Origine et avenir de la pédagogie personnaliste

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Guy Avanzini

On parle volontiers, aujourd’hui, de « pédagogies personnalistes » et de « pédagogies personnalisées ». Sans que le sens de ces expressions soit vraiment stabilisé, on peut estimer que les premières désignent plutôt celles qui valorisent philosophiquement une éducation centrée sur la personne, et les deuxièmes celles qui proposent des pratiques didactiques différenciées en fonction de chacun. Quoi qu’il en soit, elles sont toutes deux à distinguer de « l’enseignement individuel », qui implique un travail accompli par l’élève seul, alors que la personnalisation, entendant s’adapter à chacun, comporte diverses modalités et n’exclut donc pas, par exemple, le travail en groupe. Sans que ces conceptions procèdent toutes de Mounier, étant donné que certaines l’ont précédé, d’autres s’y réfèrent plus au moins explicitement, pour en éclairer la signification. Quoi qu’il en soit nous proposerons trois séries de remarques : sur leurs facteurs d’émergence ; sur leurs principes; enfin, sur leur avenir.

Les facteurs d’émergence des pédagogies personnalistes

Les pédagogies personnalistes procèdent de trois facteurs différents, encore que complémentaires et interférents.

Le premier, d’ordre proprement pédagogique, tient tout simplement au constat des limites et des avatars de la classe. On se rappelle qu’au Moyen Âge l’école n’était pas organisée en classes, mais délivrait un enseignement dit « individuel », c’est à dire que les élèves avaient à faire successivement, et non pas simultanément, au maître, chacun s’approchant de lui à son tour et recevant un enseignement, pendant que les autres attendaient le leur. Il y avait donc un moment relativement restreint de présence utile en classe et, inversement, beaucoup de temps perdu.

L’idée d’un enseignement collectif et simultané, s’adressant à un ensemble d’élèves, a été, pour le niveau primaire, inventé par les Petites Ecoles de Port Royal, donc dans le courant du XVII siècle, mais n’y a eu qu’une extension extrêmement restreinte, puisque leur effectif total n’a guère dépassé une soixantaine d’enfants. Son essor, un peu plus tardif, est dû à Saint Jean-Baptiste de la Salle qui, le premier, a décidé de regrouper les élèves par niveaux approximativement semblables. La règle des Frères des Ecoles Chrétiennes leur prescrivant d’être au minimum trois, une école comportait en principe au moins trois classes : les petits, les moyens et les grands, chaque groupe étant censé plus au moins homogène par l’âge et, donc, par le niveau. Cette perspective a amené à d’autres innovations : la notion de leçon, celle de tableau, celle de baguette, permettant de montrer à l’ensemble des élèves les lignes à regarder. Cela a entraîné aussi la mise en place de programmes propres à chaque classe et ensuite étendus à l’ensemble de l’Institut[1]. C’est cette pratique de l’organisation de l’école en classes, avec programmes communs, leçons, comparaison des élèves par voie du classement, qui a été ensuite adoptée par l’école publique en France à partir des années 1880-85. Par conséquent, l’organisation généralisée des classes est relativement récente ; elle a, en somme, un peu plus d’un siècle.

Son postulat, c’était évidemment l’homogénéité des élèves : homogénéité de leur âge, de leur rythme d’assimilation, de leurs intérêts culturels, de leur réceptivité mentale. Mais l’expérience a vite conduit à s’apercevoir que cette homogénéité n’était pas aussi forte qu’on l’aurait souhaité et représentait un postulat un peu aventureux, les élèves, même d’âges voisins, étant, en réalité, extrêmement différents à de nombreux égards. Autrement dit, l’expérience a contraint à constater la diversité des types de réceptivité et de rythme d’assimilation, qu’elle soit due à leur origine socioculturelle, entraînant une plus au moins grande distance avec la culture scolaire, ou à leurs intérêts, selon l’histoire de chacun.

A cette hétérogénéité effective, on a réagi de deux manières, par deux stratégies opposées. La première consista à tenter de renforcer l’homogénéité, ce qui aboutit par exemple, dans des écoles à effectifs suffisamment nombreux, à créer une classe forte et une classe faible, l’une et l’autre supposées plus homogènes par le niveau intellectuel des élèves, ou bien encore, pour les enfants déficients, à partir du début du XXèmesiècle, en ouvrant les classes de perfectionnement. Mais, en réalité, cette recherche a toujours été mise en défaut, l’hétérogénéité demeurant plus forte que l’homogénéité espérée. D’où la seconde stratégie, consistant à tenter de différencier la pédagogie, c’est à dire de la « personnaliser » en fonction de chacun des enfants ; c’est cela qui a amené aux premières initiatives, qu’on appelait alors à tort de pédagogie « individualisée », spécialement dans certains courants américains. C’est le cas du plan Dalton qui, à partir des années1919, supprime les programmes et décide que chacun doit travailler dans le sens de ses intérêts, ou du plan Vinnetka. De la même façon, on voit en France apparaître des tentatives semblables à partir du travail d’Henri Bouchet et de sa thèse sur l’individualisation de l’enseignement puis, après la seconde guerre, l’initiative du Père Feder au Collège de Longwy et son livre au titre significatif : « Un collège sans classe, cela existe ». Les mêmes thèmes vont se trouver chez le Père Faure à travers ses travaux sur « la pédagogie  personnalisée et communautaire », puis chez les théoriciens de la différenciation comme L. Legrand, ou A de Peretti[2].

Un second facteur de développement de la tendance personnaliste en pédagogie est d’ordre anthropologique. Si le premier est de type seulement pragmatique, l’on peut la fonder davantage autour de la prise en considération de la notion de personne. Celle-ci présente une double caractéristique : premièrement, elle est unique, irréductible à toute autre, inassimilable à toute autre – on se rappelle le mot de Lamartine : « un seul être nous manque… » nulle personne ne peut en suppléer une autre – chacune a son talent, ses capacités, son potentiel, ce que l’on appellera sa personnalité. Mais, en même temps, elle n’est pas enfermée en elle même de manière autistique ; elle est ouverte à l’universel. La philosophie de Platon ou toute autre œuvre, philosophique, musicale, intellectuelle, est l’œuvre de son auteur et, si celui-ci n’avait pas existé, son œuvre n’aurait pas été élaborée par un autre ; mais, en même temps, elle n’est pas simplement un délire individuel ; elle est intelligible à tout autre : la philosophie de Platon est intelligible à tout homme comme l’œuvre d’un grand musicien est susceptible de susciter l’émotion de tout être humain. Mais la mise en relation entre le potentiel unique d’une personne et son ouverture à l’universel est précisément liée à l’éducation, qui va rendre ce potentiel accessible à tous. C’est là un thème sur lequel Mounier insiste à partir de la pensée de Jacques Maritain, dont il s’est beaucoup inspiré. La même idée anime à son tour le Père Faure et la conception de l’AIRAP. Autrement dit, la différenciation pédagogique est essentiellement fondée sur cette vision anthropologique d’un être unique, qui a néanmoins besoin d’éducation pour être ouvert à l’universel.

Enfin, le troisième facteur est axiologique : privilégié de nos jours, il consiste à concevoir que tout être humain a une valeur irremplaçable et doit être pris en compte en tant que tel, en raison même de ce qui constitue sa valeur, sa valeur aux yeux de Dieu. Il y a là une vision de l’être humain qui, reprise dans les textes des Assises de l’Enseignement Catholique, entraîne le thème du « changement de regard ». Changer le regard sur chaque élève, c’est prendre l’habitude de le percevoir comme une personne.

Le problème global des « pédagogies personnalistes » va être d’inventer une pratique destinée à promouvoir au maximum à la fois la singularité et l’universalité du potentiel de chacun, de devenir des « pédagogies personnalisées ». Si tout être humain est porteur d’un potentiel, d’une capacité d’expression, d’une parole, qui ne doit pas être négligée ou méprisée, son expression doit, au contraire, être favorisée. Chacun doit être rendu capable d’universaliser cette parole qui le caractérise dans son unicité.

C’est pourquoi le Père Faure insistait beaucoup sur la dimension communautaire ; une pédagogie personnaliste n’est pas à concevoir comme une pédagogie de l’égoïsme, qui amènerait chacun à vouloir oeuvrer pour lui seul, voire contre les autres, mais elle doit l’insérer dans une perspective communautaire. La « pédagogie personnaliste et communautaire » est à l’exacte inverse d’une pédagogie de type concurrentiel, qui ferait de l’émulation le moteur ultime du travail intellectuel.

Les principes de la pédagogie personnaliste

Dans un second temps, dégageons les principes de la pédagogie personnaliste. Si c’est celle pour laquelle chaque être humain est à considérer comme une personne, au sens où nous l’avons entendu, n’est-ce pas incontestable, et presque banal ? Or le paradoxe, c’est que ce qui pourrait paraître une évidence ne l’est pas, en ce sens que ce n’est pas à toutes les époques de l’histoire que chaque être humain a été perçu ainsi comme un être unique, porteur d’un potentiel qui fait sa valeur et sa richesse. Dans les sociétés anciennes, où régnait un très vif souci de formatage des sujets au nom de ce qui était considéré comme « le bien du groupe », et au détriment de celui des individus, c’est pour une part à travers la découverte de la relation d’amitié, c’est-à-dire de la préférence de l’un pour l’autre, que chacun pouvait se découvrir comme un être unique et que celui qui éprouvait une amitié pour un autre le découvrait aussi comme étant bien un être unique, lui et non pas un autre (le thème de Montaigne : « parce que c’était lui, parce que c’était moi »).

L’idée d’une pédagogie personnaliste, c’est que tout être humain est véritablement une personne, c’est à dire porteur d’une valeur à considérer, et pas simplement  réceptacle d’une culture ou agent d’une société Il n’est pas seulement une sorte de matière molle, qui subirait des influences, sans y réagir. Il a lui même un capital, quelque chose à dire, quelque chose à exprimer, une parole à énoncer. Beaucoup d’enseignants ont sur ce point « changer leur regard. »

Une seconde caractéristique, c’est la forte insistance sur le thème de l’éducabilité, conséquence des remarques précédentes. Dans la mesure où chaque être humain est une personne unique, porteur d’un potentiel, avec vocation à l’universalité, dans la mesure où le passage de l’un à l’autre se fait par l’éducation, et dans la mesure où c’est elle qui permet l’exploitation et l’universalisation du potentiel, c’est bien le postulat de l’éducabilité qui est sous-jacent. Autrement dit, tout être humain est ici perçu comme susceptible de bénéficier de l’éducation, comme perfectible. Là aussi, le regard est à modifier chez ceux qui, désespérant trop vite de l’éducabilité de l’autre, aboutissent à le désespérer

Il va en résulter, troisième principe de base, que tout être humain en tant que tel est porteur d’une vocation, qui est, en somme, l’expression et l’investissement social de son talent. L’éducation a pour but de lui permettre de percevoir son talent propre en l’universalisant, en vue de l’investir dans un statut, une fonction sociale, dont l’obtention réalisera sa vocation propre, en lui donnant la satisfaction de la correspondance à son désir et, par là, lui permettra un épanouissement. Le vœu d’un sujet, c’est bien, en effet d’aller dans le sens du potentiel qu’il éprouve comme le sien, des talents et intérêts qu’il ressent, de pouvoir les mobiliser dans une activité reconnue, qui lui confère un statut social. C’est à cela qu’il se sent « appelé » ; là est sa « vocation ». Le propre d’une pédagogie personnalisée, c’est, en postulant l’existence d’un potentiel chez chacun, de tout mettre en œuvre pour le déceler, le promouvoir, l’honorer, et non de formater les individus pour le service d’un Etat.

De ce fait, la première étape de la révélation d’une vocation, c’est le « projet » qui conduit à l’accomplir. Le pédagogue personnaliste devient ici pédagogue personnalisant, en ce sens qu’il aide le sujet à dégager, à affiner, à intensifier et à poursuivre son projet avec réalisme, mais aussi avec résolution, sans s’abandonner au délire paranoïaque, ni céder à l’illusion, en mesurant sa liberté et en soutenant son énergie ; c’est ce à quoi il contribue tant par ses apports culturels que par la qualité de l’accompagnement relationnel.

Cela amène à sa dernière caractéristique : la qualité de la relation qu’elle instaure avec l’élève et qui doit se développer dans un double registre :

  • celui d’une didactique différenciée, qui consiste à renoncer à un enseignement exclusivement magistral et uniforme, et qui diversifie les rythmes et les modalités du travail scolaire ;
  • celui d’un suivi, d’une écoute des élèves, spécialement de ceux qui sont en situation difficile ou en proie à divers ennuis, ce qu’aujourd’hui on appelle de plus en plus « l’accompagnement ».

L’avenir des pédagogies personnalistes

Quel peut être l’avenir de ces pédagogies ? Ici, on se trouve devant un paradoxe, parce que, aujourd’hui, dans un certain contexte pédagogique, a fortiori celui des Assises de 2000, leurs principes de base pourraient ne pas sembler bien nouveaux. Et cependant, on voit bien que l’adoption d’une attitude personnaliste dans les établissements scolaires et au sein des classes est loin d’être facile et généralisée. Cela signifie que, au delà d’un certain accord sur des principes, c’est bien de ce « changement de regard » qu’il s’agit, et qui se heurte à plusieurs d’obstacles.

En particulier, on a toujours quelque peine à dépasser les apparences et à croire en l’éducabilité de chacun, à concevoir que tout être humain est au-delà de son passé, de son histoire, et qu’il y a en lui plus et mieux que ce qu’il a donné à voir de lui jusqu’à maintenant. Nous sommes encore marqués, dans le milieu pédagogique, par une conviction de l’inégalité intellectuelle des personnes et par le poids de la courbe de Gauss, perçue comme une sorte d’évidence anthropologique, que les résultats de la notation confirmeraient. Il y a là un problème d’évolution : comment transformer le Regard, de sorte que chaque enseignant se convainque que l’être humain, que chaque élève est véritablement une personne, avec son irréductibilité et ses problèmes et dépasse la vision élitiste et sélectionniste qui menace.

Compte tenu de cela, quel peut donc être l’avenir de ces pédagogies ? Comme toute doctrine neuve, elles sont amenées à choisir entre deux stratégies : soit s’enfermer dans la pensée  du fondateur et sauver leur orthodoxie, mais au risque de limiter leur essor, de devenir résiduelles ou, au mieux, de maintenir leur existence par quelques établissements prototypes, peut-être exemplaires mais peu diffusés ; soit de chercher à rayonner, à diffuser, mais au risque de se diluer et de perdre leur authenticité ; Il leur faut surmonter cette alternative, inventer des processus de différenciation soit dans le domaine didactique, soit dans le domaine de l’attention à chacun des élèves, singulièrement considéré.  Ce qui le leur permet, c’est qu’elles sont vraiment porteuses d’un charisme : cette conviction, encore trop peu partagée, que chaque élève est une personne à épanouir. Et c’est leur responsabilité de la mettre en œuvre, par une fidélité inventive à l’esprit qui anime cette conviction.

Encore ne saurait-on sans naïveté méconnaître les divers obstacles auxquels une telle évolution du « regard » se heurte:

  • l’obsession sécuritaire et la crainte de la suspicion, qui hante l’enseignant et qui l’amène à se tenir à distance de l’élève et de ses problèmes, pour ne pas se compromettre. Sans qu’elle se  réduise exclusivement à ce facteur, la faveur dont a bénéficié la « didactique » en découle partiellement : croire – ou feindre de croire – qu’en élaborant des séquences d’enseignement rationnellement étalées, voire vérifiées expérimentalement, on entraînera l’assimilation des notions à acquérir et la réussite des apprentissages à effectuer et, par là, se dispenser de toute relation personnalisée avec l’élève, déclarer qu’on est là pour « instruire », et non pour « éduquer » – c’est une dérobade très appréciée et fréquente.
  • La difficulté technique de la personnalisation, pour rédiger des fiches ajustées à chacun et simultanément suivre le travail de tous au sein d’un groupe. Il est plus facile d’assurer un enseignement magistral uniforme, à charge pour les élèves de le suivre et de l’assimiler. Pour surmonter cet obstacle, on pourra avec profit se référer au travail de l’AIRAP[3].
  • La représentation anthropologique pesante de la différence des capacités intellectuelles des élèves, qui rendrait a priori vaine et illusoire la tentative de varier les procédures de travail, comme si cela allait triompher d’une inégalité « naturelle » qui, peut-être regrettable, s’imposerait néanmoins comme une évidence à accepter.  « Toute éducation, disait le Père Faure, relève d’une métaphysique, d’une conception de l’homme et de la vie ». Or pour beaucoup, cette conception repose sur l’idée de l’inégalité des esprits, comme allant de soi.
  • Enfin, la difficulté est d’articuler égalité et différence. Valoriser les différences n’est-ce pas d’emblée accepter les inégalités ? Le combat contre celles-ci n’amène-t-il pas à ne pas canoniser les différences, voire à les ignorer ? Raisonnement pervers, qui consiste à renforcer les inégalités sous prétexte de les éviter.

L’école de l’avenir devra personnaliser ses approches sauf à persévérer dans la production de l’échec et de ses conséquences – l’Enseignement catholique, quant à lui, doit s’y attacher et, à cette fin, se montrer inventif. Toute initiative menée en ce sens doit être évaluée, communiquée, diffusée, pour faire réussir une exigence désormais prioritaire.

 


[1] Cf., sur ce point, J.B de la Salle : la conduite des écoles, dont la rédaction fut achevée en 1706, voilà 3 siècles, et dont la première publication remonte à 1719.

[2] L’on peut trouver une présentation de ces courants dans la thèse d’Anne-Marie Audic : « Pierre Faure », (Editions Don Bosco, Paris 1998) ou Alain Mougniotte « La pratique personnelle de l’enfant », « la PPE » (PUL, Lyon 1993).

[3] En particulier consulter : AIRAP-INFO, n°69, janvier 2002 ; Audic (Anne-Marie) : Pierre Faure, op. cit.
AIRAP – 78A, rue de Sèvres 75007 Paris