Paris – Presses de la Renaissance – 2015 – 248 p.
Ce livre se présente comme une véritable épopée, missionnaire et éducative : alliant simplicité et charité. Une religieuse raconte comment, venue en 1995 aux Philippines pour participer aux J.M.J., elle a été saisie par ce pays et la misère de sa jeunesse, au point d’y ressentir la conviction que sa vocation était d’y demeurer. C’est pourquoi, avec deux de ses consœurs, elle s’y installe en octobre 1997. Et, avec une confiance et un courage qui surmontent et défient les risques de l’inconnu et de l’inexpérience, toutes trois, au fil des jours, discernent dans la prière ce qu’il leur convient d’être et de faire. L’on éprouve, en lisant ces pages, l’anxiété qui fut la leur et l’on assiste, avec elles, à l’émergence de l’intuition qui allait les conduire : elles devaient, en dépit de la distance culturelle, s’attacher à apprivoiser les enfants des rues, s’en faire connaître et reconnaître, pour nouer avec eux un lien de confiance. Avec ces adolescents, à la fois victimes et auteurs de délits et crimes divers, parfois en prison, il fallait parvenir à engager une relation éducative dont l’objectif final était, pour leur famille comme pour eux, d’échapper aux bidonvilles. Il fallait leur offrir l’expérience, radicalement neuve, d’un climat de type familial, à l’exact inverse de l’exploitation et de l’abus qui étaient leur quotidien. Il fallait les engager dans une démarche du type proprement psychothérapique, pour leur donner le courage d’échapper à la corruption. D’où une série d’initiatives : « l’Ecole de vie », pour les filles, le « programme seconde chance », pour les garçons, puis pour les parents. Et ces finalités de plus en plus claires s’appuient, quel qu’en soit le degré d’élucidation, sur une anthropologie de la résilience, quotidiennement mobilisée. C’est toute une pédagogie qui s’invente et qui appelle des trésors d’ingéniosité : « nous tenions ensemble, dans une même compassion, des victimes et des délinquants. Les uns comme les autres, nous allions tout mettre en œuvre pour les remettre debout » (p. 90). C’est dire que cet ouvrage appelle respect et admiration et illustre la vitalité permanente de la pédagogie chrétienne, dont l’inventivité est incessamment réanimée par l’évolution des sociétés.
On signalera cependant un point surprenant : c’est le clair-obscur entretenu sur le plan canonique, tant en ce qui concerne les raisons de la rupture avec la communauté d’origine que le statut et les Constitutions des Missionnaires de Marie. Mais, plus globalement, ce livre pose à nouveau, et avec une acuité brutale, le problème de l’efficacité de l’action éducative. C’est la conviction de sa portée qui a convaincu Sœur Sophie de Jésus, comme tant d’autres depuis des siècles. Et il est bien évident qu’elle obtient des effets positifs, dont sont fournis des exemples démonstratifs. Cependant, on ne peut se défendre de deux inquiétudes corrélatives.
Face à l’immensité de la misère, notamment aux Philippines, l’entreprise éducative, pour admirable qu’elle soit, est-elle à la mesure du problème auquel elle s’attaque ? Et, même à supposer des décisions « politiques » qui en favoriseraient la multiplication, parviendrait-on à libérer des bidonvilles tous ceux qui s’y corrompent ou s’y détériorent ? En outre, quand on voit l’investissement spirituel qu’une telle action exige, peut-on trouver en nombre suffisant les serviteurs d’une telle cause. On voit bien ce qu’il faut faire, et qu’on doit le faire, mais y arriverait-on ? Voudrait-on et saurait-on le faire ? Certaines générations ont cru en un progrès collectif irréversible ; mais l’évacuation de cette foi a désormais induit du découragement, voire du désarroi. N’est-ce pas, en définitive, une question sociopolitique majeure de notre temps ? La force de ce livre, au delà de lui-même, c’est d’amener inéluctablement à poser ce problème sans, pour autant, détourner de ce qui est d’ores et déjà possible.
Guy Avanzini