L’exercice de la parole dans le dialogue pédagogique avec l’élève

Enjeu de liberté

Jean-Pierre Gaté*

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Résumé : Initié par le pédagogue français Antoine de La Garanderie (1920-2010), le dialogue pédagogique avec l’élève est une invitation à s’ouvrir à l’intelligibilité des actes de connaissance. Du point de vue de l’élève, la « mise en mots » de ses procédures d’apprentissage lui permet de découvrir les gestes mentaux qu’il mobilise et les projets de sens qui les sous-tendent. Ce faisant, il devient aussi en mesure de les actualiser, de les ajuster et de les enrichir. Du point de vue du pédagogue, il s’agit moins de transmettre ou de prescrire que d’accueillir et d’accompagner pas à pas l’exercice d’une parole singulière et libérante, à des fins de conscientisation et d’autonomisation. A terme, il s’efface pour laisser place à l’élève, sujet et acteur de sens, « pédagogue de lui-même » dans son rapport à la connaissance.

Le présent article a pour objet d’expliciter les fondements et les modalités de cette forme particulière d’échange, en soulignant son enjeu au service de la liberté pédagogique de l’élève.

Introduction

Donner la parole à l’élève est une pratique courante et qui, de prime abord, peut sembler évidente pour tout pédagogue soucieux de contribuer à la réussite scolaire. Mais une telle pratique se traduit, dans les faits, de manière très diverse en fonction du sens qu’on lui donne et du but poursuivi par l’éducateur. S’agit-il d’estimer le degré de réceptivité et d’appropriation d’un savoir par l’élève, d’évaluer ses acquisitions à un moment donné du déroulement de la leçon ? La sollicitation de la parole prend alors un sens de contrôle ou de vérification dans le cadre, le plus souvent, d’une pédagogie transmissive où l’enjeu est de faire passer l’élève du non savoir au savoir, celui que détient l’enseignant. Elle prend alors la forme d’un « jeu » de questions/réponses où l’élève cherche à se conformer au mieux à l’attente et à l’autorité du maître, investi comme « sujet supposé savoir ». S’agit-il au contraire de laisser place à une expression libre et spontanée dont le contenu et la forme sont à accueillir de manière inconditionnelle au nom d’un principe de liberté (souvent mal compris) et d’une injonction des pédagogies modernes « à placer l’enfant au centre du système éducatif » ? Le risque est alors de laisser cours, parfois, à un bavardage hétéroclite qui éloigne de l’exigence et de l’effort d’apprendre et de renforcer de manière illusoire la « toute-puissance » de l’enfant à l’école. De ce point de vue, le « puerocentrisme » de l’Education nouvelle ou l’orientation non-directive d’une pédagogie centrée sur l’apprenant, inspirée des travaux de Carl Rogers ne sont pas dépourvus de certaines ambiguïtés… Même si ce dernier se montrait réservé, sinon critique sur l’interprétation qui était faite de sa pensée à ce sujet[1].

Dès lors, existe-t-il une troisième voie entre une parole codifiée et normalisante qu’induisent plutôt les pédagogies traditionnelles et une parole « libérée » mais souvent inconsistante et faussement émancipatrice à laquelle cèdent parfois les pédagogies modernes ? Peut-on éduquer à une prise de parole authentique qui soit réellement au service de l’apprentissage et du développement de la personne de l’élève à l’école ? Dans cette perspective, les propositions du pédagogue Antoine de La Garanderie (1920-2010), sans exclure d’autres approches, apportent des éclairages conceptuels et méthodologiques que cet article propose d’explorer. Elles se soutiennent d’une anthropologie éducative qui valorise la responsabilité de l’élève dans son apprentissage et vise son autonomie afin qu’il devienne, selon l’expression employée par l’auteur, « pédagogue de lui-même » dans son rapport à la connaissance, ce qui n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, la célèbre invitation de Pestalozzi à se faire « une œuvre de soi-même ».

Après avoir brièvement présenté les principaux concepts de la Gestion mentale, pour une meilleure intelligibilité de notre propos, nous dégagerons les principales caractéristiques du dialogue pédagogique qui en constitue la méthode privilégiée et tenterons de montrer comment cette modalité particulière d’échange participe d’une éducation à la responsabilité, à l’autonomie et à la liberté de l’élève dans ses apprentissages.

Présentation de la Gestion mentale

Désignée par le terme générique de « Gestion mentale », la pédagogie des gestes mentaux qu’Antoine de La Garanderie a initiée et fondée est une approche à la fois théorique et pratique, centrée sur les processus mentaux conscients ou conscientisables, mis en œuvre par un sujet dans l’activité de connaissance, et qui vise à donner à chacun la maîtrise de ces processus. La démarche qui y est préconisée est celle du dialogue pédagogique, vu comme une rencontre singulière avec l’apprenant, ainsi qu’un outil privilégié d’analyse des procédures d’apprentissage et de développement des capacités cognitives.

Selon cette théorie, l’activité mentale est mouvement, ce que traduit bien, d’ailleurs le terme de « geste mental ». Cette expression apparaît dès les premiers écrits d’Antoine de La Garanderie. Ainsi, on la trouve mentionnée pour la première fois au chapitre 3 des Profils Pédagogiques, à propos de la mémorisation[2]. La notion sera abondamment exploitée dans le cours de l’ouvrage et dans ceux qui suivront. Elle rend compte d’une mobilité de la pensée qui se réalise et s’accomplit dans et par le mouvement.

Le geste mental, comme un geste physique, se développe dans le temps ; il a un commencement et se poursuit jusqu’à une fin (laquelle est explicitement ou implicitement visée). La différence entre le geste physique et le geste mental n’est pas dans le déroulement de l’opération qui peut être strictement identique dans les deux cas. La différence réside dans la nature des objets sur lesquels porte l’opération. Dans le cas du geste physique, ces objets sont des choses matérielles. Dans le cas du geste mental, ces objets sont imaginés. Sur un plan cognitif, toute opération mentale peut être considérée comme un geste dont le déroulement est descriptible. Comparer, classer, ordonner, juger, raisonner, conceptualiser, abstraire… constituent le fruit d’opérations mentales, donc de gestes mentaux, dont on aura l’intelligence si l’on prend soin d’en décrire le déroulement du début à la fin. 

Antoine de La Garanderie base toute sa théorie sur l’existence de fonctionnements mentaux qui structurent la pensée et sont à l’origine des aptitudes de certains élèves au niveau scolaire. « Pourquoi n’y aurait-il pas aussi des gestes mentaux qui seraient à acquérir pour penser et dont la maîtrise irait jusqu’à déterminer la virtuosité de l’esprit ? »[3]. L’auteur a ainsi pu repérer cinq gestes mentaux structurés : l’attention, la mémorisation, la compréhension, la réflexion et l’imagination créatrice. Ces gestes mentaux s’articulent autour d’évocations mentales dont l’importance est capitale.

Ainsi, ce que l’on voit, touche, entend, ressent… est traduit sous forme d’images mentales visuelles, auditives, verbales et même tactiles ou kinesthésiques, qui permettent de se représenter mentalement ce que l’on a perçu. Évoquer c’est rendre présent en soi ce qui nous est donné en perception, faire vivre l’information mentalement, « dans sa tête ». L’évocation est donc bien une forme de re-présentation mentale qui s’appuie sur l’image.

Cependant, ces évocations ne peuvent être mises en œuvre que si la personne a auparavant le projet de se représenter ce qu’elle perçoit : « C’est bien avant de percevoir qu’il convient d’être en situation de projet, pour à l’avance, jeter devant soi, ce qu’on vise à capter pour soi. Le projet d’évoquer est la condition sine qua non de la constitution de ces représentations déterminées que sont les évocations. »[4]. Par exemple, pour être attentif, il convient, en présence de l’objet de perception, de se mettre en projet d’évoquer le perçu et de réaliser ce projet : revoir « dans sa tête », réentendre ou se parler à l’intérieur de soi-même, etc. En utilisant l’introspection comme outil de recherche, la gestion mentale a pour finalité « d’étudier les structures de projets qui animent du dedans la conscience. »[5].

En d’autres termes, si l’activité mentale est mouvement, elle est « mouvement vers » ou encore : « mouvement pour ». C’est dire qu’elle est toujours finalisée, habitée par une intentionnalité qui la dirige et lui donne sens. Finalité et intentionnalité introduisant à la notion de projet qui est à définir ici comme une structure d’intentionnalité en acte, une visée de sens que se donne la conscience en présence de l’objet ou de la tâche à réaliser[6].

Plus généralement, si l’évocation fournit les contenus de l’activité mentale, la matière vivante de la pensée, le projet lui donne sa structure et sa direction. De même qu’il y a plusieurs formes d’évocation (visuelles, auditives, verbales, éventuellement tactiles ou kinesthésiques…) en fonction des habitudes mentales prises par les sujets, de même il y a plusieurs structures de projets de sens susceptibles d’orienter et de dynamiser cette activité (pour être attentif, mémoriser, comprendre, réfléchir, imaginer…). Ces trois concepts que sont le geste mental, l’évocation et le projet, sont indissociables pour rendre compte de la réalité vécue de la pensée. Le projet de sens, au cœur de la pensée d’Antoine de La Garanderie, constitue l’une des clefs du fonctionnement cognitif de l’apprenant et il est indissociable de son actualisation par l’image comme figure concrète de la représentation et matérialité propre à partir de laquelle s’anime et s’exerce toute pensée à la recherche d’un sens.

Le modèle de la Gestion mentale repose donc sur ce modèle tripolaire que l’on peut représenter sous la forme du schéma suivant.

 gatéLe triptyque conceptuel de la gestion mentale

 

L’école : « atelier d’apprentissage des gestes mentaux »

Les principaux gestes mentaux qui sont à l’œuvre dans le rapport à la connaissance sont introduits dans deux ouvrages essentiels : Pédagogie des moyens d’apprendre, paru en 1982 et Comprendre et imaginer, paru en 1987. Dans les ouvrages suivants, Antoine de La Garanderie affine et complète leurs définitions, compte tenu de l’évolution de sa pensée et au regard des présupposés philosophiques qu’il va peu à peu dévoiler, notamment à partir de la phénoménologie.

Dès le début de son ouvrage Pédagogie des moyens d’apprendre, l’auteur livre d’emblée le but qu’il poursuit. Il souhaite montrer comment « l’image mentale va être traitée par l’élève »[7]. Autrement dit, il veut expliquer le « mode d’emploi » de ce que fait l’élève dans sa tête pour réaliser les différents gestes mentaux. Et la meilleure façon de s’en aviser est de s’adresser à lui en sollicitant son témoignage. A partir de là, il donne des pistes à l’enseignant afin que ce dernier puisse aider l’élève à gérer mentalement son apprentissage. Si l’on assigne communément à l’école la mission de transmettre des savoirs disciplinaires, cette mission est, pour Antoine de La Garanderie, restrictive et insuffisante. L’école devrait être bien plus que cela : « Elle serait l’atelier d’apprentissage des gestes mentaux »[8]. Cela signifie qu’à travers l’échange verbal avec leurs élèves, les enseignants auraient pour mission de leur expliquer ou plutôt de leur faire découvrir comment ils pourraient (devraient) s’y prendre pour effectuer les gestes mentaux nécessaires pour apprendre.

Ces conseils méthodologiques sont donnés à travers cet ouvrage pour trois gestes mentaux essentiels l’attention, la réflexion et la mémorisation. Le livre est organisé en trois parties, chacune portant sur un geste mental particulier. Dans chaque partie, il analyse le geste étudié, à partir d’une description de la structure mentale qui le caractérise et tente de montrer, dans la pratique, comment initier ce geste chez l’élève, s’il ne le pratique pas spontanément. Dans l’ouvrage suivant, Comprendre et imaginer, sont plus particulièrement développés les gestes de compréhension et d’imagination créatrice. Deux grandes questions sont à l’origine de ce livre : « quelles sont les structures de projets qui habitent les sujets en situation d’efforts de compréhension ? » et « quelles sont celles qui vivent au-dedans de ceux qui cherchent à découvrir ou à inventer ? »[9].

Ainsi, toute la recherche de l’auteur se base sur l’hypothèse qu’il existe « des gestes mentaux qui sont des structures de projets utilisant des contenus mentaux déterminés. »[10]. L’originalité de la Gestion mentale est de montrer qu’il est possible d’avoir une intelligence de ces gestes afin de s’en assurer le meilleur emploi, à partir du mode de fonctionnement mental singulier du sujet. En d’autres termes, le sujet peut s’ouvrir à la connaissance de son fonctionnement et découvrir ces structures d’acte qui sont à sa disposition pour apprendre.

Le dialogue pédagogique avec l’élève

Le dialogue pédagogique avec l’élève occupe la troisième place d’un triptyque qui, au début des années 80, installe résolument la Gestion mentale dans le paysage pédagogique de l’époque, comme l’une de ses approches les plus prometteuses. Dans Les Profils pédagogiques, ouvrage fondateur paru en 1980, Antoine de La Garanderie rend compte de sa recherche fondée sur l’observation interne des démarches mentales mises en œuvre par les élèves, ce qui l’amène à discerner des « familles d’esprit », des « portraits scolaires » dont la connaissance est susceptible de jouer un rôle décisif pour le diagnostic et l’entraînement pédagogiques. Afin d’accompagner l’enseignant dans cet effort de discernement, la Pédagogie des moyens d’apprendre (second livre paru en 1982), lui offre en quelque sorte « un mode d’emploi » où l’auteur dégage les lois pédagogiques de ce qu’il désigne désormais par le terme de « gestes mentaux ». Puis arrive la publication du Dialogue pédagogique (1984)[11] à la faveur de laquelle est proposé un outil fondamental dont l’ambition est de lutter contre l’échec scolaire en cernant au plus près ce que pourrait être, à contre-courant de l’esprit de défaite qui habite parfois le monde enseignant, le véritable rôle du pédagogue auprès de ses élèves, qui est de renseigner, autant, sinon plus que…d’enseigner.

Le dialogue pédagogique avec l’élève est vu comme une invitation à s’ouvrir à l’intelligibilité des actes de connaissance (l’attention, la mémorisation, la compréhension, la réflexion, l’imagination créatrice), souvent posés comme des impératifs pédagogiques ou considérés comme allant de soi. Partant de situations précises d’apprentissage auxquelles sont confrontés les élèves, et d’abord guidé par l’intuition de leur éducabilité, l’auteur expérimente avec eux une modalité d’échange singulière et originale au cours de laquelle ils sont conviés à faire retour sur leurs procédures mentales, à les décrire, à en prendre conscience et à les exercer, en présence d’une tâche particulière.

Lorsqu’une difficulté se manifeste ou qu’un obstacle surgit, des raisons sont recherchées ainsi que des clefs possibles de réussite, mais en se plaçant sur un terrain pédagogique, en l’occurrence celui d’une « pédagogie implicite », c’est-à-dire des conditions proprement intrinsèques de l’activité de connaissance ; car le dialogue pédagogique ne relève ni d’une forme d’accompagnement moral, ni d’un soutien de nature psychologique. Ainsi écrit-il dans cet ouvrage éponyme : « Le dialogue pédagogique a pour but de rendre consciente, tant pour l’élève que pour l’enseignant, la réalité mentale qui constitue le domaine de la pédagogie implicite... Faire émerger au niveau de la conscience les habitudes évocatives constituera la pierre de base du dialogue pédagogique. »[12]. Cette réalité mentale, l’auteur ne cessera de l’explorer comme champ possible d’ouverture à l’intelligibilité des moyens de chacun (gestes mentaux, évocations, projets…), lorsqu’ils sont mis au service de ce qui est à connaître. Une réalité qui ne se laisse découvrir que par un retour sur soi, grâce à l’introspection[13] qui, précisément, dans la rencontre et l’échange, rend possiblement explicitable et opératoire cette forme de « pédagogie implicite » autour de laquelle se noue le dialogue avec l’élève.

Durant les années qui suivent la publication du Dialogue pédagogique avec l’élève, Antoine de la Garanderie ne cesse d’approfondir et de prolonger ses propositions en leur apportant les fondements théoriques nécessaires à leur légitimité et à leur crédibilité scientifiques. Le texte de sa conférence prononcée à l’Université catholique de l’Ouest d’Angers en 1999 et publié par nos soins en 2012, Objet, finalité et spécificités méthodologiques dans le dialogue pédagogique[14], permet de réactualiser, de repréciser et d’élargir l’esprit, le sens et les conditions d’emploi de cet outil essentiel. Ainsi écrit-il :

« Le dialogue pédagogique a pour objet la prise de conscience par l’élève des moyens qu’il emploie ou qu’il pourrait mettre en œuvre dans les tâches d’apprentissage, d’acquisitions et de développements de connaissance. Quand nous parlons de moyens […], nous ne prenons en compte que ceux de la pensée au travail. Pour le dire autrement : les actes de l’activité cognitive pris intrinsèquement comme tels dans leur exercice même. L’échange entre l’élève, les élèves et l’enseignant, le formateur, le spécialiste du dialogue pédagogique, se fait donc en vue de faire apparaître ces moyens, disons mentaux, utilisés par ces élèves, ces « apprenants », lorsqu’ils sont aux prises avec des situations d’apprentissage, d’acquisition ou de développements de connaissance… Le dialogue pédagogique n’est pas, en effet, enfermé dans le cadre des situations scolaires, il s’étend à toutes les situations de vie où l’activité de connaissance s’exerce spontanément… » [15].

Du point de vue de l’élève, la « mise en mots » de ses procédures d’apprentissage lui permet donc de découvrir les gestes mentaux qu’il mobilise et les projets de sens qui les sous-tendent. Ce faisant, il devient aussi en mesure de les actualiser, de les ajuster et de les enrichir. Cette investigation partagée s’appuie sur le potentiel évocatif que recèle toute pensée aux prises avec les situations de connaissance et que les ouvrages précédents ont permis de mettre en lumière. Elle prend également en compte la mobilisation de ce potentiel cognitif à travers différents gestes par lesquels s’actualise et se réalise tout apprentissage.

Le droit de l’élève à la responsabilité pédagogique

A travers le dialogue pédagogique, la parole est donnée à l’élève pour qu’il exprime, selon son langage, la manière propre dont il entre en relation avec l’objet d’apprentissage. Il ne s’agit ni d’une évaluation, ni d’un simple ressenti d’ordre affectif, mais d’un témoignage qu’il est invité à confier sur ce qu’il perçoit de son fonctionnement mental en présence d’une tâche à accomplir. Cette parole est soutenue par le pédagogue qui l’encourage, la questionne, aide à la préciser. En ce sens le dialogue pédagogique est un moment d’explicitation dont l’enjeu est résolument pédagogique. C’est aussi un moment de rencontre avec l’autre et avec soi-même. Comme j’ai pu l’écrire dans un précédent texte :

« Ce qui permet au dialogue pédagogique d’atteindre sa visée réellement humanisante et émancipatrice, c’est ce mouvement qui l’anime en profondeur : à partir d’une certaine forme de sollicitude à l’égard du sujet, laquelle s’exprime par le souci porté à son altérité singulière, on cherche à développer chez lui et avec lui, des conditions intrinsèques lui permettant d’entrer en dialogue avec lui-même et ainsi de conquérir son autonomie, par la connaissance avisée de son monde intérieur et la constitution d’un objet de sens »[16].

Au-delà, se profile une conception éducative qui constitue la trame de fond, voire la pierre de voute de tout le projet de la Gestion mentale. Cette conception s’articule autour du « droit de l’élève à la responsabilité pédagogique ». L’élève est en situation de responsabilité pédagogique quand, invité à décrire ce qui se passe en lui en situation d’apprentissage, il découvre l’usage qu’il peut faire de ses moyens mentaux : son pouvoir évocatif ainsi que « la manière dont il faut conduire les gestes mentaux pour une bonne adaptation aux tâches scolaires. »[17]. A terme, l’enseignant s’efface pour laisser toute sa place à l’élève appelé à devenir « pédagogue de lui-même ». Cette visée d’autonomisation parcourt toute l’œuvre d’Antoine de La Garanderie. Elle est au cœur de son anthropologie éducative.

Dans cette voie, les notions d’accueil et d’écoute sont essentielles. L’enseignant apprend à se taire pour écouter l’apprenant. Il s’agit bien d’un dialogue et non d’une discussion, le préfixe dia du mot « dialogue » indiquant bien que c’est dans l’entre-deux des discours (logos) échangés que s’élabore et se partage la connaissance visée. Du côté du pédagogue, le silence est la marque de son accueil, non pas un silence froid et distant, mais un silence d’écoute, chaleureux et riche de présence, qui laisse toute sa place à l’autre. Le pédagogue accueille l’élève dans sa personne mais il s’accueille lui-même également dans cet accueil de l’autre. Accueillir c’est se donner du temps et de la place. On laisse parler l’autre, on reformule ce qu’il vient de dire, puis on lui demande s’il se reconnaît dans cette reformulation.

La question primordiale qui fonde le dialogue pédagogique avec l’élève est explicitement posée par Antoine de La Garanderie à la fin de l’ouvrage qu’il lui consacre : « Le but final de la pédagogie n’est-il pas de permettre à l’élève de se sauver tout seul ? »[18]. Non plus subir l’enseignement qui lui est dispensé, mais l’aborder en sachant comment se l’approprier. Il répond à ce questionnement en écrivant : « Le dialogue est une forme de réflexion partagée avec autrui. La réflexion étant le dialogue qu’on a avec soi. C’est le dialogue pédagogique, tel que nous l’avons caractérisé, qui fait accéder l’élève à la réflexion personnelle.»[19]. Un dialogue basé sur la réflexion avec soi-même et qui se soutient de l’échange où la parole de l’élève est reconnue, digne d’intérêt et porteuse de sens.

On pourrait objecter que cette parole, notamment chez un jeune enfant, puisse être induite sinon provoquée par l’adulte à l’attente duquel il chercherait à se conformer. L’expérience montre qu’il n’en est rien et qu’un enfant, aussi jeune soit-il, est capable de repérer et d’exprimer avec ses mots ce qu’il perçoit de son fonctionnement dans telle ou telle situation. Mieux, et Antoine de La Garanderie insiste tout particulièrement sur ce point : lorsqu’une interprétation de son fonctionnement lui est proposé, il peut tout aussi bien l’accepter que la refuser, se positionner au regard de plusieurs hypothèses qui lui sont proposées, ce qui montre que la distance est possible et qu’une certaine forme d’autoréflexivité est à l’œuvre.

Une médiation éducative : en quel sens ?

Pour parvenir à cette forme d’autonomisation de l’élève par le dialogue pédagogique, la référence à l’idée de médiation semble peu invoquée chez cet auteur qui manifestement préfère explorer toute les promesses de sens et de progrès que recèle la rencontre interhumaine. Pourtant, la pédagogie qu’il propose semble bien exercer une modalité spécifique de médiation. Ce serait même, à notre avis, l’une des principales fonctions du dialogue pédagogique. Développons cette idée.

L’exercice de la parole qui s’instaure avec l’élève ne se limite pas à une pure description de son vécu mental ; sa finalité est bien de lui permettre de s’approprier des objets scolaires, tout en saisissant les modalités de son propre fonctionnement. Une certaine forme de savoir s’échange et se partage, elle se construit progressivement autour de propositions, de reformulations, d’élucidations… D’un certain point de vue, elle peut consister en des apports d’extériorité sur une manière possible de devenir autre et dont l’apprenant peut éventuellement tirer profit : découvrir de nouvelles procédures, surmonter ses difficultés, se montrer plus performant dans tel ou tel domaine… La connaissance du fonctionnement mental que nous apporte Antoine de La Garanderie a ainsi valeur de propositions. Mais ces dernières conservent toujours un statut d’hypothèses qui demandent vérification et qui s’éprouvent dans la rencontre avec la réalité de la personne. Si l’on considère avec Charles Hadji[20], que le fondement de la médiation réside dans cette nécessité de passer par l’autre pour advenir à soi-même, en ce sens-là, il est incontestable que s’accomplit au cours du dialogue pédagogique, une forme de médiation qui, selon les dires de Guy Avanzini, « essaie de mettre en rapport le sujet avec ce que l’on pourrait appeler sa vérité anthropologique, avec cette situation proprement humaine qui consiste à pouvoir apprendre, moyennant le consentement à l’effort, en prenant en compte, dans leur complexité, toutes les composantes de celui-ci. »[21]. La médiation, de ce point de vue, est bien la mise en relation du sujet avec lui-même, avec ce qu’Antoine de La Garanderie appelle son « pouvoir-être » que lui confère son « pouvoir de sens »[22] et dont l’avènement ne relève pas d’une pure émergence, mais suppose l’accompagnement attentif et personnalisé d’un tiers.

Mais dans cette forme d’accompagnement, le pédagogue se présente également comme un autre dont le propre fonctionnement mental peut différer de celui de l’élève et qui engage toute sa personne dans cette relation. Un autre pour lui-même autant qu’un autre pour autrui…

Comme l’écrit avec justesse Thierry de La Garanderie[23] :

« Le pédagogue se nourrit du dialogue pédagogique ; il a compris que le sens de son être passe par la relation avec l’autre. C’est dire qu’il est d’emblée dans une attitude d’écoute et d’accueil d’une parole autre ; il accepte d’accueillir la différence. Je dis : la différence. C’est déjà une difficulté et cela renvoie à une exigence : éviter toute projection de son être et de son fonctionnement cognitif  […] Le moi de l’autre ne saurait s’identifier au moi du pédagogue : comment rencontrer l’idiosyncrasie de l’autre ? Cela exige une grande souplesse de la part du pédagogue : ne doit-il pas parfois jouer contre son pouvoir être ? Ne doit-il pas aller contre son mode de connaissance privilégié ? C’est peut-être en ce sens qu’il est plus difficile d’être dans la situation du pédagogue que dans celle de l’apprenant ».

Une première exigence se présente donc à l’autre qu’est le pédagogue : se connaître soi-même ; avoir identifié son mode d’être, son mode de connaissance privilégié ; entrer en intelligence avec lui-même pour comprendre son pouvoir être et son pouvoir de sens.

De manière plus concrète, Des postures singulières sont alors requises qui garantissent les conditions d’aboutissement de la démarche dans le sens qui est visé et constituent autant de médiations qui sont à mettre en œuvre « entre distanciation et présenciation »[24]. En voici quelques-unes :

se mettre à l’écoute de la parole de l’élève, pour autant qu’elle exprime un vécu singulier, à distance de toute forme de jugement et d’interprétation a priori de son propos[25] ;

chercher à connaitre avec lui ce qu’il en est de son fonctionnement mental afin de l’amener à en prendre conscience et à l’exploiter au mieux ;

se départir de toute forme de prescription qu’elle soit d’ordre métacognitif (exemple : telle méthode d’apprentissage serait préférable à telle autre) ou liée à la tâche elle-même (exemple : lui communiquer un savoir disciplinaire ou un outil didactique pour pouvoir l’accomplir) ;

lui renvoyer en miroir, ce que l’on comprend de son fonctionnement non seulement pour lui rendre manifeste sa présence à ses côtés, mais pour provoquer en lui certaines prises de conscience et/ou l’inviter à approfondir ;

le convier à mettre en relation cette connaissance partagée du fonctionnement mental, laquelle se dévoile à travers le dialogue, avec tel ou tel type de tâche ou de compétence requise par l’apprentissage (exemple : « compte tenu de la manière dont je fonctionne, comment je peux m’approprier tel savoir ou résoudre tel problème ? »)

La situation de dialogue pédagogique repose ainsi sur une autre relation, d’une certaine manière plus égalitaire et moins asymétrique que celle qui prévaut dans l’enseignement traditionnel. Comme l’écrit Antoine de La Garanderie :

« Dans l’enseignement proprement dit, celui qui sait doit transmettre ce qu’il sait à quelqu’un qui ne sait pas, pour qu’il sache aussi. Dans le dialogue pédagogique, nous avons affaire, en principe, à deux ignorances de départ : l’apprenant ne sait pas comment il s’y prend pour apprendre, le compétent en dialogue pédagogique ne sait pas comment l’apprenant s’y prend pour apprendre. Le compétent en dialogue pédagogique veut apprendre comment s’y prend l’apprenant et il ne peut l’apprendre que si l’apprenant le lui apprend. Il faut que l’apprenant l’apprenne avant lui pour le lui faire connaître. C’est là le contraire de la situation pédagogique habituelle : l’enseignant sait avant l’apprenant. Dans le dialogue pédagogique, l’apprenant sait avant le compétent. »[26].

Présentation d’un dialogue pédagogique avec une élève de CM2

Afin d’illustrer notre propos et de montrer la fécondité d’un dialogue pédagogique à des fins d’élucidation et de conscientisation partagée du fonctionnement mental d’un élève, nous présentons ici l’analyse d’une de nos doctorantes engagée sur ce créneau, Isabelle Pic-Normand. Sa recherche vise à dévoiler les conditions mentales de réussite d’élèves performants en mathématiques, ce qui, d’une certaine manière, fait écho aux premières recherches d’Antoine de la Garanderie, lorsqu’il se penchait sur ses élèves brillants (les « cracks »), en classes préparatoires, et les interrogeait sur leur méthodologies mentales[27].

Nous citons ici un extrait de son analyse parce qu’elle nous paraît significative de l’approche que nous défendons dans cet article. Nous la complèterons par quelques définitions conceptuelles nécessaires à sa bonne compréhension. L’enfant qui se prête au dialogue pédagogique s’appelle Eugénie. Elle a été rencontrée au cours de l’année 2013-2014. Voici la présentation qui en est faite.

« Eugénie est une élève de dix ans qui grandit dans un milieu favorisé. Elle fait preuve d’une bonne ouverture sur le monde de par les voyages fréquents qu’elle fait à l’étranger avec sa famille notamment. En classe elle est bien intégrée au groupe, bonne camarade, sociable, elle aime participer et aider ses pairs mais reste très modeste et n’est ni imbue de sa personne, ni péremptoire. Sereine par rapport aux enjeux scolaires, cette apprenante studieuse et consciencieuse fait parfaitement et proprement ses devoirs du soir et, de manière générale, présente un travail toujours soigné et bien écrit. Bonne lectrice, elle restitue très bien ses lectures silencieuses et c’est un plaisir de la lire pour l’enseignant. Eugénie est aussi musicienne (elle pratique le solfège et la guitare) et très sportive, en course elle est par exemple l’élève la plus rapide des deux classes de CM2 de l’école.

Lorsque l’enseignant lui a demandé si elle était d’accord pour participer à un entretien avec l’enquêteur elle a accepté immédiatement et s’est prêtée à l’exercice de manière sincère. Elle s’est réellement investie et livrée en cherchant à répondre du mieux possible aux questions qui lui étaient posées, n’hésitant pas à demander de les reformuler si ces dernières n’étaient pas suffisamment claires. »

Ainsi que le préconise le dialogue pédagogique, la parole sollicitée chez l’élève s’appuie sur une situation de tâche qui, en l’occurrence, relève ici des apprentissages en mathématiques.

Situations de tâche proposées

Trois problèmes ont été proposés aux sujets dans cette recherche. Les voici :

1) Pour aller au collège l’année prochaine, je marcherai 3 hm dans la rue puis je monterai dans le bus pour parcourir 8 km, et il me restera 100 m à effectuer à pied pour arriver à la porte de l’établissement.

Quelle distance devrai-je parcourir à chaque trajet en hm ? en km ?

Quelle distance devrai-je parcourir chaque jour en km, sachant que je resterai à la cantine le midi ?

2) Pour préparer une tarte, tu as besoin d’une pâte de 200 gr, de 8 hg de pommes et de 20 dag de compote.

Quelle est la masse de la tarte en g ? hg ? kg ?

Si tu coupes cette tarte en 6 parts égales, quelle sera la masse de chaque part, en g ? en dag ?

3) Un groupe d’amis part en vacances pour visiter une région française. En calculant leurs dépenses, ils observent que le trajet leur a coûté 640€, la nourriture 200€ et les visites 320€.

Sachant qu’ils sont 8 amis, quel est le prix du voyage pour une personne ?

Sachant que leurs vacances ont duré 5 jours, à combien revient une journée de vacances pour chaque ami)

A partir de l’activité de l’apprenante dans l’une ou l’autre de ces situations, le dialogue s’engage sur la manière dont elle s’y est prise pour résoudre la tâche. L’objet et la finalité de l’entretien sont alors clairement annoncés à l’élève, ce qui est aussi une manière de la mettre en projet par rapport à cette forme d’échange. Par exemple : «  Nous allons travailler sur l’exercice 3, tu vas le relire, après tu vas relire tes réponses et tu vas essayer de te rappeler comment tu as fait dans ta tête pour trouver ces réponses. […] Après je te poserai des questions : je te demanderai comment tu as fait pour obtenir cette réponse-là. L’objectif est que tu prennes conscience, que tu arrives à voir comment est-ce que tu as fait pour faire l’exercice, et ça peut resservir après pour d’autres exercices en maths ou en français ou autres… »

Analyse du dialogue d’après les concepts de la Gestion mentale

Voici comment Isabelle Pic-Normand rend compte de cet échange avec Eugénie, et l’analyse qu’elle dégage des propos livrés par cette jeune fille.

« D’après les deux dialogues pédagogiques, Eugénie semble souvent se parler intérieurement (« je me dis qu’il faut marquer le nombre ») et se représenter les énoncés visuellement dans sa tête (« ils mangent, ils dorment, ils s’amusent […] je les vois faire tout ça »). En répondant à l’interviewer, ses paroles sont ponctuées régulièrement d’adverbes de temps et les actions qu’elle décrit ont l’air ordonnées dans une successivité qui n’est vraisemblablement pas due au hasard (« d’abord », « et bien après », « et puis après »). De plus, lorsqu’elle évoque les scènes, l’élève reformule les énoncés avec ses propres mots et affirme ne pas faire partie des scénarios qu’elle se représente mais en être spectatrice, elle est en revanche actrice des calculs qu’elle choisit – au sens où elle se voit ou/et se parle elle-même pour les résoudre. Par ailleurs, en cherchant l’opération qu’elle veut effectuer pour répondre à la question posée, Eugénie explique qu’elle choisit « celle qui [lui] vient tout de suite dans la tête » en fonction de son sens, faisant preuve d’une réflexion entre des évoqués qu’elle a mémorisés et les évoqués en présence. L’opération semble très importante pour elle puisqu’elle permet d’arriver à la solution, néanmoins cette dernière semble primer puisque, sur son cahier d’essai, l’apprenante oublie ou ne juge pas nécessaire d’écrire de manière systématique l’équation qui l’a amenée à la réponse qu’elle présente et rédige. Aussi, lorsqu’elle hésite, elle préfère travailler seule et chercher parmi les outils qu’elle a à sa disposition (« je n’aime pas quand on m’aide »). »

L’analyse de ces données issues des deux dialogues pédagogiques permet de dessiner un profil cognitif de cette élève de CM2.

Nature des évocations

« En détaillant ses images mentales, Eugénie montre qu’elle a des évocations à la fois visuelles et verbales. Lorsque l’interviewer lui demande si elle se représente la scène dans le premier dialogue, elle répond « je vois huit amis » ; des images qui restent assez vagues et épurées semble-t-il puisqu’elle n’en donne pas de détails (même s’ils sont sollicités par l’enquêteur), mais qui sont animées puisque les personnages sont en mouvement et parlent comme dans un film. Eugénie explique que c’est elle qui les fait parler en traduisant l’énoncé sous la forme d’un dialogue en quelque sorte. Au cours du deuxième échange, lorsque l’enquêteur lui demande ce qui s’est passé dans sa tête dès qu’elle a lu l’énoncé, elle commence par expliquer « je me suis dit y a une maîtresse […] », autrement dit, elle semble s’être représentée la scène verbalement, en se « reparlant » l’énoncé et n’a décrit des images visuelles que lorsque l’interviewer lui a demandé après si elle avait vu quelque chose dans sa tête – et elle a même fini par révéler que ces dernières ne lui étaient pas utiles puisqu’elles ne l’aidaient pas à trouver la solution. Dans le geste d’attention qu’elle réalise à la lecture de l’énoncé, Eugénie semble donc se servir de manière plus dominante d’évocations verbales. En revanche les évocations visuelles sont autant utilisées que les évocations verbales lorsqu’elle effectue les opérations dans sa tête : elle les voit alors comme si elles étaient écrites sur une feuille et se parle pour procéder aux calculs ou aux étapes de calculs comme elle le ferait à l’écrit, les deux types d’évocations semblant alors nécessaires et indissolubles. »

Lieu de sens privilégié

« D’après le fonctionnement qu’elle décrit, l’élève place ses évocations dans un lieu de sens marqué essentiellement par le temps. En décrivant la scène, Eugénie évoque différentes étapes et celles-ci semblent se suivre les unes après les autres grâce aux adverbes de temps qu’elle emploie : « d’abord », « puis », « après »… Lorsqu’elle invoque les images visuelles qu’elle se fait, l’élève montre également un fonctionnement mental qui semble plus linéaire que global. Chaque action de l’énoncé correspond à une image différente : dans le second problème par exemple, elle explique qu’elle s’est imaginée deux images : « y en a une où c’était le maître et le directeur et puis l’autre c’est le spectacle ». L’utilisation de deux temps différents – l’imparfait et le présent – peut en outre être interprétée comme une volonté supplémentaire de souligner que les deux images se succèdent dans le temps, il n’y a pas de tableau global de la scène. Le temps semble donc être le lieu de sens privilégié de cette apprenante. »

Projets de sens

« Lorsqu’elle explique les représentations qu’elle se fait des problèmes mathématiques, Eugénie n’emploie pas nécessairement les termes exacts des énoncés, elle s’autorise des reformulations qui lui sont propres et qui lui permettent de mieux comprendre de quoi il s’agit, de mieux saisir le sens de ce qu’elle a lu. Ces données semblent amener l’hypothèse d’un projet de sens d’évocation en première personne[28] : lorsqu’elle effectue le geste de compréhension, cette apprenante serait plus à l’aise en commençant par traduire mentalement l’énoncé avec ses mots pour se l’approprier dans sa tête et optimiser sa compréhension. En revanche, elle ne s’inclut pas pour autant dans la scène qu’elle se représente : dans chacun des deux dialogues elle a bien précisé à l’enquêteur qu’elle ne se voyait pas dans les images et n’en faisait pas partie. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’effectuer des calculs, Eugénie s’imagine elle-même en train de les exécuter : « je me vois écrire » explique-t-elle ; elle affirme aussi qu’elle se parle dans sa tête. Selon la situation, cette élève est capable de rester spectatrice de la scène comme si elle tenait à garder le recul nécessaire à une compréhension efficace de la situation, étant ainsi témoin de sens[29] ; à d’autres moments elle s’implique directement comme actrice de sens[30] dans la résolution du problème à proprement parler. Ce dernier couple de projet de sens paraît équilibré en ne présentant pas de dominante particulière mais de la souplesse : l’apprenante semble entrer dans la compréhension en traduisant l’exercice dans son propre langage tout en restant en dehors de la situation, après quoi elle entrerait elle-même en action pour réfléchir des acquis mémorisés et accéder à la solution recherchée. »

« Lorsqu’Eugénie compare les évocations qu’elle se fait des problèmes de mathématiques et les évoqués qu’elle a en mémoire, elle donne l’impression de chercher les similitudes : des liens de ressemblance se créent rapidement sans qu’elle ne fasse intervenir un jeu de différences. Lors d’une digression au cours du deuxième dialogue pédagogique, l’élève expliquait à propos du tableau des mesures agraires : « c’est pareil que les mesures de longueur, après je rajoute… ». Elle observait alors les éléments communs entre les deux tableaux, des analogies qui constituaient une base, un support sur lequel elle fixait ensuite les caractéristiques propres de chacun des deux tableaux. De même lorsqu’elle se pose la question de l’opération à effectuer à partir de l’évocation des données des problèmes, l’apprenante choisit « celle qui [lui] vient tout de suite dans la tête », celle qui se rapproche le plus de ce qu’elle cherche parmi les éléments qu’elle a mémorisés dans sa tête. Quand il s’agit de comparer différents évoqués, ces liens de similitudes semblent assez importants. Pour justifier de ses choix d’opérations notamment, Eugénie ne passe d’ailleurs pas en revue les autres opérations pour en montrer les différences et argumenter en faveur de celle qu’elle a choisie. Au contraire, elle s’appuie sur le sens : « si on veut savoir pour une personne, il faut regarder pour huit personnes et après diviser par huit pour partager » explique-t-elle au cours du premier échange. Le terme « partager » pourrait indiquer que cette élève s’est construit une idée plus explicative qu’applicative de la division.

A ce propos, lorsque l’interviewer lui demande ce qu’évoque pour elle une division, elle donne cette même réponse : la notion de partage. En situation de mémorisation, l’apprenante semble se donner le projet de retenir les notions qu’elle apprend sous la forme de « théories », comme si elle allait devoir les expliquer ensuite. La quête du « pourquoi » paraît importante dans le fonctionnement mental d’Eugénie et suggère l’existence d’un projet de sens d’explication dominant[31].

Parmi ses réponses concernant « ce qu’elle a fait dans sa tête dès qu’elle a lu l’énoncé du problème de mathématique », l’élève évoque d’emblée la recherche de l’opération à effectuer. Le calcul pourrait donc être important à ses yeux, à moins qu’elle n’ait assimilé le problème à la recherche d’une opération à compter pour obtenir le résultat : le dialogue pédagogique doit permettre d’éclaircir de telles ambigüités. En réalité, d’après les paroles échangées, c’est plutôt la réponse qui semble primordiale pour Eugénie : lorsqu’elle travaille sur son cahier d’essai elle oublie certaines fois de noter l’opération effectuée ou ne le juge pas nécessaire, n’inscrivant que la solution. Elle semble ainsi motivée par la fin, animée par la finalité de l’exercice : bien qu’elle sache que pour y accéder il faut passer par une étape de « calcul », elle peut omettre de l’indiquer puisque l’essentiel est de donner le résultat.

En déclarant qu’elle préfère travailler seule, Eugénie semble privilégier le contact avec l’objet de connaissance. Comme elle l’explique à l’enquêteur, elle n’aime pas être aidée et fait tout pour chercher et trouver elle-même les réponses à ses questions dans les livres et cahiers qu’elle a à sa disposition. L’élève semble ainsi se mettre en projet d’être avec les choses[32], comme si elle souhaitait rester au plus près de la connaissance en examinant elle-même les notions et en se laissant la possibilité de les « manipuler » comme elle l’entend, sans intervention extérieure. Ce projet de sens dominant révèle qu’Eugénie est plus à l’aise en se confrontant seule à seule avec l’objet de connaissance pour entrer dans certains gestes mentaux mais il n’exclut pas le contact avec ses pairs puisqu’elle aime participer et est bonne tutrice avec ses camarades qu’elle aide volontiers dès qu’elle a fini son travail. Humble, elle ne cherche pas à dominer, affirmer une supériorité quelconque ou écraser les autres alors qu’elle obtient quasi systématiquement d’excellents résultats, elle travaille pour elle et explique : « j’essaye de tout faire bien ». Son attitude en classe, la vitesse avec laquelle elle obtient les solutions exactes et les explications qu’elle formule sur son fonctionnement mental au cours des dialogues pédagogiques peuvent amener à imaginer que cette apprenante est poussée par un projet de sens de recordman[33], cherchant à déplacer ses propres limites sans se confronter ou se comparer au reste de la classe. »

Synthèse du dialogue

« Le profil cognitif élaboré met en avant quelques projets de sens dominants (explication, première personne, être avec les choses) ; de même, certains autres couples de projets de sens sont plus équilibrés (actrice/témoin de sens) et les évocations (verbales et visuelles) sont plutôt riches et variées. Le fonctionnement mental d’Eugénie témoigne ainsi d’une certaine adaptabilité, des précautions paraissent prises pour effectuer au mieux les différents gestes mentaux nécessaires. Les projets de sens privilégiés pourraient être comparés à des piliers solides, des habitudes mentales incontournables garantes de réussite, des repères, autour desquels graviteraient les éléments qui, plus équilibrés, plus souples, permettraient une certaine adaptabilité du fonctionnement mental à de nouvelles situations. »

Conclusion

Nous avons tenté de montrer à travers cet article que si le dialogue pédagogique est une invitation à s’ouvrir à l’intelligibilité des actes de connaissance, du point de vue de l’élève, la « mise en mots » de ses procédures d’apprentissage lui permet de découvrir les gestes mentaux qu’il mobilise et les projets de sens qui les sous-tendent, devenant ainsi en mesure de les actualiser, de les ajuster et de les enrichir afin de devenir plus autonome dans son rapport à l’enseignement. Du point de vue du pédagogue, il s’agit moins de transmettre ou de prescrire que d’accueillir et d’accompagner pas à pas l’exercice de cette parole singulière et libérante.

En effet, libérée par les conditions même du dialogue mis en œuvre et compte tenu des postures adoptées par le pédagogue, la parole devient libérante en ce qu’elle ouvre sur la possibilité d’un choix quant à la manière d’aborder l’objet de savoir, d’une responsabilité de l’apprenant dans l’acquisition visée et d’une autogestion régulée de son appropriation Cette liberté s’accomplit pleinement lorsqu’à terme, le pédagogue s’efface pour laisser place à l’élève, sujet et acteur de sens. Ainsi, au moyen du dialogue pédagogique, l’enseignant dévoile à l’élève « ses ressources pédagogiques » et « lui donne les moyens d’action pédagogique pour gérer sa pensée »[34]. Par conséquent, l’élève devient un connaisseur avisé des actes qui concourent à son propre apprentissage et peut maîtriser lui-même son attention, sa mémorisation, sa compréhension, sa réflexion, son imagination créatrice. C’est en ce sens qu’il est possible de dire qu’il devient « son propre pédagogue », bien que le rôle du pédagogue, en tant que tel, reste important : éclairer l’élève « sur les procédures dont il fait inconsciemment usage » et lui proposer « des procédures que l’élève n’a jamais mises en pratique.»[35].

Si la situation d’enseignement consiste à « transmettre un savoir par un discours logique, exemplaire », et à « vérifier ensuite par des questions si ce savoir a été correctement acquis », la situation du dialogue pédagogique propose en revanche de « se renseigner sur les procédures utilisées pour s’ouvrir à cette transmission, pour l’assimiler et pour la ré-exprimer.»[36] Elle est ainsi, complémentairement à la première, l’opportunité d’une éducation à la parole de l’élève dont l’émergence, l’accueil et l’exercice guidé ouvrent un chemin de liberté possible.

Bibliographie

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Rohart, J.-D., dir,  Carl Rogers et l’action éducative, Lyon, Chronique sociale, 2008.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Jean-Pierre Gaté, « L’exercice de la parole dans le dialogue pédagogique avec l’élève : enjeu de liberté », Educatio [En ligne], 4 | 2015. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

[1] Pour un approfondissement de l’œuvre de Carl Rogers, on pourra se reporter à l’ouvrage  Carl Rogers et l’action éducative, coordonné par J.-D. Rohart, Lyon, Chronique sociale, 2008.

[2] A. de La Gararanderie, Les profils pédagogiques. Paris, Le Centurion, 1980, p. 33.

[3] A. de La Garanderie, Comprendre et imaginer, Paris, Le Centurion, 1987, p. 14.

[4] Op. Cit., p. 22.

[5] Op. cit., p. 23.

[6] Sur ce point, Antoine de La Garanderie se réclame explicitement de l’héritage de la phénoménologie allemande. Selon la fameuse expression de Husserl (1859-1938) : « toute conscience est conscience de… » (Ideen, traduit de l’allemand par Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, p. 295). Ou encore : « les vécus cognitifs possèdent, cela appartient à leur essence, une intention, ils visent quelque chose, ils se rapportent de telle ou telle manière à un objet. » (L’idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 1985 (3ème éd.), pp. 79-80).

[7] A. de La Garanderie, Pédagogie des moyens d’apprendre, Paris, Le Centurion, 1982, p. 7.

[8] Op. cit., p. 10.

[9] A. de La Garanderie, Comprendre et imaginer, Paris, Le Centurion, 1987, p. 23.

[10] Ibid.

[11] Ces trois volumes ont été publiés dans leur version d’origine par la maison d’édition Le Centurion. Ils viennent d’être réédités (ainsi que d’autres titres) chez Bayard-Compact sous le titre : Réussir ça s’apprend, 2013.

[12] Le dialogue pédagogique avec l’élève, Paris, Le Centurion, 1984, p. 102. C’est nous qui soulignons.

[13] Une méthode qu’Antoine de la Garanderie saura par la suite fonder, promouvoir et défendre (voir en particulier son livre ultérieur : Défense et illustration de l’introspection, Paris, Le Centurion, 1989).

[14] Voir J.P. Gaté, Pratiquer le dialogue pédagogique à l’Université, Chronique sociale, 2012, pp. 87-100.

[15] Op. cit., p. 87-88.

[16] J.P. Gaté, Foi, Espérance et Charité : trois vertus théologales interrogées au regard du dialogue pédagogique dans la pensée d’Antoine de la Garanderie , in La foi du pédagogue, sous la direction de M. Soëtard et G. Le Bouêdec, Don Bosco, 2011, p. 146.

[17] A. de La Garanderie, Le dialogue pédagogique avec l’élève, Paris, Le Centurion, 1984, p.111.

[18] Op. cit., p. 121.

[19] Ibid., pp. 121-122.

[20] Penser et agir l’éducation. De l’intelligence du développement au développement des intelligences, Paris, ESF, 1992.

[21] G. Avanzini, Gestion mentale et autres approches pédagogiques, in Gestion mentale et recherche de sens, Paris, Nathan (coll. Pédagogie), 1996, p. 71.

[22] Voir : Critique de la raison pédagogique, Paris, Nathan, 1997.

[23] Postface à notre livre Pratiquer le dialogue pédagogique à l’université, Lyon, Chronique sociale, p. 84. C’est nous qui soulignons.

[24]Selon la belle formule d’André de Peretti qu’il place sous le signe métaphorique du colibri : « L’enseignant [le pédagogue] peut s’approcher au plus près de chacun, mais en gardant en même temps une juste distance : il est présent mais n’exerce pas de pression lourde ». A de Peretti & F. Muller, Contes et fables pour l’enseignant moderne, Paris, Hachette, 2006, pp. 13-14.

[25] On retrouve d’ailleurs à travers cette posture l’héritage de la méthode phénoménologique dont se réclame Antoine de la Garanderie, notamment dans ses derniers ouvrages, en particulier la règle de l’épochè : moment de suspension, mise « entre parenthèses » de tout jugement ou savoir a priori.

[26] « Objet, finalité et spécificités méthodologiques dans le dialogue pédagogique », op. cit., p. 91. C’est nous qui soulignons.

[27] Cf. Les profils pédagogiques, Paris, Le Centurion, 1980.

[28] La distinction entre un fonctionnement en première personne et un fonctionnement en troisième personne révèle le degré d’implication de la personne dans son activité évocative. Evoquer en première personne, c’est se voir, s’entendre parler, se rendre directement présent à soi-même. Evoquer en troisième personne, c’est voir autrui ou les choses, c’est entendre les bruits, la voix d’autrui dans sa tête, se rendre présent un autre que soi. (J.-P. Gaté et al., Vocabulaire de la gestion mentale, Lyon, Chronique sociale, 2009, pp. 59-60 et p. 75).

[29] La notion de témoin de sens désigne la situation de l’apprenant qui s’efforce d’être fidèle au sens objectif défini par la discipline (mathématique, lettre, etc.) et qui a le souci de l’évoquer » et de le restituer tel qu’il a été donné. (Op. cit,, p. 73).

[30] La notion d’acteur de sens désigne la situation de l’apprenant qui affirme sa puissance d’être en faisant se mouvoir l’objet à connaître par la perception et l’évocation. Ce n’est qu’après avoir fait rentrer l’objet dans son mode sensitif et évocatif que l’apprenant peut saisir le sens commun de l’objet à connaitre, tel que le définit la discipline. (Op. cit., p. 9).

[31] Dans son acte de compréhension d’une loi, d’une formule ou d’une théorie, le sujet expliquant a pour projet de saisir le pourquoi de ces lois ou théories, en se projetant en amont de celles-ci, en s’efforçant d’en repérer les fondements et justifications rationnelles (op. cit., p. 32). En revanche, le sujet appliquant a pour objet de repérer de situations de réutilisation de ces lois ou théories en se projetant en aval de celles-ci en s’efforçant de saisir ce qu’il conviendra de faire pour les utiliser efficacement dans des exercices (op. cit., pp. 12).

[32] L’expression « être auprès des choses » désigne une modalité du rapport de l’homme avec le monde et caractérise une forme particulière d’attention. L’apprenant doit être mis directement en contact avec l’objet de perception à connaître. Son rapport à autrui n’est possible que par la médiation de l’objet. (Op. cit., p. 15).

[33] Le recordman a pour projet d’améliorer une performance antérieure. Il est plus à l’aise dans cette direction évocative en s’imaginant tirer le meilleur de lui-même et en se surpassant par la perfection de ses actes. (Op. cit., p. 66).

[34]A. de La Garanderie, Le dialogue pédagogique avec l’élève, Paris, Le Centurion, p. 110.

[35] Ibid.

[36] Op. cit., p. 97.