Un défi méthodologique
Jean-Pierre Gaté*
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Résumé : La recherche est toujours une histoire où la surprise, l’imprévu, l’inattendu restent de mise. Celle que nous avons conduite auprès d’adultes en situation d’illettrisme l’illustre singulièrement. Dans cet article, nous voudrions témoigner des défis auxquels ont été confrontés les chercheurs et qui sont à la fois de nature épistémologique et méthodologique. Comment réintroduire la place du sujet dans un dispositif dominé, au départ, par une démarche objectivante eu égard aux présupposés théoriques adoptés ? Comment le parti-pris d’une « épistémologie de la subjectivité » oblige à des renoncements méthodologiques au bénéfice d’avenues investigatrices plus riches et prometteuses, quitte à opérer un déplacement significatif de l’objet de recherche… C’est autour de ces questions que s’organise cette contribution, avec le souci de montrer que toute contrainte est potentiellement une ressource et que les freins qui se présentent se révèlent dans bien des cas des leviers pour la recherche et l’action.
Mots-clés : illettrisme, troubles d’apprentissage, rapport au savoir, recherche collaborative, phénoménologie
1. Toute recherche s’inscrit dans une histoire
Sortir des sentiers battus ! Ceux, notamment, que l’on pense a priori bien tracés, légitimes et solidement balisés. La recherche est toujours une histoire où la surprise, l’imprévu, l’inattendu restent de mise. Si de nombreux exemples peuvent l’attester dans le domaine des sciences naturelles (combien de découvertes furent le fruit de hasards heureux ou d’observations inopinées ?), c’est particulièrement le cas dans le champ des sciences sociales où l’étude du fait humain est toujours source d’étonnement et d’imprévisible.
Dans un article du journal Le Monde, Françoise Parot (2000, 4 avril) s’interrogeait sur l’avenir des sciences humaines à partir du constat suivant : « s’il existe encore des chercheurs qui cherchent… la plupart vivent dans des laboratoires ! »
« Là, les chercheurs isolent dans une salle un individu appelé sujet, le plus souvent humain, ils le soumettent à des tâches aussi saugrenues que calibrées, recueillent et mesurent méticuleusement ses activités. Ceux-là sont en général peu bavards, ils n’échangent avec leur sujet que quelques mots, ceux de la consigne expérimentale, très standardisée, égalitariste en somme, la même pour tous […] Ces psychologues, qui se qualifient d’un scientifique appuyé, fondent leurs travaux sur la conviction que la vérité de l’homme est épuisée par son être naturel » (Parot, 2000).
Comment ne pas s’inquiéter de cette dérive naturaliste ? En nous naturalisant, une certaine psychologie nous déshumanise, « puisqu’elle se passe fort bien de ce qui fait l’humain dans l’homme ? la subjectivité, l’histoire, le vécu, le sens, les autres, l’éprouvé, comme disent les phénoménologues… » (Parot, 2000).
L’objet de cet article est précisément de montrer que d’autres voies sont à explorer et qu’une psychologie humaniste peut encore avoir droit de cité, susceptible d’inspirer à bon droit la pratique éducative : une psychologie in vivo de préférence à une psychologie in vitro, soucieuse de se mettre à l’écoute du sujet, de ses projets, de ses potentialités développementales et d’en viser la promotion : un sujet libre, apte à réfléchir, décider et agir de manière autonome.
La recherche que nous avons conduite auprès d’adultes en situation d’illettrisme l’illustre singulièrement (Gaté 2013 ; Gaté et Chevallier-Gaté, 2010 ; Gaté, Robin et Chevallier-Gaté, 2013). Elle montre combien l’histoire d’une recherche, lorsqu’elle s’attache à l’humain et poursuit des visées éducatives est riche d’incidents critiques et de péripéties salutaires qui obligent les chercheurs, surtout lorsqu’ils s’allient à des acteurs de terrain, à prendre de nouveaux caps, à opérer de nouveaux choix.
Nous voudrions ici témoigner des défis méthodologiques auxquels ils ont été confrontés : comment réintroduire la place du sujet dans un dispositif dominé, au départ, par une démarche objectivante ? Quels renoncements méthodologiques s’imposent alors, pour ouvrir la recherche sur des investigations plus riches et prometteuses, quitte à opérer un déplacement significatif de l’objet de recherche ? Telles sont les principales questions que nous aborderons, avec le souci de montrer que toute contrainte est potentiellement une ressource et que les freins qui se présentent se révèlent dans bien des cas des leviers pour la recherche et l’action.
2. Mieux comprendre les difficultés d’adultes en situation d’illettrisme
Mieux comprendre les difficultés d’accès à l’écrit chez les personnes en situation d’illettrisme relève autant d’une préoccupation heuristique que praxéologique. Le développement des recherches menées depuis une vingtaine d’années sur cette question invite à de nombreux réajustements théoriques et appelle d’incessantes clarifications conceptuelles ou méthodologiques, tant cette population désignée sous le terme d’illettrisme est hétérogène dans son histoire et son rapport à l’écrit ou plus généralement aux savoirs de base. Conjointement, les professionnels engagés dans la lutte contre l’illettrisme et la formation auprès de ces publics, réclament de plus en plus d’intelligibilité pour mieux penser leur action et d’outils pour mieux la conduire.
Sur un plan terminologique, le terme d’illettrisme comporte une spécificité française qui s’explique par l’histoire. Il s’agit d’un néologisme proposé dans les années 1980 par des acteurs de terrain qui ont voulu faire prendre conscience de cette réalité. Le champ sémantique de l’illettrisme regroupe ce qui est désigné dans d’autres pays par le terme d’illiteracy (ou analphabétisme). En ce sens, l’illettrisme renvoie à un déficit de « l’aptitude à comprendre et à utiliser de l’information imprimée dans le cadre de ses activités quotidiennes à la maison, au travail ou dans la collectivité » (Rivière, 2001, p. 95). Certes, ce déficit n’est pas irréversible, mais le terme d’illettrisme induit d’abord l’idée de manque et de déprivation, à la différence de la littératie qui envisage plus explicitement « la capacité potentielle d’évolution et d’adaptation des individus » (Rivière, 2001, p. 95).
2.1. D’une préoccupation de terrain à ses enjeux éducatifs
Notre recherche s’est engagée à partir d’un triple questionnement : comment comprendre les difficultés chez certains apprenants quand elles contrastent fortement par rapport à d’autres qui fréquentent la même structure de formation ? Ces difficultés seraient-elles révélatrices d’un trouble caché ou avéré ? Si oui, le formateur y peut-il quelque chose et quelles réponses pédagogiques innovantes apporter ?
Ce questionnement s’appuyait sur des constats de terrain rapportés par les formateurs associés à notre groupe de recherche (Groupe de recherche sur l’illettrisme) et devait déboucher sur des propositions formatives concrètes : quelles remédiations apporter à ces sujets pour leur permettre de surmonter leurs difficultés ? Quels dispositifs pédagogiques mettre en place afin de tenir compte de cette diversité des symptômes observés ? Les enjeux éducatifs étaient alors prégnants.
2.2. Une recherche qui se cherche
L’étude s’est étalée sur presque trois années et a mis du temps à stabiliser son objet. Nous déclinerons par la suite les étapes par lesquelles elle est passée et les choix méthodologiques différents que nous avons dû opérer. Indiquons pour le moment que le protocole expérimental initialement prévu a rencontré, sur le terrain, un certain nombre de freins qui ont nécessité d’en repenser fondamentalement l’orientation. Ainsi, les premiers témoignages recueillis ont montré les limites d’une approche basée exclusivement sur le trouble d’apprentissage. Contre toute attente, les apprenants interrogés à ce propos ne se reconnaissaient pas dans cette approche et semblaient résister à répondre aux questions que nous avions préparées. En revanche, ils s’employaient à montrer d’eux-mêmes une image qui ne correspondait pas vraiment à la représentation que nous nous faisions de leur situation et développaient des aspects inédits de leur histoire ou de leur vécu ; aspects que nous étions loin de soupçonner.
Face à ce constat, quels sont les réajustements à opérer ? Fallait-il revoir nos présupposés de départ ou persister dans l’option méthodologique adoptée en affinant nos procédures de recueil de données ? Ou convenait-il au contraire de les suivre dans la voie qu’il nous montrait, en prenant une autre option ? Que cherchions-nous vraiment ? À travers la méthodologie à mettre en œuvre n’était-ce pas l’objet même de la recherche qui se déplaçait ?
2.3. Une visée compréhensive et collaborative
À la suite de ce questionnement, deux grandes options ont finalement été privilégiées :
- une option clinique : comprendre la personne dans sa globalité, aux prises avec une situation vécue, que celle-ci relève de sa vie quotidienne (personnelle, familiale, professionnelle) ou de la formation dans laquelle elle est engagée ;
- une option collaborative: des chercheurs ayant une certaine expertise théorique et méthodologique en ce domaine se sont associés à des acteurs de terrain, formateurs dans des Ateliers de Formation de Base (AFB). Ces praticiens contribuaient à l’investigation de l’objet de recherche dans le but de parvenir à une coproduction de savoirs sur un ou plusieurs aspects concernant la pratique (Desgagné, 1997).
3. Vers une conversion méthodologique
L’histoire de cette recherche est significative d’une certaine forme de conversion méthodologique que nous avons résolument adoptée et assumée. On pourrait la résumer en trois étapes : 1) promesses et déboires de l’objectivité scientifique, 2) d’une clinique du signe à une clinique du signifiant, 3) une épistémologie de la subjectivité.
3.1. Les promesses et les déboires de l’objectivation scientifique
Dans un premier temps, nous sommes entrés par la notion de trouble : en quoi l’existence avérée d’un trouble de l’apprentissage de la lecture ou de l’écriture permettait-elle de particulariser la situation d’illettrisme de l’apprenant ? De fait, un AFB accueille des publics extrêmement variés. Tous ont des difficultés dans leur rapport avec la langue écrite, mais certains ont des difficultés plus préoccupantes que d’autres. N’était-ce pas en raison de l’existence de déficits ou de troubles ?
Afin d’objectiver ces difficultés, nous avons pris en compte des données issues de la littérature scientifique. Nous avons privilégié l’apport des sciences cognitives et du modèle biomédical, en nous référant notamment au DSM-V (2013) qui dresse l’inventaire des troubles dans le domaine de l’apprentissage et de la communication.
Élaborer des outils diagnostiques, identifier des indicateurs susceptibles d’attester l’existence d’un trouble, nous étions bien là dans une clinique du signe (Dubas, 2004), préalable essentiel à toute forme de remédiation. Pourtant, nous nous sommes rendu compte que nous étions dans une impasse et qu’une telle option constituait un frein méthodologique.
3.2. D’une clinique du signe à une clinique du signifiant
Pouvions-nous vraiment comprendre ces personnes qui vivent des situations d’illettrisme avec cette entrée objectivante par le trouble ? Au regard des premières données récoltées, et ce fut un premier frein, le trouble ne pouvait être abordé dans son unicité comme s’il s’agissait d’un symptôme isolé ; s’il était présent, il l’était dans un contexte d’association (histoire, antécédents, milieu familial, personnalité, etc.) dont il convenait de démêler les fils.
En outre, le drame pour un chercheur est d’avoir affaire à des objets qui parlent (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1973). Les personnes auxquelles nous nous adressions ne se reconnaissaient pas dans la notion de trouble, encore moins dans la notion de handicap et lorsqu’on engageait l’échange à ce propos, elles nous disaient : « Je ne me vois pas comme un handicapé », « Je ne suis pas anormal », « Vous voulez que je vous parle de mes difficultés ? Mais de quelles difficultés parlez-vous ? », etc. Ce fut un second frein.
Nos représentations étaient tellement prégnantes, que l’on finissait par ne plus entendre ce qui était dit, passant à côté d’informations autrement plus significatives. Dès lors, ce qui constituait un frein s’est avéré être un levier pour la recherche. Car cette prise de conscience nous a amenés à entrer dans une seconde étape beaucoup plus prometteuse, en redonnant une place au sujet dans toute sa complexité existentielle.
Cette personne dont on dit qu’elle est illettrée, ou qu’elle présente des troubles : qu’en dit-elle ? En quoi se considère-t-elle comme troublée ? Qu’est-ce qui la trouble ? La question de fond était devenue celle-ci : quel est ce sujet dont l’on parle et dont l’on dit qu’il est troublé par l’illettrisme ? Comment se situe-t-il subjectivement par rapport à sa situation ou à sa position ? En lui donnant la parole, nous sommes passés d’une clinique du signe à une clinique du signifiant (Dubas, 2004), dans la mesure où nous avons tenté de nous mettre en posture d’accueil d’offres de significations en provenance des sujets rencontrés sur leur lieu de formation. Ce qu’ils nous ont confié méritait hautement d’être pris en considération.
3.3. Une épistémologie de la subjectivité
La nouvelle option méthodologique que nous avons prise à cette étape relevait de ce que l’on pourrait désigner par une épistémologie de la subjectivité. Y est privilégiée une psychologie en première et en deuxième personne (Vermersch, 1999), une psychologie du je et du tu, de préférence à une psychologie en troisième personne, ou psychologie du il. Il s’agissait d’appréhender l’expérience subjective à travers l’exercice de la parole ; de tenter de comprendre en cheminant avec l’autre plutôt que de le saisir, parce que la notion de saisie, d’une certaine manière, nous renvoie à une logique analytique d’objectivation du sens. Saisir, c’est enfermer dans un système de catégories. Comprendre, si l’on revient au sens étymologique du terme (comprehendere : prendre ensemble), c’est chercher du sens avec l’autre.
3.4. De nouveaux choix méthodologiques à assumer
Un tel choix n’est pas sans faire écho à l’héritage phénoménologique qui repose sur une description quasi naïve d’un phénomène, c’est-à-dire sans a priori théorique. Nous avons essayé de mettre entre parenthèses toute espèce de catégories nosographiques, ou de connaissances issues des sciences cognitives à propos du trouble (dyslexie, dysorthographie…), pour mieux se mettre à l’écoute de l’autre et essayer de rencontrer certes un phénomène, mais un phénomène raconté du point de vue de celui qui le vit, de ce qui apparait au sujet et qui a statut de vérité subjective (Mucchielli, 1996).
Selon une approche plus psychologique (à distinguer d’une approche strictement philosophique), les données expérientielles y sont privilégiées, car elles fournissent les informations les plus complètes relatives aux significations propres aux sujets. Ce niveau d’analyse a pour objet d’étude singulier ce qui apparaît au sujet et appelle donc une méthode qui laisse « émerger les significations des données issues de l’expérience immédiate de la personne, plutôt que de déterminer des catégories a priori et de les imposer comme cadre d’analyse » (Lamarre, 2004, p. 33).
Plutôt qu’une grille d’entretien, un canevas guidait l’échange et nous essayions avec la personne d’explorer quatre grands domaines : 1) le rapport à soi (degré de conscience et d’acceptation des difficultés) ; 2) le rapport à l’altérité (quête de reconnaissance, exister avec l’autre) ; 3) le rapport au temps (rapport à l’histoire et à l’avenir, mise en projet, anticipations, ruptures temporelles) ; 4) le rapport à l’espace (rapport aux structures, s’insérer, prendre place dans la vie sociale). Cette forme d’entrevue fut mise en œuvre auprès de cinq apprenants ayant un profil différent du point de vue de l’âge, du sexe, et du rapport à l’insertion professionnelle (les prénoms sont des pseudonymes) : Johnny (20 ans), Erwan (45 ans), Yvonne (65 ans), Norbert (50 ans) et Martine (28 ans), tous en grande difficulté dans les savoirs de base et fréquentant un atelier de formation de base du Maine et Loire.
4. Du trouble d’apprentissage au rapport au savoir
L’analyse thématique des entretiens a permis de faire apparaître différentes composantes du rapport vécu des sujets à leur situation. Elle conduit à un renversement de perspective autour de la notion de capabilité. Dans les limites de ce chapitre et compte tenu de son orientation propre, nous ne détaillerons pas l’analyse de notre verbatim, mais nous indiquerons seulement les grandes orientations qui se dégagent. Pour plus de précision, nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage cité en référence.
4.1. Un rapport de dépendance
Les personnes qui témoignent montrent combien ne pas savoir lire ni écrire les place dans une posture où elles ont besoin d’être aidées par un tiers dans les démarches nécessitant ces compétences. Ce tiers est le plus souvent un proche : « tous mes papiers que j’avais à remplir, j’allais chez ma fille à N… c’est elle qui remplissait tous mes papiers…» (Yvonne). Mais la dépendance à l’égard d’autrui entraîne une démarche couteuse et entache l’estime que la personne peut avoir d’elle-même, car elle expose à son regard, implicitement dévalorisant : « faut vouloir aussi demander, y’en a des fois ça intéresse pas [sic]… » (Norbert).
4.2. Une blessure personnelle
Leur discours est marqué par la perte (perte des capacités scolaires par exemple) ou le manque. Parallèlement, elles insistent sur les effets bénéfiques des formations suivies, en soulignant les capacités développées, venant remplacer ou compenser leurs incapacités. Mais le rapport aux autres jouent aussi un rôle décisif dans la construction de leur image de soi. Écartées du corps social du fait du non partage d’un code commun, elles évoquent un sentiment de gêne ou de honte et semblent, à la limite, souffrir plus de ce qu’on pense d’elles que de ce qu’elles seraient empêchées de faire…
4.3. Un sentiment d’exclusion
Cette image de soi est donc mise à mal par le regard supposé de l’autre. Mais il arrive que ce regard n’en reste pas au niveau d’une peur ou d’une crainte anticipée. Il présente un caractère de réalité qui renvoie à l’histoire scolaire dont des souvenirs douloureux ressurgissent. Le sentiment d’exclusion apparaît alors plus nettement à travers la discrimination dont elles font l’objet : paroles sanctionnantes ou rejet affiché.
Paradoxalement, lorsqu’elles commencent à maîtriser le lire-écrire, le regard de l’autre change, certes, mais il peut être tout aussi blessant quand il se porte sur leurs premiers essais :
– quand y’a des fautes,… et que mon mari voit ça, il dit : « dis donc y’a une faute hein, tu chercheras dans ton dictionnaire comment ça s’écrit », alors ça c’est vexant,… oui, très vexant, qu’avant quand je faisais des bâtons il me disait rien [sic]… (Yvonne).
4.4. Une singularité du vécu scolaire et de formation
Le rapport à la scolarité est vécu sur le mode de la rupture : un vécu difficile qui contraste alors avec le vécu plus heureux de la formation. Celle-ci est perçue comme salvatrice, établissant une partition entre deux temps, celui où l’on était incapable et celui où l’on (re)devient capable. Ce qui apparaît alors essentiel dans ce parcours, c’est la présence de médiateurs (enseignants, formateurs), mais présentés de façon manichéenne, soit comme mauvais (parce que rejetant), soit comme bons ce qui est le cas dans l’extrait suivant, à propos d’un couple de professeurs connu de cette apprenante :
– il t’ait [sic] vraiment génial de m’avoir aidée en tant que professeur à évoluer dans certaines matières, les maths et… sa femme… je lui dirai merci de ce qu’elle m’a appris en tant que professeur et que ça m’a permis d’évoluer dans des recherches, d’évoluer dans ma vie… (Martine).
4.5. Une parentalité interrogée
Les difficultés rencontrées entrent aussi en résonance avec l’histoire familiale (indifférence ou dureté, illettrisme de l’un des parents, interdit de surpasser le père ou la mère, etc.) :
« j’avais une maman qu’était très dure, elle ne voulait pas que j’apprends [sic], donc elle faisait le potin [se mettait en colère] le soir quand j’arrivais de l’école… » (Yvonne).
Puis l’arrivée des enfants confronte une nouvelle fois à la réalité de la scolarisation : avoir à faire à l’école, non plus en tant qu’apprenant, enfant de ses parents, mais en tant que parent de ses propres enfants, etc. Le réapprentissage du lire-écrire vient alors les questionner dans leur capacité à assumer leur rôle de père ou de mère.
4.6. Une capabilité à reconnaître
Mais c’est véritablement autour de l’émergence d’une forme de capabilité que notre recherche opère un renversement de perspective. Les adultes rencontrées tout au long de cette étude donnent à voir tout un potentiel en termes d’adaptation, de stratégies de contournement, d’ajustements, de compétences déployées lorsqu’ils sont confrontés à un certain nombre de difficultés. Ils essaient de les intégrer dans leur histoire et dans la mise en forme de leur vie quotidienne. Ces stratagèmes et toutes ces ingéniosités font de ces adultes illettrés des sujets capables.
Yvonne exprime fort bien cette idée lorsqu’elle évoque une expérience au cours de laquelle, elle éprouve un sentiment de jubilation précisément parce qu’elle est reconnue. Un cultivateur a sollicité ses services. Elle doit s’occuper du logis car l’épouse de ce propriétaire terrien est malade et ne peut pas, pour une longue période, se consacrer aux tâches ménagères. De retour d’une rude journée de travail, cet homme déclare que sa maison n’a jamais été aussi bien tenue, voilà de quoi ravir Yvonne qui n’en croit pas ses oreilles. Elle, « l’illettrisse » [sic] comme elle se plait à le dire, peut prendre en charge le quotidien domestique d’une famille. Elle est en mesure de faire valoir ses compétences.
Conclusion. À la recherche de l’autre dans sa singularité : freins et leviers
Toute contrainte peut devenir une ressource, disions-nous en introduction de ce chapitre. Aurions-nous pu mettre à jour ces différentes composantes du vécu des personnes en situation d’illettrisme si nous n’avions pas été confrontés aux freins méthodologiques d’une démarche visant à saisir leurs difficultés au nom d’une certaine scientificité ? Donner une autre place au sujet dans la recherche a véritablement constitué un levier permettant d’ouvrir sur une avenue autrement plus riche et questionnante, notamment dans la perspective éducative qui est la nôtre.
Mais il a fallu pour cela abandonner les rives de nos certitudes et renoncer à nos grilles conceptuelles et diagnostiques pour accueillir des offres de signification ô combien essentielles. Ces offres ne se présentent que dans la seule mesure où l’apprenant est invité à se raconter. C’est cette clinique narrative qui permet aux sujets de se livrer et aux chercheurs de se délivrer de certaines catégories préfabriquées qui empêchent de penser (Niewiadomski, 2012). C’est donc bien en se racontant que la figure du sujet émerge dans toute sa singularité. Cette recherche nous semble l’attester de manière exemplaire.
Pour autant et à partir des données que nous avons recueillies, plusieurs questions demeurent. Ces questions sont liée à la démarche qualitative/compréhensive que nous avons adoptée : comment, dans une telle recherche, peut-on concilier le singulier et l’universel ? Si notre préoccupation fut de nous ouvrir à la singularité de ces personnes, ce que nous retenons de leur rencontre peut-il avoir une portée générale et à quelles conditions ? Comment peut-on dégager des invariants tout en restant ouvert à l’inédit ? Peut-on éviter une saisie objectivante qui menace l’entreprise de compréhension ? Parce que lorsque vient le temps de l’analyse du corpus, vient aussi le risque de retourner à une certaine forme d’objectivation, c’est-à-dire de mise en sens de ce corpus qui ne correspond pas forcément au sens que le narrateur lui donne.
La thématisation phénoménologique que nous avons proposée plus haut témoigne d’un souci de généralisation à partir d’une singularisation, à l’échelle de notre échantillon. Elle s’efforce de rester au plus près du vécu mais elle mobilise dans l’après-coup une construction conceptuelle qui emprunte à notre épistémologie et qui réclame beaucoup de vigilance. On voit que si le choix de réintroduire le sujet dans la recherche présente des avantages, il n’est pas sans conséquence sur un plan méthodologique.
Bibliographie
Bourdieu, P., J.C. Chamboredon et J.C. Passeron (1973). Le métier de sociologue, Paris, Mouton.
Desgagné, S. (1997). « Le concept de recherche collaborative. L’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants », Revue des sciences de l’éducation, vol. 23, n°2, p.371-393.
DSM-V (2013). Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux, Paris, Masson. Dubas, F. (2004). La médecine et la question du sujet, Paris, Les Belles Lettres.
Gaté, J.P. et C. Chevallier-Gaté (2010). Paroles d’illettrés. Ou sortir du malentendu, Paris, L’Harmattan.
Gaté, J.P. (2013). « Des adultes en difficulté avec l’écrit. Vers une phénoménologie de l’illettrisme au service de l’accompagnement », dans J.P. Gaté et J.Y. Lévesque (dir.), Le cas du lire-écrire. Regard croisé franco-québécois, Chouzé-sur-Loire, Édition Saint-Léger, p. 181-201.
Gaté, J.P., J.Y. Robin et C. Chevallier-Gaté (2013). « Le rapport au savoir chez les personnes en situation d’illettrisme. Vers un renversement de perspective », Esprit critique, vol. 17, p.218-236.
Lamarre, A.M. (2004). « Étude de l’expérience de la première année d’enseignement au primaire dans une perspective phénoménologico-herméneutique », Recherche qualitative, vol. 24, p.19-56.
Mucchielli, A. (1996). Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin.
Niewiadomski, C. (2012). Recherche biographique et clinique narrative, Paris, Érès.
Rivière, J.P. (2001). Illettrisme, la France cachée, Paris, Gallimard.
Parot, F. (2000, 4 avril) « L’université de tous les savoirs », Journal Le Monde.
Vermersch, P. (1999). « Pour une psychologie phénoménologique », Psychologie française, vol.44, n°1, p. 7-18.
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Pour citer cet article
Référence électronique: Jean-Pierre Gaté, « Réintroduire la place du sujet dans la recherche en éducation : un défi méthodologique », Educatio [En ligne], 6 | 2017. URL : https://revue-educatio.eu
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* Professeur, Université Catholique de l’Ouest – Angers (France). Jean-pierre.gate@uco.fr