L’école catholique, un projet éducatif permettant à chacun « de s’épanouir dans sa personnalité et de s’insérer dans la communauté humaine comme un membre utile »

Claude Berruer*

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Résumé : Le système éducatif français, depuis son organisation à partir du XIXème siècle, vit une forte tension entre l’instruction de tous et la formation des élites, tant dans les établissements publics que dans les établissements catholiques. La réflexion impose de s’interroger sur les représentations de l’élitisme. L’école catholique, pour sa part, se veut ouverte à tous. Mais la mixité sociale et scolaire n’est pertinente que si elle engage une réflexion approfondie sur la conception de la culture, les stratégies d’apprentissage et la nature de la relation éducative et pédagogique.

Mots clés : Elitisme, Egalité des chances, Ascension sociale, Tradition éducative de l’Eglise, Relation éducative

Le rapport de la société française à l’élitisme est ambigu. L’élite fascine, tout autant qu’elle irrite. Il est vrai qu’une République qui inscrit « égalité » au cœur de sa devise est assurément mal à l’aise avec ce qui paraît fondé sur une forme de discrimination, distinguant le meilleur du moins bon, le sommet de la pyramide sociale de sa base…L’élitisme apparaît ainsi comme un facteur d’inégalité. La question de l’élitisme ressurgit régulièrement à propos des mutations du système scolaire, pensé dans les démocraties modernes, comme devant assurer « l’égalité des chances », selon l’expression consacrée. La récente réforme du collège a donné lieu aux polémiques dont la France a le secret. Citons, au hasard Libération qui titre « Le projet de Najat Vallaud-Belkacem fait ressortir le clivage gauche-droite sur la conception de l’éducation : faut-il privilégier l’égalité ou l’élitisme ? »[1]. Le Monde lance un appel, « Halte à l’élitisme conservateur » : « En réalité, l’élitisme des adversaires de la réforme ne sert qu’en apparence la cause de l’allemand et du latin. Car, quoiqu’ils s’en défendent, il consiste surtout à mettre le conservatisme culturel au service de l’utilitarisme le plus plat. Ils se font ainsi les alliés ou les idiots utiles d’un esprit de compétition qui n’est guère animé par l’amour des grandes œuvres de l’Antiquité ou le goût de l’amitié franco-allemande, mais le plus souvent par le simple désir d’entre soi des élites. » [2]Le Nouvel Observateur offre une tribute au président de la FCPE, Paul Raoult, sous le titre « La réforme du collège critiquée : le déclinisme au service de l’élitisme et des inégalités. »[3]. Dans une interview donné au Figaro, François Bayrou dénonce : « sous couvert de lutter contre l’élitisme pédagogique, on consacre en réalité l’élitisme social, la constitution d’une élite par la naissance ou l’argent. Pour moi, c’est à pleurer. Je suis pour que tout le monde puisse accéder à cette exigence élitiste, qu’elle ne soit plus réservée à quelques-uns. »[4].

Quelques éléments d’histoire sont utiles pour situer cette forte tension du système éducatif. Le débat, voire la polémique, s’origine, pour une bonne part dans les représentations de l’élitisme. Et l’école catholique, touchée elle-aussi par ces tensions, dispose dans son patrimoine de ressources bien utiles pour penser les évolutions nécessaires pour aujourd’hui et demain.

Ecole, élitisme et formation de tous. Eléments d’histoire

Aux origines

Sous l’Ancien régime, l’appartenance à l’élite est conférée par le suzerain ou le monarque, en raison de hauts faits, généralement militaires, puis se transmet par le sang. Cette distinction doit néanmoins s’entretenir et la naissance ne dispense pas de faire montre de mérites. Les moralistes comme La Rochefoucauld ou Saint Simon le rappellent régulièrement. Ainsi l’élite aristocratique est-elle éduquée pour tenir son rang, que les enfants soient confiés à des précepteurs ou aux premiers collèges. Simultanément, la préoccupation d’une école populaire se fait jour, non pour envisager, par l’instruction, une ascension sociale, mais pour arracher le peuple aux conséquences dramatiques de l’ignorance, entraînant, dit-on, à l’oisiveté et à de nombreux vices. Il s’agit alors de travailler au salut des âmes, marquées par le péché originel. Le Concile de Trente appelle ainsi les paroisses à ouvrir des écoles populaires. Cet effort de l’Eglise, bien inégal selon les territoires, est encouragé par le pouvoir royal. Le roi se fait en effet le protecteur des petites écoles. Deux déclarations, du 13 mai 1698 et du 14 mai 1724, soulignent, dans les mêmes termes, deux cents ans avant Jules Ferry, la volonté d’une instruction pour tous : « voulons que l’on établisse, autant qu’il sera possible, des maîtres et des maîtresses dans toutes les paroisses où il n’y en a point pour instruire tous les enfants. ».

Cet effort, sans être systématique, va se déployer dans les paroisses, avec l’aide décisive des congrégations enseignantes qui se développent. Mais l’instruction peut-elle ne pas avoir d’incidences sur la société ? Les enfants du peuple, s’ils s’instruisent, ne peuvent-ils pas chercher à exploiter des talents que l’école leur aura permis de développer ? L’instruction de tous est-elle alors un bien pour la nation ? Le débat est vif, tout au fil du XVIIIème siècle. Diderot, conseillant Catherine II voit dans l’éducation de tous une chance pour la promotion du peuple, « la pépinière des mœurs, des connaissances, des talents et de la gloire »[5] des nations. Voltaire, pour sa part, voit dans l’instruction de tous, un risque pour la stabilité d’un pays, et notamment de son activité économique : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends, par peuple, la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir, comme moi, une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes. »[6]. Cette question se retrouve, plus de soixante-dix ans plus tard, de façon certes plus mesurée, sous la plume de Tocqueville : « Il est impossible quoi qu’on fasse d’élever les lumières du peuple au-dessus d’un certain niveau […]. Cette limite […] pour qu’elle n’existât point, il faudrait que le peuple n’eût point à s’occuper des soins matériels de la vie, c’est-à-dire qu’il ne fût plus le peuple. »[7] Condorcet, en 1791, pose clairement les termes du débat et s’engage, quant à lui, très clairement, pour une instruction de tous, afin de servir la Nation : « Il serait donc important d’avoir une forme d’instruction publique qui ne laissât échapper aucun talent sans être aperçu, et qui lui offrît alors tous les secours réservés jusqu’ici aux enfants des riches. On l’avait senti même dans les siècles d’ignorance. De là ces nombreuses fondations pour l’éducation des pauvres ; mais ces institutions, souillées par les préjugés des temps qui les ont vues naître, ne renferment aucune précaution pour ne les appliquer qu’aux individus dont l’instruction peut devenir un bienfait public ; elles n’étaient qu’une espèce de loterie, offrant à quelques êtres privilégiés l’avantage incertain de s’élever à une classe supérieure ; elles faisaient très peu pour le bonheur de ceux qu’elles favorisaient, et rien pour l’utilité commune. »[8]. L’instruction publique doit être ouverte à tous, mais ne peut pas considérer que sa réussite tient à la seule ascension de quelques-uns qui s’agrègeraient à l’élite existante. Cette préoccupation reste d’une grande modernité.

Le XIXème siècle et l’instruction obligatoire

Le système éducatif mis en place par Jules Ferry qui institutionnalise l’instruction obligatoire ne conduit pas néanmoins à une égalité sociale, puisqu’il fait cohabiter l’école élémentaire ouverte au grand nombre se terminant à treize ans, et un enseignement secondaire payant réservé à l’élite sociale. Certes les écoles primaires supérieures et les cours complémentaires offrent la possibilité à des enfants du peuple de poursuivre des études après des concours exigeants, mais cela ne touche, à aucun moment de l’histoire de la IIIème République, plus de 5% d’une tranche d’âge et n’ouvre qu’à une promotion sociale limitée à des emplois de cadres subalternes, d’employés, ou au statut d’instituteur. Ferdinand Buisson, dans les années 20, le souligne sans fard : « Gratuité, obligation, laïcité, il fallait commencer par là. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons plus feindre de ne pas voir que notre société, malgré son apparence démocratique, divise, dès leur naissance, les enfants de la nation en deux catégories qu’elle traite différemment. D’une part cinq millions d’enfants d’ouvriers, de paysans, de travailleurs manuels à qui elle offre l’instruction primaire élémentaire […] D’autre part trois cent mille enfants qui continueront de longues et belles études et acquerront ainsi la certitude d’être l’élite de la société de demain. »[9]

Les évolutions du XXème siècle

La question ressurgit dans les années 50, lorsque l’école doit s’adapter à de considérables mutations dans une société de plus en plus mobile. La création des CES, par la loi Fouchet[10], amène à réunir progressivement tous les collégiens dans une même structure – ce qui peut apparaître comme la volonté d’une réelle formation commune de tous- mais s’accompagne de la mise sur pied de filières et d’un système d’orientation qui trie les élèves : l’enseignement général long conduit aux études longues, pour former la future élite ; l’enseignement général court oriente vers les collèges d’enseignement techniques et les lycées techniques ; l’enseignement terminal débouche généralement sur la vie active. Il s’agit en fait d’assurer un recrutement élargi des élites en repérant tous les élèves de bon niveau, dans l’ensemble des catégories sociales réunies dans le même lieu d’enseignement. Ce modèle peut bien entendu sembler égalitaire dans la mesure où il « rétribue » chacun selon ses mérites. Il a, par ailleurs, assez bien fonctionné à l’époque des Trente Glorieuses, puisque le dynamisme économique permet la création de suffisamment d’emplois pour que ceux qui sont aptes à « l’ascension sociale » puissent occuper des postes plus valorisants.

La situation va se complexifier, lorsque l’économie, progressivement, n’est plus en mesure d’offrir le plein emploi. A cette époque, va apparaître le collège unique[11], présenté comme une étape décisive pour la démocratisation de l’école. Le Président Giscard d’Estaing évoque à nouveau l’égalité : « la mise en place d’un système unique de collèges pour tous les jeunes Français constituera un moyen puissant d’égaliser leur acquis culturel. Elle devra s’accompagner sur le plan des programmes de la définition d’un savoir commun, variable avec le temps et exprimant notre civilisation particulière ».[12]. Ce vœu conduira, 30 ans plus tard à la définition du socle commun, dans le cadre de la loi Fillon.[13]. Dans le même temps, l’objectif d’amener 80% d’une tranche d’âge au baccalauréat est inscrit dans la loi d’orientation de 1989 : « la Nation se fixe comme objectif de conduire d’ici dix ans l’ensemble d’une classe d’âge au minimum au niveau du certificat d’aptitude professionnelle ou du brevet d’études professionnelles et 80 % au niveau du baccalauréat. »[14]. Mais ces dispositifs, certes préoccupés d’égalité, vont marginaliser gravement les 20% qui n’accèdent pas au viatique qu’est le baccalauréat et, paradoxalement, le système éducatif français n’a jamais été autant inégalitaire. Malgré des réformes nombreuses, notamment avec la mise en place de l’éducation prioritaire, les écarts ne cessent de se creuser et les derniers résultats des enquêtes internationales[15] soulignent que la France est, à cet égard, le pays le plus inégalitaire de l’OCDE, ce que mentionne discrètement le site de l’Education Nationale : « les résultats le confirment : l’école française ne parvient pas à lutter suffisamment contre les déterminismes sociaux et les inégalités scolaires. ». De plus, dans un environnement de plus en plus difficile quant à l’insertion professionnelle, l’élite se ferme, veille à son pré carré et les parents aisés usent de tous les délits d’initiés possibles pour garantir à leurs enfants la voie d’un emploi sûr et valorisant. Ils s’efforcent le plus souvent d’éviter une trop forte mixité sociale pour leurs enfants et font le choix des écoles réputées élitistes. Les stratégies de reproduction sociale dénoncée dès les années 70[16] n’ont jamais été aussi fortes. L’accessibilité apparemment égale à tous les diplômes ne change rien à l’affaire, loin de là. « Nous avons longtemps cru que le diplôme bousculerait la reproduction « aristocratique » des positions sociales entre les générations, mais plus cette croyance a été forte, plus elle a accru l’emprise du diplôme, et plus ceux-ci sont devenus le vecteur essentiel de la reproduction sociale. Il est parfois moins utile d’hériter de la fortune de ses parents que de bénéficier de leurs capacités de réussir à l’école, et, souvent, les deux facteurs se conjuguent et se renforcent. » [17] Et, parallèlement, celles et ceux qui comptent sur l’école pour s’assurer une bonne insertion professionnelle et qui n’y parviennent pas, vivent de fortes frustrations, perdent confiance en l’institution scolaire, dans le progrès social et dans les promesses politiques. Dans la société stable de naguère, la sélection s’opérait avant l’école puisque les voies offertes étaient calquées sur les distinctions sociales. Aujourd’hui, le discours sur la mobilité et sur la libre accessibilité de toutes les formations à tous s’opposent à la réalité. Et l’orientation s’opère au sein de l’école, ce qui accentue la responsabilité – et l’insécurité de ses acteurs-, ce qui accroît les tensions entre l’école et la famille[18], ce qui accroît surtout le ressenti négatif des élèves qui ne réussissent pas à l’école, et de leurs parents. S’il y a bien formation de tous, l’impossibilité dans laquelle est la société de former une élite, tout en assurant à tous une reconnaissance sociale, alimente les fractures. Dans les rapports entre l’école et la société, les sociologues distinguent habituellement l’intégration et la cohésion[19]. La première caractérisation concerne les degrés d’inégalités scolaires et sociales ; la seconde s’attache aux valeurs partagées, aux représentations, et à tout ce qui touche à la solidarité, à la confiance en soi, en les autres et dans les institutions. Le système éducatif français, en dépit de la massification du système éducatif, désireux d’accueillir chacun, en dépit d’une attention à la démocratisation par la volonté de former chacun aux mêmes savoirs et aux mêmes apprentissages, peine autant dans le champ de l’intégration que de la cohésion sociale. L’école, loin d’éradiquer les inégalités sociales, les renforce. Et les dispositions récentes, quant à la mise en place d’un « enseignement moral et civique » et en vue de la promotion des valeurs de la république, soulignent combien la cohésion est ébranlée dans une société qui accepte mal la mixité sociale, religieuse, culturelle et ethnique.

Cela signifie-t-il que l’école qui reste assez performante pour la formation des élites, ne peut, simultanément, assurer la formation de tous ? Sans doute faut-il aussi s’interroger sur la représentation sociale de l’élite.

Les représentations de l’élitisme

La culture de l’élite

La tradition française, en dépit des mutations sociétales considérables, associe toujours l’élitisme à une culture assez abstraite, articulant essentiellement humanités classiques et sciences expérimentales, selon une répartition fixée au début du XXème siècle. Les programmes scolaires, par exemple, peinent à prendre en compte le champ des technologies, timidement apparues avec le collège unique, et le champ des sciences humaines. Surtout, la culture scolaire reste dans une quasi impossibilité de valoriser les activités manuelles et l’intelligence pratique qu’elles requièrent. C’est ainsi qu’en dépit de multiples réformes, la voie professionnelle apparaît encore bien souvent comme une voie de relégation. La réussite scolaire, et l’accès à l’élite sont donc indexés sur la capacité à maîtriser essentiellement la culture académique, et sur l’habileté à dominer le raisonnement hypothéticodéductif.

Elitisme et ascension sociale

Partant de cette représentation, le repérage de l’élite invite à identifier, dans toutes les catégories sociales, celles et ceux qui, pour accéder à l’élite, doivent alors quitter leur condition d’origine. Il fallut, au XIXème siècle, quitter le monde rural pour habiter la ville – où se concentre l’élite. Puis, il s’agit, en ville, de chercher à occuper des situations enviables, qui se concentrent aussi dans les beaux quartiers. Henri Wallon souligne ce mouvement dans une présentation du plan Langevin Wallon : « Si c’est un enfant du peuple qui est passé au lycée, et, par le lycée, a pu accéder à l’enseignement supérieur, il entre dans une société qui n’est plus celle de ses origines. Il bénéficie de ses aptitudes intellectuelles et de son zèle au travail, mais en se déclassant, je veux dire en se déclassant vers le haut. Il y a, par conséquent, une sorte d’écrémage progressif, continu des classes populaires, qui donnent leurs meilleurs sujets pour occuper les situations les plus élevées, les plus rémunératrices ou seulement les plus propres à rendre fiers ceux qui les occupent. »[20]. Cette vision est assez prémonitoire des fractures sociales de notre temps, d’autant plus – nous l’avons rappelé plus haut- que l’école est de moins en moins capable d’élever des enfants d’origine modeste vers l’élite sociale. Cette évolution a aussi des répercussions fortes dans l’aménagement du territoire, puisque pour « réussir », il faut rejoindre les grandes métropoles où se concentre l’élite, ce qui accentue la désertification de tant d’espaces ruraux ou de villes moyennes.

Ainsi le plan Langevin Wallon appelle une école qui ne sépare pas par un tri les élites des travailleurs, mais qui, au contraire dispense une culture qui rassemble : « La culture générale, représente ce qui rapproche et unit les hommes tandis que la profession représente trop souvent ce qui les sépare. Une culture générale solide doit donc servir de base à la spécialisation professionnelle et se poursuivre pendant l’apprentissage de telle sorte que la formation de l’homme ne soit pas limitée et entravée par celle du technicien. Dans un Etat démocratique, où tout travailleur est citoyen, il est indispensable que la spécialisation ne soit pas un obstacle à la compréhension de plus vastes problèmes et qu’une large et solide culture libère l’homme des étroites limitations du technicien. »[21]. Ce débat n’en finit pas de traverser le système éducatif. Doit-il privilégier l’insertion professionnelle, qui va entraîner la sélection des élites sociales, au service de l’économie ? Doit-il d’abord dispenser une culture générale qui rassemble ? Sans doute ne faut-il pas choisir, mais plutôt articuler.

Elitisme et responsabilités de proximité

Cette conception de l’élitisme qui se renforce va de pair avec l’affaiblissement de bon nombre de corps intermédiaires. Un syndicalisme fort avait contribué à l’émergence de cadres dans tous les milieux. On pourrait, simultanément, regarder l’émergence d’un solide encadrement local dans les milieux chrétiens, grâce à l’action catholique, haut lieu de la promotion du laïcat, face au pouvoir de l’élite des clercs. Une évolution consacrée par la constitution conciliaire sur l’Eglise, Lumen gentium, qui définit le « sacerdoce commun des fidèles » au service duquel se met le « sacerdoce ministériel ». « […] tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur condition et leur état de vie, sont appelés par Dieu, chacun dans sa route, à une sainteté dont la perfection est celle même du Père. »[22]. Si nous élargissons ce regard, en dehors de l’Eglise, ne peut-on pas penser qu’un sain élitisme ne consiste pas à obliger à quitter sa condition, mais bien au contraire, à mobiliser ses talents, pour servir le bien commun, là où l’on se trouve, « chacun sur sa route ». Tous les milieux ont été concernés par ce mouvement au XXème siècle, mais le milieu agricole en reste sans doute l’un des exemples les plus parlants. Bon nombre des cadres actuels du monde agricole dans les réalités du syndicalisme ou du monde coopératif sont issus de la JAC.

Or, notre société, depuis près de 70 ans a progressivement coupé ses élites de la société dans son ensemble. Un exemple assez flagrant est celui de l’ENA. Fondée en 1946, l’Ecole Nationale d’Administration se donnait pour objet de former une administration d’élite, composée de grands serviteurs de l’Etat, aptes à administrer l’Etat à partir des décisions prises par des hommes et femmes politiques de terrain, légitimés par les succès aux élections. Des difficultés ont néanmoins commencé à surgir lorsque bien des cadres politiques sortent eux-mêmes de l’ENA, avant d’aller – ou non- se confronter au terrain. Et cette nouvelle caste n’admet que difficilement les intrus. On se souvient de l’incroyable propos de Louis Mermaz, croyant défendre Pierre Bérégovoy, Premier Ministre, titulaire d’un seul CAP, et accusé, en 1993, d’avoir indûment profité d’un prêt consenti par le trouble Pascal Pellat : « un homme qui porte de pareilles chaussettes[23]ne peut être malhonnête. » …L’élite a donc ses codes qui garantissent l’appartenance et la protège d’une ouverture trop dangereuse. Nous sommes bien là, à nouveau, dans la reproduction. La confusion croissante entre le personnel politique et les hauts fonctionnaires chargés de les assister dans leurs mandats a assurément contribué à couper les politiques de toute base populaire et à discréditer le politique. C’est là, assurément, une formation et une mobilisation de l’élite qui nuisent gravement à la cohésion sociale.

Ainsi, pour revitaliser le tissu social de notre pays, serait-il bon de retrouver des voies de formation qui n’assimileraient plus l’ascension sociale à la nécessité de quitter son milieu pour rejoindre des cercles élitistes trop souvent fermés et coupés de la réalité, pour redonner vie à des prises de responsabilités multiples de proximité.

Et ceci interroge d’abord le projet de l’école. Les élèves y vivent-ils uniquement polarisés par la ligne de mire de leur sortie du système scolaire, pour une position sociale qu’ils espèrent enviable, ou vivent-ils déjà l’école comme un lieu de responsabilisation et d’engagement, où chacun est invité à mobiliser ses mérites personnels pour le service de cette communauté, de cette société qu’est l’école ? Cette question invite bien entendu à rouvrir la question de la mission de l’école, exclusivement tournée vers la transmission des savoirs, ou, au contraire, articulant instruction et éducation. Si l’enseignement public a pu considérer, un temps, que l’école avait exclusivement à instruire, l’école catholique s’est toujours employée à développer un projet éducatif. Comment celle-ci s’est-elle située dans les mutations du système éducatif, et comment sa « proposition éducative qualifiée »[24] se situe-t-elle au regard de la question « ambition pour tous et formation des élites ».

Ecole catholique, formation des élites et ambition pour tous

L’école catholique élitiste ?

L’opinion publique considère bien souvent que les établissements catholiques sont réservés à une élite[25]. Ce regard est justement fondé sur le fait que beaucoup d’institutions secondaires catholiques de centre-ville continuent de scolariser des élèves majoritairement issus de familles socialement favorisées. [26]Cette vision de l’école catholique contredit assez gravement son projet, rappelé par le Statut de l’Enseignement catholique, qui fait de « l’option préférentielle pour les pauvres » un de ses caractères essentiels.[27]. L’ouverture à tous est certes une obligation légale, dans le cadre de la loi Debré de 1959[28], mais les statuts de l’Enseignement catholique successifs rappellent qu’il s’agit d’abord d’un choix pastoral[29]. Il nous faut néanmoins discerner lucidement les attentes des parents qui s’adressent aux établissements, sans tous souhaiter – c’est un euphémisme !- l’ouverture à tous : ils sont, pour certains, en recherche d’établissements dont le recrutement est homogène, au plan social et au plan scolaire. On ne peut systématiser, certes, mais la demande peut être, pour le moins, ambiguë. Certains parents réfutent l’idée d’une ouverture à tous, mais font pression pour que l’établissement soit ouvert à leur enfant, notamment s’il présente des difficultés. Pour d’autres parents, l’inscription de leur enfant dans une école catholique leur apparaît comme une voie de promotion, d’ascension sociale. L’école catholique, parce qu’elle vit au cœur de la société, n’échappe pas aux contradictions, voire aux tentations de l’époque. Avant de revenir sur son projet, qu’en est-il exactement des chiffres ?

Les chiffres peuvent en effet accréditer la vision d’une école élitiste, puisque, si l’école publique accueille plus de 40% d’élèves issus de classes sociales défavorisées, l’école catholique n’en scolarise que moins de 30%. Cette réalité chiffrée masque bien entendu de fortes disparités entre les établissements et les territoires. Les chiffres obtenus par des études macroscopiques sont aussi largement le produit du fait que les établissements catholiques, installés pour la plupart avant le milieu du siècle dernier, sont peu présents dans les banlieues, les quartiers où vivent de nombreuses familles en situation précaire. En revanche, les mêmes études chiffrées soulignent que là où les écoles catholiques accueillent des élèves d’origine modeste et/ ou en situation scolaire difficile, elles réussissent plutôt mieux que les écoles publiques. Ceci explique notamment que, lors des classements des lycées réalisés par la DEPP[30], beaucoup d’établissements catholiques se situent en tête. En effet, les classements ne sont pas fondés sur les seuls résultats au bac, mais reposent sur un calcul de la « plus-value » entre le taux de réussite attendu au regard de la composition sociale des effectifs de l’établissement et les résultats réels.[31] L’enseignement catholique semble donc assez armé pour conduire à une plus grande égalité de réussite des élèves aux origines socioculturelles et aux parcours scolaires différents.

Ecole catholique et démocratisation du système éducatif

Mais, au-delà des chiffres, comment l’école catholique, dans son histoire et sa réalité, aborde-t-elle la question de l’accueil de tous et de la formation des élites ? Rappelons que l’histoire de l’enseignement catholique a, très tôt, articulé les deux préoccupations. De prestigieux collèges accueillaient les élites, quand des écoles paroissiales voulaient s’adresser à tous les enfants. Il s’agissait, d’abord, nous le rappelions plus haut, de les instruire pour qu’ils puissent recevoir des rudiments de catéchisme et ainsi sauver leurs âmes. Bientôt, néanmoins, notamment à partir de Charles Démia, puis de Jean Baptiste de La Salle, l’école populaire visait aussi à outiller les enfants démunis pour qu’ils puissent mieux traverser leur vie terrestre. On parlerait aujourd’hui de l’attention à l’insertion sociale et professionnelle de tous. Parallèlement, la formation des élites était confiée à des ordres religieux prestigieux, dont les membres sont prêtres. C’est bien entendu le cas des collèges jésuites. Ils s’interrogeront sur cette caractéristique au XXème siècle. Ils sont en effet interpellés par la démocratisation du système éducatif entrepris dans l’après-guerre et vont progressivement ouvrir leur recrutement. En 1967, par exemple, la commission des collèges des établissements jésuites souligne : « Il a semblé aux pères que certains milieux plus modestes, moins privilégiés culturellement, pouvaient à cet égard, être plus prometteurs, plus réceptifs, donc être plus dignes d’intérêts. Il leur a semblé qu’une attention plus particulière devait être également accordée au monde ouvrier sur lequel l’Église n’aura qu’une action pastorale médiocre tant que le dialogue avec lui ne sera pas préparé par une action éducative qui, seule, permettra de tenir compte des valeurs de ce milieu. Il a donc semblé aux pères consultés qu’il y aurait intérêt, sans abandonner de façon systématique nos collèges classiques, à nous associer plus à fond à l’effort de démocratisation de l’enseignement poursuivi par l’État en réalisant pour le 1er cycle, à titre d’expérience, et suivant les possibilités locales, d’authentiques collèges d’enseignement secondaire polyvalents. Cette expérience paraît plus facilement réalisable en externat et dans de grosses agglomérations. »[32]. Il est à noter que cette attention va progressivement réduire la place de l’internat qui était le modèle éducatif privilégié. L’intérêt éducatif de cette institution séculaire n’est pas à démontrer, mais il avait néanmoins l’inconvénient de faire vivre le moment décisif de la formation dans un entre soi. Et un autre document de la Compagnie souligne l’avantage de « voir les collèges jésuites s’ouvrir à des milieux sociaux plus variés, celui d’être davantage en liaison avec le monde des adultes dans lequel le jeune est appelé bientôt à travailler. »[33]. On voit ici poindre un argument pour la formation de tous dans des institutions scolaires communes qui sera régulièrement repris dans les analyses successives du système éducatif dans le champ de la mixité sociale et scolaire. Il s’agit bien de permettre à chacun de progresser dans les apprentissages, sans craindre le nivellement par le bas que dénoncent sans cesse ceux qui contestent l’unification du système scolaire. La cohabitation dans les mêmes lieux de formation prépare celles et ceux qui seront amenés à assurer des responsabilités sociales et économiques à se familiariser avec tous les milieux sociaux avec lesquels ils auront à travailler. La mixité des établissements accueille largement, tout en favorisant la formation des élites. Encore faut-il en prendre les moyens de cette ouverture, dans les trois champs que sont la conception de la culture, la construction des apprentissages et la relation éducative et pédagogique. En ces trois domaines, la tradition éducative de l’Eglise peut donner des repères utiles.

Ecole catholique et conception de la culture

Fonder la formation de tous sur l’acquisition d’une culture commune ne peut consister à introduire « de force » l’ensemble des élèves à la culture modalisée de l’élite. L’héritage culturel peut bien continuer à faire sens aujourd’hui, mais il faut, pour le partager, d’abord rejoindre et dialoguer. Ce fut le travail initial d’évangélisation, où Paul et ses compagnons n’imposèrent pas aux païens une initiation contrainte à la culture et aux usages juifs. « Il ne faut pas tracasser ceux des païens qui se convertissent à Dieu »[34]. C’est à partir de leur culture que les étrangers peuvent entendre le message du Christ. Et dans l’Eglise primitive, les premiers pères apostoliques s’efforcent de rendre compte de leur foi en mobilisant les concepts de la civilisation grecque. L’histoire de l’Eglise, dans son appel à l’universel, qui n’est pas uniformité, veut donner toute sa place aux singularités. Un récent document de la Congrégation catholique pour l’éducation le souligne à nouveau : « La culture est l’expression spécifique de l’être humain, sa façon particulière d’être et d’organiser sa présence dans le monde. Grâce aux ressources du patrimoine culturel dont il est doté dès sa naissance, il est en mesure de parvenir à un développement de soi serein et équilibré, dans une relation saine avec l’environnement dans lequel il vit et avec les autres. Le lien certes nécessaire et vital avec sa propre culture ne l’oblige pas à une fermeture autoréférentielle ; il est en effet pleinement compatible avec la rencontre et la connaissance des autres cultures. Les différences culturelles représentent, en vérité, une richesse et doivent être comprises comme expressions de l’unité fondamentale du genre humain. »[35]. Ce document, certes, évoque prioritairement la rencontre de cultures diverses dans une société pluraliste, réunissant, par de multiples brassages, origines ethniques et religieuse différentes. Mais on peut, je crois, par analogie, en mobiliser les intuitions pour toute forme de mixité. L’école ne peut favoriser la mixité et l’accueil de l’autre, sans donner place aux singularités culturelles de celles et ceux qu’elle accueille, pour, à partir de la bienveillance portée sur ces expressions diverses, de leur saine confrontation, construire du commun et fonder une cohésion qui ne sera pas oublieuse des origines de chacun. Une école pour tous ne peut pas ne pas questionner une transmission de la culture classique « autoréférentielle » pour reprendre le terme du texte de la Congrégation catholique de l’éducation. Dans ses diverses missions, l’école doit garder son ambition culturelle. Quelle que soit la forte préoccupation de l’insertion professionnelle, dans un environnement économique si difficile, quelle que soit l’attention portée à l’éducation citoyenne dans un environnement qui porte à l’individualisme, il faut donner toute sa place à la culture qui, pour une part décisive, fonde la dignité de la personne humaine. Le pape François le rappelle au parlement européen : « Au centre de cet ambitieux projet politique il y avait la confiance en l’homme, non pas tant comme citoyen, ni comme sujet économique, mais en l’homme comme personne dotée d’une dignité transcendante. »[36]. Ce qu’il présente comme le fondement du projet européen peut assurément être présenté comme la visée du système éducatif. Benoît XVI l’avait aussi rappelé au monde éducatif lors de son voyage en Grande Bretagne : « Comme vous le savez, le travail d’un professeur ne consiste pas seulement à transmettre des informations ou à enseigner des compétences pour procurer un profit économique à la société; l’éducation n’est pas et ne doit jamais être considérée selon une optique purement utilitaire. Il s’agit de former la personne humaine, en lui donnant le bagage nécessaire pour vivre pleinement sa vie – en bref -, il s’agit de transmettre la sagesse. »[37]. Cette sagesse doit permettre à tous de participer à la vie sociale, et de se prononcer sur les évolutions sociétales contemporaines, sans laisser un pouvoir exclusif aux décideurs, à la science et à ses applications technologiques.

Ecole catholique et construction des apprentissages

En ce qui concerne la construction des apprentissages, bien des traditions éducatives de l’Eglise insistent sur l’importance de l’activité créatrice des élèves. C’est notamment le sens de la répétition dans la pédagogie jésuite, terme sur lequel il ne faut pas faire de contre sens : « le mot répétition veut dire le contraire de… répétitif : il s’agit d’action ; tout vise à ce que les étudiants reprennent le sujet de manière créative, repartent de zéro… »[38]. Et cet exercice était complété par les « disputes » où un étudiant était chargé de discuter ce qu’un autre venait de présenter. Enfin la « concertatio » organisait des joutes argumentaires entre deux camps. Certes la démarche est, à l’époque, réservée à l’élite scolarisée par les collèges jésuites. Mais il y a là un trésor qui mérite d’être mobilisé pour une école ouverte à tous, de façon à ne pas faire de la culture un en-soi, détenu par une élite savante, qui la transmettrait à un groupe passif. Là-encore, quelle que soit la position sociale qui sera celle de nos élèves d’aujourd’hui, il s’agit de faire d’eux, quelle que soit la place qu’ils occupent dans la société, des acteurs responsables. Il y a là, me semble-t-il, des voies pertinentes, à adapter dans les contextes d’aujourd’hui, pour former au domaine 3 du nouveau socle commun, « la formation de la personne et du citoyen » : « [L’école] permet à l’élève d’acquérir la capacité à juger pour lui-même, en même temps que le sentiment d’appartenance à la société. Ce faisant, elle permet à l’élève de développer dans les situations concrètes de la vie scolaire son aptitude à vivre de manière autonome, à participer activement à l’amélioration de la vie commune et à préparer son engagement en tant que citoyen. » [39]. Se fait donc jour progressivement –rejoignant l’une des intuitions fondatrices de la tradition éducative de l’Eglise- que l’attention première dans une école ouverte à tous concerne moins les contenus à enseigner que la relation pédagogique à établir. Lors d’une controverse sur la mixité sociale à l’école, organisée dans le cadre de la Convention de l’Ecole catholique le 1er Juin 2013, Jean Marie Petitclerc affirme que le premier moyen d’aider à la lutte contre les inégalités est la créativité pédagogique. Le récent rapport établi par Jean Paul Delahaye, Grande pauvreté et réussite scolaire, le souligne aussi à sa manière : « Comme beaucoup d’équipes pédagogiques et éducatives le montrent par leur action, la coopération au service des apprentissages n’est nullement une utopie pédagogique. Il existe d’ores et déjà des écoles et des établissements qui ont engagé des projets pédagogiques fondés à la fois sur l’exigence et la bienveillance et qui font réussir les élèves en misant plus sur la coopération et la solidarité que sur la compétition. Ces actions font écho aux nombreuses études sur le sujet, synthétisées dans une note d’analyse du Centre d’analyse stratégique235 (aujourd’hui France stratégie) qui montrent que, pour faire réussir les élèves, il faut notamment : « Systématiser la réalisation de travaux collectifs tout au long du cursus scolaire pour renforcer la coopération entre les élèves ».[40]

Mais les choix pédagogiques reposent sur une conception de la relation éducative. Et c’est là, assurément, que le patrimoine de l’école catholique est le plus riche. Mais sur quelles convictions repose l’intuition de ses fondateurs ? Et, notamment, que peut nous dire la tradition biblique de ces questions ?

Ecole catholique et relation éducative

L’élitisme a à voir avec l’élection, une démarche qui traverse toutes les Ecritures. L’Histoire Sainte est d’ailleurs l’histoire d’un peuple élu, néanmoins appelé à s’ouvrir à l’universel… La tension du petit nombre et de la préoccupation de tous traverse donc l’Ancien Testament. Ce premier Testament compte aussi de très nombreuses scènes de vocation, où Dieu sollicite une personne qu’il a choisie. Les évangiles comportent tous, dans des pages quasi inaugurales, les récits d’appel des disciples, sollicités personnellement par Jésus qui les nomme par leur prénom.[41] Dans ces diverses pages, il est frappant que celui qui appelle ne s’adresse pas à ceux que leurs qualités, leurs compétences ont déjà distingués. Dans le dialogue que Dieu a avec Moïse, ce dernier tente de décliner la sollicitation de Yahvé, en plaidant l’incompétence[42]. Mais il lui est répondu qu’il sera assisté par Aaron. Un scénario identique se reproduit avec Jérémie[43]. Curieux appels, tout de même, que de vouloir faire prophètes ceux qui n’ont pas de talents d’orateurs ! Il est aussi intéressant de relire la façon dont Dieu guide la recherche par Samuel du futur roi David.[44] Parmi les enfants de Jessé, plusieurs semblaient prédestinés à cette fonction, par leur prestance physique, notamment, mais c’est vers David que s’oriente le choix de Dieu, qui ne juge pas selon les apparences. [45] Quant à Jésus, il va chercher des disciples non pas dans les milieux intellectuels, des scribes ou des docteurs de la Loi, mais auprès d’artisans connus, simplement, pour leurs compétences professionnelles. Pour des éducateurs, il est intéressant de noter que ce ne sont pas des mérites avérés, socialement valorisés au préalable, mais que c’est l’appel qui ouvre à une nouvelle relation à soi-même et à un avenir nouveau. L’appel, loin de se contenter d’exploiter des capacités déjà acquises dans lesquelles la personne pourrait être enfermée, va, au contraire, révéler à chacun des ressources nouvelles qui vont pouvoir se déployer. Ainsi, Jésus ne dit pas à ceux qu’il appelle qu’ils vont devenir des pécheurs d’homme. Il leur affirme : « Venez à ma suite et je vous ferai de vous des pécheurs d’hommes. »[46] Pécheurs ils étaient – il est bien des compétences à repérer- mais pécheurs d’hommes, ils seront faits, par le travail éducatif de celui qui les entraîne vers une vie imprévue rendue possible par l’appel.

Cette mobilisation des capacités de chacun nous entraîne vers une autre parabole bien connue, celle des talents.[47]. On connaît le texte. Il n’est pas question d’ « égalité des chances », mais d’une répartition diversifiée des talents, cinq pour l’un, trois pour l’autre, un seul pour un troisième…Et l’on connaît la conclusion du récit, au retour du maître. Les deux premiers serviteurs ont fait fructifier leurs talents, et sont chaudement félicités. Le troisième s’est contenté de protéger l’acquis initial pour ne prendre aucun risque et pouvoir le restituer à l’identique. Les premiers ont développé, le dernier a simplement conservé. Celui-ci est fortement condamné. Si l’on lit le texte en éducateur, on peut certes être attentif à la volonté et à la combativité inégales des serviteurs. Mais il faut aussi s’interroger sur la réserve du troisième serviteur, avançant la crainte envers son maître[48]. Que s’est-il passé pour qu’une saine relation ne s’installe pas ? N’y-a-t-il pas aussi une responsabilité du maître qui n’a pas su mettre ce serviteur en confiance ? En tout cas cette parabole propose, dans une société stable, où l’ordre social paraissait aussi immuable que l’ordre cosmique, des déplacements possibles, des possibilités de promotion, puisque chacun est invité à développer ce qu’il a reçu. Assez rapidement, la parabole qui mobilisait le domaine économique – le talent représente à l’époque du Christ une très importante somme d’argent- s’est vite appliquée au domaine de la croissance personnelle, puisque le mot talent a vite pris le sens plus abstrait de savoir-faire, de compétence, de potentialité. On voit bien alors combien ce texte est suggestif au plan éducatif. Toute personne est porteuse de « talents », certes divers et plus ou moins largement distribués. Il appartient à l’éducateur d’aider à les repérer, puis à les développer. Il ne s’agit pas, alors, de se contenter de s’intéresser aux «meilleurs », mais de conduire chacun à sa propre excellence. Et l’on pressent bien que, dans la parabole, l’échec du dernier serviteur n’est pas dû à l’insuffisance de ses dons, mais à la mauvaise qualité de la relation empreinte de défiance. C’est dire, si l’on poursuit l’analogie, que la réussite d’un système éducatif va moins se jauger à sa capacité à transmettre également à tous des savoirs identiques, qu’au soin donné à la relation éducative qui va permettre à tous de cultiver une égale aisance vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres, quelle que soit la place qu’ils auront ensuite dans la société.

Dans l’Evangile, nous voyons le Christ aller appeler des disciples à le suivre et qui, pour se faire, vont quitter leurs activités habituelles. En même temps, ils n’oublient pas leurs origines et leur culture native. Après la passion, nous retrouvons les disciples revenus à leurs activités d’antan, redevenus pêcheurs sur le lac de Galilée. « Simon-Pierre leur dit : « je m’en vais pêcher […] Ils sortirent, montèrent dans le bateau et, cette nuit-là, ils ne prirent rien. »[49]. A de multiples reprises, aussi, Jésus accueille, éduque (fait sortir une personne de ses conditionnements habituels) une personne rencontrée, sans pour autant lui demander de quitter sa vie ordinaire. C’est ainsi que relevant le paralytique de son infirmité, il lui dit : « lève-toi, prends ton grabat et va-t’en chez toi »[50]. Le paralytique est invité à mettre sa mobilité retrouvée, ses compétences au service de sa maison. Pierre fera de même avec un autre paralytique cloué sur son grabat, à Lydda, dans une scène surprenante, où il dit à l’infirme : « lève-toi et fais toi-même ton lit. »[51]. Une lecture rapide peut nous faire trouver l’ambition de Pierre bien modeste, voire réductrice. Mais n’est-ce pas d’abord la volonté de redonner à ce paralytique une habileté dans sa vie quotidienne, la capacité autonome d’assumer ses charges ordinaires ? En même temps, celui qui gisait, marginalisé, supporté sur son grabat, réintègre sa maison et retrouve un vrai lit, signe de sa digité reconquise.

La tension entre une ambition éducative pour tous et la formation des élites ne peut conduire au rêve insensé de conduire chacun à de hautes positions sociales. Cette conception de l’égalité est contreproductive et nécessairement utopique, au mauvais sens du terme. Une saine ambition éducative doit d’abord viser à permettre à chacun de prendre en main sa vie de façon autonome et responsable. Bien entendu, il revient aussi à une société démocratique de ne pas entretenir une élite qui s’auto reproduit, au risque de générer de lourdes tensions sociales, d’entraîner d’insupportables inégalités et de conduire une société à la sclérose, parce que confisquée par des élites fermées, incapables de percevoir les évolutions nécessaires et de mobiliser des compétences renouvelées pour une créativité collective.

Tout est donc, pour le système éducatif dans son ensemble, et pour l’école catholique en particulier, recherche d’un équilibre entre trois pôles.

D’abord chercher inlassablement à rejoindre les enfants les plus pauvres. C’est l’appel d’Antoine Prost, dans l’article que nous citions plus haut : « Les élèves en rupture d’école, les décrocheurs présentent des difficultés telles qu’il est impossible de les scolariser dans des établissements comme les autres. Ne pas scolariser serait les ségréger et leur enlever toute perspective d’intégration dans la société. Il est nécessaire d’imaginer des établissements scolaires différents pour les prendre en charge. L’enseignement privé pourrait investir en ce domaine, et sa tradition pédagogique lui permettrait peut-être d’espérer quelques réussites […] »[52]

Ensuite, comme Antoine Prost le souligne, mobiliser ce dont notre tradition est porteuse dans la recherche et l’innovation pédagogique, en prenant incessamment soin de la relation éducative. Il faut partir de la pédagogie du christ lui-même. Sans cesse l’Evangile nous donne à voir Jésus attentif aux besoins de chacun, donnant sa confiance par l’appel, faisant entrer chacun dans l’Espérance par la responsabilisation, et travaillant à un accompagnement patient pour que chacun devienne ce qu’il est.[53]

Enfin, l’Enseignement catholique ne peut déserter la formation des élites. C’est même là, assurément, une de ses responsabilités éminentes, dès lors qu’il réfléchit en profondeur aux élites qu’il veut former. Non pas une élites cultivant superbe et arrogance, vivant en caste fermée, mais une élite se sentant comptable du bien commun. A cet égard, l’Eglise dispose d’un autre trésor à cultiver dans le champ éducatif, sa doctrine sociale.

Il nous semble qu’à ces conditions l’Enseignement catholique pourra être fidèle à sa mission, de permettre à chacun de « de s’épanouir dans sa personnalité et de s’insérer dans la communauté humaine comme un membre utile »[54]

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Pour citer cet article
Référence électroniqueClaude Berruer, « L’école catholique, un projet éducatif permettant à chacun « de s’épanouir dans sa personnalité et de s’insérer dans la communauté humaine comme un membre utile » », Educatio [En ligne], 5 | 2016. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

* Adjoint au secrétaire général de l’Enseignement catholique français

[1] Libération, 11 Mai 2015.

[2] Le Monde, 12 mai 2015

[3] Le Nouvel Observateur, 17 Mai 2015.

[4] Le Figaro, 1er mai 2015.

[5] Diderot, Plan complet d’une université pour le gouvernement de Russie, 1773.

[6] Voltaire, Lettre à M. Damilaville, 19 Mars 1766.

[7] Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 2ème partie V, du vote universel.

[8] Condorcet, cinq mémoires sut l’instruction publique, 1791

[9] Ferdinand Buisson, La réforme de l’enseignement, article paru dans le manuel général de l’enseignement primaire du 24 Septembre 1921.

[10] Décret du 3 Août 1963

[11] Loi du 11 Juillet 1975, présentée par le Ministre de l’Education Nationale, René Haby.

[12] Valéry Giscard d’Estaing, Démocratie française, 1978, Fayard, p.66

[13] Loi d’orientation et de programmation pour l’avenir de l’école, 23 Avril 2005.

[14] Loi n° 89-486 du 10 juillet 1989

[15] Voir enquêtes PISA, parution décembre 2013. Par exemple, en France, 22.5% des résultats en mathématiques sont imputables aux origines socio-économiques des élèves concernés, contre 15% en moyenne dans les pays de l’OCDE. Ou encore, le système français est très discriminant pour les enfants issus de l’immigration « qui sont deux fois plus susceptibles de compter parmi les élèves en difficulté. »

[16] Bourdieu et Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Editions de minuit 1970.

[17] François Dubet, Marie Duru-Bellat, Antoine Vérétout, Les société et leur école, Points 2010, p. 217.

[18] L’expérimentation récente, pour l’orientation, du « dernier mot aux familles », lancée à la rentrée de Septembre 2013, dit bien ce climat : l’orientation est présentée comme une joute, où l’un doit l’emporter contre l’autre, avoir « le dernier mot ».

[19] François Dubet, Marie Duru-Bellat, Antoine Vérétout, Les société et leur école, op cité. Voir notamment le chapitre 1.

[20] Henri Wallon, la réforme de l’enseignement et l’éducation nouvelle, Conférence donnée à Besançon, le 23 Mars 1946.

[21] Cf. Plan Langevin Wallon,
http://www.esen.education.fr/fileadmin/user_upload/Modules/Ressources/Rapports/langevinW.pdf

[22] Vatican II, Constitution conciliaire sur l’Eglise, Lumen gentium, §11.

[23] Allusion aux chaussettes tirebouchonnées et détendues portées par le Premier Ministre

[24] Statut de l’Enseignement catholique, publié le 1er Juin 2013, article 18.

[25] Voir sondage opinionway 2013, http://www.srec-hn.com/userfiles/file/sondage-LaCroix-mai-2013.pdf 72% des Français considèrent que l’Enseignement privé n’est plutôt pas ou pas du tout destiné à un public défavorisé.

[26] Voir Antoine Prost, l’enseignement privé prisonnier de son héritage, revue Projet n° 333, Avril 2013, pp. 33-41

[27] Voir Statut de l’Enseignement catholique publié le 1er Juin 2013, articles 38 et 39.

[28] Voir Loi Debré, article 1

[29] Voir Statut de l’Enseignement catholique, publié le 1er Juin 2013 : « […] ainsi par choix pastoral, l’école catholique est-elle ouverte à tous, sans aucune forme de discrimination » (article11)

[30] Ministère de l’Education nationale : Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance.

[31] www.education.gouv.fr : « Les indicateurs de résultats des lycées 2014 sont consultables en ligne. Au nombre de trois, les indicateurs de résultats des lycées permettent d’évaluer l’action propre de chaque lycée en prenant en compte la réussite des élèves au baccalauréat et leur parcours scolaire dans l’établissement. Ils concernent l’ensemble des lycées d’enseignement général et technologique et des lycées professionnels, publics et privés sous contrat. » Et définition de la valeur ajoutée : Ce sont des grandeurs qui répondent à la question de savoir ce qu’un lycée a « ajouté » au niveau initial de ses élèves. Elles mesurent la différence entre les résultats obtenus et les résultats qui étaient attendus, compte tenu des caractéristiques scolaires et socioprofessionnelles des élèves. »

[32] Cité in Bruno Poucet, Les collèges jésuites et la formation des élites : l’impact de la loi Debré https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2011-1-page-81.htm#no2

[33] ibidem

[34] Actes des Apôtres, 15, 19.

[35] Congrégation pour l’Education catholique, Eduquer au dialogue interculturel à l’école catholique, 20 Octobre 2013.

[36] Pape François, discours au parlement européen, 24 Novembre 2014

[37] Benoît XVI, Saint-Mary’s University College, Twickenham

[38] Jean Yves Calvez, le ratio, charte de la pédagogie jésuite, revue Etudes, 2001/9 (tome 395)

[39] Socle commun de connaissances, compétences et culture, Décret du 31 Mars 2015

[40] Jean Paul Delahaye, Rapport Grande pauvreté et réussite scolaire, mai 2015, p. 106

[41] Voir Matthieu, 18-22 ; Marc, 1, 16-20 ; Luc, 5, 1-11 et Jean 1, 35-51.

[42] Exode, 4, 10 « Excuse-moi, mon Seigneur, je ne suis pas doué pour la parole, ni d’hier, ni d’avant-hier, ni même depuis que tu adresses la parole à ton serviteur, car ma bouche et ma langue sont pesantes. »

[43] Jérémie, 1, 6 : « Et je dis : « Ah, Seigneur Yahvé vraiment, je ne sais pas parler, car je suis un enfant. »

[44] Premier livre de Samuel, 16,1-13 ;

[45] Premier livre de Samuel, 16, 7 : « l’homme regarde aux apparences, mais Dieu regarde au cœur. »

[46] Matthieu, 4, 19.

[47] Matthieu, 25, 14-30

[48] Matthieu, 25, 25 « Pris de peur, je suis allé enfouir ton talent. »

[49] St Jean, 21, 3

[50] Saint Marc, 1, 11

[51] Actes des apôtres, 9, 32-35.

[52] Antoine Prost, article cité, p.41

[53] Voir Statut de l’Enseignement catholique, article 74.

[54] Sacrée congrégation pour l’Education catholique, L’Ecole catholique, 19 Mars 1977, n°39