Difficile éducation

Revue Théophilyon (Université Catholique de Lyon) – T.XIX-Vol. 2. – 2014

« Difficile éducation » : c’est sous ce titre d’emblée peu rassurant que la revue de la Faculté de théologie de l’Université Catholique de Lyon publie un numéro dont la première partie (environ 90 pages) présente un ensemble pluridisciplinaire de six articles relevant de la philosophie, des sciences de l’éducation, de l’histoire, et de la théologie. Si diverses qu’en soient les problématiques, on peut néanmoins leur trouver un point commun : chacun à sa manière, tous montrent que l’éducation est une exigence à la fois nécessaire et universelle mais complexe et aléatoire. Qu’est-ce qu’enseigner ? Pourquoi, et pour qui ? Quel en est le sens, et quels en sont les obstacles ?

A cet égard, Giuseppe Mari, de l’Université Catholique du Sacré Cœur de Milan, souligne l’asymétrie de la relation qui, entre deux sujets pourvus d’une égale dignité quoique d’une maturité différente, mobilise la responsabilité de l’un et rencontre la liberté de l’autre, et avec une forte connotation affective. De plus, elle est indissociable d’un projet, donc d’une projection dans le futur, qui exige logiquement de la confiance. Et cela est particulièrement vrai du chrétien, chez qui c’est un acte de foi ; Aussi bien, il en va de même du rationaliste ou du positiviste qui, quant à eux, se spécifient aussi par leur confiance, dans la raison ou dans la science.

Traitant, à l’occasion de son bicentenaire, de Don Bosco, Guy Avanzini (Université Lyon II) rappelle d’abord l’exclusion dont la pédagogie officielle frappe les éducateurs chrétiens et, à ce titre, le fondateur des Salésiens. Il souligne fortement que, génial praticien de terrain, le prêtre turinois est aussi, un grand théoricien, dont « le système préventif » représente, même si on l’ignore, un tournant dans l’histoire de la pédagogie : il promeut décisivement le postulat de l’éducabilité et préconise la confiance dans l’adolescent, si meurtri ait-il été auparavant. Plus précisément, Don Bosco anticipait le propos de G. Mari, en s’attachant à établir le rôle prioritaire de l’éducation mais en en suspendant l’efficacité à l’amorevolezza, à la capacité éducative de l’éducateur.

Après avoir établi l’indissociable solidarité entre enseignement et éducation, Mgr Gire (Université Catholique de Lyon), de qui l’on sait les beaux travaux, confirme par une approche de type personnaliste qu’on ne saurait conduire une éducation qui ne fût pas fondée sur un sens, c’est-à-dire, à la fois, par une orientation et une signification. Se référant à des publications contemporaines, il rappelle néanmoins que le rapport à la famille, l’apprentissage des savoirs, la pratique de l’autorité ou le rapport à la société sont autant de lieux de difficultés, voire de mise en échec, sinon en déroute. Mais la poursuite de l’éducation consiste précisément à « témoigner de l’espérance en faveur de la vie et de sa réussite » (p.278). Elle est « conscience vivifiante d’une confiance dans l’humanité de l’homme » (id).

M. Plantier (Université Catholique de Lyon) s’intéressant à la « protection éducative » proposée, ou imposée, aux familles en difficulté, rencontre à sa manière les mêmes données ; il montre que la collaboration –ou l’adhésion des parents- ou leur refus-, qui relèvent de leur liberté et y est suspendue, est un facteur décisif. En définitive, une assistance étant censée requise, quel sens présente-t-elle pour ceux qu’elle concerne ? Plus précisément, quels sont les critères de l’adhésion ? Cette question l’amène à définir ce qu’il appelle : « l’art supérieur de l’éducation : faire sourdre encore du sens quand la situation donnerait pourtant à désespérer et parier sur ce qu’il éveillera de liberté chez l’autre » (p.292).

La contribution originale et claire de M. Faes (Institut Catholique à Paris) expose, quant à elle, les idées d’Hannah Arendt sur l’éducation : c’est une activité universelle et nécessaire parce que l’être humain est un vivant, unique et singulier et, simultanément, est dans le monde. Cela contraint les sociétés à « apprendre à l’enfant à vivre et à lui apprendre le monde » (p.297). Or la crise actuelle, dont le constat s’impose, tient, selon la philosophe allemande, à la difficulté d’articuler et d’harmoniser ces deux facteurs, nos contemporains étant portés à privilégier le premier au détriment de la seconde, et à attendre de celle-là qu’elle change le monde ! « dérobade des adultes qui, au lieu d’exercer leur responsabilité à l’égard du monde, s’en remettent aux enfants pour changer le monde » (p.313). On regrettera seulement que l’examen critique de cette thèse stimulante soit à peine esquissée (pp. 311-312), alors qu’elle aurait sans doute mérité une discussion plus approfondie.

Enfin, le Père Daniel Moulinet (Université Catholique de Lyon) examine les continuités et ruptures qui marquent l’histoire de l’institution universitaire. Cela, qui pourrait paraître bien éloigné des thématiques précédentes, l’est beaucoup moins qu’il ne semble. Lieu incontournable de la haute culture, elle implique -plus ou moins explicitement- le projet de contribuer au progrès par la diffusion de la connaissance, mais son développement est ponctué de crises qui limitent ses effets ; son essor même la perturbe, l’essouffle et restreint son efficacité, non sans renforcer la tension entre fonction enseignante et fonction-recherche. Les Universités Catholiques, issues de la loi de 1875 illustrent tant l’exigence de la diffusion du savoir de haut niveau que les mille obstacles, administratifs et autres, opposés à cet objectif.

Est-ce donc solliciter abusivement ces six textes que de voir en chacun un témoignage original de la difficulté de l’éducation ? Sans doute pourrait-on estimer que ce serait une sollicitation abusive… Et cependant, en amont de leurs problématiques respectives, ne peut-on, avec nuance et prudence, y percevoir des éléments proprement structuraux de l’acte éducatif : un nécessaire projet d’avenir, auquel on fait confiance, que l’on estime susceptible de susciter l’adhésion, mais sans en ignorer la fragilité ; due notamment à l’inéliminable liberté de ses destinataires ? L’éducation ne peut accepter qu’un consentement volontaire, et c’est ce qui le rend intrinsèquement aléatoire ; c’est pourquoi elle n’est pas réductible à un processus programmé de fabrication. C’est une tâche toujours inachevée, parce qu’elle est inachevable.