O. Maurel
Vingt siècles de maltraitance chrétienne des enfants

Annecy – Ed. encretoile – 2015 – 346 p.

Outre à son titre d’emblée et délibérément provocateur, ce livre doit aussi à l’actualité la curiosité qu’il a suscitée : la « crise de l’autorité », sans issue dénoncée et déplorée, comme les polémiques dues aux dérives de certains éducateurs. Son objectif est de comprendre le paradoxe scandaleux qu’il perçoit : l’écart entre l’enseignement novateur du Christ et l’attitude de ses disciples : alors que Jésus n’a cessé de manifester envers l’enfant affection et confiance et de valoriser « l’esprit d’enfance », les chrétiens seraient, au fil des siècles, demeurés peu sensibles à son message et adeptes de pratiques éducatives dures, répressives, voire odieusement brutales, d’une véritable maltraitance. A quoi tiennent une telle contradiction, un tel contre-sens si persistant. C’est ce qu’Olivier Maurel, professeur de lettres qui a publié plusieurs ouvrages sur la violence, s’efforce de saisir dans cette histoire, très minutieusement documentée, de l’éducation chrétienne.

A ses yeux, et pour l’essentiel, cela procède de ce que « l’histoire de l’humanité (est) devenue une histoire de violences individuelles et collectives, de massacres et de guerre, d’oppression et de tyrannie » (p. 21) ; les relations sociales sont toutes des affrontements de force. Les enfants vivent dans ce climat et leur éducation en est marquée. C’est pourquoi « sans doute depuis le néolithique » (p. 21) ou « depuis au moins cinq mille ans » (p. 34), les sociétés humaines, si diverses soient-elles, ont en commun d’estimer indispensable de battre les enfants pour qu’ils soient convenablement élevés. Plus encore, cette sévérité est perçue comme un signe, voire une exigence, de l’affection qu’on leur porte et du bien qu’on leur veut. Dès lors, devenus adultes, ainsi formés -ou déformés- ils adoptent à leur tour la même attitude, de sorte que celle-ci se reproduira de génération en génération. La Bible elle-même, par ses vigoureux « Proverbes », diffuse les mêmes principes : « aimer = frapper et frapper = aimer » (p.29 et 59). Enfin et surtout, dans l’univers chrétien, il en va pareillement, notamment sous l’influence de la thématique décisive de Saint Augustin sur le pêché originel. Ainsi, le message de Jésus est étouffé, marginalisé et débordé par l’irruption de la répression. D’où une longue étude des auteurs, des institutions, des conduites familiales qui s’y adonnent aux époques successives, malgré, ici ou là, quelques nuances ou quelques exceptions d’inspiration plus libérale, vite neutralisées par le courant dominant.

Au terme de la lecture, on est à la fois sensible à la fréquente pertinence des analyses, mais aussi gêné par une approche plus militante que scientifique, qui cède à quelques excès dans les jugements portés sur les Eglises, ou à des approximations, notamment sur la théologie du péché originel (pp. 306 et sy.) ou sur la confirmation des idées de Jésus par la psychologie contemporaine (pp. 244 et 266) ! C’est un « devoir pour nous, écrit M. Maurel, de faire entendre ce qui n’a jamais pu se dire mais a bel et bien existé » (p.192). Encore ne faut-il pas manquer à l’équité ou procéder à des généralisations insuffisamment nuancées.

Quant à la thèse soutenue, et quoi qu’il en soit d’inexcusables dérives sadiques auxquelles se sont abandonnées des personnalités pathologiques et pathogènes, sans doute faut-il en complexifier l’interprétation. On peut en effet soutenir que la punitivité justement condamnée a été -et est-, chez beaucoup, liée à leur manque de confiance dans l’enfant. En effet, l’éducation d’un sujet n’est pas réductible et assimilable à la fabrication d’un objet. Elle est, par principe, aléatoire et risquée ; sa réussite n’est jamais garantie, car elle s’adresse à la liberté de celui dont elle espère l’adhésion ; et l’on sait combien de facteurs non maîtrisables peuvent la compromettre et la dévier. C’est pourquoi on peut échouer. De ce fait, beaucoup d’éducateurs estiment à tort qu’il ne faut pas céder à des illusions optimistes et que mieux vaut recourir à un dressage, dont ils croient, à tort aussi, que les effets seront meilleurs et détermineront les comportements escomptés. Aussi bien, le scepticisme à l’égard de l’éducation est chez beaucoup d’adultes, d’autant plus intense que l’enjeu est plus important. Et de fait, il s’agit bien, ici, de l’objectif ultime : le salut éternel. « Je n’ai qu’une âme, qu’il faut sauver », chantait-on naguère ! Il s’agit d’éviter la damnation, les tortures de l’enfer. Pour éviter une telle issue, ne s’impose-t-il pas, pensera-t-on, de mobiliser tous les moyens disponibles afin de prévenir cette issue, tenter de sauver, même malgré eux, les plus rebelles et les plus dévoyés ? La rudesse, alors, sera »bien un signe d’affection ». Elle ne signifie pas, une méconnaissance ou une trahison de l’esprit de Jésus, mais, plus simplement, elle apparaît comme un excès de zèle qui, source d’erreurs et de fautes, retourne contre lui-même au point de devenir malencontreusement contradictoire. Ainsi, désespérer de l’éducation et de l’éducabilité aboutit à égarer la raison et à entraîner une fidélité paradoxale, qui comporte de récuser objectivement le message de l’Evangile, au nom même duquel on le trahit.

Guy Avanzini