Le Père Henri Didon (1840-1900) et une certaine conception de l’élitisme

Jean-Jacques Bruxelle*

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Dans la plupart des cas le mode de gouvernance d’un pays et son organisation sociale se présentent comme un millefeuille dont la partie supérieure constitue l’élite qui le gouverne et lui assure une certaine stabilité. Or, la question centrale de la formation des élites se pose pour influer sur le projet politique et la vision du monde à construire dont nous rêvons. Dans le dernier quart du 19ème siècle, la France est sous le régime d’une République, la IIIème. Elle cherche à stabiliser ses fondations par la mise en place d’institutions propres à l’asseoir. L’idéal républicain sur fond d’esprit de revanche, après la défaite de 1870, fixe une ambition pour la France. C’est ainsi que :

  • L’école primaire devient gratuite, laïque et l’instruction obligatoire ;
  • La diffusion de la langue française est primordiale pour l’unité du pays ;
  • La religion est considérée comme ne devant plus présider au destin du pays[1];
  • L’encouragement des progrès scientifiques et technologiques est au service du développement économique et industriel

Pour autant , c’est une période de grande instabilité institutionnelle[2], et c’est dans ce contexte politique, éducatif, économique et nationaliste qu’Henri Didon, Père dominicain, directeur du complexe scolaire Albert le Grand, à Arcueil, entre 1890 et 1900, guidé par un Idéal, inscrit son œuvre d’éducation et son projet de renouvellement de la France, par la formation de la jeunesse.

Cependant, la recherche personnelle de l’excellence et la formation des élites ne sont pas contradictoire. L’existence du Père Didon en est un exemple et il est difficile de différencier son œuvre de sa trajectoire de vie, car tout chez lui est en tension vers la recherche de la perfection comme le retrace brièvement sa biographie.

Le Père Henri Didon.

Né le 17 mars 1840 au Touvet(38), il faut retenir de son enfance la solide éducation religieuse, la transmission paternelle d’une ardeur républicaine, ses prédispositions pour l’étude, son caractère obstiné, ainsi que son tempérament de meneur puisque, déjà tout petit, il voulait être capitaine des pompiers[3]. A neuf ans, pour poursuivre son éducation, il entre au Petit Séminaire du Rondeau, fondé en 1812, à Grenoble. C’est dans ce lit de verdure, au pied des contreforts du Vercors, qu’Henri Didon fera sa rentrée le 1er octobre 1848.

Il y restera jusqu’à l’âge de seize ans. Durant ces années, il suivra une scolarité exemplaire, puisqu’il sera premier dans toutes les matières, notamment en français, discipline dans laquelle il se fera remarquer par la qualité de ses narrations et discours. Mais, également, il brillera dans les activités sportives, ce qui révèlera un élève combatif ; d’ailleurs, Henri Didon, plus tard dans sa correspondance avec la nièce de Faubert, fera référence à ces années d’études :

«C’est là que j’ai passé sept ans de ma vie, de ma 9ème à ma 16ème, ma belle et tendre adolescence… j’aimais cet endroit au bord du Drac, ce torrent terrible, au pied des montagnes de Villard de Lans et en face des grandes Alpes neigeuses[4]».

Sa scolarité au Rondeau orientera certainement sa pensée éducative, notamment en ce qui concerne l’importance des exercices physiques dans le programme d’éducation. En effet, le Petit Séminaire, à partir de 1832 va organiser tous les quatre ans des Jeux Olympiques[5]. A l’origine de cette innovation, nous trouvons des élèves de philosophie qui, passionnés de lecture, découvrent des auteurs qui décrivaient les pérégrinations d’un personnage scythe, Archanasis, en Grèce, au 4ème siècle. Celui-ci cherchait les effets du sport dans l’éducation des Grecs, afin de comprendre leurs succès. Or, une des particularités du Petit Séminaire était de publier le programme annuel et ses objectifs pédagogiques. Cependant, l’année 1832, est bissextile et il manquait dans la programmation une journée. C’est grâce à cet oubli qu’allaient naître, sur la proposition des élèves, les Jeux Olympiques du Rondeau. Aussi, ceux-ci n’allaient-ils pas être conçus seulement pour délasser les élèves, puisque ces fêtes seront pérennisées par l’élaboration d’une « loi olympique » intégrée au fonctionnement du Petit Séminaire, tant du point de vue de la vie scolaire que de la vie collective, afin de développer le sens des responsabilités, la prise d’initiative et l’autonomie. Les jeux, se déroulant les années bissextiles, allaient rythmer la vie et les projets pédagogiques du Petit Séminaire, puisque la période les séparant, les Olympiades, sera l’occasion de favoriser une préparation, par l’entraînement, ponctuée par la mise en place de tournois préolympiques.

C’est donc dans ce contexte éducatif qu’Henri Didon passera sept années. Outre ses brillants résultats scolaires, il se distinguera aussi sur le plan sportif, puisqu’il figurera comme un athlète brillant, en devenant triple champion des J.O. du Rondeau.

Ainsi dès son plus jeune âge, il est dominé par la volonté d’être le premier. D’ailleurs quelques années plus tard, à la tête du complexe d’Arcueil, il exhortera ses élèves en leur disant :

« L’ambition que je vous demande et que je voudrais inculquer au plus profond de votre volonté, c’est de tirer de vous tout ce que vous pouvez donner, d’atteindre sans arrêt tout le développement possible. Ainsi, dans l’ordre moral, vous serez les premiers. Vous ne serez peut être pas le premier, parce qu’il y en a de mieux doués que vous, mais on est le premier devant Dieu et devant les hommes, quand on a tiré de soi tout ce qu’on pouvait en tirer » [6]

Néanmoins, ce qui allait compléter la formation d’Henri Didon, c’est son orientation spirituelle. En effet, à la mort de son père, en 1854, il choisit d’entrer chez les dominicains. Il rejoint ainsi le noviciat de Flavigny, en Bourgogne, puis Chalais en 1857 et Toulouse pour des raisons de santé. Il y croisera parfois Lacordaire (1802-1861), dont la destinée le guidera. Lorsque son maître à penser meurt, Henri est au couvent de St Maximin, où il étudie Thomas d’Aquin. Il s’y distingue par son talent oratoire, c’est ainsi qu’il est désigné comme professeur suppléant de philosophie. Les qualités dont il fait preuve le conduisent à Rome pour parfaire sa formation théorique. En 1863, il est reçu docteur en théologie. Sa personnalité et la qualité de ses prêches vont en faire un prédicateur de renom. Il suscitera une grande admiration. Ainsi que cela soit sur le plan intellectuel, physique ou spirituel, il est happé par l’excellence et la recherche de la perfection.

Ainsi, dans un premier temps, il est nommé Prieur du couvent Saint Jacques à Paris. Mais, ses dons d’orateur, bien qu’ils satisfassent son auditoire le conduisent à exposer trop clairement sa position de catholique libéral. Deux sujets de discorde l’opposaient à la hiérarchie catholique. En premier lieu, il jugeait trop passive et éloignée des problèmes de son temps la position de l’Eglise ; il pensait et cela resta, durant toute sa vie, la source de son apostolat, à la possible harmonie entre foi, démocratie et sciences. Mais encore, lors de ses conférences de l’Avent de 1879, sa prédication sur l’indissolubilité du mariage et son positionnement par rapport au divorce lui valut les foudres du Maître de l’Ordre. C’est ainsi que Didon sera, en 1880, condamné par celui-ci à l’exil en Corse.

Pendant l’année et demie que dura celui-ci, il trouva en lui, une volonté, une force interne à laquelle la foi participait, et qui lui permirent de transformer cette exclusion de la vie humaine en ressourcement et en perfectibilité. Ce pas de côté lui permit de faire école et de se consacrer à l’étude qui devint une ascèse. Aussi, organisait-il de manière assez rituelle ses journées autour de la prière, de l’effort physique qui le poussait à gravir les pics qui entouraient le couvent ; mais, plus encore, il se consacrait au travail. Il considérait que rien ne devait lui être étranger.

Cependant, durant son exil, la situation politique française était telle que des lois allaient interdire les Ordres religieux non autorisés. Les Frères Prêcheurs furent, dans la période 1880-1881, chassés de leurs couvents et ils se dispersèrent. Le calvaire de Didon prit fin en octobre 1881, lorsqu’il fut autorisé à rentrer sur le continent sans pouvoir reprendre ses prédications. Il y vit l’opportunité d’effectuer ses périples en Allemagne et en Terre Saint, pour compléter le travail de lecture et d’écriture entrepris pendant son exil.

Après cette période, il regagne la France pour demander, cette fois-ci de manière délibérée, à s’isoler, pour achever l’écriture de son œuvre Jésus-Christ[7], ce qu’il fit au couvent de Flavigny. C’est durant cette période, plus précisément en 1889, que les pères dominicains le demandèrent pour le priorat du collège Albert Le Grand, tant ils étaient convaincus que seul Didon pouvait le diriger efficacement. Sa pensée et sa vision du monde moderne demeuraient, pour ce dominicain libéral, les mêmes qu’avant son exil, en postulant que la foi, l’esprit et les sciences sont compatibles et qu’il faut que tous travaillent à l’harmonie de ce triptyque, le seul, qui selon lui, donne sens à la vie et à l’éducation de la jeunesse. Ainsi, le libéralisme affiché d’Henri Didon devenait un atout supplémentaire pour sa nomination de responsable d’un établissement scolaire.

En 1890, il prit donc la destinée du collège d’Arcueil et, petit à petit, son apostolat, c’est-à-dire la prédication. Aussi, en accédant à cette nouvelle charge s’engage-t-il dans une nouvelle voie, qui lui permettra d’exprimer à travers l’éducation sa vision programmatique de la formation des élites au service de son pays. Par ailleurs, il estimait également que les sports devaient jouer le rôle de catalyseur dans l’œuvre éducative qu’il poursuit. Il s’efforce ainsi, notamment avec Pierre de Coubertin, de favoriser les rencontres sportives entre établissements publics et catholiques. C’est dans le cadre de ces compétitions sans enjeu qu’il donnera une nouvelle devise à son établissement scolaire qui résume toute sa vision de la formation des élites : « Altius, Citius, Fortius », plus haut, plus vite, plus fort. Pierre de Coubertin la fera adopter par le C.I.O. en 1924.

Bien que décédé durant son Priorat, en 1900, avec cette devise qui conjugue le niveau de spiritualité avec le travail du corps et qui incarne cette aspiration à la maîtrise comme à l’élévation de l’énergie, il laisse un message de plus en plus actuel, au sens de sa conception globale de la société et de sa vision ample de l’histoire qui le conduisent à privilégier le progrès, la liberté, la démocratie et la foi pour les constituer en socle de la civilisation.

La formation d’une élite pour le service d’un Idéal.

Or, la formation des élites semble pour lui n’avoir de sens que si elle est orientée vers un idéal. Qu’en est-il de celui-ci chez Henri Didon ? Voici ce qu’il en dit à la remise des prix de l’Ecole Albert le Grand , à Arcueil, le 20 juillet 1893 : « L’idéal est quelque chose de supérieur, de transcendant à l’individu ; il le domine et l’enveloppe comme le ciel enveloppe et domine la terre ;[…] ; c’est une lumière divine qui élargit les idées, un ressort, un stimulant qui donne à la volonté et à l’activité une force infinie. » [8], puis, il précise : « l’Idéal, c’est la science réconciliée avec la foi, l’esprit religieux avec l’esprit scientifique ;[…] ; c’est la fin du conflit entre les deux lumières : celle qui vient du ciel et celle qui sort de la terre, celle qui tombe des profondeurs, des hauteurs de Dieu et celle qui jaillit de la raison de l’homme. »[9] Mais rêver d’un idéal c’est aussi : « Voir enfin l’esprit de liberté, de justice et de bonté, se rattacher à sa source, à sa source unique, afin qu’il ne soit pas frappé de stérilité, comme les êtres séparés de leur principe. L’Evangile ne contient pas seulement ces préceptes divins et notamment celui de la charité ; l’Evangile, la parole vivante du Christ, en gravant dans la conscience humaine les trois mots du règne futur, nous a donné un esprit sans lequel il n’y aura jamais ni liberté, ni justice, ni bonté ; sans lui, ces mots sublimes seront sur les lèvres, mais non dans le cœur, non dans les lois, non dans les faits. »[10] . Et, pour cela : « Il faut que la démocratie se rattache à l’Evangile pour être une bienfaisante marée. »[11]. « Elle ne sera pas étouffée ni anéantie. Dirigez-la, Messieurs, rattachez-la à l’Evangile. ». […], Connaissez-vous quelque puissance capable de gouverner la conscience de l’individu en dehors de l’Evangile ? […], aussi lorsque l’Evangile gouvernera l’individu, nous verrons se lever l’âge d’or de la démocratie »[12]

Ainsi, l’Idéal pour lequel il faut former une élite dépasse l’homme, son essence est divine. La démocratie ne peut s’émanciper de l’Evangile qui devient sa condition d’existence. Mais encore pour compléter sa vision d’une société Idéale il faut ajouter le sentiment patriotique pour constituer le socle sur lequel sera formée l’élite : « la patrie n’est pas seulement le sol qui nous a vu naître ; elle est encore le sang qui coule de nos veines, il existe une secrète harmonie voulue de Dieu et qu’il n’est pas donné à l’homme de rompre à son gré. »[13]. Mais encore, il le complète, « trois éléments de la patrie : le sol, le sang et le génie. Il en reste un quatrième, messieurs, plus grand et plus noble que les autres, c’est le Dieu du pays. Il n’y a pas de peuple sans Dieu, comme il n’y a pas de société sans religion, ni de race sans culte. »[14]. C’est ainsi qu’il s’oppose au pouvoir politique en place qui pour lui favorise,

« la crise sociale éternisée dans notre monde moderne, avec ses haines de classe, ses menaces de révolutions sanglantes. Le socialisme, Messieurs, est la maladie aigüe et chronique tout à la fois des nations qui suppriment Dieu. Elle ne disparaîtra qu’avec la religion de l’Evangile, sous l’ombre bienfaisante de la Croix. »[15]

C’est ainsi que, pendant son priorat (1890-1900), à la tête du complexe d’Arcueil, il n’aura de cesse de rappeler lors des ses discours, prononcés à la distribution des prix des Ecoles Albert le Grand et Laplace, son ambition éducative au service de la patrie, comme, en 1898,

« En formant des croyants, nous formons des patriotes ; en armant la raison de nos disciples de convictions robustes, en préparant des hommes d’actions, à l’esprit juste, capables de toute initiative et prêts à toute endurance, ennemis de toute bassesse et de tout mensonge, en leur enseignant au nom de Dieu et de la religion à n’obéir jamais qu’à la conscience à mettre le dévouement et le sacrifice au-dessus de tout, en faisant des caractères, nous sommes sûrs que nous donnerons au pays des âmes martiales, des chefs éprouvés, des serviteurs prompts à tout appel de la patrie. »[16].

Ainsi, nous voyons bien alors combien la formation des élites chez Didon est attachée à une dimension supérieure qu’est la patrie incarnée, par une France éminemment Chrétienne, démocratique et transcendée par l’Evangile. Cependant, après avoir défini une vision d’un monde Idéal promut par l’élite, il faut que son éducation soit dirigée par une ambition.

Pas d’élite sans visée éducative. Une maxime : « Altius, Citius, Fortius »

Ces hommes qui doivent présider à l’avenir de la société ont besoin d’être éduquer, c’est pourquoi il affirme que :

« Le problème de l’éducation est un problème éternel qui varie et se rajeunit avec les siècles. Il est résolu provisoirement, jamais définitivement. La force évolutive et progressive nous stimule et nous pousse à soulever et à mener l’humanité, vers un idéal meilleur et plus grand que les aïeux n’ont pas connu. Notre ambition insatiable est de les dépasser, d’augmenter la gloire et l’honneur des générations éteintes et de nous hausser vers l’avenir. L’œuvre de l’éducation, aujourd’hui comme hier, n’a vraiment qu’un objet : former, développer, perfectionner l’homme dans toutes ses facultés. Or, l’homme est très varié, très complexe. Il a des facultés physiques et musculaires, morales et intellectuelles, artistiques et religieuses. Par conséquent, quand on traite d’éducation, il s’agit de résoudre le problème de la formation de l’être humain, au point de vue physique et musculaire, artistique et intellectuel, moral et religieux. »[17].

Aussi, considère-t-il que l’homme est au sein de la nature, mais encore, par sa dimension spirituelle et son aspiration à tendre vers l’infini, il appartient au cosmos. Cette conception du monde s’oppose à celle développée depuis le siècle des lumières, qui l’organise suivant un mode disjonctif opposant corps et esprit, raison et émotion, savoir et expérience de vie[18].

Or, pour Henri Didon l’homme est biologique, culturel et religieux à la fois. Nous pouvons donc à ce triptyque, analogiquement, lui associer celui de la devise, « plus vite, plus haut, plus fort ». En effet, le sport, le domaine du corps, peut de référer à « Fortius » ; les études scientifiques et littéraires, le domaine de l’esprit, à « Citius », et le domaine de l’âme enfin à « Altius ». Ainsi, pour tendre vers une harmonie qui résulte du développement continu de ses facultés intellectuelles, physiques et spirituelles, la recherche inlassable de la perfection élève petit à petit l’homme à l’image de son créateur. L’être entier est engagé tout au long de sa vie dans cette démarche. C’est une conception possible de l’éducation à rapprocher de celle préconisée par Jacques Maritain[19]. Aussi, pourrions-nous dire que la destinée de l’homme envisagée suivant les trois dimensions définies par Didon est à considérer comme un art de vivre. Cette ascèse, est sans aucun doute le projet d’une éducation spirituelle que nous retrouvons dans l’ensemble de son œuvre. Mais, plus encore, faut-il considérer l’enveloppe charnelle de l’homme comme la colonne vertébrale d’un corps spirituel qui englobe sa tridimensionnalité, esprit, âme et corps, qui cherche à tendre vers Dieu, et, dont les limites visibles rendent témoignages de cette tension.

Aussi, faut-il ne pas envisager, la devise Citius, Altius, Fortius, comme la simple recherche d’un record personnel, d’une victoire sur l’adversaire ou d’une performance maximale, mais plutôt comme le désir d’une transformation de l’homme par le corps et le cœur, ce qui le conduit à la subordination du progrès personnel et affectif au registre du spirituel[20]. Toute la vie et l’œuvre éducative d’Henri Didon s’en trouvent imprégnées. Ainsi, lorsqu’il écrit à Madame Caroline Commanville, le 8 novembre 1876, il s’agit de cela, « pour vous, travaillez et priez, occupez-vous artistiquement et scientifiquement […]. Entre les âmes qui se meuvent sous ces aspirations supérieures, il se forme peu à peu des liens intimes […] que l’éternité consacre.[21] ».

Ainsi, ce projet éducatif ne peut s’accomplir que si l’éducation a pour « a pour objet essentiel d’aider l’enfant à devenir homme, elle doit embrasser dans son œuvre tous les éléments constitutifs de l’homme. [22]». Sa matrice se décomposent en trois « la première, physique et organique, nous est commune avec la bête, elle atteint la nature et les êtres visibles qui la composent ; la seconde psychologique, et spirituelle, nous est propre, elle embrasse le monde humain tel que nous le portons en nous et tel, qu’il s’étend autour de nous dans la vaste humanité ; la troisième, d’ordre divin, nous met en contact avec Dieu même. »[23].

Avec cette devise « Altius, Citius, Fortius », nous sommes en présence d’un projet éducatif au service du développement de l’homme dans toutes ses dimensions. Mais, au service de cet apostolat, il faut une structure qui lui donne chair.

Un complexe scolaire au service de la formation des élites

C’est le complexe d’Arcueil composé des établissements :

  • Albert le Grand et Laplace sur l’ancienne propriété du château Laplace, à Arcueil ; ces deux écoles avaient pour mission principale de préparer les élèves aux écoles supérieures de commerce et d’agriculture, de la magistrature, de médecine et de la banque.
  • L’externat Saint Dominique et l’école préparatoire Lacordaire, à Paris, tout près du Trocadéro, entre la rue des Sablons et la rue Saint-Didier[24]. L’ambition de l’école, qui porte le nom de celui qui a restauré l’Ordre de saint Dominique en France, était de préparer les élèves aux concours d’entrée à Polytechnique, Saint-Cyr ou encore Navale.

Ainsi, l’ambition affichée en formant des élites était de former des hommes afin qu’ils occupent des postes à responsabilité dans tous les secteurs et couches sociales de la société pour qu’advienne une France renouvelée, c’est pourquoi qu’il affirme :

« Nous formons ici, Monseigneur, des ouvriers de la société moderne, ingénieurs, chefs militaires, docteurs en médecine, avocats, industriels, commerçants, notaires, avoués ; mais nous formons surtout des chrétiens intelligents et convaincus. Voilà notre génie. Nous voulons donner à la France non seulement des agents intelligents qui assureront sa prospérité, mais des chrétiens qui soutiendront la cause de la vertu, de la religion, c’est-à-dire de la paix sociale et des grandeurs de la patrie. »[25].

« Oui, messieurs, nous, vos maîtres, nous travaillons tous à faire de vous des chrétiens utiles à ce pays, des patriotes courageux, prêts à se compromettre pour le bien de la patrie et armés de toutes les vertus militaires et civiques. Les unes et les autres sont indispensables : celles-ci pour régler dans la justice les affaires du dedans ; celles-là pour défendre la patrie par la force, sauvegarder son indépendance, et maintenir sa gloire intacte et sans nuage. »[26].

Il n’hésite pas d’ailleurs à prioriser les carrières :

  • « La première est le sacerdoce. Il occupe le rang suprême dans les carrières humaines. Il ne vient pas des hommes, il vient de Dieu. »[27] .
  • « A côté du sacerdoce, je place deux carrières très honorées : le professorat, et le doctorat en médecine. Je réunis ces deux fonctions, parce qu’elles me semblent l’une et l’autre tenir du sacerdoce. »
  • « A ces vocations et à ces carrières j’ajouterai la magistrature et le barreau. La magistrature est la gardienne des lois, et doit s’efforcer de les appliquer avec une indépendance absolue, en toute justice et en toute équité »
  • « Messieurs, vous ne me pardonneriez pas d’oublier les. carrières de la littérature et de l’art.[…], Songez donc, Messieurs que grâce à la presse et à sa puissance de diffusion, l’évènement tragique, lamentable, à jamais honni, qui a frappé de stupeur le monde entier et mis tout un pays en deuil a fait, en moins de vingt-quatre-heures, le tour de la terre, et jugez par-là de la force de la presse, mesurez l’incroyable ascendant de ces hommes qui peuvent se dire : En écrivant j’ébranle, je fais l’opinion… »
  • Les ingénieurs préparés par l’Ecole polytechnique. « On y cultive les mathématiques supérieures et la science, afin de dominer la matière et de la transformer.»
  • Au même rang que les ingénieurs, les militaires formés à St-Cyr. « Ils sont la force armée pour la défense du sol, pour la garde de la frontière et de nos foyers. »
  • L’agriculture scientifique, la haute industrie, le grand commerce et la banque. « Dans notre état de civilisation, la vertu et l’honneur, la science, la force, l’esthétique ne suffisent pas à un peuple, il lui faut encore la richesse matérielle. »
  • La carrière administrative. « J’appelle ainsi, Messieurs, toutes les professions qui constituent l’administration publique d’un grand pays comme le France. Toutes les professions qui relèvent des différents ministères, de l’intérieur, des affaires étrangères, des Travaux publics, du Commerce, des Finances, des colonies. C’est une véritable armée, l’armée des fonctionnaires supérieurs dont l’ensemble forme l’organisme gouvernemental. »

Pendant dix ans, le complexe d’Arcueil aura ainsi formé des hommes susceptibles d’influer sur la société. Et, comme se plaît à la souligner notre dominicain dans un discours de remise des prix le 22 juillet 1897:

« Les écoles Albert le Grand, Laplace et Lacordaire livrent aujourd’hui à la vie publique, en moyenne, quarante lauréats par an. Que font-ils ? Sur ces quarante lauréats, -et ce chiffre n’est pas le dernier mot-un tiers va aux écoles militaires par Polytechnique, Saint-Cyr et Navale, un douzième se dirige vers les carrières libérales : Ecole de médecine, Ecole de droit, diplomatie ; et le reste, près de deux tiers, abordent les carrières pratiques, par l’Ecole supérieure de commerce, l’Ecole centrale, l’Institut agronomique, L’Ecole qui prépare à la banque. Et, sur ces quarante élèves laissez-moi ajouter, Mesdames et Messieurs,-c’est à votre honneur-il n’est pas un élève sorti d’Albert le Grand, de Laplace ou de Lacordaire qui ne fasse rien. »[28] Et, il ajoute :« je n’ai qu’un rêve, c’est de voir ces jeunes gens devenus des hommes se signaler dans la vie publique par la vigueur de leurs convictions, par une action indépendante et honnête, par l’éclat des services rendus à la France, à L’Eglise, et donner ainsi à leur père, à leur mère, à leurs éducateurs, la fière joie d’entendre dire d’eux : Ils étaient des Ecoles Lacordaire, Laplace, Albert le Grand. »[29].

Petite conclusion.

Ce que nous montrent la pensée et les actions du Père Didon, c’est que la formation des élites est constitutive d’un Idéal. C’est lui qui doit présider à l’organisation du système scolaire et de la société pour que chaque personne formée puisse trouver sa place et être au service de cette Utopie qui n’est pas là, mais qui est présente car elle guide nos actions.

BIBLIOGRAPHIE.

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Pour citer cet article
Référence électronique : Jean-Jacques Bruxelle, « Le Père Henri Didon (1840-1900) et une certaine conception de l’élitisme », Educatio [En ligne], 5 | 2016. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

* Chef d’établissement, master de recherche en sciences de l’éducation

[1] CANABIS(A), Introduction à l’histoire économique et sociale de la France aux 19ème et 20ème siècles, Privat, 1977

[2] NICOLET(C), La république à la conquête d’une légitimité, chapitre V, in L’idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1982, pp. 159-186

[3] HOFFMANNE(S) La carrière du Père Henri Didon, 1840-1900, Thèse d’Etat, Paris, La Sorbonne, 1985.

[4] DIDON (R.P.H.), Lettres à Madame Caroline Commanville, 1874-1883, Paris, Plon, 1930.

[5] ARVIN-BEROD(A), et Didon créa la devise des Jeux Olympiques, Grenoble, Sciriolius, 2003

[6] DIDON(H), L’Education présente, in, Les énergies Humaines, Paris, Plon, 1898, p.275-276

[7] DIDON(H), Jésus Christ, Paris, Plon, 1890.

[8] DIDON(H), l’Education présente, in, La jeunesse contemporaine, Paris, Plon, 1898, p91.

[9] Ibid., p 94.

[10] Ibid., p 95.

[11] Ibid., p 97.

[12] Ibid., p 98.

[13] Ibid., p 9.

[14] Ibid., p11

[15] DIDON(H), L’Union des catholiques de l’église de France, Paris, Plon, 1892, pp, 24-25.

[16] DIDON(H), L’Esprit militaire dans une nation, Paris, J. Mersch, 1898, pp 27-28.

[17] DIDON(H), L’Education présente, in, La culture de la volonté, Paris, Plon, 1898, p2-3

[18] BRUXELLE(J.J), Une pédagogie chrétienne éclairée par la pensée éducative d’Henri DIDON (1840-1900) mémoire MR2, université AIX Marseille, 2007

[19] MARITAIN(J), Pour une philosophie de l’éducation, Paris, Fayard, 1959

[20] AVANZINI(G), Pédagogie Chrétienne, Pédagogues Chrétiens, actes du colloque d’Angers, Paris, Don Bosco, 1995

[21] DIDON (R.P.P.), Lettres à Madame Caroline Commanville, 1874-1883, p 23, Paris, Plon, 1930.

[22] DIDON(H), Le sentiment dans l’éducation p4, Paris, J. Mersch, 1899

[23] Ibid. p 6

[24] REYNAUD(S), Le Père Didon, sa vie son œuvre, Paris, Perrin, 1903, p 324

[25] DIDON(H). L’Education présente, in, Le choix de la carrière, Paris, Plon, 1898, p. 130

[26] Ibid., p 126-127.

[27] Ibid., p. 131 à 142

[28] DIDON(H), L’Education présente, in l’Education présente, Paris, Plon, 1898, p344.

[29] DIDON(H), l’Education présente, in L’homme d’action Paris, Plon, 1898, p 190.