Genève – Editions Slatkine – 2016 – 180 p.
Chacun connaît les travaux, qui font autorité, de Michel Soëtard sur Pestalozzi. Mais le nouvel ouvrage qu’il vient de lui consacrer comporte une forte originalité : intitulé « biographie intérieure », il se présente comme un récit autobiographique, où l’auteur étudié prête sa voix à son historien, qui le raconte à la première personne. C’est comme si lui-même narrait les moments successifs de son existence, sans que jamais ses échecs l’aient détourné d’un rêve dont il ne cesse de multiplier les tentatives de mise en oeuvre.
Enfant de bonne famille, Pestalozzi est un original, hypersensible et généreux, disciple explicite du Christ et marqué par la spiritualité piétiste ; il entend se vouer à l’éducation des pauvres, car c’est d’elle seule qu’il espère le progrès. Sa lecture de Rousseau, qu’il a connu vers 16 ou 17 ans, lui offre un référentiel théorique auquel il adhère avec enthousiasme ; mais elle va l’amener aussi à des initiatives imprudentes, inspirées de sa confiance dans les forces de la nature. D’où son premier échec, à Neuhof.
Cependant, à travers une série de péripéties, deux constantes majeures se déploient et se maintiennent dans l’oeuvre écrite, à laquelle il doit sa renommée : l’une d’ordre anthropologique et l’autre proprement pédagogique. La première, est due à la lecture de l’Emile et aux évènements de 1789, comme au message du Christ ; Cela suscite chez lui la volonté permanente de surmonter « l’effroyable contradiction » (p.34) entre la liberté à reconnaître aux « forces à l’oeuvre dans la nature humaine » et l’exigence minimale d’un réalisme dont la négligence s’avère onéreuse, comme l’a montré le triste sort de son fils Jakob. Au total, « comment former un libre enfant de Dieu, tout en éduquant un citoyen obéissant à l’ordre de la Cité ? » (p.34).
La seconde est de sauvegarder et de formaliser sa « méthode », qui, au delà des procédures didactiques, entend enraciner le travail intellectuel dans l’expérience sensible et donner la priorité à la formation de l’esprit plutôt qu’à la réception des savoirs ; en l’appliquant à tous, surtout aux plus pauvres, il croit dans l’éducabilité de chacun et confirme par son action la pertinence de son postulat. C’est ce qu’il analyse notamment dans son célèbre ouvrage : comment Gertrude instruit ses enfants.
Certes, comme à Stans et à Berthoud, il est reconnu et l’établissement acquiert un renom que manifeste le rythme croissant des visites. Mais, là encore, les déceptions ne tardent pas : oppositions d’ordre pédagogique et obstacles politiques se conjuguent pour l’obliger à s’en aller. Enfin, en 1805, il s’installe à Yverdon ; là aussi, une réputation d’excellence fut vite établie. Une intense inventivité pédagogique s’y manifeste, comme un authentique climat chrétien. Cependant, malgré un essor brillant, des menaces se précisent, tandis qu’à une situation financière désastreuse s’ajoutent des conflits violents entre ses collaborateurs. Découragé, il se réfugie à Neuhof.
Dans l’épilogue, Michel Soëtard reprend la parole à son compte, pour une brillante vision synthétique de ce « personnage à la fois hautement attachant et bigrement agaçant » (p.167). Sans doute était-ce donc une tentative audacieuse que de s’exprimer au nom de Pestalozzi. Au terme de la lecture, on peut l’estimer réussie ; dans une écriture particulièrement alerte et élégante, elle manifeste cette conviction inaltérable de pouvoir concilier par l’éducation la promotion de la liberté et les impératifs de la vie en société. Fort de sa familiarité étroite avec la pensée de Pestalozzi, Michel Soëtard a su faire revivre l’histoire, à la fois passionnée et douloureuse, du célèbre « pédagogue suisse ».
Guy Avanzini