Paris-Salvator – 2012 – 320 p.
Peut-on encore, après tant de travaux de qualité, en particulier ceux de Frère Yves Poutet, écrire quelque chose d’original sur Jean-Baptiste de la Salle ? Cet ouvrage tient à montrer que oui, et d’abord en évitant les deux dangers que dénonce à bon droit la préface de Dominique Julia : celui de la mythification du fondateur, qui condamnerait ses disciples à une imitation littérale de plus en plus impossible à soutenir, et celui de le considérer à tort comme trop lié au passé pour demeurer actuel ; il s’agit donc de situer ce qui est dépassé, pour mieux identifier ce qui reste au contraire pertinent. Et c’est précisément ce à quoi s’est attaché l’auteur, adéquatement traduit du portugais par Frère Léon Lauraire, en des pages dont on appréciera d’emblée la précision de l’information et la clarté de l’expression.
La structure des chapitres est bienvenue, en ce sens que chacun commence par un exposé rapide de contexte historique, culturel, sociologique et pédagogique dans lequel se situe la thématique correspondante ; l’analyse se conclut par une évocation de la manière dont elle a été traitée, comprise ou non, par les historiens de l’éducation : ainsi en va-t-il de l’opportunité d’une éducation scolaire des milieux populaires, ou de l’élaboration de programmes qui leur soient appropriés, ou de la méthode d’enseignement adoptée : quelles furent, sur ces points, la position et l’originalité de La Salle . Comment entendait-il l’acquisition du savoir vivre ? Sa volonté était de faire du maître d’école une personne compétente et respectée, exclue du sacerdoce pour pouvoir se donner tout entier à sa tâche de religieux laïc ; il institue ainsi la spécificité de cette fonction sociale, conçoit sa formation pédagogique et assure sa qualification : sans doute est-ce dans l’histoire des pratiques éducatives, son originalité la plus décisive, celle qui permet vraiment l’essor de l’éducation populaire, telle qu’elle lui paraissait indispensable tant à l’acquisition d’un métier qu’au Salut éternel.
L’originalité, et la réussite, de ce livre, c’est aussi de s’attacher à retrouver et à expliciter le sens précis du vocabulaire lassallien : par exemple, pourquoi « l’école chrétienne » est-elle ainsi désignée ? Qu’est-ce exactement, que l’éducation « populaire » ? Pourquoi les religieux de l’Institut se nomment-ils du nom de « Frères » ? Pourquoi doivent-ils vivre en étant au moins deux, quitte à ne pas pouvoir s’installer dans un milieu rural trop dispersé ? Pourquoi La Salle préfère-t-il que le catéchisme soit enseigné dans la salle de classe, plutôt qu’à l’église ? Plus encore, qu’est-ce, pour lui, que « l’éducation » ? A ces questions sont proposées des réponses précises et approfondies. La spécificité de l’approche de Frère Hengemüle, c’est donc d’avoir réussi à articuler sans confusion les pratiques ou usages quotidiens des écoles avec le registre théorique de leur justification, de sorte que les premiers ne sont pas seulement empiriques ou fortuits ni le second seulement un vœu pieux dont on se contenterait d’espérer la réalisation, la pédagogie du Fondateur est ainsi présentée comme un ensemble homogène, cohérent, et unifié, qui « fait système ». Et c’est, paradoxalement, ce qui permet de distinguer ce qui est devenu périmé de ce qui demeure aujourd’hui pertinent.
On pourrait regretter l’absence d’une conclusion qui aurait recueilli et inventorié les résultats de ces analyses, mais il faut d’abord en reconnaître l’opportunité. En un moment de crise de l’éducation – et aussi des Congrégations enseignantes- qui appelle révision et reformalisation des « projets », c’est bien ce discernement qui est à conduire : recueillir et transmettre un charisme, sans le réduire ni l’identifier à ses modalités antérieures au risque de le muséifier, ni le diluer sous prétexte de l’actualiser. A ceux à qui incombe cette responsabilité, cet ouvrage ne manquera pas d’apporter des thèmes de réflexion et de décision.
Guy AVANZINI