En quoi don Bosco est-il salésien ?

Morand Wirth*

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Résumé : En quoi don Bosco est-il salésien ? À cette question les réponses ont été variées selon les auteurs dont les points de vue sont exposés dans la première partie. Dans la deuxième partie on a voulu retracer le parcours salésien de don Bosco, c’est-à-dire la manière dont la figure de François de Sales s’est imposée progressivement à l’éducateur turinois. Enfin on s’est efforcé d’identifier un certain nombre de traits présents dans la figure de don Bosco qui renvoient de façon certaine à son modèle.

Mots-clés : humanisme, cœur, relation, volonté, bonheur

Le 8 décembre 1844, l’éducateur piémontais Giovanni Bosco (1815-1888) ‒ plus connu par son nom ecclésiastique « don Bosco » ‒ inaugurait dans la banlieue de Turin un « oratoire » dédié à saint François de Sales. Depuis trois ans, il rassemblait chaque dimanche et pendant les jours chômés les jeunes rencontrés dans la rue, dans les prisons ou sur les chantiers de construction d’une ville en rapide expansion. L’œuvre « salésienne », qui n’en était encore qu’aux balbutiements, et qu’il appela oratorio en souvenir de l’Oratoire fondé à Rome au XVIe siècle par Philippe Néri, le saint de la joie, était destinée à l’éducation de jeunes souvent très démunis. En plus de l’instruction religieuse qu’il considérait comme fondamentale, don Bosco ne négligeait pas la formation humaine et il imprimait à toutes les activités un aspect festif où le jeu, la musique et les divertissements avaient une grande part.

En racontant cette journée historique dans ses Mémoires de l’Oratoire Saint-François-de-Sales, don Bosco prit la peine d’expliquer les raisons pour lesquelles il avait choisi le patronage de l’évêque savoyard. La première était apparemment fortuite : un portrait de saint François de Sales ornait l’entrée du local qu’il occupait avec deux confrères. La seconde, plus personnelle, est exposée avec une certaine redondance : « Parce que cette forme de ministère exigeait de notre part beaucoup de calme et une grande douceur, nous nous mîmes sous la protection de ce saint pour qu’il nous obtienne du Seigneur la grâce de pouvoir l’imiter dans son extraordinaire douceur et dans sa conquête des âmes »[1]. C’est ainsi que cet ancien évêque de Genève, né en 1567, mort en 1622, devenait le protecteur d’une œuvre éducative du XIXe siècle, destinée par la suite à un grand développement.

Mais don Bosco connaissait-il vraiment saint François de Sales ? Qu’est-ce qui l’attirait en lui ? Avait-il lu ses œuvres ? Ou pour le dire avec d’autres mots, en quoi don Bosco était-il « salésien » ? C’est à ces questions qu’il faut essayer de répondre.

1. Des approches diverses

En général, les premiers biographes de don Bosco ont adopté une ligne plutôt maximaliste. Typique de cette manière de voir est l’affirmation de don Lemoyne qui a écrit que don Bosco « connaissait par le menu la vie et les écrits de cet admirable apôtre ; et quand il parlait aux jeunes il leur rappelait tantôt une maxime tantôt un fait de sa vie »[2].

Les études plus récentes, en revanche, sont beaucoup plus prudentes et plus réservées. Pour nous faire une idée de l’état de la question, nous passons en revue quelques auteurs qui ont abordé ce problème. Bien que leurs études portent principalement sur la spiritualité, elles ne négligent pas pour autant la dimension pédagogique.

1.1. Eugenio Valentini

Don Eugenio Valentini a publié de nombreuses études sur la spiritualité et la pédagogie de don Bosco[3]. Dans une conférence de 1952, il présentait sa spiritualité comme une spiritualité apostolique, populaire, familiale, juvénile et moderne. Elle atteste le primat de l’amour sur l’autorité. Si ses racines profondes remontent aux origines mêmes du christianisme et courent dans toute la tradition de l’Église, ce courant de pensée se révèle et s’affirme surtout au XVIIe siècle avec saint François de Sales. Don Bosco appartient à ce courant, qui trouve en lui, selon don Valentini, son expression la plus belle et la plus parfaite.

En 1955 l’Académie salésienne d’Annecy publia une étude en français du même auteur ayant pour titre Saint François de Sales et Don Bosco. La thèse fondamentale est que don Bosco a connu les œuvres et l’esprit de saint savoyard, et qu’il l’a adopté comme modèle. Cependant, précise-t-il, l’éducateur piémontais a conservé l’indépendance nécessaire que sa mission particulière requérait dans le nouveau contexte qui était le sien. L’esprit de don Bosco est bien l’esprit de saint François de Sales, mais sa spiritualité est originale ; elle appartient à l’école salésienne, mais elle a des caractéristiques spécifiques qui lui donnent le droit d’être considérée à part. Une partie intéressante de l’étude de Valentini concerne les publications salésiennes que don Bosco a pu connaître et utiliser de son temps. Outre les livres en français, bien connus en Piémont, don Valentini a pu recenser plus de quarante ouvrages parus en italien entre 1835 et 1845, dont une édition complète des œuvres du saint, dix-huit éditions de l’Introduction à la vie dévote, et six éditions de maximes tirées de ses œuvres. La conclusion de don Valentini est positive : don Bosco a certainement connu les œuvres de l’évêque de Genève.

Dans un discours tenu à Bruxelles en 1958, Valentini traita cette fois le thème « Spiritualité et humanisme dans la pédagogie de don Bosco ». D’après lui, la spiritualité de don Bosco est salésienne, en ce sens qu’il avait devant ses yeux un modèle, saint François de Sales, qui devait donner le ton et le coloris à son esprit, sans rien enlever à son originalité. Au dire de l’auteur, il faudrait attirer l’attention sur les points de convergence suivants: la liberté d’esprit, la douceur dans le courage, le souci d’être tout à tous, l’acceptation du réel, la discrétion et l’équilibre, l’égalité d’humeur, l’optimisme surnaturel, le sourire constant. L’humanisme de don Bosco, qui est un humanisme classique, pédagogique et dévot, a des racines salésiennes, qu’on peut retrouver en particulier dans le principe salésien par excellence : « Tout par amour et rien par force ».

Don Valentini reviendra sur le thème de la salésianité de don Bosco en 1967, à l’occasion du IVe centenaire de la naissance de saint François de Sales. Cette fois, dans le sillage du concile Vatican II, il appelle sa spiritualité une spiritualité anticonformiste et une spiritualité de l’action, marquée par le zèle infatigable et patient, et précise que leur pastorale à tous deux est caractérisée par le réalisme spirituel qui sait s’adapter sans a priori aux hommes et au temps. Dans la dernière partie, l’auteur met en lumière quelques coïncidences significatives dans leurs choix : construire l’homme de l’intérieur, bien doser protectionnisme et liberté, adopter un système basé sur l’amour manifesté et échangé. « Aujourd’hui, concluait don Valentini, au lendemain du concile Vatican II, les deux figures, leur esprit et leurs enseignements brillent d’une lumière nouvelle et ont la saveur de la modernité ».

1.2. Francis Desramaut

Dans son livre Don Bosco et la vie spirituelle, Francis Desramaut a étudié la tradition spirituelle dans laquelle s’insère la spiritualité de don Bosco. Selon cet auteur, nombreuses sont les similitudes et les affinités entre les deux saints telles que l’importance de la vie ordinaire, la charité aimable, la mesure et la sagesse, la joie et la paix, ne rien demander et ne rien refuser, l’humanisme, la prééminence de la volonté. Mais pour ce qui est de la dépendance littéraire, quand elle existe, elle n’est pas toujours directe, parce que la pensée salésienne arrive souvent à don Bosco à travers divers canaux qui lui servent d’intermédiaires, notamment Alfonse de Liguori, Sébastien Valfré, ou encore don Cafasso, son maître spirituel.

Qui fut saint François de Sales pour don Bosco ? Le père Desramaut répond : « Plus qu’un auteur spirituel, saint François de Sales a été pour don Bosco un modèle qu’il offrit à l’admiration et à l’imitation de ses ‟salésiensˮ. Il l’a quelquefois cité ou recopié, mais très probablement à travers des intermédiaires. Sa mansuétude et son énergie dans la défense de la vérité l’avaient particulièrement séduit. Il se disait aussi en plein accord avec la doctrine de l’Introduction à la vie dévote, qui fut recommandée avec persévérance dans les publications du Valdocco »[4].

Dans la dernière partie de son livre, l’auteur place la spiritualité de don Bosco dans le courant de l’école italienne de la période post-tridentine et de la Restauration catholique, et conclut sur ce jugement plutôt réservé : « Enfin, si plusieurs croient pouvoir classer saint Jean Bosco parmi les disciples de saint François de Sales, les ressemblances manifestes entre les deux saints proviennent de la similitude de leurs goûts et de leurs travaux plutôt que d’une dépendance doctrinale qui n’a pas été prouvée ».

1.3. Arnaldo Pedrini

Arnaldo Pedrini a publié en 1983 un livre sur les liens entre saint François de Sales et don Bosco[5]. L’auteur commence par rappeler que le saint savoyard et le saint piémontais étaient deux compatriotes. Il montre le « chemin salésien » suivi par don Bosco, en commençant par le songe des neuf ans, la rencontre avec son modèle durant le séminaire, et la préparation sacerdotale en 1841. Don Bosco confie ensuite à son saint patron ses initiatives et ses œuvre. Il choisit saint François de Sales comme modèle et patron de ses disciples et collaborateurs, leur inculquant « l’esprit salésien ». Dans un chapitre de son livre, l’auteur expose la dévotion de don Bosco et des salésiens envers leur patron, alimentée par la célébration annuelle de sa fête, la diffusion de ses écrits, quelques gestes significatifs et le récit de la mort de don Bosco peu de temps après la fête patronale.

En finale, l’auteur se pose deux questions : Quelle connaissance don Bosco avait-il de la vie et des œuvres de saint François de Sales, et quelle était son opinion à son égard ? Une connaissance partielle et le plus souvent de seconde main, répond A. Pedrini ; les allusions à ses écrits sont li­mitées et plutôt minces quant au contenu. En revanche, son admiration pour le saint évêque était grande : ce qui le fascinait dans sa personne, c’étaient ses vertus, sa douceur, sa charité, sa patience, mais aussi sa désinvolture, son activité et sa sagesse d’éducateur du cœur.

Dans la deuxième partie du livre, Pedrini indique diverses convergences entre les deux saints. Au plan doctrinal et spirituel il relève l’humanisme dévot et optimiste, la sainteté pour tous, l’union à Dieu ; au plan pastoral et éducatif le zèle et le souci de se faire tout à tous. L’idée centrale de don Pedrini sur le rapport de don Bosco avec saint François de Sales peut se résumer en ces quelques mots : plus une inspiration qu’une dépendance.

1.4. Joseph Aubry

Déjà en 1979, dans le livre qu’il dédia aux Écrits spirituels de don Bosco, Joseph Aubry se lamentait dans une note : « Chez les salésiens d’aujourd’hui, le fondateur a peut-être fait rentrer dans l’ombre le saint patron. C’est dommage »[6].

Dans son dernier livre Les saints de la famille de 1996, le père Aubry a voulu présenter en tout premier lieu le saint patron de la famille salésienne de don Bosco. Soucieux de montrer que ce dernier est un vrai disciple de saint François de Sales, il expose successivement la « rencontre » des deux saints, les affinités « salésiennes » profondes, la solide identité pastorale, la conviction doctrinale de fond que l’amour est au centre de tout, et les attitudes pastorales « salésiennes ».

Comme les autres auteurs modernes, Aubry doute que don Bosco ait lu beaucoup de l’évêque de Genève ; d’après lui, il est probable qu’il a parcouru au moins l’Introduction à la vie dévote. Du reste, ajoute-t-il, ce n’est pas tant son œuvre de docteur et de théologien spirituel qu’il a connu, mais plutôt globalement sa figure d’apôtre plein de zèle, qui utilisait la meilleure des méthodes pastorales, celle qui est inspirée par l’amour.

Quoi qu’il en soit, dit J. Aubry, il est important de noter que don Bosco a fait un choix préférentiel. Bien qu’il ait connu et admiré d’autres grands saints de l’apostolat tels que Philippe Néri, Charles Borromée, Vincent de Paul ou saint Alphonse, il a « préféré » François de Sales. Son choix lui a été dicté plus par l’intuition que par le raisonnement. « Il l’a senti, explique Aubry, comme le saint qui s’accordait le mieux avec son âme et sa mission, le plus capable de l’illuminer et de l’inspirer dans son œuvre de prêtre éducateur, celui qui par tant d’aspects s’était trouvé dans un contexte identique de difficultés et dont la réussite pastorale indiquait avec sûreté le chemin à suivre. »

1.5. Pietro Stella

Pietro Stella s’est intéressé de bonne heure aux rapports entre don Bosco et saint François de Sales. Quand en 1954 il écrivit, sous la direction de don Valentini, sa dissertation sur l’influence de François de Sales sur don Bosco, Pietro Stella mettait en lumière les nombreux contacts entre les deux maîtres de la spiritualité[7]. Nombreux étaient les saints que Jean Bosco apprit à connaître au temps de sa formation cléricale, mais un seul, François de Sales, devait devenir le patron et titulaire de son œuvre éducative et donner l’idée centrale de sa pensée pédagogique. Dans la deuxième partie de son travail, Stella a voulu apporter les preuves qu’il connaissait les écrits de saint François de Sales, notamment le livre des Controverses et l’Introduction à la vie dévote.

Plus tard, les affirmations de Stella deviendront plus nuancées. Dans son œuvre maîtresse consacrée à don Bosco dans l’histoire du catholicisme, où il ne traite pas explicitement le problème du rapport entre les deux saints, il souligne toutefois quelques dérivations ou affinités importantes : le cœur comme lieu central de l’être humain, la paix dans les tribulations, l’importance du devoir quotidien, la confiance mutuelle, l’efficacité surprenante de la douceur et de la charité.

Il y a enfin son article intitulé : « Rencontre fortuite ou identité spirituelle ? » Disons tout de suite que pour l’auteur, la rencontre entre les deux n’était en rien fortuite, mais quasi inévitable pour un séminariste et un prêtre piémontais du XIXe siècle. Quant à la question de l’identité spirituelle, il faudrait dire plutôt et mieux : affinité, parenté d’esprit, dévotion. On ne peut pas affirmer que don Bosco connaissait sur le bout des doigts les écrits de l’évêque de Genève, dont les citations ne sont pas très nombreuses. Si ce n’est que dans les dernières années de sa vie, don Bosco semble avoir voulu faire quelque chose de plus pour le saint patron, voire publier ses œuvres, parce qu’il avait peut-être eu connaissance du projet grandiose des Œuvres complètes qui s’échafaudait à Annecy. D’autre part, il faudrait se demander si les rappels continuels de la figure et des exemples de saint François de Sales ne constituaient pas en fin de compte une incitation à une connaissance plus complète et plus vitale de sa doctrine.

Comme on le voit, la plupart des auteurs modernes ont tempéré un peu les conceptions trop enthousiastes des premiers biographes concernant les connaissances de Jean Bosco, ou du moins ils ont préféré souligner les convergences et les affinités plutôt que les éventuelles dépendances de celui-ci par rapport à l’évêque de Genève. Sur ce dernier point les auteurs cités nous paraissent un peu trop réservés car les affinités entre les deux ne peuvent pas s’expliquer uniquement par des goûts similaires ; il faut bien supposer quelque forme de dépendance.

Avant de relever quelques traits de la salésianité de don Bosco, il convient de retracer brièvement ce qu’on pourrait appeler le parcours salésien de l’apôtre des jeunes de Turin.

2. Le parcours salésien de Jean Bosco

Il est peu probable que Jean Bosco ait entendu beaucoup parler de l’évêque de Genève dans son milieu rural d’origine. Si saint François de Sales était un saint populaire en Savoie, son culte en Piémont était surtout le fait du clergé instruit et de l’aristocratie.

Il est vrai que le rêve que Jean Bosco a eu à l’âge de neuf ans et qui allait être déterminant pour sa future vocation, a une tonalité nettement salésienne, mais il faut se rappeler que sa mise en forme est très tardive. Il vaut cependant la peine de relire une partie du texte écrit, en portant notre attention sur la leçon finale :

Pendant mon sommeil, j’avais l’impression de me trouver près de chez moi, dans une cour très spacieuse où s’étaient rassemblés une multitude de gamins qui s’amusaient. Les uns riaient, d’autres jouaient, beaucoup blasphémaient. En entendant ces blasphèmes, aussitôt je m’élançai au milieu d’eux et, usant de la voix et des poings, je cherchai à les faire taire. A ce moment apparut un homme d’allure majestueuse, dans la force de l’âge et magnifiquement vêtu. […] Il m’appela par mon nom et m’ordonna de me mettre à la tête de ces enfants. Il ajouta : Ce n’est pas avec des coups, mais par la douceur et la charité que tu t’en feras des amis[8].

Le jeune garçon trouvait que les prêtres de sa paroisse, formés au temps de la Restauration, étaient des pasteurs « peu salésiens ». Quand il les rencontrait sur la route, il les saluait avec empressement, mais eux, très dignes, se contentaient de lui rendre poliment son salut en poursuivant leur chemin. Il se disait que si jamais il devenait prêtre, il voudrait agir autrement, s’approcher des jeunes et leur dire de bonnes paroles, leur donner de bons conseils.

2.1. Premiers contacts avec la figure de François de Sales

C’est au cours de ses études au collège de la petite ville de Chieri (1831-1835), et surtout pendant les six années de séminaire dans cette même ville (1835-1841) que Jean Bosco a eu des contacts certains avec la figure et probablement aussi avec certains écrits du saint savoyard. Peut-être avait-il entendu parler, comme le suggérait don Valentini, d’une visite que l’évêque de Genève aurait faite dans cette ville lors de son dernier voyage au Piémont en 1622, l’année de sa mort.

Au collège de Chieri, l’adolescent Jean Bosco s’entourait d’une troupe d’amis dont il devint l’animateur incontesté et fonda avec eux une « société de la joie ». Parmi ses professeurs de collège, il rappelle dans ses Mémoires certaines figures qui l’avaient marqué, comme ce don Banaudi, un enseignant hors ligne, qui n’infligeait jamais de punition et était aimé et respecté de tous.

Au séminaire de Chieri, installé dans les locaux de l’ancienne résidence des Pères de l’Oratoire de saint Philippe Néri, on célébrait chaque année avec grande solennité la fête de saint François de Sales, au cours de laquelle le clerc Bosco entendait des panégyriques qui développaient dans son âme des sentiments d’admiration pour ce saint[9]. Une anecdote raconte qu’il y avait deux séminaristes qui s’appelaient Bosco. Pour se distinguer l’un de l’autre, et en jouant sur la signification du mot bosco qui veut dire bois, le premier choisit d’être « bois de néflier », bois dur et noueux, alors que Giovanni, qui avait pourtant un tempérament irascible et parfois volcanique, préféra être « bois de sales », c’est-à-dire bois de saule, bois doux et flexible.

Bien que nous n’ayons pas de témoignages décisifs sur ce sujet, on peut supposer que parmi les nombreuses lectures qu’il a faites durant les années de séminaire, il a pris connaissance de la vie et de quelques écrits de l’évêque de Genève.

Au séminaire, malheureusement, les contacts avec les supérieurs étaient rares et plutôt distants. Il les aimait pourtant, écrira-t-il plus tard, car ils étaient bons pour lui, mais son cœur n’était pas satisfait. Le recteur et les autres professeurs ne voyaient leurs élèves qu’à la rentrée et au départ des vacances. Personne n’allait leur parler hors le cas où il s’agissait de recevoir quelque semonce. Un de ces messieurs venait chaque semaine, à tour de rôle, les surveiller au réfectoire et en promenade, et c’était tout. La formation cléricale, en somme, le laissait sur sa faim. Au séminaire de Chieri il n’avait pas trouvé le modèle de prêtre éducateur dont il rêvait. Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que parmi ses résolutions d’ordination, il ait choisi celle de se laisser guider en toute chose par « la charité et la douceur de saint François de Sales ».

2.2. Un modèle pour l’action éducative

Après son ordination, les trois ans qu’il passa à Turin dans un institut de formation pastorale, dont l’un des protecteurs était saint François de Sales, furent des années précieuses pour sa future mission de prêtre éducateur. Un de ses professeurs, don Cafasso, qui fut son maître spirituel, vivait et transmettait à ses disciples les attitudes salésiennes de charité et de zèle, à tel point qu’on le considérait comme une copie vivante du saint de la douceur évangélique. C’est lui aussi qui incita don Bosco à faire le catéchisme aux enfants et à visiter avec lui les jeunes en prison. Voici le récit exemplaire des débuts de l’Oratoire avec l’accueil « salésien » d’un jeune en difficulté :

J’étais en train de revêtir les ornements sacrés pour célébrer la sainte messe. Le sacristain […], apercevant dans un coin un jeune garçon, l’invite à venir me servir la messe. – Je ne sais pas, répondit-il très mortifié. […] – Tête de mule, dit le sacristain hors de lui ; si tu ne sais pas servir la messe, qu’est-ce que tu fais à la sacristie ? Ce disant il attrape le manche du plumeau et vlan ! Il cogne sur les épaules et la tête du pauvre garçon. – Que faites-vous ? criai-je d’une voix forte. Pourquoi le battre de cette façon ? […] Appelez-le tout de suite ; c’est mon ami[10].

À la fin de sa formation pastorale, don Bosco rencontra une femme qui allait avoir un rôle qu’il considéra comme providentiel dans son orientation salésienne définitive. Juliette de Colbert, née en France au château de Maulévrier (Maine-et-Loire), éduquée selon les principes salésiens, devenue l’épouse du marquis piémontais Barolo, travaillait à Turin à la promotion des filles à risque. Elle projetait de fonder une congrégation de prêtres au service de ses nombreuses institutions charitables en la plaçant sous la protection de saint François de Sales. Dans ce but, elle avait réservé une aile de bâtiment pour les aumôniers en y exposant un portrait du saint. Don Bosco y fit son entrée en 1844, et quand il décida avec ses confrères de transformer deux pièces en oratoire, il trouva tout naturel de l’appeler « Oratoire Saint-François-de-Sales ». Après diverses aventures, cet Oratoire trouva un lieu stable dans le quartier du Valdocco, où don Bosco put costruire une église qu’il dédia à saint François de Sales.

À partir de là, toutes les initiatives de l’apôtre des jeunes (cours du soir, foyer d’accueil, ateliers professionnels, école secondaire, formation des collaborateurs) se réclameront de la protection du saint de la charité et de la douceur. Comme il l’écrira plus tard dans son projet de règlement : « Cet Oratoire est placé sous la protection de saint François de Sales pour indiquer que la base sur laquelle cette œuvre prend appui, chez celui qui commande comme chez celui qui obéit, doit être la charité et la douceur, qui sont les vertus caractéristiques de ce saint »[11].

2.3. Des forces « salésiennes » au service de la jeunesse

En 1854, don Bosco tente un premier essai en vue d’une association ‒ il n’était pas encore question de congrégation religieuse ‒ au service de l’Oratoire. À quelques jours de la fête du saint patron, il réunit quatre jeunes gens à qui il propose de faire un « un essai d’exercice pratique et de charité », et ce, « avec l’aide du Seigneur et de saint François de Sales » [12]. Ces premiers volontaires et ceux qui éventuellement suivront leur exemple prendront dorénavant le nom de « salésiens ».

En 1859, il décide cette fois de constituer une société ou congrégation. Les premiers volontaires adoptent le nom de « Société Saint-François-de-Sales ». On les appellera par la suite « salésiens de don Bosco ». Leur mission principale est de « promouvoir et de conserver l’esprit de vraie charité qui est exigé dans l’œuvre des oratoires en faveur de la jeunesse abandonnée et en danger ».

Le projet d’un institut féminin devait mûrir peu à peu. C’est à Mornese, gros village de la province d’Alessandria, qu’un groupe de jeunes filles acceptèrent l’invitation de don Bosco à devenir des religieuses vouées à l’éducation. Elles porteront le nom de Filles de Marie-Auxiliatrice, mais sont connues plus généralement comme Sœurs salésiennes. L’élection de leur première supérieure, Marie-Dominique Mazzarello, et des autres membres de son conseil, se fit le 29 janvier 1872, c’est-à-dire « le beau jour de saint François de Sales », qu’elles adoptèrent également comme patron et protecteur.

En 1875 les premiers missionnaires s’embarquent pour l’Amérique du Sud. On les appellera « missionnaires salésiens ». Il faut dire qu’un des traits qui avaient séduit don Bosco dans la figure de François de Sales était celui de l’apôtre et du missionnaire du Chablais qui convertit par la charité, la douceur et la patience.

L’année suivante, une sorte de tiers ordre de laïcs engagés dans la vie active voit le jour : ils prendront le nom de Coopérateurs salésiens. Leur objectif principal est l’exercice de la charité envers le prochain, spécialement envers la jeunesse en danger.

2.4. La formation à l’« esprit salésien »

Don Bosco ne se contentait pas de lancer des fondations sous le patronage de saint François de Sales ; à tous il voulait inculquer « l’esprit salésien », expression qui signifie douceur, charité, patience, calme, zèle, proximité, confiance, familiarité.

Voici quelques-unes des recommandations qu’il faisait à un jeune directeur en 1863 : « Que rien ne te trouble. Tâche de te faire aimer plutôt que de te faire craindre. Que la charité et la patience t’accompagnent toujours dans tes ordres et tes corrections. Veille à ce que rien de nécessaire ne manque aux professeurs. Parle-leur souvent, en privé ou en groupe. Vois s’ils ne sont pas surchargés d’occupations, […] s’ils éprouvent quelque souffrance physique ou morale, si, dans leur classe, ils n’ont pas des élèves qui auraient besoin de réprimande ou d’attention spéciale. Aie le souci de te faire connaître des élèves et de les connaître en passant avec eux tout le temps possible »[13].

Aux futures sœurs salésiennes il donnait des conseils similaires : « Faites effort sur vous-mêmes pour acquérir un bon caractère, patient et joyeux, de telle sorte que la vertu devienne aimable et que la vie en commun soit facilitée ». Et encore : « Tâchez de vous faire aimer par vos filles, plutôt que de vous faire craindre. Pratiquez une surveillance diligente, continuelle, mais aimable, ni pesante, ni méfiante »[14].

Aux confrères en partance pour l’Argentine en 1875 il recommande l’amour mutuel, la charité envers tous, et tous les moyens pour « gagner la bienveillance des hommes » et même se rendre « maîtres du cœur des hommes ».

En 1877, à l’occasion de l’inauguration du Patronage Saint-Pierre à Nice, il fut prié par les collaborateurs et les amis de l’œuvre de leur expliquer sa méthode éducative. De là naîtra un petit traité bilingue sur Le système préventif dans l’éducation de la jeunesse. Partant de la distinction entre système répressif et système préventif, don Bosco montre pourquoi il faut préférer ce dernier, entièrement basé sur la raison, la religion et l’amorevolezza (affection). C’est ainsi, comme l’écrit P. Braido, que le système préventif de don Bosco finit par se confondre avec l’esprit salésien[15].

Le 9 mai 1879, don Bosco raconta qu’il avait vu en songe un jardin magnifique dans lequel lui apparut un homme qui avait la physionomie de saint François de Sales. Celui-ci lui offrit un petit livre dans lequel don Bosco put lire une série de conseils à l’intention des salésiens. Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il. Et le personnage, qui le regardait d’un œil serein, de lui répondre : « Mon nom est connu de tous les gens de bien ». Il lui annonça entre autres que les salésiens auraient de nombreux disciples s’ils traitaient leurs élèves avec la plus grande charité.

En Argentine, où l’esprit de certaines écoles « salésiennes » n’était pas celui du système préventif, il fallait réagir. Don Bosco écrivait à un confrère un peu bouillant : « Que notre système soit le système préventif. Jamais de punitions tarifées, jamais de paroles humiliantes, pas de reproches sévères devant autrui. Que dans les classes, on entende des mots de douceur, de charité et de patience. Jamais de propos mordants, jamais de gifles, fortes ou légères. Que l’on recoure aux punitions négatives, et toujours en sorte que ceux qui sont concernés deviennent nos amis plus encore qu’ils ne l’étaient jusque-là et qu’ils ne nous quittent jamais avilis par nous ». Il ajoutait en forme de conclusion : « La douceur dans le langage, le comportement et les observations obtient tout et gagne tout le monde »[16].

2.5. La presse « salésienne »

Un autre aspect, souvent ignoré, de la salésianité de don Bosco est l’importance qu’il attachait à l’écrit, à la presse, à la communication et à la diffusion du bien, de la vérité et de la bonne humeur. Lui-même est l’auteur de dizaines de livres et d’opuscules. Quand il lance en 1853 la collection des Lectures catholiques, il avait certainement devant les yeux son grand modèle, l’auteur des Controverses, dont il cite plusieurs pages dans un de ses fascicules.

Dans plusieurs de ses écrits il fait revivre tel ou tel aspect de la vie et de la personnalité du saint patron. Dans son Histoire de l’Église, don Bosco présente François de Sales avant tout comme le missionnaire du Chablais, qui conquiert « avec les seules armes de la douceur et de la charité », qui apaise le tumulte « avec la patience », et quand il parle de son épiscopat, c’est pour souligner qu’il a exercé les « emplois les plus bas » de son ministère, allusion probable au catéchisme que l’évêque de Genève faisait aux enfants.

Dans son livre sur saint Vincent de Paul, don Bosco a tenu à rappeler l’estime que ce saint de la charité avait pour l’évêque de Genève, en particulier pour sa douceur conquérante. Dans plusieurs de ses autres écrits il recommande la lecture de l’Introduction à la vie dévote et cite des maximes tirées de ses œuvres.

Malgré son titre, le Bulletin Salésien, lancé en 1877, n’est pas une revue à la gloire de saint François de Sales, mais l’organe de l’œuvre salésienne de don Bosco. Il a un double objectif : il informe sur l’œuvre et les activités des salésiens et il forme à la spiritualité et à la pédagogie salésiennes. La figure du saint patron apparaissait sur la couverture, mais aussi à l’intérieur des pages où il est présenté comme apôtre, catéchiste, journaliste, éducateur des jeunes et des enfants, et modèle pour la famille salésienne.

2.6. La dévotion envers le saint patron

La dévotion de don Bosco et de ses fils spirituels s’exprimaient de multiples manières. Sa fête était célébrée chaque année avec solennité à la fin janvier, et précédée d’une conférence qui réunissait à Valdocco les principaux représentants de la congrégation. C’est à cette occasion que se faisait la distribution des prix aux élèves de l’Oratoire.

Après l’approbation définitive de la Société Saint-François-de-Sales, suivie de la première expédition missionnaire et de la fondation des Coopérateurs salésiens, don Bosco sentit le besoin de faire quelque chose de plus pour le saint Titulaire. En 1876 il lance un appel à ses principaux collaborateurs, les exhortant à faire connaître la vie de saint François de Sales et ses écrits, mais en les adaptant aux jeunes et à la situation contemporaine. Il les invite publiquement à composer deux types de biographies : une de petit format pour le peuple et les jeunes, et une autre en deux volumes pour les personnes instruites. En outre il voulait qu’on fasse publier sans attendre l’Introduction à la vie dévote, mais en l’adaptant à la jeunesse et aux maisons de formation. Était prévue également une édition complète des œuvres de saint François de Sales[17].

En plusieurs occasions don Bosco a témoigné de son attachement à saint François de Sales. En 1880, il offre un autel pour l’église de la Visitation d’Annecy. Lors de son voyage triomphal à Paris en 1883, il se rend devant la statue de Notre-Dame de Bonne Délivrance, pour rappeler une crise de François durant sa jeunesse et la protection obtenue de la Vierge ; à cette occasion il écrivit en français dans le registre : « Abbé Jean Bosco, su­périeur de la Pieuse Société salésienne, recommande à St. François de Sales toutes les œuvres dont S. François est le Patron »[18]. En 1884, quand il s’est agi d’adopter une devise pour la congrégation, le choix s’arrêta sur une invocation attribuée à saint François : « Donne-moi les âmes, prends tout le reste ». Enfin n’oublions pas que don Bosco est mort le 31 janvier 1888, au lendemain de la dernière fête du saint patron sur cette terre.

Comme on peut le voir, don Bosco a fait un parcours salésien qui s’est enrichi peu à peu au gré de l’inspiration et des circonstances.

3. Quelques traits caractéristiques de l’esprit salésien chez don Bosco

Nous n’allons pas répéter ici ce que les auteurs cités au début ont dit des rapports entre l’éducateur turinois et l’évêque savoyard. Nous voulons simplement souligner quelques points de convergence entre les deux, surtout au plan pédagogique.

3.1. L’humanisme

De toute évidence, l’humanisme de François de Sales et de don Bosco n’était pas l’humanisme païen, même si tous deux ont été éduqués dans l’amour des lettres antiques et classiques, ni l’humanisme naturaliste de beaucoup de Renaissants, qui se contentaient de glorifier la grandeur et la beauté de la nature humaine. Parler à leur propos d’humanisme intégral, c’est envisager un humanisme ouvert, pour ainsi dire, vers le bas et vers le haut, vers le corps et l’affectivité, vers Dieu et la transcendance. De toute évidence, leur humanisme est chrétien, et dévot.

L’humanisme s’intéresse à tous les secteurs de la vie de l’homme. Don Bosco, qui était prêtre, ne s’est pas contenté de rencontrer les jeunes pendant l’heure de catéchisme ; il s’est intéressé à toute leur vie, à tous leurs besoins temporels et spirituels, sans oublier le jeu et la fête. On peut dire de lui, comme G. Avanzini l’écrivait à propos de François de Sales, qu’il voulait « développer le jeune dans l’intégralité de sa vocation et de la richesse de son être. Son humanisme, entendu dans une acception large et dynamique, le contraint, en quelque manière, à chercher l’épanouissement et l’essor de toutes les virtualités de la personne et à en trouver l’accomplissement dans l’adhésion au dessein de Dieu sur l’homme »[19].

Prendre en compte toutes les dimensions de la personne humaine était, de fait, le but de l’Oratoire. Comme l’exprime fort bien un texte normatif actuel des salésiens de don Bosco, la promotion integrale du jeune passe par l’accueil comme dans une maison, la formation pour la vie comme dans une école, l’évangélisation comme dans une église et le temps libre comme sur une cour de récréation où l’on vit l’amitié et la joie.

3.2. Le choix de l’éducation

Pour se rendre utile à l’homme et à la société, pour leur assurer un progrès vrai et durable, deux voies s’ouvrent devant tout « homme de bien ». La première consiste à tenter d’améliorer les structures politiques, économiques et sociales en vue du bien commun et de l’intérêt général. C’était l’idéal du père de saint François de Sales qui rêvait pour son fils d’une carrière d’avocat, voire de sénateur et de président du sénat au service de son pays. Une autre voie est de se consacrer à l’éducation et à la formation des personnes. Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, François a suivi la première voie pour complaire à son père, mais il sentait fortement l’appel à une mission « pastorale » et éducative. Sa vie a été consacrée à la formation de son troupeau, non seulement pris dans son ensemble, à travers la parole publique et les écrits, mais aussi à l’accompagnement individuel, notamment au moyen des lettres de direction. Il n’a pas négligé l’éducation des enfants et de la jeunesse.

Envoyé en mission dans le Chablais, il avait pris vivement conscience de l’insuffisance de la « conquête des corps » par le duc de Savoie : il manquait la conquête des âmes. Une des invocations qu’il adressait à Dieu, au dire de son disciple et ami Jean-Pierre Camus, était précisément : « Donne-moi les âmes, prends le reste ». Cette expression biblique, tirée du livre de la Genèse, signifiait au plan littéral que les personnes sont plus importantes que les biens matériels, que l’être prime l’avoir[20].

Il est significatif que Jean Bosco ait fait de cette expression sa devise personnelle et celle de la société salésienne fondée par lui. Comme François de Sales, il a hérité de cette grande passion pour l’homme, mais plus particulièrement pour l’enfant, l’adolescent et le jeune. C’est pourquoi il n’a cessé de rappeler l’importance de l’éducation. Il est difficile, disait-il, de transformer un fruit gâté en un bon fruit mûr, mais on peut semer les graines qu’il porte en lui, et qui donneront en leur temps un bon fruit mûr et sain.

Trop de gens oublient l’importance de l’éducation et se contentent de gémir sur les maux de la société. C’est pourquoi il disait aussi : « Voulez-vous faire une bonne action ? Eduquez la jeunesse. Voulez-vous faire une action sainte ? Eduquez la jeunesse. Voulez-vous faire une action très sainte ? Eduquez la jeunesse. Voulez-vous faire une action divine ? Eduquez la jeunesse. Je dirais même mieux : c’est la plus divine de toutes les actions divines »[21]. Parlant des œuvres éducatives, il affirmait qu’elles méritaient d’être soutenues non seulement par les catholiques, mais par tous les hommes qui ont à cœur le bien de l’enfance et de la jeunesse. Les « humanitaires » devaient s’y intéresser autant que les chrétiens. C’est la meilleure façon de préparer un avenir meilleur pour la société[22].

3.3. La centralité du « cœur »

Les humanistes ont peu parlé du cœur, concept biblique et humain au sens le plus large. Le cœur, siège de l’amour, mais aussi de la pensée et de la volonté libre et raisonnable, représente l’intériorité de l’homme. Une phrase de l’Introduction à la vie dévote, bien frappée à la manière d’une sentence, résume bien une des pensées principales de François de Sales: « Qui a gagné le cœur de l’homme, a gagné tout l’homme ».

L’éducation et la formation telles que les envisagent François de Sales et don Bosco apparaissent comme une tentative en vue d’une action en profondeur, non en vue d’un dressage qui ne s’intéresse qu’à la correction extérieure. C’est à partir de ce centre qu’est le cœur de l’homme que l’on peut espérer « gagner tout l’homme », dans la totalité des relations qui le caractérisent : avec lui-même, avec les autres au plan social et interpersonnel, et au plan spirituel avec Dieu. Leur pédagogie humaniste est une pédagogie qui part du cœur humain, et qui du cœur part à la conquête de l’être dans la totalité de ses manifestations extérieures.

L’éducation est une affaire de cœur. Cette affirmation attribuée à don Bosco par un de ses premiers disciples reflète bien sa pensée. Pour éduquer il faut « conquérir » le cœur de l’enfant et de l’adolescent. Don Bosco possédait cette faculté assez exceptionnelle non seulement de se rendre maître des cœurs, comme il disait, mais aussi, au dire de témoins, de lire dans le cœur des jeunes, c’est-à-dire dans leurs pensées et dans leurs désirs. Une fois que l’amitié est établie, tout devient possible : « Celui qui est aimé, disait-il, obtient tout, spécialement des jeunes »[23]. Pour atteindre son but, don Bosco avait recours à toute sorte d’expédients et de trouvailles (les petites « industries ») pour arriver au cœur de ses élèves. Sans citer expressément la phrase de François de Sales, il était bien d’avis que seul le cœur parle au cœur, la langue ne parle qu’aux oreilles.

3.4. La qualité de la relation

D’après son ami Camus, François de Sales disait qu’on prend plus de mouches avec une cuillerée de miel qu’avec un baril de vinaigre. La relation selon lui est faite d’un certain nombre de qualités qui s’appellent : douceur, patience, cordialité, condescendance, simplicité, « bonnes manières », affabilité, voire eutrapélie. Avec ses filles de la Visitation il insistait en outre sur un point important, leur disant qu’il faut montrer même extérieurement que nous aimons notre prochain et que nous nous plaisons en sa compagnie.

Tous ces aspects se retrouvent chez don Bosco, qui parle d’amorevolezza, de climat de famille et de confiance. Il ne suffit pas d’aimer les jeunes, mais il faut qu’ils se sachent aimés. C’est pourquoi il faut aimer ce qui leur plaît, s’adapter à leurs goûts de jeunes, pour qu’ils apprennent ainsi à aimer ce qui naturellement ne leur plaît guère, comme la discipline ou l’étude : « Qu’on donne ample liberté de sauter, courir et crier à cœur joie, disait-il. La gymnastique, la musique, la déclamation, le théâtre, les excursions favorisent puissamment la discipline et la bonne santé physique et morale ».

Dans sa fameuse lettre de Rome du 10 mai 1884, il a voulu inculquer à tous, éducateurs et élèves du Valdocco, l’esprit de famille. Sans familiarité, écrit-il, l’affection ne se prouve pas, et sans cette preuve il ne peut y avoir de confiance. Le professeur que l’on ne voit qu’au bureau est professeur et rien de plus ; mais s’il partage la recréation des jeunes, il devient comme un frère. « Pourquoi remplacer progressivement la méthode qui consiste à prévenir les désordres avec vigilance et amour, par celle, moins onéreuse et plus expéditive à qui commande, qui consiste à promulguer des lois »[24]?

L’éducateur salésien, dit un texte normatif actuel, est ouvert et cordial, prêt à faire le premier pas et à accueillir avec bonté, respect et patience. Son affection est celle d’un père, d’un frère et d’un ami, capable de créer la réciprocité dans l’amitié[25].

3.4. La prééminence de la volonté

Francis Desramaut a rappelé justement le rôle essentiel de la volonté chez les deux saints. François de Sales et Jean Bosco ne sont pas des « intellectualistes ». L’auteur du Traité de l’amour de Dieu exalte la volonté, faculté affective qui se met en mouvement quand l’intellect lui propose un bien qui l’attire. Comme l’avaient fait saint Augustin et certains philosophes tels que Duns Scot, sans doute aussi sous l’influence de ses maîtres jésuites, François de Sales donna la première place à la volonté. C’est la volonté qui doit gouverner toutes les « puissances » de l’âme. Elle est la vraie ressource de la personne humaine, c’est par elle et autour d’elle que se rassemblent en un tout harmonieux tous les éléments physiques et psychiques qui la composent.

Sur l’importance de la volonté, nous trouvons la même insistance chez don Bosco. Dans sa biographie française du jeune Louis Colle de Toulon, on lit cette tirade contre certains éducateurs irréfléchis : « Un développement précoce de l’intelligence est l’heureux privilège de tous les enfants dont les grandes personnes ne dédaignent pas de s’occuper, en se mettant à leur niveau pour les former à l’exercice des fonctions de notre nature spirituelle. Mais trop souvent la prudence manque à ces éducateurs. Ils ignorent la nature et la dépendance mutuelle de nos facultés, ou les perdent trop aisément de vue. Tous leurs efforts tendent à développer la faculté de connaître et celle de sentir que, par une erreur déplorable, mais malheureusement trop commune, ils prennent pour la faculté d’aimer. Par contre, ils négligent complètement la faculté maîtresse, l’unique source du véritable et pur amour, dont la sensibilité n’est qu’une trompeuse image, la volonté »[26].

Mais la volonté, qui a aussi un rôle actif, doit se mettre au service de la « vertu ». Pour nos deux auteurs la pratique des vertus revêt une grande importance, avant tout parce qu’elle forme des personnes responsables et équilibrées. La vertu discipline les parties inférieures de l’âme, c’est-à-dire les passions, les émotions, les affections, pour les soumettre aux facultés supérieures que sont l’intelligence et la volonté. La production des vertus se fait par la répétition d’actes moralement bons, non sans un combat intérieur et une discipline exigeante.

L’originalité de François de Sales réside dans le choix des vertus en fonction de deux critères : leur importance intrinsèque et leur adaptation à la condition existentielle de chacun. C’est dans cette ligne de pensée que se situe don Bosco, dans un contexte différent et dans un style plus populaire. Il attache la plus grande importance à la pratique des devoirs quotidiens. Il incite à l’effort persévérant. D’autre part, vouloir, c’est choisir. Quand l’homme est un enfant, il est encore entièrement dépendant et incapable de choisir, mais bientôt les choix s’imposent. D’ordinaire, les choix sont difficiles parce qu’ils supposent que l’on renonce à un bien pour un autre, mais c’est là l’enjeu de la vertu.

3.5. La recherche du bonheur

Est heureux celui qui se met sur le chemin du sens de la vie, qui apprend d’où il vient et où il va. Le croyant est un optimiste, en dépit de tout ce qui peut l’affliger. Le vrai saint selon François de Sales est « de bonne humeur », et un saint triste est un triste saint. Nombreuses sont les invitations à la joie qui parsèment ses lettres et ses écrits. Pourquoi toujours chercher ce qui ne va pas ? C’est un fait que lorsque l’esprit de contradiction devient systématique, rien ne va plus. La réalité nous afflige ? Le monde va mal ? Faut-il imiter les Israélites « qui ne purent chanter à Babylone parce qu’ils pensaient à leur pays » ? Moi, dit François de Sales, « je voudrais que nous chantassions partout !»

Dans sa lettre de Rome du 10 mai 1884, don Bosco écrivait à ses jeunes de l’oratoire de Turin : « De près ou de loin, je pense toujours à vous. Mon seul et unique désir, c’est de vous voir heureux dans le temps et dans l’éternité »[27].

La question du bonheur est la question fondamentale que se pose tout être humain, surtout l’être jeune qui s’apprête à prendre la route de la vie. Pour don Bosco comme pour saint François de Sales, le bonheur absolu et le sens absolu de la vie n’est qu’en Dieu, le bonheur est Dieu lui-même. Un de ses premiers livres est un manuel destiné à la jeunesse où il veut leur enseigner une méthode qui puisse les rendre joyeux en leur montrant où sont les divertissements et les plaisirs véritables[28]. Il est remarquable que don Bosco n’écarte ni les plaisirs, ni les divertissements, ni l’allégresse. Le bonheur comporte en effet plusieurs degrés. Au premier niveau, il y a le plaisir des sens, la sensation agréable provoquée par la vue de la beauté ou l’écoute d’une musique qui plaît aux oreilles. Puis il y a la joie, la gaieté, l’allégresse, qui proviennent d’un sentiment plus profond et surtout de la rencontre des personnes et de l’amitié. Enfin il y a le bonheur, la félicité, la béatitude, le paradis. Don Bosco écrivait comme transporté d’amour pour la jeunesse : « Ô mes chers fils, vous êtes tous créés pour le paradis »[29].

On voit bien que la question du bonheur pour don Bosco est étroitement liée à la question de Dieu, du « salut de l’âme », expression biblique souvent citée, de la vocation et de la sainteté. Mais la sainteté est bonheur véritable. « Sache qu’ici, disait son meilleur disciple Dominique Savio à un de ses camarades, nous faisons consister la sainteté à vivre très joyeux »[30].

Pour le dire en termes actuels, la vocation de chacun, ce n’est pas tant de réussir dans la vie, mais de réussir sa vie. Réussir dans la vie, c’est réussir sous le regard des autres ; réussir sa vie, c’est réussir sous le regard de Dieu. « Tous, sans exception, écrit Jean-Marie Petitclerc, sont appelés à réussir leur vie, à répondre à leur vocation propre »[31].

Don Bosco, un vrai salésien ?

À la question posée au début : « En quoi don Bosco est-il salésien », les auteurs cités ont donné des réponses variées, mais tous affirment globalement la salésianité de don Bosco. Le parcours salésien de l’éducateur piémontais confirme leurs assertions. Quant à nous, il nous a semblé que l’on pouvait regrouper brièvement les réponses à l’interrogation initiale autour de cinq notions : l’humanisme, le cœur, la relation, la volonté et le bonheur.

Comme on a pu le voir, nombreuses sont les affinités entre les deux grands saints et nous n’avons même pas exclu certaines formes de dépendance par rapport à l’évêque de Genève. Les auteurs qui en ont parlé récemment se sont intéressés davantage à la doctrine qu’à la vie, à la dépendance littéraire et doctrinale plus qu’à l’inspiration ; c’est la raison pour laquelle ils ont hésité à l’appeler disciple de François de Sales.

Don Bosco a été « inspiré » par saint François de Sales. Globalement, au sens de l’esprit, son inspiration est salésienne, tout en gardant son originalité. Il faut peut-être reprendre la distinction de Valentini en disant que l’éducateur turinois s’est approprié l’esprit salésien, mais que sa spiritualité lui est propre. En tout état de cause, il est évident que don Bosco a fait un choix salésien, non seulement au plan spirituel, mais aussi au plan pédagogique. Le système préventif n’est rien d’autre que l’esprit salésien en éducation.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Morand Wirth, « En quoi don Bosco est-il salésien ?», Educatio [En ligne], 5 | 2016. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
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* Salésien de Don Bosco, Université Pontificale Salésienne, Rome.

[1] G. Bosco, Memorie dell’Oratorio di S. Francesco di Sales dal 1815 al 1855, éd. A. Giraudo, Roma, LAS, 2011, p. 137. Voir l’édition française : Saint Jean Bosco, Souvenirs autobiographiques, éd. A. Barucq – F. Desramaut, Paris, Mediaspaul, 1995.

[2] G. B. Lemoyne, Memorie biografiche di don Giovanni Bosco, vol. II, S. Benigno Canavese, Scuola Tipografica Libraria Salesiana, 1901, p. 254.

[3] Voir les textes cités dans E. Valentini, La spiritualità di Don Bosco, in « Biblioteca del Salesianum » 18, Torino, SEI, 1952 ; « Mémoires et documents publiés par I’Académie salésienne », vol. 69, Annecy, p. 29‑42 ; « Biblioteca del Salesianum » 53 ; « Rivista di pedagogia e scienze religiose » 5 (1967/1) 437.

[4] Voir F. Desramaut, Don Bosco et la vie spirituelle, Paris, Beauchesne, 1967 (surtout p. 43 et 267).

[5] Une deuxième édition presque identique est parue en 1986 : A. Pedrini, San Francesco di Sales e don Bosco, Roma, Tip. S.G.S. ‑ Istituto Pio XI, 1986.

[6] Saint Jean Bosco, Écrits spirituels. Textes présentés par Joseph Aubry, Paris, Nouvelle Cité, 1979, p. 32 ; Les saints de la famille, Rome, Maison générale salésienne, 1996.

[7] Voir P. Stella, San Francesco di Sales e don Bosco […]. Dissertation de licence, Torino, P.A.S. ; Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, vol. II, Roma, LAS, 1981 ; Don Bosco e S. Francesco di Sales : incontro fortuito o identità spirituale ?, in J. Picca ‑ J. Strus (éd.), San Francesco di Sales e i Salesiani di don Bosco, Roma, LAS, 1986, p. 139‑159.

[8] G. Bosco, Memorie dell’Oratorio di S. Francesco di Sales, p. 62.

[9] Voir l’ouvrage fondamental de F. Desramaut, Don Bosco en son temps (1815-1888), Turin, SEI, 1996, p. 95.

[10] G. Bosco, Memorie dell’Oratorio di S. Francesco di Sales, p. 127-128.

[11] G. B. Lemoyne, Memorie biografiche di don Giovanni Bosco, vol. III, S. Benigno Canavese, Scuola Tipografica Libraria Salesiana, 1903, p. 91.

[12] Voir M. Wirth, Don Bosco et la Famille salésienne. Histoire et nouveaux défis, Paris, Éditions Don Bosco, 2000, p. 125. On trouvera dans ce livre les informations essentielles sur les diverses fondations de don Bosco.

[13] F. Desramaut (éd.), Saint Jean Bosco. Textes pédagogiques, Namur, Éditions du Soleil Levant, 1958, p. 171-181.

[14] G. Capetti, Cronistoria dell’Istituto Figlie di Maria Ausiliatrice, t. I, Rome, Institut des Filles de Marie-Auxiliatrice, 1977, p. 225.

[15] P. Braido, Prevenire, non reprimere. Il sistema educativo di don Bosco, Roma, LAS, p. 10.

[16] Cité par F. Desramaut, Don Bosco en son temps, p. 1286-1287.

[17] E. Ceria, Memorie biografiche del Beato Giovanni Bosco, vol. XI, Torino, SEI, 1930, p. 437-438.

[18] Voir E. Ceria, Memorie biografiche di San Giovanni Bosco, vol. XVI, Torino, SEI, 1935, p. 185‑186. Voir aussi l’article sur la « Vierge Noire de Paris, Notre‑Dame de Bonne Délivrance », dans « Don Bosco Aujourd’hui ‑ Bulletin salésien », septembre-octobre 1992, p. 30.

[19] Voir la Préface de Guy Avanzini au livre de M. Wirth, François de Sales et l’éducation. Formation humaine et humanisme integral, Paris, Éditions Don Bosco, 2005, p. 13.

[20] Sur l’origine et les interprétations de cette devise, voir M. Wirth, Da mihi animas, caetera tolle. Notes sur les interprétations exégétiques et l’utilisation spirituelle d’un verset biblique (Gn 14,21), « Salesianum » 72 (2010) 105-130.

[21] E. Ceria, Memorie biografiche del Beato Giovanni Bosco, vol. XIII, Torino, SEI, 1932, p. 629.

[22] Voir E. Ceria, Memorie biografiche di San Giovanni Bosco, vol. XVI, p. 67.

[23] E. Ceria, Memorie biografiche di San Giovanni Bosco, vol. XVII, Torino, SEI, 1936, p. 111.

[24] F. Desramaut (éd.), Saint Jean Bosco. Textes pédagogiques, p. 160-164.

[25] Voir dans le même sens J. Ayers, The «Salesianity» That Wins All Hearts, dans le « Journal of Salesian Studies » (Institute of Salesian Studies, Berkeley, California), vol. III, n° 2 (Fall 1992). On y lit à la page 20 : « In practice, winning hearts by kindliness is the core of Salesianity, whether we read this in the life and work of Francis of Sales or in Don Bosco’s ministry among the poor children of Italy ».

[26] J. Bosco, Biographie du jeune Louis Fleury Colle, Turin, 1882, p. 23‑24. Le livre, paru sous son nom, a été composé en français par C. de Barruel sur ses indications.

[27] Texte cité dans P. Braido (éd.), Don Bosco educatore. Scritti e testimonianze, Roma, LAS, 2005, 372.

[28] Cité dans Saint Jean Bosco, Écrits spirituels, p. 117-118.

[29] Ibid., p. 120.

[30] Voir Saint Jean Bosco, Saint Dominique Savio (1842-1857). Introduction, traduction et notes de Francis Desramaut, Paris, Apostolat des Éditions/ Éditions Paulines, 1978, 126.

[31] J.-M. Petitclerc, La pédagogie de don Bosco en 12 mots-clés, Paris, Éditions Don Bosco, 2012, 181.