignorance de leurs obligations : le soin qu’ils ont de vivre fait qu’ils oublient celui de leur faire apprendre à bien vivre et, eux-mêmes ayant été mal élevés, ils ne peuvent communiquer une bonne éducation qu’ils n’ont jamais eue ».

Son organisation repose sur des adultes responsables. Seize Recteurs, sous sa direction, assure le financement des écoles, l’embauche et le suivi des maîtres, l’inscription des élèves et leur inspection, la visite aux parents. Or les maîtres compétents sont rares, car « le zèle, la piété, la patience, la modération, la fermeté, la vie exemplaire (…) qui sont nécessaires à un maître d’école, ne se rencontrent pas dans toute sorte de gens[24] ». Conscient « des dégoûts que la nature inspire souvent en cet emploi[25] », où l’on rencontre nombre de « fainéants[26] », il fonde le Séminaire de Saint Charles, où l’on cultive « un grand amour de Dieu et de la jeunesse qu’on leur destine[27] » et où l’on dispense la pédagogie. En faisant de l’engagement scolaire l’aumône la plus profitable – procurer aux pauvres « la première teinture pour la piété et pour les arts », c’est leur « donner du pain, les loger, meubler, habiller, et leur fournir les choses nécessaires pour cette vie et pour l’autre[28] » – il déplace la problématique. Le premier, il prend en compte les besoins de formation des maîtres et les inscrit dans une organisation et une communauté de vie qui leur apportent le soutien nécessaire.

Mais son projet se heurte à la pérennité de l’engagement. Ses héritiers s’opposent sur la conception du métier, tâche décisive pour les uns, seconde pour les autres. Ils doivent choisir entre des maîtres qui renoncent à la carrière ecclésiastique et les perspectives d’un séminaire traditionnel. L’acquis de la réforme catholique rend plus facilement pensable la seconde voie. Une fois formés, les candidats délaissent les écoles pour des places plus avantageuses. Leur projet de vie humaine et chrétienne vise d’autres apostolats, d’autres voies de sanctification et d’autres satisfactions personnelles. Leur engagement, conçu comme un chemin de perfection, reste individuel. Ce qui les unit, c’est l’état clérical et la préparation de l’ordination, c’est le séminaire avec sa formation et son horizon de sanctification, c’est l’attention au salut des enfants. Mais ils se sentent peu solidaires de la pérennité des écoles.

3. Des oppositions à la scolarisation des pauvres.

Sur la scolarisation des pauvres, ni les pouvoirs civils locaux, ni la monarchie, ni les clercs, ni les philosophes ne parlent d’une seule voix. Les arguments, économiques et sociaux, moraux et religieux, constituent une contre idéologie scolaire : le temps passé à apprendre à lire et à écrire devrait être consacré à l’apprentissage de la profession du père. Richelieu, dans son « Testament politique », vers 1640, souligne la monstruosité d’un État constitué de sujets savants, car « on verrait plus de gens capables de former des doutes que de les résoudre, et beaucoup seraient plus propres à s’opposer aux vérités qu’à les défendre ». Même si Diderot pense que le peuple est « la pépinière des mœurs, des connaissances, des talents[29] » des nations, les philosophes, dans leur grande majorité, ironisent sur les « risibles établissements qu’on appelle collèges[30] », où le jeune acquiert des « habitudes d’effronterie, de malice et de violence[31] ». Rousseau juge que « le pauvre n’a pas besoin d’éducation[32] », autre que celle de son état. Voltaire félicite La Chalotais de « proscrire l’étude chez les laboureurs[33] » : il faut « que le peuple soit guidé », n’étant « pas digne d’être instruit[34] ».

L’opposition de deux prêtres, Réguis et Gard, montre les dissensions dans l’Église. Ils développent deux pastorales et deux théologies distinctes. Le premier, dans son discours : Sur l’Éducation[35], reproche aux laboureurs et artisans aisés de faire apprendre à leurs enfants « à savoir bien lire, bien écrire, parler, marcher, se présenter d’une certaine façon », et aux pauvres de croire que, sachant « balbutier dans un livre, et griffonner leur nom sur du papier ou sur les murailles de leur chaumière, leurs enfants vaudront mieux que s’ils ne savaient rien de tout cela[36] ». L’apprentissage de la lecture et de l’écriture n’apporte aucun bénéfice aux paysans : « Sont-ils plus forts, plus vigilants, plus laborieux ? Les terres du paysan qui lit dans ses Heures, qui chante au lutrin, qui signe sur nos registres, sont-elles mieux cultivées et plus fertiles ? ». Cette ironie se double d’une interrogation sur le danger de l’école, pensée comme un obstacle au salut des jeunes : « La plus grande partie de ce que nous avons de moins chrétien dans nos paroisses, est compris dans le nombre de ceux qui ont été aux écoles ; et tout ce qu’il y a de plus simple, de plus innocent, de plus chrétien ne sait ni lire ni écrire ». La lecture permet tout au plus de se procurer des « livres exécrables », où les enfants apprennent « à ne rien croire, à ne rien respecter[37] », à « s’instruire sur des choses qu’ils ne devraient pas savoir, ou ne connaître qu’à vingt-cinq ans ». La conclusion est radicale : « Laissez donc les écoles, les collèges, les livres, les sciences aux enfants destinés à des emplois dont on ne saurait remplir les obligations sans avoir fait des études ».

Dans ses Considérations d’un patriote sur les écoles chrétiennes[38], l’abbé Gard récuse ces arguments. On ne trouve pas, écrit-il, « de moyen pour occuper ces enfants d’une manière aussi utile que dans les écoles chrétiennes », car la pauvreté leur ferme la porte des autres. D’ailleurs, les connaissances transmises sont trop élémentaires pour contracter l’« orgueil qui dédaigne les travaux mécaniques ». Leur seule éducation est d’« apprendre à être chrétien » et de « se disposer à devenir meilleur ouvrier ». Ainsi, « les pauvres ont bien plus à craindre de demeurer dans la misère que nous n’avons à appréhender qu’ils n’en sortent ». Or il reste dans l’instrumentalisation de l’école, puisque les maîtres veulent moins « enseigner à lire, à écrire, à chiffrer » qu’« inculquer profondément les principes de cette religion sainte ». Le savoir profane offre de « pieuses amorces » pour convaincre les parents de l’intérêt de l’école, et un « miel » pour attirer les enfants.

4. L’initiative lasallienne : un projet pour les maîtres et pour l’école.

L’école devient un lieu autre que la paroisse, le maître d’école, un médiateur autre que le prêtre, l’instruction et l’alphabétisation, des nécessités autres que le catéchisme. Si la référence à la damnation participe d’une rhétorique éducative, on s’intéresse plus, au XVIIIe siècle, à la perspective du salut. Dans un contexte social en mutation, des prédicateurs pensent autrement la responsabilité parentale et véhiculent une représentation moins pessimiste de la nature humaine. Une lecture théologique renouvelée, attentive au projet créateur, repère chez l’enfant des capacités qui le rendent apte à prendre sa part dans l’œuvre de salut, le sien et celui des autres. La Pesse invite à « se détromper sur [leur] faiblesse », car ils sont « capables de plus de choses qu’on ne pense[39] ». Cette reconnaissance accentue la responsabilité de l’échec parental : « C’est à vous seuls qu’il faut vous en prendre[40] » s’écrie Le Chapelain. Le désordre des enfants n’est plus imputé à une nature pervertie, car « presque tous les défauts peuvent se réformer par le plan judicieux d’une éducation chrétienne », ni à eux-mêmes, « dont le caractère souple et flexible dans le premier âge, se serait plié sans peine », mais aux parents qui « les laissent vivre à leur fantaisie, sous prétexte qu’ils sont encore jeunes, et que l’âge amènera la raison[41] ». Ce regard déplace la problématique éducative. Outre l’acquisition traditionnelle des vérités et des comportements salutaires, il faut, pour que le jeune trouve sa place dans la vie professionnelle, sociale et ecclésiale, lui assurer une formation profane en lui faisant « apprendre les arts, les sciences, les exercices qui conviennent à sa condition[42] ». La dignité des enfants placés sous le regard divin se conjugue avec l’espérance éducative. Les parents ne sont plus solidaires dans la damnation mais dans le salut. Dieu est attentif à leur mérite : « Vous verrez un jour la brebis égarée rentrer dans le bercail. Ce n’est point seulement à vos soins [qu’il] attache le salut de vos enfants, c’est aux désirs de votre cœur, à vos vœux redoublés, à vos prières ferventes[43] ». Dans une perspective audacieuse, le père est associé « en quelque façon à la qualité de rédempteur[44] » du Christ.

Dans ce processus émancipateur et évangélisateur, l’initiative de La Salle marque une étape significative. Il rénove l’école en fondant théologiquement sa nécessité. Il hérite d’une problématique – comment fidéliser les parents et les enfants, et les maîtres d’école –, et il en transforme les cadres de compréhension. L’obligation scolaire n’est plus comprise à partir des seuls parents, mais repose sur l’efficacité de l’institution, de ses méthodes pédagogiques et de ses principes éducatifs, et sur les maîtres, riches de compétences adaptées pour transmettre les savoirs. Cette perspective tranche avec une conception de l’enseignement, élective et élitiste. Avec les familles pauvres, les contours de l’autorité se déplacent : moins magistérielle que ministérielle, elle est appelée à se fonder sur une posture évangélique. Avant d’évaluer la qualité de la transmission et de la réception des savoirs, il faut qu’évolue la posture du maître. Le métier devient alors ministère. Ce qui permet d’opérer cette évolution, c’est l’invention de la posture fraternelle qu’adopte l’enseignant, indissociable de la relation fraternelle que les maîtres d’écoles nouent entre eux, une relation qui ne se nourrit pas seulement de sympathie et d’attention, mais aussi d’une fidélité et d’un engagement partagés.

On attend une intuition neuve, moins pour les enfants que pour les maîtres, car, quand ces derniers sont clercs, l’Église les appelle à d’autres fonctions et, quand ils sont laïcs, ils cherchent à assurer leur existence matérielle. Pour La Salle, l’engagement scolaire n’est plus une expression du sacerdoce, mais est porteur d’une dimension spirituelle et théologique. Il faut souligner la façon dont il justifie la nécessité de la scolarisation. Quand les parents ne sont plus sensibles à l’argument religieux, il conseille, pour préserver les intérêts des enfants, de les convaincre « de l’obligation qu’ils ont de [les] faire instruire » et de leur faire percevoir « le tort qu’ils ont de ne pas leur faire apprendre à lire et à écrire », sans quoi « ils ne seront presque jamais capables de rien pour aucun emploi », plutôt que de leur dire « le tort que leur peut faire le défaut d’instruction des choses de leur salut, dont les pauvres sont ordinairement peu touchés, n’ayant pas eux-mêmes de religion[45] ». Les modalités et les finalités du modèle lasallien partagent les perspectives tridentines, mais ses écoles affirment leur spécificité par rapport aux initiatives catéchétiques et scolaires précédentes. Sa pérennité dépend, non de bienfaiteurs extérieurs, mais de l’association de maîtres consacrés aux enfants, d’une organisation rigoureuse et codifiée tant pour les écoles que les communautés, et de méthodes pédagogiques adaptées aux différents âges.

Un même mouvement d’association entre eux et dans la mission articule l’autonomie de la communauté à celle de l’école, dont les identités se construisent par distinction : l’école lasallienne avec la paroisse, le Frère avec le clerc. Percevoir le métier comme un appel de Dieu demande de tracer un sillon neuf dans le champ social et ecclésial. Le projet lasallien attend des maîtres qu’ils s’engagent dans la mission, qu’ils s’engagent envers Dieu et les uns envers les autres. Leur fonction n’est plus un appel second ou secondaire, mais l’appel décisif d’une vie placée sous le regard de Dieu. L’école, par la formation dispensée, les relations qui s’y tissent et la conception du jeune qui s’en dégage, institue un lieu spécifique d’expérience et d’annonce du salut. La réussite intellectuelle et la sanctification des jeunes deviennent le centre du projet scolaire. Le défi auquel s’affrontent les maîtres dans les écoles de pauvres, c’est de faire venir les garçons à l’école, et de les y faire rester. Le sérieux des apprentissages profanes assure leur assiduité. Leur présence répond à celle du maître, et toutes deux prennent sens l’une par l’autre. Mettre l’enfant au centre du dispositif scolaire suppose de faire naître et d’entretenir en lui et dans sa famille la motivation des études, de sorte que le temps de l’école soit investi dans le futur d’un métier et d’une considération sociale.

Ce projet manifeste que l’éducation authentique revêt le visage de l’espérance. Sans les nier, La Salle relativise les manquements religieux et moraux, qui « viennent ordinairement [que les jeunes] ont été abandonnés à leur propre conduite et très mal élevés dans leur bas âge, ce qu’il est presque impossible de réparer dans un âge plus avancé à cause que les mauvaises habitudes qu’ils ont contractées ne se quittent que très difficilement et presque jamais entièrement, quelque soin qu’on prenne de les détruire soit par les instructions fréquentes soit par l’usage des sacrements[46]. » Ce qu’il dit ne manifeste aucun scepticisme sur la nécessité du catéchisme et des sacrements, mais une approche neuve de leur rapport à l’éducation et du rapport du ministère du maître à celui du prêtre. Cet apport de la réflexion et de l’action scolaires engagées dans la seconde moitié du XVIIe siècle est essentiel. C’est aux maîtres de faire reculer la violence en inscrivant l’acte éducatif sous l’horizon de la fraternité. Plutôt que de reprendre le discours inefficace de la dénonciation, ils élaborent un projet qui, sans les éliminer, régule les risques de violence. Ce ne sont plus les comportements des jeunes qui sont seuls visés. On assiste à la prise de conscience que la violence est active dans l’institution scolaire et les pratiques des adultes. Dorénavant les pauvres peuvent trouver une médiation efficace de leur croissance humaine et de leur salut chrétien. La pédagogie adaptée permet de les fidéliser. Une théologie et une spiritualité renouvelées fidélisent les maîtres. Si la réforme protestante a mis en avant la Parole de Dieu, et l’Église tridentine, la parole sacramentelle du prêtre, l’école offre la présence fraternelle du maître. Elle produit une des ultimes inventions du catholicisme sûr de lui et une première intuition d’un christianisme moderne, en articulant savoirs profanes et religieux, en offrant l’Évangile dans un contexte où l’Église serait moins conquérante, et en croyant que le projet divin permet à la conscience, à la liberté et à l’intelligence d’un jeune d’accueillir la révélation chrétienne. Loin d’inscrire son histoire dans un lendemain soumis à son passé ou au passif de ses actes, elle le projette dans un futur, en l’appelant à tenir sa place dans la vie sociale et ecclésiale, et à rendre son existence, sans qu’il y ait concurrence entre ces finalités, heureuse ici-bas et féconde pour l’éternité.

 

Index des noms propres cités

(Les numéros renvoient aux numéros de page de l’article)

  • Arnauld, 1
  • Bossuet, 1
  • Bourdoise, 3, 4
  • Calvin, 3
  • Compayré, 4, 5
  • Démia, 3, 4, 5
  • Diderot, 5
  • François de Sales, 1
  • Gard, 6
  • Jean-Baptiste de La Salle, 3, 8
  • Joly, 1, 2
  • La Chalotais, 5
  • La Pesse, 2, 7
  • Le Chapelain, 7
  • Locke, 5
  • Louise de Marillac, 3
  • Luther, 3
  • Marcel, 5
  • Neuville, 7
  • Olier, 1
  • Pradal, 2
  • Réguis, 6, 7
  • Rousseau, 5
  • Tronson, 1
  • Turlot, 1
  • Vatican II, 1
  • Voltaire, 5

[1]. Bossuet, « Avertissement », dans Catéchisme des fêtes et autres solennités et observances de l’Église, Paris, chez Sébastien Mabre-Cramoisy, 1687.

[2]. Olier (1608-1657), Discours sur saint François de Sales, dans Œuvres complètes de M. Olier, Migne (éd.), Paris, 1856, col. 1255.

[3]. Tronson, XVe méditation, « Que les ecclésiastiques doivent s’appliquer au service des peuples, et du zèle qu’ils doivent avoir du salut des âmes », col. 779-785, dans Entretiens ecclésiastiques et Méditations ecclésiastiques, dans Œuvres complètes, t. 1, Paris, Migne (éd.), 1857, col. 783.

[4]. Joly, « Ordonnance », dans Doctrine des indulgences et du jubilé, dressée en forme de catéchisme, Agen, chez Jean Gayau, 1671, p. 4.

[5]. Mgr Arnauld, « Exhortation dans le synode de la Pentecôte de 1663 », p. 644-648, dans Statuts du Diocèse d’Angers, Angers, chez Olivier Avril, 1680, p. 645.

[6]. Concile de Trente, Session XXIV (11 novembre 1563), « Décret de réforme », canon IV, dans Les conciles œcuméniques, t. 2 **, Giuseppe Alberigo (dir.), Les conciles œcuméniques, t. 2**, Les Décrets. Trente à Vatican II, Paris, Le Cerf, « Le Magistère de l’Église », 1994 (éd. fr. André Duval et al.), p. 1551.

[7]. Turlot, Le vrai Trésor de la Doctrine chrétienne découvert, en sorte qu’il n’est besoin d’aucune autre recherche pour l’enseigner ou l’apprendre (1631), Lyon, chez Antoine Molin, 1684, p. 7.

[8]. La Colombière (1641-1682), « De l’éducation des enfants », col. 1462-1465, dans Orateurs Sacrés, op. cit., t. VII, col. 1462.

[9]. La Pesse (publication en 1708), « Sermon 36, Sur l’éducation des enfants », col. 138-155, dans Orateurs Sacrés, op. cit., t. XXII, col. 147.

[10]. Pradal, « Sermon 2. Sur l’éducation de la jeunesse », col. 138-155, dans Orateurs Sacrés, op. cit., t. LV, col. 1140.

[11]. Cf. Jules Michelet, Histoire de France, t. VIII, art. « Réforme », Paris, Flammarion, 1895, p. 243.

[12]. Luther, Aux magistrats de toutes les villes allemandes pour les inviter à ouvrir et à entretenir des écoles chrétiennes (1524), dans Œuvres complètes, t. IV, Franck Gueutal (trad.), Genève, Labor et Fides, 1958, p. 102.

[13]. Id., p. 112-113.

[14]. Id., p. 97-101.

[15]. Luther, Sur le devoir d’envoyer les enfants à l’école (1530), dans Œuvres complètes, t. IX, Genève, Labor et Fides, 1961, p. 166-167.

[16]. François Furet et Jacques Ozouf, Lire et écrire, L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Éditions de Minuit, 1977, t. I, p. 70.

[17]. Philibert Descourveaux, La vie de monsieur Bourdoise, premier prêtre de la communauté de St Nicolas du Chardonnet, Paris, chez François Fournier, 1714, p. 473-477, et les citations suivantes, sauf indication contraire.

[18]. Bourdoise, L’idée d’un bon ecclésiastique ou les sentences chrétiennes et cléricales, Paris, chez Jacques de Laize de Bresche, 1660, « Des curés et des paroisses », XXI.

[19]. Gabriel Compayré, Charles Démia et les Origines de l’Enseignement Primaire, Paris, Éditions Delaplane, 1905, p. 5. Démia, Remontrances faites à Messieurs les Prévôts des Marchands… touchant la nécessité et utilité des écoles chrétiennes pour l’instruction des enfants pauvres (1666), Remontrances à Messieurs du clergé… touchant l’établissement d’une espèce de petit Séminaire pour la sainte éducation des jeunes garçons pauvres (1685), Avis important touchant l’établissement d’une espèce de séminaire pour la formation des maîtres d’École (1688) ; Journal de 1685-1689, Frère Yves Poutet (éd.), Cahiers Lasalliens. Textes, Études-Documents, n° 56, Rome, Éditions des Frères des Écoles Chrétiennes, 1994. Les Règlements pour les écoles de la ville et diocèse de Lyon se trouvent dans le Recueil des Remontrances, Règlements, Ordonnances, Arrêts, Lettres d’Établissement, et autres Papiers importants concernant les Écoles du Diocèse de Lyon (Lyon, André Olyer, 1685).

[20]. Démia, « Avis au Lecteur », Règlements pour les écoles de la ville et diocèse de Lyon, op. cit.

[21]Ibid.

[22]. Démia, Remontrances faites à Messieurs les Prévôts des Marchands, op. cit., p. 105. Le mot « remontrance » désigne « une humble supplication que l’on fait au Roi ou à un supérieur » (Antoine Furetière, Dictionnaire Universel, La Haye, chez Arnout et Reinier Leers, 1690, art. « Remontrance ».

[23]. Démia, Remontrances, op. cit., p. 103-106, et les citations suivantes.

[24]. Démia, Remontrances à Messieurs du Clergé, op. cit., p. 131.

[25]. Démia, Règlements pour les écoles de la ville et diocèse de Lyon, ch. II « Les maîtres et les enfants des écoles des pauvres en général », § XIV.

[26]. Démia, Avis important touchant l’établissement d’une espèce de séminaire, op. cit., p. 155.

[27]. Id.,  p. 157.

[28]. Démia, Remontrances faites à Messieurs les Prévôts des Marchands, op. cit., p. 110 et 111.

[29]. Diderot, « Plan complet d’une université pour le gouvernement de Russie », dans Mélanges historiques, philosophiques, etc., pour Catherine II (1773), ch. XXV : « Des écoles publiques », dans Œuvres, t. III : Politique, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995, p. 283.

[30]. Rousseau, Émile ou de l’éducation (1762), dans Œuvres complètes, t. IV, Émile. Éducation-Morale-Botanique, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (dir.), Gallimard-NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1969, p. 250.

[31]. Locke, Quelques pensées sur l’éducation (1693, trad. Coste, 1695), Gabriel Compayré (trad.), Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 2007, section VII : « Les avantages de l’éducation domestique », § 70.

[32]. Rousseau, Émile, op. cit., p. 267.

[33]. Voltaire, « Lettre à monsieur de La Chalotais » (28 février 1763), dans Correspondance, t. VII (1763-1765), Paris, Gallimard-NRF, «  Bibliothèque de La Pléiade », 1981, p. 136-137.

[34]. Voltaire, « Lettre à Damilaville » (19 mars 1766), dans Correspondance, op. cit., t. VIII (1765-1767), 1983, p. 409.

[35]. Réguis (1725-1789), La Voix du pasteur. Discours familiers d’un curé à ses paroissiens pour tous les jours de l’année (1766-1773), « Discours VII. Pour le premier Dimanche après l’Épiphanie. Sur l’Éducation », col. 1467-1480, dans Collection intégrale et universelle des Orateurs Sacrés, Migne (éd.), Paris, 1844-1866, t. XLV, col. 939, sq.

[36]. Réguis, Première Dominicale : « Discours VII », op. cit., col. 1470-1476, et les citations suivantes.

[37]. Réguis, Première Dominicale : « Discours XI. Pour le Ve Dimanche après l’Épiphanie. Suite du prône précédent (« Sur les ennemis de notre salut, et sur la manière de les vaincre ») », col. 1008-1015,  dans La Voix du Pasteur, op. cit., col. 1012, et la citation suivante.

[38]. « Considérations d’un patriote sur les écoles chrétiennes (1758) », manuscrit de 1770, Archives de l’Institut des Frères des Écoles Chrétiennes, Rome.

[39]. La Pesse, « Sermon 36 », op. cit., col. 141.

[40]. Le Chapelain, « Sermon 13. Pour le mardi de la quatrième semaine de carême. Sur l’éducation chrétienne des enfants », col. 514-548, dans Orateurs sacrés, op. cit., t. LIX, col. 528, et les citations suivantes.

[41]. Réguis, Première Dominicale : « Discours VI », op. cit., col. 981.

[42]. La Pesse, « Sermon 36 », op. cit., col. 140-141.

[43]. Neuville, « Sermon 5. Sur l’éducation », col. 378-401, dans Orateurs Sacrés, op. cit., t. LVII, col. 383-384.

[44]. Id., col. 398.

[45]. Jean-Baptiste de La Salle, « Des absences », 16-1-4, dans Conduite des Écoles, dans Œuvres complètes, Rome, Éditions des Frères des Écoles Chrétiennes, 1993 (www.lasalle.org), 16-2-18 et 21, p. 680-681.

[46]. Jean-Baptiste de La Salle, Règles communes, dans Œuvres complètes, op. cit., 1-6, p. 4.