Enseignement Catholique Actualité – N° hors série – Juillet 2016 – 32 p.
C’est là un vœu souvent énoncé, et comment n’y souscrirait-on pas ? Mais n’est-ce pas aussi, et davantage, l’une de ces illusions tenaces, auxquelles se complaisent pédagogues et politiques, comme si l’Ecole jouissait d’une efficacité garantie, selon un modèle causaliste sans faille et en dépit de ceux qui invitent à un regard plus réaliste ? Plus encore, aujourd’hui, tout se passe comme si le constat d’un vivre-ensemble menacé donnait à ce souhait l’allure paradoxale, sinon dérisoire, d’une rêverie apaisante, qui console de l’amertume quotidienne. Mais c’est précisément aussi le contexte auquel ce livret, qui vient de paraître, doit son opportunité : il suscite une réflexion sur la notion de « fraternité », volontiers atteinte d’un usage dévoyé. C’est pourquoi il faut la définir rigoureusement, sans l’inflation oratoire qui le réduit à l’état de slogan politique.
L’on a souvent fait observer que, si l’on choisit ses amis, on ne choisit pas ses frères, ceux-ci sont imposés les uns aux autres, quoi qu’ils veuillent. Et c’est précisément de cela que viennent les problèmes. Etre frères, c’est, tout simplement, avoir les mêmes parents et, de ce fait, devenir et demeurer à jamais distincts mais liés. Et de cela procède une situation complexe, ou, plus précisément, une inévitable ambivalence : les frères sont conduits soit à s’entendre dans une sorte de complicité bienvenue, soit à s’opposer dans une rivalité éventuellement fratricide ; c’est dire que « la fraternité ne va pas de soi » (p. 31). Et la Bible le confirme symboliquement car, en fait, l’histoire commence mal : le meurtre d’Abel, et la culpabilisation de Caïn. Et, pour inconsciente qu’elle puisse être, l’intensité affective est telle qu’il ne saurait suffire d’exhortations moralisatrice, ou de « vibrants plaidoyers » (p.5) qui font sourire. Leur vanité s’accroît lorsque l’absence ou le rejet d’un Dieu-père -laïcité oblige- met dans l’impossibilité d’enraciner le voeu de fraternité, réduit à une solidarité horizontale aléatoire. L’analogie entre liens familiaux et relations entre citoyens d’un même Etat ne dispose d’aucune assise anthropologique. Quant à l’invocation d’une « famille humaine », si légitime soit-elle moralement, ce n’est qu’une construction formelle. C’est dire que l’affection fraternelle ne se décrète pas et qu’il ne saurait évidemment suffire d’un « enseignement moral et civique », si obligatoire se veuille-t-il, pour la susciter.
Aussi bien, un « enseignement des valeurs » est sans portée quand il est démenti par l’expérience quotidienne. Plus encore, il les discrédite car il conduit à les considérer comme des alibis mystificateurs, seulement destinés à séduire la naïveté des enfants. Ou, précisément, l’expérience de la fraternité est souvent menacée par l’Ecole elle-même, quand celle-ci s’abandonne aux dérives de l’émulation et aux excès de l’évaluation et ne cesse de comparer, de classer, de noter, voire d’humilier, en proie à un sélectionnisme darwinien et à un élitisme qui cultivent et exploitent la rivalité comme facteur de motivation.
En revanche c’est là aussi que, forte de son « caractère propre », l’Ecole Catholique peut, quant à elle, instaurer la « contre-culture » (p. 2) de la fraternité, dont parle Pascal Balmand, si elle interroge « ses pratiques éducatives et pédagogiques » (id.) et entreprend d’aménager ces « laboratoires de fraternité » que préconise Marguerite Léna. D’excellents exemples en sont fournis, notamment ceux de St Denis ou de Genas comme de l’AIRAP, et de l’Ecole Nouvelle, comme des pédagogies à la coopération ou celles de l’inclusion qui, chacune à leur manière, instituent un authentique climat de fraternité et le font vivre et éprouver. Et c’est aussi ce que souligne la récente thèse et doctorat en théologie de Frère André Pierre Gauthier[1].
C’est dire l’intensité, la qualité et la pertinence de ce fascicule. Si l’on peut craindre qu’il sous estime un peu les difficultés de l’instauration d’une Ecole de la fraternité, et les réticences et résistances qu’elle soulève, on ne peut que le féliciter de poser ici une question qui interroge en son coeur la pédagogie chrétienne.
Guy Avanzini
[1] F.A.P. Gauthier – A l’école de la fraternité – Paris – Cerf – 2015