Des racines pour l’avenir

Martin Dubois*

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Résumé : Etre aujourd’hui, dans notre enseignement catholique, désireux de concilier une posture réellement moderne et un ancrage vraiment chrétien, tourné avec espoir vers l’avenir, constitue un pari et un défi. Dans les cinquante dernières années, une remise en question régulière a fait la preuve que le projet éducatif de l’enseignement catholique en Belgique francophone est un système de références cohérent des rapports entre l’homme et la société, capable de résister à la réalité présente et de travailler à sa modification. Cette remise en question culminera lors de plusieurs momentum, donnant à voir ce que pourrait ou devrait être l’école de demain. Ils ont notamment permis d’établir un difficile équilibre entre tradition et ouverture et ainsi d’envisager, avec foi, un futur pour le projet éducatif de l’enseignement catholique dans un monde pluriel et marqué par les identités multiples.

Mots-clés : projet éducatif chrétien, pluralisme situé, communauté scolaire, alphabétisme religieux, primat de la personne

Une histoire

Le projet éducatif en Belgique francophone repose sur un socle, la tradition chrétienne de l’éducation, et sur une dynamique attentive à l’évolution du monde et de la société. Ce projet a une histoire, un passé et certainement un futur. Il se mêle ici et là aux aléas du temps et aux évènements qui s’y bousculent et le bousculent. Il est la spécificité de l’enseignement catholique.

S’il a résisté jusqu’à aujourd’hui et réussi à guider l’enseignement catholique, c’est aussi parce qu’il a pu être défini, pensé et mis en mots. C’est un travail considérable qui a été réalisé à maintes reprises depuis la seconde guerre mondiale.

Plusieurs documents peuvent ici être évoqués et témoignent de l’importance du travail accompli.

Le premier texte qui va initier cette dynamique est la déclaration Gravissimum educationis. Il s’agit en effet d’un texte fondateur sur l’éducation chrétienne. Il se propose d’adapter la tradition chrétienne de l’éducation aux évolutions sociétales de son temps et formule le message essentiel d’ouverture à la pluralité.

S’appuyant sur Gravissimum educationis, les responsables de l’enseignement catholique cherchent des réponses aux questions qui se posent à l’enseignement catholique dans la partie francophone de la Belgique. Nous pourrions même ajouter à toutes les questions qu’il se pose sur lui-même. Le modèle de l’enseignement catholique se trouve, au sortir de la seconde guerre mondiale et tout au long des trente glorieuses, dans un contexte qui évolue et qui connaît un processus d’effacement progressif des éléments et des références religieux pour donner à l’espace public un caractère laïc, non religieux, non sacré. Il lui faut dès lors trouver des réponses à la difficile question de son identité et même plus, de sa spécificité. Dix ans après Gravissimum educationis, en 1975, les principes seront posés dans le document Spécificité de l’enseignement catholique.

En 1995, les principes élaborés vingt ans auparavant seront actualisés. Le texte Mission de l’école chrétienne est ainsi rédigé à destination d’un public plus large. Le but est alors de redonner une cohésion à la communauté scolaire autour du projet éducatif chrétien. Pour cela, il était nécessaire de le rendre accessible tant dans la forme que sur le fond. Ce texte est resté depuis lors le cœur de la communication du projet éducatif de l’enseignement catholique en Belgique francophone. Il sera actualisé à deux reprises en 2007 et en 2014 pour y intégrer les orientations des deux importants Congrès d’orientation de 2002 et 2012.

Le congrès de 2002 est le quatrième jalon de ce projet en mouvement. Les conclusions de ce congrès sont d’autant plus importantes qu’elles vont offrir un concept novateur qui va servir, à la fois, de prisme pour comprendre les évolutions du monde et de phare pour guider la mise à jour du projet : le pluralisme situé.

Le congrès de 2012, notamment le texte Pour penser l’école catholique au XXIème siècle montre l’importance qu’a prise aujourd’hui cette notion dans le projet éducatif de l’enseignement catholique. En effet, comme nous le verrons dans la partie qui lui est consacrée, ce congrès redéfinit les enjeux de société qui se posent aujourd’hui et relève les ruptures politiques, économiques et culturelles qui la traversent. La réponse que le projet éducatif de l’enseignement catholique peut leur opposer, passe nécessairement par ce concept de pluralisme situé.

Ces quatre textes ont donc revêtu une importance cruciale dans le développement de notre projet et nous décrirons bien entendu plus en détails leur contenu. Il nous reste néanmoins une dernière remarque à faire et elle porte sur la temporalité de ces textes. 1965, 1975, 1995, 2002, 2012 sont les cinq années de publication de ces documents. Il est difficile de déterminer si le peu d’années qui s’écoulent entre chaque texte est le résultat d’une société qui évolue rapidement ou si un projet nécessite naturellement de se remettre régulièrement en question.

Une légitimité

Le projet éducatif de l’enseignement catholique n’est rien sans l’adhésion et la loyauté de la communauté scolaire dans son ensemble. Tant des prestataires des communautés éducatives des écoles que des usagers que sont les familles qui leur confient leurs enfants.

Il nous paraît donc important, avant d’analyser de manière approfondie son parcours, de donner de manière succincte quelques éléments au sujet de cette adhésion. Le lecteur pourra de cette manière, au cours de ce récit, garder à l’esprit que ce projet n’est pas resté le souci de quelques intellectuels mais qu’il a également constitué une référence de base pour tous.

En 1975, le texte Spécificité de l’enseignement catholique montre bien ce qui a longtemps été le principe d’adhésion : les parents, les élèves et les enseignants sont tenus d’accepter le projet éducatif. Pour les premiers, l’acceptation est une exigence requise lors de l’inscription. L’école s’engage d’ailleurs en contrepartie à exposer clairement ce projet. Pour les enseignants, les exigences sont plus strictes car on parle d’une véritable loyauté tant aux objectifs du projet qu’aux moyens mis en place. Compte tenu de leur engagement dans un enseignement d’inspiration religieuse, ils ne sauraient être exemptés d’être attentifs à cette dimension dans tous les aspects de leur vie personnelle ayant une répercussion sur leur tâche éducative.

Peu ou prou, ces considérations ne changeront pas dans les décennies qui suivront. Le texte Mission de l’école chrétienne, vingt ans plus tard, insistera encore sur la nécessité d’informer la communauté scolaire, c’est-à-dire tant les enseignants que les parents et les élèves, sur le projet éducatif d’une part, et de rechercher leur participation et leur adhésion d’autre part. Les congrès 2002 et 2012 insisteront, eux aussi, sur cet aspect primordial.

Nous devons néanmoins signaler un changement survenu dans le rapport à la foi. Spécificité de l’enseignement catholique demandait aux enseignants un engagement, en écho à l’inspiration religieuse de l’établissement. Au fil des années cependant, l’enseignement catholique prend acte de la sécularisation qui croît et qui commence à toucher son personnel. Le nombre d’enseignants engagés dans un chemin de foi tend à décroître et il est devenu, dans les faits, de plus en plus difficile de faire de cet engagement dans la foi une exigence. Cet état de fait est lucidement enregistré dans Mission de l’école chrétienne en 1995. Le congrès de 2012 évoque clairement ce qu’est devenu ce rapport à la foi lorsqu’il parle de la loyauté au projet et à son esprit :

« Si tous ne peuvent partager de l’intérieur les convictions qui l’inspirent, tous le respecteront et accepteront qu’il se développe. Chacun restera attentif aux questions et aux convictions d’autrui. »[1]

Gravissimum educationis – 1965

La déclaration sur l’éducation chrétienne, publiée sous le pontificat de Paul VI, est le fruit du travail du second concile œcuménique du Vatican[2]. Elle met en exergue, comme son titre en latin le dit explicitement, l’extrême importance de l’éducation dans le monde et le droit inaliénable de chaque individu d’en bénéficier. Gravissimum educationis définit le rôle dévolu à l’école en ces termes :

« Entre tous les moyens d’éducation, l’école revêt une importance particulière ; elle est spécialement, en vertu de sa mission, le lieu de développement assidu des facultés intellectuelles ; en même temps elle exerce le jugement, elle introduit au patrimoine culturel hérité des générations passées, elle promeut le sens des valeurs, elle prépare à la vie professionnelle, elle fait naître entre les élèves de caractère et d’origine sociale différents un esprit de camaraderie qui forme à la compréhension mutuelle. »[3]

Pour mener à bien ces missions, l’Eglise fixe, pour l’école, un ensemble de finalités auxquelles elle doit être particulièrement vigilante. Elle doit ainsi notamment viser à développer harmonieusement les aptitudes des élèves et leur permettre d’acquérir un sens des responsabilités. Elle doit aussi les former à la vie sociale, c’est-à-dire aider les étudiants à s’insérer dans la communauté humaine, à s’ouvrir au dialogue et leur permettre de contribuer à la réalisation du bien commun.

Ces finalités sont bien entendu communes à toutes les écoles. Elles ne sont pas propres à l’enseignement catholique, même si elles traduisent un point de vue sur la personne humaine qui peut sembler authentiquement chrétien. Le document Gravissimum educationis leur adjoint donc des finalités qui, pour l’Eglise, font de l’enseignement catholique une éducation spécifique.

« Ce qui lui appartient en propre, c’est de créer pour la communauté scolaire une atmosphère animée d’un esprit évangélique de liberté et de charité, d’aider les adolescents à développer leur personnalité en faisant en même temps croître cette créature nouvelle qu’ils sont devenus par le baptême, et finalement d’ordonner toute la culture humaine à l’annonce du salut de telle sorte que la connaissance graduelle que les élèves acquièrent du monde, de la vie et de l’homme, soit illuminé par la foi. »[4]

On peut déjà observer les prémices de ce qui deviendra la définition de la spécificité de l’école catholique telle qu’elle sera établie dix ans plus tard. Des éléments importants figurent en tout cas déjà dans la déclaration, notamment le souci de créer une communauté scolaire animée d’un esprit évangélique. C’est une dimension centrale qui sera réaffirmée par la suite. Quant à la prise en compte de la pluralité, elle est évoquée de manière succincte de la façon suivante :

« […]dans la conscience qu’elle a du très grave devoir de veiller assidûment à l’éducation morale et religieuse de tous ses enfants, l’Eglise se doit d’être présente, avec une affection et une aide toute particulière, aux très nombreux enfants qui ne sont pas élevés dans les écoles catholiques. »[5]

Ces propos sont à replacer dans leur temps mais ils traduisent le défi qui se posait alors à l’enseignement catholique, et qu’il cherchait à relever. Ce point mérite que nous nous y attardions. En effet, l’adaptation aux défis de son temps, est un puissant levier qui met en mouvement l’enseignement catholique et l’amène à réinterroger régulièrement son projet.

Rappelons quelques éléments essentiels de l’histoire belge afin de mieux éclairer notre propos. La pluralité est essentiellement constituée en 1965 par un dualisme entre monde des croyants, incarné très largement en Europe occidentale par le monde catholique, et monde des laïcs. La signature de l’accord belgo-marocain relatif à l’occupation de travailleurs marocains en Belgique, et qui sera d’ailleurs suivie quelques mois plus tard d’une convention similaire avec la Turquie, ne sera apposée qu’en 1964. Ce sera véritablement le point de départ d’un nouveau pluralisme. La situation en 1965 pour l’enseignement catholique en Belgique est donc duale et le défi qui se pose à lui consiste avant tout à permettre aux enfants de familles catholiques d’avoir accès à une scolarité qui convienne à leur foi.

Il faut cependant remarquer que cette ouverture à tous les enfants est également d’application pour les élèves qui ne fréquentent pas les écoles catholiques. L’Eglise annonce, en des termes qui témoignent explicitement de son désir d’ouverture, que toutes les écoles qui accueillent ces élèves lui sont « très chères ».

Gravissimum educationis est, comme nous l’avons vu, un texte fondateur du projet actualisé de l’éducation chrétienne. Les thèmes abordés ainsi que les principes énoncés forment la base de sa dynamique. Voici le schéma tel qu’il pourrait être résumé :

  • Une définition des enjeux auxquels l’enseignement catholique se trouve confronté et auxquels il doit apporter une réponse
  • La réponse à apporter passe naturellement par une redéfinition de ce qui fait la spécificité de l’enseignement catholique

Deux constats méritent d’être faits à l’aune de ces réflexions. Le premier de ces constats porte sur l’attitude résolument proactive de l’Eglise dans cet exercice. A aucun moment, il n’est question d’aller à l’encontre des évolutions de la société ni de refuser à l’enseignement catholique une possibilité d’adaptation. Le second constat est celui d’une éducation chrétienne qui commence à entrevoir la question de la pluralité. Elle infiltrera au fur et à mesure son projet éducatif, au gré des changements de populations scolaires et de l’apparition de points de vue divers.

Spécificité de l’enseignement catholique – 1975

Le besoin de redéfinir ce qui fait la spécificité de l’enseignement catholique en Belgique francophone s’est fait ressentir assez tôt après le second concile œcuménique du Vatican, dans l’esprit de Gravissimum educationis. Dès 1972, se met en place un conseil général de l’enseignement catholique qui s’empare de cette question. Les groupes de travail parviendront au bout de trois ans à rédiger un document intitulé « Spécificité de l’enseignement catholique ». Comme l’explique clairement le préambule de ce document, il s’agit de répondre à un certain malaise vis-à-vis de l’identité chrétienne.

« Dans quelle direction voulons-nous orienter l’évolution de l’école catholique ? Quel est son projet éducatif chrétien ? En d’autres mots, nous voulons affirmer nettement l’identité de l’enseignement catholique, afin de dissiper tous doutes et toute ambiguïté à ce sujet et de libérer ainsi les esprits. Les temps semblent mûrs. Au cours de la dernière décennie, on a beaucoup parlé d’identité et de crise d’identité. […] Si je veux sortir d’une crise d’identité, je dois retrouver la constante de l’ensemble de mes tâches. »[6]

Le document définit alors en des termes clairs l’objectif premier de l’enseignement catholique :

« […] aider tous les élèves à atteindre le maximum d’épanouissement et de rayonnement dont ils sont capables, tant au point de vue humain que chrétien. Cela veut dire que tous les élèves doivent faire l’objet d’une attention particulière. »[7]

On peut observer l’évolution qui a déjà été opérée depuis Gravissimum educationis quant à l’ouverture de l’école à d’autres élèves. La pluralité devient une composante essentielle de la population scolaire. Pour preuve, la manière dont la crise de l’identité chrétienne et le climat scolaire sont définis dans le préambule.

« Jadis, le caractère chrétien d’une école se distinguait surtout par l’obligation qui imposait aux élèves d’entrer dans un cadre de pensée et de rites déterminés d’avance par une communauté croyante. Cette perspective se comprenait dans une société chrétienne cohérente et stable. […] Aujourd’hui, dans une société caractérisée par la pluralité des options et des perspectives, il importe que chacun apprenne à se situer lucidement et librement face aux problèmes essentiels de la vie. […] les jeunes ont à apprendre une démarche personnelle de foi plutôt que des connaissances religieuses fixées une fois pour toutes. »[8]

Face à ce défi que la reconfiguration nouvelle de la société lance à l’identité de l’école catholique, les rédacteurs du conseil général de l’enseignement catholique redéfinissent ce qui fait la spécificité de leur enseignement. La dynamique de ce texte est donc bien identique à celle de Gravissimum educationis. Ce n’est pas la seule similitude puisque deux composantes essentielles sont à nouveau évoquées : la communauté scolaire et l’esprit de l’Evangile. D’une part, la communauté éducative doit promouvoir l’ouverture à tous, la qualité des relations et la possibilité de dialogue. D’autre part, la caractéristique essentielle de l’école doit être la promotion de valeurs en référence constante, non seulement verbale, mais vécue, au Christ et à l’Evangile.

S’il montre de nombreuses similitudes avec la déclaration sur l’éducation chrétienne, ce texte en diffère néanmoins en un point important. L’environnement de l’enseignement catholique commence en effet à changer. Il se trouve dans un contexte qui évolue et qui connaît un processus d’effacement progressif des éléments et des références religieux pour donner à l’espace public un caractère laïc, non religieux, non sacré, et des questions se posent sur son identité. On perçoit, à ce moment, la nécessité de réaffirmer le caractère catholique de l’enseignement.

« En formulant l’identité de l’école catholique, […] on ne doit pas oublier qu’il y a eu un Deuxième Concile de Vatican qui fait luire la lumière de l’Evangile et des signes des temps, cette lumière qui aide à sortir de leur crise d’identité les fidèles qui s’ouvrent à elle. En tant que chrétiens, nous voulons des écoles catholiques. »[9]

Mission de l’école chrétienne – 1995

Ce document Spécificité de l’enseignement catholique sera l’expression du projet éducatif des écoles catholiques pendant 20 ans. Comme l’avaient prédit et conseillé ses rédacteurs,

« […] il appartient à toutes les parties concernées par la vie de l’école de procéder ensemble à l’évaluation périodique du projet éducatif et à son éventuelle adaptation […] »[10].

Ce texte sera donc mis à jour en 1995 sous le nom de Mission de l’école chrétienne.

S’il s’agit bien d’une mise à jour du texte Spécificité de l’enseignement catholique, on ne peut cependant pas le réduire à cela. De fait, en changeant de nom, il a également changé de nature. Il ne s’agit plus de penser son identité et de la réaffirmer, mais véritablement de mettre en mots un projet éducatif cherchant à tenir ensemble ouverture à tous et enracinement dans la conviction chrétienne.

« Mission de l’école chrétienne » connaîtra deux actualisations, respectivement en 2007 et en 2014, pour intégrer les conclusions des congrès de 2002 et 2012. S’il instaure une dynamique nouvelle d’ouverture à la pluralité, il assure aussi une continuité.

Gravissimum educationis, en 1965, avait posé le fondement d’un projet éducatif pour les écoles catholiques à travers le monde : créer une communauté scolaire animée par un esprit évangélique. Il s’est évidemment avéré nécessaire d’aménager ce texte fondateur, à visée universelle, aux particularités du temps et du lieu. Ainsi, le contexte de l’époque en Belgique francophone conduit à réaffirmer clairement, en 1975, le caractère chrétien de l’enseignement dans Spécificité de l’enseignement catholique. Mission de l’école chrétienne, en 1995, enregistre lucidement les mutations qui traversent la société belge à la fin du vingtième siècle sans renoncer au principe fondamental du projet éducatif des écoles catholiques établi trente ans plus tôt. En ce sens, Mission de l’école chrétienne constitue, pour l’heure, un état de maturité du projet dans une fidélité renouvelée à la tradition chrétienne de l’éducation.

Aux constats,

« Aujourd’hui les institutions chrétiennes sont transformées notamment par la reconnaissance de l’autonomie des réalités profanes et par la pluralité des convictions et des cultures qui s’y retrouvent. Ces transformations amènent les écoles à porter un regard nouveau sur leur identité […] » [11]

Mission de l’école chrétienne répond dans la continuité que :

« L’école chrétienne a donc la conviction qu’elle n’humanise en plénitude qu’en ouvrant à Dieu et au Christ. La mission de l’école chrétienne est ainsi une vocation toujours à remplir. »[12]

Le congrès de 2002

Le texte de base de 1995 ne sera modifié ni en 2007, ni en 2014. Il sera néanmoins augmenté des apports des deux congrès importants que l’enseignement catholique en Belgique francophone organisera en 2002 et 2012.

En effet, à la fin du vingtième siècle, la société connaît des changements considérables. Plusieurs éléments méritent d’être relevés pour rendre compte de la mutation qui s’opère alors: le premier de ces éléments est le boom économique que connaissent les États-Unis tout au long de cette décennie grâce au développement prodigieux des technologies de l’information et de la communication. Le numérique entre véritablement dans la vie des gens. Un second élément est l’effritement de l’URSS, et un troisième est la victoire des idées néolibérales soutenues par les gouvernements de Ronald Reagan et de Margareth Thatcher. Enfin, ce siècle s’achève sur l’attentat du World Trade Center en 2001 qui augure tous les changements géopolitiques et politiques que nous connaissons actuellement.

Face à ce monde qui change, bien plus brusquement, reconnaissons-le, au cours de ces seules années 1991-2001 que durant les 20 années qui précédèrent cette décennie, le projet de l’enseignement catholique doit de nouveau s’adapter. Comme de coutume, on ne saurait apporter de réponses justes aux nouveaux défis si on ne les définit pas suffisamment. Le congrès de 2002 va ainsi en identifier trois :

  • L’individuation

« Ce terme désigne le mouvement par lequel l’individu se pense à partir de lui-même et non plus d’abord en référence à des normes sociales. […] le droit individuel tend à primer sur le devoir, et la construction personnelle sur la participation à la construction sociale. De ce fait et en raison de la sécularisation […] on assiste aussi à une privatisation des convictions politiques et religieuses. Cette privatisation va de pair avec une forme de tolérance qui reconnait à chacun le droit de mener l’existence qui lui convient sans avoir à se justifier. »[13]

  • La sécularisation

« […] tant au niveau du corps pédagogique que celui des élèves, la référence explicite à la Tradition chrétienne ne s’impose plus ; les pratiques n’y sont guère plus fréquentes que dans la moyenne de la société. Le pluralisme des convictions est désormais une réalité factuelle dans les écoles et les références morales s’y construisent comme dans le reste de la société, de manière largement autonome. »[14]

  • La montée en puissance du marché économique

« […] la globalisation du marché, favorisée par les avancées technologiques, s’accompagne d’une nouvelle forme d’idéologie. Articulée autour de valeurs managériales telles que la rentabilité, l’efficacité, la qualité ou la flexibilité, cette nouvelle idéologie imprègne des pans entiers de la vie sociale, mais aussi privée. La production et la consommation tendent à se présenter comme les modes de positions sociales privilégiés. »[15]

Ces trois changements, chacun à leur manière, permettent et accentuent les formes de dualisation. Les droits individuels supplantent progressivement des droits sociaux élémentaires tels que le droit au logement ou à l’instruction. L’affaiblissement des mouvements collectifs isole les strates de population les plus précaires. Les évolutions de l’économie accentuent le fossé entre ceux qui jouent « le jeu du marché » et les autres. Un écart se creuse non seulement entre les individus mais également entre les établissements scolaires. Alors que son projet donne une place particulière à l’option préférentielle pour les pauvres, l’enseignement catholique constate que certaines de ses écoles scolarisent des publics clairement nantis ou des publics clairement défavorisés.

Ces tendances concourent chacune à leur manière à faire émerger un défi fondamental : celui d’une refondation du lien social et de la solidarité. Cela pose de nombreuses questions à l’enseignement catholique.

Que peut faire et proposer l’enseignement catholique face à cela ? Faut-il abandonner le caractère catholique de l’enseignement et s’ouvrir pleinement à la pluralité ? L’enseignement doit-il devenir le lieu de transmission des valeurs sociétales qui permettent au consensus d’exister en dehors de toute conviction ? Qu’en est-il de l’option pour les pauvres dans les établissements ?

Nous pouvons aisément imaginer que toutes ces questions aient pu être posées à l’aune de ce monde qui change dans ses aspects sociaux ou géopolitiques. Il fallait dans tous les cas opérer un choix entre abandonner son identité ou la repenser. Force est de constater que ce dilemme sera habilement surmonté car les réponses qui seront apportées alors sont toujours d’actualité et peut-être même davantage aujourd’hui qu’hier.

Retour sur la genèse d’une réponse : dans la préparation du congrès de 2002, les membres des groupes de travail ne peuvent que constater que les valeurs du marché commencent à envahir l’enseignement. Les savoirs n’auraient alors que la valeur octroyée par leur utilité. L’école devient, en ce sens, le lieu de formation d’individus destinés à s’insérer sur le marché du travail. Tous les savoirs enseignés devraient donc logiquement être soumis à cet impératif. Pour en vérifier l’efficacité, il sera alors possible de recourir aux références du monde économique telle que la performance. L’enseignement catholique ne peut se résoudre à accepter ces contraintes et en expose clairement les raisons :

« [Cela constituerait] un rétrécissement de la raison à la seule raison instrumentale […] Ce rétrécissement de la raison appelle une forme de résistance éthique, singulièrement lorsqu’on se réfère à la tradition chrétienne. […] La fidélité aux intuitions et à la mémoire proprement subversive de l’évangile exige, tout au contraire, d’aborder la réalité dans toutes ses dimensions et de mettre la raison au service d’actions humanisantes, porteuses de justice.

Un service de la « raison large » est donc le seul programme d’école dont l’éthique est compatible avec une référence à l’évangile. Les connaissances dispensées à l’école doivent s’étoffer d’une réflexion sur les fins qu’elles servent. Les limites du savoir doivent être exposées sans réticence. Il s’agit de former, plutôt que des agents, des acteurs sociaux. »[16]

Très clairement, en agissant de la sorte, on réaffirme l’ancrage dans la tradition catholique et l’attachement à ses valeurs. Néanmoins, faire le choix de ne pas renoncer à la tradition chrétienne et refuser de se plier aux nouvelles aspirations du temps ne suffit pas. Il faut pouvoir redonner un nouveau souffle et aller plus loin que la référence à un enseignement à la lumière de l’Evangile. Il faut être capable d’ancrer le projet éducatif de l’enseignement catholique dans ce nouveau siècle. Pour cela, le congrès 2002 va donner au projet sa forme actuelle en forgeant un nouveau paradigme : le pluralisme situé.

« […] le pluralisme des convictions est désormais un fait. Il est dès lors nécessaire de reconnaître l’autonomie de la personne dans le discernement moral et la construction du sens : sans cela, l’ouverture pluraliste risque bien de n’être qu’une façade suspecte. C’est reconnaître donc que des convictions plurielles doivent trouver leur place au sein d’une école catholique. »[17]

On remarquera la continuité de ce passage avec l’orientation déjà adoptée au sujet du pluralisme et de l’ouverture de l’enseignement catholique. Spécificité de l’enseignement catholique l’avait en effet balisée quand il affirme qu’il s’agit de permettre à chacun de se placer librement face à la foi en faisant preuve d’une démarche personnelle. Cette fois, cependant, il ne s’agit plus de laisser chacun trouver le chemin de la foi à sa manière ou d’enregistrer un état de fait.

« Le pluralisme n’est pas une tolérance molle. Il est au contraire un lieu actif, où dialoguent des identités qui peuvent se dire sans écraser l’autre…ni s’écraser. »[18]

En s’arrêtant là, on court hélas le risque de voir apparaître des contradictions entre ce pluralisme et l’identité chrétienne. Il faut pouvoir équilibrer harmonieusement les deux. Le caractère catholique de l’enseignement ne doit pas empêcher l’affirmation d’autres identités et, inversement, la pluralité ne doit pas affaiblir l’affirmation chrétienne. Lucidement, les membres des groupes de travail du congrès 2002 vont poser trois conditions à respecter :

  1. L’école doit être un lieu de dialogue

« L’école est par excellence le lieu où peuvent se conjuguer raison et convictions ; il importe donc que ces dernières (qu’elles soient religieuses ou non) y trouvent un lieu pour s’exprimer, pour se confronter à la raison et pour dialoguer entre elles. […] »[19]

  1. L’école doit pouvoir aborder la question des convictions

« Pour cela, tous les acteurs de l’école catholique doivent accepter –à rebours du discours ambiant-le principe selon lequel les convictions ne peuvent être purement et simplement reléguées dans la sphère privée. […] »[20]

  1. Et tout cela prend place dans le cadre spécifique d’un enseignement qui reste catholique

« On parlera dès lors de pluralisme situé. L’école catholique s’inscrit dans une histoire et une tradition, celles du christianisme, dont la mémoire et les intuitions continuent de l’inspirer. Celles-ci demeurent les références qu’elle entend traduire dans ses orientations et actions concrètes, tant pédagogiques qu’institutionnelles. Si elle travaille avec bonheur avec toutes celles et tous ceux qui se reconnaissent dans son projet tout en ne partageant pas nécessairement ses références […], l’école catholique n’occulte pas, pour autant, ses sources d’inspiration et les exigences éthiques qui les accompagnent. »[21]

Ces trois conditions sont fondamentales. Elles opèrent entre elles des synergies qui constituent pour le projet éducatif de l’enseignement catholique une ressource cohérente et lui donnent une base solide. Nous proposons de nous pencher un moment sur ces synergies et leurs implications.

Pensons tout d’abord à la relation entre lieu de dialogue et tradition chrétienne. En acceptant ces deux principes, on trouve une réponse adéquate contre le phénomène alarmant de l’ « analphabétisme religieux ». C’est-à-dire, l’apparition de ce qu’Olivier Roy appelle les religions sans culture[22]. La perte culturelle est, en effet, une perte de repères historiques sans laquelle on ne saurait appréhender d’une manière juste le phénomène religieux. Ce sont des pans entiers des traditions religieuses qui deviennent indéchiffrables.

« Le religieux demeure pour ainsi dire isolé, sorti des cultures traditionnelles où il est né, écarté des nouvelles cultures où il est censé s’intégrer.»

La deuxième relation qui mérite d’être examinée est celle qui unit expression des convictions et lieu de dialogue. Si on souhaite distinguer la particularité de l’enseignement catholique au sein d’un débat, il faut être capable de l’exprimer avec des mots justes et dans le respect de la raison. On ne saurait imaginer de dialogue et d’expression juste de sa foi sans un nécessaire travail d’appropriation, nourri de connaissances et de travail critique.

Enfin la troisième relation qui opère une articulation entre tradition chrétienne et expression de convictions est la volonté de l’enseignement catholique de rendre compte de la tradition à laquelle il se réfère. Cela est légitime et lui permet d’en montrer l’originalité. Nous souhaitons cependant éviter toute confusion dans l’interprétation qui pourrait être faite de ce point. Il ne s’agit pas de chercher l’adhésion des élèves mais bien de transmettre un savoir et une mémoire.

Comme nous venons de le voir, le travail réalisé au cours de ce congrès 2002 est imposant. Le monde avait été bouleversé au cours de cette fin de siècle et cela nécessitait une réponse forte de la part de l’enseignement catholique. Il lui fallait une fois de plus se repenser mais, cette fois-ci, dans deux directions opposées. Jusqu’alors, depuis Gravissimum educationis, l’enseignement convictionnel était sur la défensive : protéger une tradition chrétienne contre la sécularisation et l’effacement du religieux. Ce type de menace est représenté au moment des travaux du congrès par l’émergence des valeurs économiques et de leur cadre normatif. Pour les contrer, l’enseignement catholique sent la nécessité d’une affirmation forte, légitime et décomplexée d’un ancrage dans sa tradition religieuse.

C’est là une attitude bien plus proactive vis-à-vis de l’enseignement et l’expression de la tradition chrétienne de l’éducation. Le rapport au religieux a évolué depuis 1975. Alors que précédemment, on permettait à l’élève de se positionner à sa manière par rapport à l’apprentissage raisonné de la foi chrétienne, aujourd’hui, on ressent le besoin de donner une éducation religieuse à tous quel que soit leur religion. L’aptitude au dialogue interreligieux devient une des dimensions d’un individu pleinement accompli, épanoui et apte à jouer un rôle dans la société.

Les conclusions du congrès 2002 ont cependant négligé certains aspects qui n’avaient jusqu’à présent jamais été omis dans les documents. L’absence de réflexions spécifiques sur la communauté scolaire ou sur l’épanouissement de l’élève mérite ainsi d’être soulignée. Ces éléments ne sont pas pour autant oubliés. Ils n’ont été, pour ainsi dire, que mis entre parenthèses face à l’urgence des questions du moment. Ils referont d’ailleurs leur apparition 10 ans plus tard…

Pour penser l’école catholique au XXIe siècle – 2012

« […] l’école catholique a choisi une voie particulière. Elle a réussi à construire une communauté scolaire, qui, en principe, permet d’ouvrir un espace d’autonomie. Cette capacité d’auto-organisation est la première ressource de notre école. »[23]

Ces quelques mots sont tirés de l’introduction des conclusions du second congrès de l’enseignement catholique organisé en 2012 « Pour penser l’école catholique au XXIe siècle ». Le thème de la communauté scolaire y fait un retour remarqué. Diverses raisons concourent à la prise ne compte de cette dimension que le précédent congrès avait laissée en suspens. Pour comprendre ce retour et cet intérêt renouvelé, il faut pouvoir comprendre pourquoi ces thèmes avaient été tenus suspens en 2002.

La première raison est que les analyses qui en avaient été faites restaient pertinentes. Le développement de l’individu et la communauté scolaire avaient déjà été abordés dans les textes précédents soit en 1995 pour le premier et en 1975 pour le second. Fondamentalement, au vu des défis de l’enseignement catholique en 2002 tels que nous les avons évoqués précédemment, aucun nouveau paradigme sur l’individu n’avait émergé. Certes on voyait poindre la montée de l’individuation mais on avait assez rapidement considéré que son impact premier se faisait sur le rapport à la foi.

La seconde raison permet sans doute de mieux comprendre cette interprétation de l’individuation. Nous parlons ici de la refondation du lien social et de la solidarité rendue nécessaire par la pluralité et le climat sociopolitique agité qui suivra l’attaque sur le World Trade Center. L’urgence des questions qui se posent en 2002 relègue à l’arrière-plan le développement de l’individu et la communauté scolaire.

Ces deux raisons donnent un éclairage sur ce qui a poussé les organisateurs de ce congrès 2002 à prioriser certains éléments par rapport à d’autres. Mais ce qui explique les priorités définies pour le Congrès de 2012 tient aussi à des mutations de la société peu perceptibles en 2002. Ainsi, la montée en puissance du numérique. On ne pouvait pas nécessairement imaginer en 2002 que le numérique modifierait la façon dont un individu se pense. Cette révolution porte plusieurs noms tels que Facebook, YouTube ou Twitter. Ces noms, devenus courants, ne sont pourtant apparus respectivement qu’en 2004, 2005 et 2006. Cela veut dire que cette invasion du numérique et son rôle dans l’individuation ne sont apparus qu’ultérieurement au congrès de 2002. Ces prémices qu’on peut déceler à la fin des années 90 et au début du 21e siècle sont bel et bien devenues une réalité sociale en 2012. Le projet doit être remis en phase avec la société et ce sera la mission du congrès de 2012 que de la penser à frais nouveaux.

Le contexte de ce congrès va amplifier ce besoin d’adaptation. On connaît bien entendu les évènements qui se sont déroulés dans les années 2000, marquées par des guerres au Moyen-Orient et des attentats terroristes. On peut aisément imaginer que des antagonismes se soient exacerbés au sein même des classes comme en réponse à cette nouvelle donne géopolitique. La situation économique ne saurait être oubliée avec l’éclatement de la crise des subprimes à partir de 2007 et les nombreuses contraintes budgétaires qui la suivront et qui se manifesteront également dans le domaine de l’enseignement. D’autres évènements vont, eux aussi, bousculer l’institution scolaire en Belgique francophone. Le décret « Missions »[24] en 1997 inaugure un processus de contrôle et de vérification des résultats qui vont avoir pour effet d’introduire la sphère économique dans l’école. Quatre décrets importants entrent en vigueur au cours de cette décennie 2000 : le décret portant sur le « pilotage du système éducatif »[25] en 2002, les décrets instituant des évaluations externes[26] et enfin le décret relatif à l’inspection[27] en 2007. Tous ces éléments vont à leur manière peser sur la liberté de l’enseignement en général et celle de l’enseignement catholique en particulier, et par conséquent bousculer ses fondements identitaires. Afin de dresser un portrait complet de cette décennie législative, on ne saurait omettre de citer un décret de 2009 intitulé « encadrement différencié »[28] qui va confirmer l’intuition du congrès de 2002 concernant l’option préférentielle pour les pauvres.

« En ce début de XXIe siècle, la crise de l’école est sur toutes les lèvres. Les symptômes de cette crise sont multiples et bien connus : trouble de l’identité professionnelle des enseignants, problème d’autorité dans l’exercice quotidien des missions scolaires, surcharge organisationnelle de l’école appelée à gérer des problèmes sociaux, multiculturalisme des publics et des enseignants, sentiment permanent d’inadaptation des savoirs enseignés aux attentes sociales… […] Plus que jamais, l’école constitue une institution fondamentale de nos sociétés. Mais ses missions et ses spécificités sont aujourd’hui beaucoup moins claires qu’elles ne l’étaient dans la seconde moitié du XXe siècle. »[29]

Le congrès 2012 doit donc aller plus loin que ne l’avait fait le congrès de 2002, 10 ans plus tôt. Il faut pouvoir faire preuve d’audace et proposer une refondation sur des bases claires et adaptées au monde contemporain. Il faut pour cela être en mesure d’appréhender la mécanique complexe des mutations à l’œuvre dans la société. Comme pour toute démonstration, il faut choisir une hypothèse de départ sur laquelle il sera possible de développer une logique. Les membres du congrès choisirent celle-ci : le monde contemporain est en proie à un processus de différenciation des sphères sociales. Différenciations des valeurs, des savoirs et des acteurs qui créent in fine trois sphères distinctes. Ces différenciations engendrent des ruptures.

La première rupture est politique

« Le pouvoir ne vient plus de Dieu mais des conventions passées librement entre les hommes. Cela signifie que le pouvoir politique se détache du pouvoir religieux mais aussi du pouvoir économique (la coupure entre l’Etat et la société civile, siège du marché et de la famille […]). »[30]

La deuxième rupture est économique

« Tournées vers l’accumulation, la croissance et l’innovation, nos sociétés ont bouleversé la vie matérielle et économique de l’Occident […] De cette manière, l’économie se détache de la gangue des traditions culturelles et religieuses ; elle s’autonomise progressivement par rapport à l’Etat et aux acteurs politiques. Elle constitue un cosmos de valeurs et d’instances de coordination indépendant de la religion. »[31]

La troisième rupture est culturelle

« Elle est caractérisée par une sécularisation des sociétés occidentales. […] nous pouvons avancer que, dans tous les cas de figure, s’observe une différenciation institutionnelle entre une sphère religieuse qui se spécialise dans sa mission de rendre compte du « sens du sens » et le reste de la société. On observe en conséquence une relativisation progressive du phénomène religieux. La conséquence de cette sécularisation fut la liberté de plus en plus importante accordée à la science moderne et à ses applications techniques d’une part, aux arts d’autre part. C’est dire qu’une sous différenciation a progressivement traversé la culture moderne, qui eut de profonds impacts sur les programmes scolaires. »[32]

Ces trois sphères tendent à se séparer au fil du temps en suivant leur propre développement. Considérant qu’elles sont chacune porteuses de leurs propres valeurs, elles créent des zones de tension au sein de la société. L’école est elle aussi touchée par ces tensions qu’elle peut à la fois subir, arbitrer ou amplifier. Quoiqu’il en soit, force est de constater qu’il faut retrouver une convergence entre ces sphères pour retrouver une harmonie dans la société. Une convergence car il serait illusoire de penser résoudre le problème en survalorisant l’une de ces sphères par rapport aux deux autres. Ainsi, la domination de la sphère politique dans la première partie du XXe siècle a conduit aux dérives que l’on connaît.

La convergence harmonieuse est donc la meilleure solution et elle passe par deux canaux :

  • La construction d’institutions d’interface dans toutes les sphères de la société afin d’assurer la perméabilité des sphères à d’autres valeurs
  • La configuration de personnalités autonomes aptes à synthétiser toutes ces valeurs non conciliées

L’école est naturellement au cœur de ce deuxième processus. Qui, sinon elle, peut permettre l’épanouissement et la construction des individus ?

« Ces exigences éducatives sont déléguées à l’école qui, du coup, doit construire ses pratiques en décalage et en articulation avec les autres sphères sociales. […] Mais à vrai dire, l’école est obligée d’ordonner son projet dans la claire conscience du caractère contradictoire, mais aussi complémentaire de ces exigences. La surcharge et l’envahissement de l’école contemporaine tiennent à la décomposition des formes institutionnelles de compromis et de hiérarchisation de ces exigences différenciées : dans la mesure où plus de travail d’intégration sociale est imposé à l’individu, l’école […] est sollicitée de tous les côtés et devient elle-même incapable de hiérarchiser les demandes en fonction d’un projet cohérent fixant des priorités. Nous nous trouvons dans le cercle vicieux d’une crise d’intégration sociale. C’est à partir de cette problématique qu’il convient donc de poser la question de la culture scolaire. »[33]

Il nous paraît utile à ce moment de nous rappeler quels étaient les concepts de développement de l’individu et de communauté scolaire promus jusqu’alors.

Pour mieux appréhender les modifications qui sont opérées, nous devons revenir tout d’abord à Mission de l’école chrétienne, en 1995. Voici les points importants qui méritent d’être retenus au sujet du développement de l’individu :

  • L’école considère l’élève dans sa singularité
  • Elle développe la personnalité toute entière de l’élève
  • Elle vise à former des citoyens
  • Elle assure le développement des aptitudes nécessaires à la vie économique et professionnelle
  • Ces objectifs sont communs à toute la communauté scolaire

Pour avoir une définition de ce que doit être cette communauté scolaire, il faut se référer au document Spécificité de l’enseignement catholique. En voici les caractéristiques essentielles :

  • L’ouverture à tous
  • La qualité des relations
  • La possibilité de dialoguer

Ces approches sont-elles encore adaptées à la vision développée au congrès de 2012 ? Rien n’est moins sûr. Le congrès de 2012 va ainsi reformuler ce que l’école doit viser comme finalités et par là même ce qui rend l’enseignement catholique particulier, y compris dans cette perspective renouvelée du monde.

« Notre culture déborde donc le curriculum et l’utilitarisme ; elle leur adjoint l’expérience d’un milieu de vie et la mise en œuvre d’une conception morale de l’épanouissement humain. […] Notre école se définit […] comme un projet culturel autonome. »[34]

La spécificité de l’enseignement catholique existe et elle a un sens. Mais quel est ce sens dans le monde contemporain ? Il faut pouvoir redonner une identité forte au projet de l’école catholique. Le constat qui est fait confirme les intuitions précédentes : mieux l’enseignement catholique sera en mesure d’affirmer son identité distincte, mieux il saura faire face aux défis qui se posent à lui. Et pour le XXIe siècle, mieux il pourra se connecter, de manière autonome, aux différentes sphères. Quatre prises de conscience vont permettre de baliser ce que doit être cette identité:

  • La conscience de l’irréductibilité de toute forme culturelle à un donné naturel et spontané
  • La conscience de l’intersubjectivité du sens et de la validité des savoirs
  • La conscience de l’indissolubilité des contenus et des méthodes
  • La conscience du temps des apprentissages individuels et collectifs

Ces différentes prises de conscience sont bien évidemment un héritage du congrès de 2002 et de manière générale, de toute l’évolution que nous décrivons depuis Gravissimum educationis. On retrouve le service de la « raison large » qui avait guidé le premier congrès. L’individu doit être capable de penser ce qui lui est appris et le remettre dans un contexte général. C’est pour cela que l’enseignement catholique insiste sur l’importance de penser les religions dans leurs histoires ou encore sur la nécessité de réfléchir sur les fins que servent les connaissances dispensées à l’école. Cette « raison large », nous le rappelons, avait été définie comme le seul programme d’école dont l’éthique est compatible avec une référence à l’évangile. Autrement dit, le projet d’une école authentiquement catholique ne sera réalisable qu’à ce prix, celui d’intégrer pleinement ces quatre dimensions lorsqu’il faut penser l’identité.

« Au centre de notre projet se maintient donc un objectif d’émancipation que nous ne renions pas – il est constitutif à la fois de la tradition chrétienne et de la modernité culturelle, politique et économique. Cette émancipation requiert des capacités de jugement et d’action que, selon une tradition établie, nous pouvons sommairement classer dans quatre registres : cognitif, pratique, esthétique et religieux. »[35]

La tradition chrétienne est, une fois de plus, désignée comme constitutive du projet éducatif de l’enseignement catholique. Elle n’est pas abandonnée mais réaffirmée. On lui donne un sens dans ce XXIe siècle qui débute. L’enseignement catholique doit y puiser des réponses à la surcharge de demandes qui lui sont adressées.

« L’école contemporaine, qui souffre de la surcharge des demandes sociales qui lui sont adressées, pourrait donc trouver son salut dans un recentrage, une re-hiérarchisation de son projet autour d’un concept exigeant de culture et d’épanouissement personnel. C’est pourquoi la spécificité de la culture scolaire peut être réaffirmée avec fermeté mais sans morgue. Jamais l’école ne pourra remplir le rôle qui est le sien dans les sociétés complexes si elle se dépouille de sa capacité à définir elle-même, avec précision, les frontières de sa mission. En son sein les contraintes politiques et économiques doivent céder le pas devant des exigences qui tiennent à la validité culturelle et aux logiques éducatives. »[36]

Nous avons succinctement évoqué ce que doit être le développement des individus et une communauté scolaire au sein du projet éducatif de l’enseignement catholique. Ces thèmes n’avaient pas été abordés en 2002 et leur omission méritait d’être compensée. Au contraire le rapport à la foi avait trouvé une place particulière lors du congrès de 2002. Le pluralisme situé lui avait donné un nouveau souffle et une nouvelle orientation. Un travail conséquent avait donc déjà été réalisé et une décennie plus tard, le besoin ne se fait pas sentir de le repenser.

« La tâche de l’école est donc d’introduire les jeunes au questionnement religieux, non pas malgré ou contre le monde contemporain, mais en raison de leur appartenance en ce monde, un monde où nous ne pouvons pas échapper à la tâche de l’interprétation. Il ne s’agit pas de transmettre des traditions par esprit de conservatisme, mais d’accompagner des démarches contemporaines qui témoignent d’un rapport créatif à des traditions. »[37]

Le congrès de 2012 va cependant plus loin en dégageant des tendances d’évolution de ce rapport à la foi que sont :

  • L’individualisation du religieux
  • La mutation institutionnelle du religieux
  • La globalisation du religieux

L’école catholique doit être particulièrement vigilante à ces tendances et refuser de les subir. Il est même possible d’y voir des opportunités nouvelles et notamment pour la jeunesse. En réponse à l’individualisation du religieux, l’enseignement catholique doit fournir aux jeunes la capacité de chercher seuls leur chemin grâce au dialogue, à la connaissance de la tradition et au sens critique. En réponse à la crise de l’autorité institutionnelle du religieux, l’enseignement doit pouvoir profiter de l’opportunité d’ouverture que recèlent les processus de recollectivisation, notamment chez les jeunes. En réponse à la globalisation du religieux, l’école catholique doit être capable de montrer que la pluralité peut être une chance.

En combinant à la fois ces considérations sur le développement de l’individu, de la communauté scolaire et du rapport à la foi, nous sommes en mesure de donner quatre orientations axiologiques cruciales pour l’école :

  • L’excellence des études
  • Le primat de la personne
  • La rencontre de l’altérité
  • L’option préférentielle pour les pauvres

Nous retrouvons dans la forme actuelle du projet tous les éléments qui sont apparus au gré de l’histoire et qui sont venus alimenter le projet éducatif chrétien. La pluralité et plus exactement le pluralisme situé y figurent implicitement.

Des questions pour l’avenir

Un projet n’est jamais figé. Sans cesse, il cherche à se renouveler et tente de découvrir les moyens qui le lui permettront. Il le fera demain comme elle l’a fait hier et encore aujourd’hui. Mais il est somme toute très compliqué de prédire à quels défis l’école de demain se retrouvera confrontée. Le congrès de 2012 a souhaité néanmoins faire part de ses intuitions. Il dégage, dans ses conclusions, deux grandes questions qui se poseront dans le futur.

Le premier de ces chantiers auquel devra s’atteler l’enseignement catholique est celui de l’approfondissement du projet culturel. L’analyse des dimensions religieuse, cognitive, pratique et esthétique n’est qu’embryonnaire et elle devra sans nul doute faire l’objet d’élaborations ultérieures. L’émancipation des individus ne sera assurée qu’en l’inscrivant dans ces quatre dimensions. Nous ne saurions nous dispenser de ce travail.

Le second chantier sera celui de la construction d’une communauté scolaire autonome, partenaire d’un projet de démocratisation. Cela implique de relever deux défis : le combat contre les inégalités nouvelles d’une part, et l’approfondissement de la démocratie associative d’autre part. Dans le premier cas, l’école reste la première institution confrontée au combat pour l’égalité et pour l’inclusion de tous. Elle ne saurait manquer de réagir face à de nouvelles formes d’inégalités qui apparaissent dans nos sociétés. Dans le second cas, le réseau catholique, en tant qu’acteur collectif issu de la société civile, devra prendre place dans la « nouvelle gouvernance » qui tend, de plus en plus, à associer Etat et monde associatif.

Tout au long de cet article nous avons montré comment le projet éducatif de l’enseignement catholique en Belgique francophone s’est constitué progressivement en un système de conceptions des rapports entre l’homme et la société, entre l’école et la société, capable de résister à la réalité présente, lorsqu’elle menace ses fondements, et de travailler à sa modification.

Peut-on dès lors en parler comme d’une utopie ?

Oui, parce qu’au double titre, de « projet éducatif » et de « chrétien », il requiert une invention permanente. Oui également, parce qu’il perdure au-delà de ses mises en œuvre.

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Pour citer cet article
Référence électronique: Martin Dubois, « Des racines pour l’avenir », Educatio [En ligne], 6 | 2017. URL : https://revue-educatio.eu

Droits d’auteurs
Tous droits réservés

* Service d’étude du SeGEC (Secrétariat Général de l’Enseignement Catholique en Communauté française et germanophone de Belgique)

[1] Mission de l’école chrétienne 2014, p.24

[2] Concile Vatican II (1962-1965) : Débuté sous le pontificat de Jean XXIII et achevé sous celui de Paul VI, ce IIème concile œcuménique du Vatican visait à réinterroger le rapport de l’Eglise aux autres religions, à la société et au monde contemporain. Il s’agit d’un évènement majeur de l’histoire moderne du catholicisme.

[3] Gravissimum educationis, 1965, p.4

[4] Idem, p.5

[5] Ibidem

[6] Spécificité de l’enseignement catholique, 1975, p.2

[7] Idem, p.7

[8] Idem, pp.8-9

[9] Idem, p.3

[10] Idem, p.8

[11] Mission de l’école chrétienne, 1995, p.7

[12] Idem, p.9

[13] Actes du Congrès de 2002, p.4

[14] Idem, p.3

[15] Idem, p.4

[16] Idem, pp.6-7

[17] Idem, p.7

[18] ibidem

[19] ibidem

[20] Idem, p.8

[21] Ibidem

[22] ROY Olivier, La sainte ignorance. Le temps des religions sans culture, Edition Seuil, 2008, 275 pages

[23] Pour penser l’école catholique au XXIe siècle, 2012, p.4

[24] Décret « Mission » : Il définit les missions prioritaires de l’enseignement obligatoire et organise les structures propres à les atteindre. Outre les quatre objectifs généraux, il aborde les thèmes suivants: le projet éducatif et pédagogique, le projet d’établissement, le conseil de participation, le rapport d’activités, le règlement des études, l’inscription, l’exclusion, la gratuité

[25] Décret « Pilotage du système éducatif » : Il met en place le pilotage du système éducatif de la Communauté française. Il crée la Commission de pilotage, organe paritaire et inter-réseaux, dont il définit les compétences, les missions, les moyens logistiques, la composition, l’organisation et les moyens budgétaires.

[26] Décret « évaluation externe et CEB » : Il organise l’évaluation externe des acquis des élèves de l’enseignement obligatoire et instaure le certificat d’étude de base au terme de l’enseignement primaire. Le texte règle la mise en place des épreuves communes certificatives et non certificative et organise l’exploitation de leurs résultats.

[27] Décret relatif au service général de l’inspection : Il définit la nouvelle structure de l’inspection. Il crée un service général de l’inspection ainsi que des cellules de conseil et de soutien pédagogiques. Il fixe leurs compétences ainsi que leurs liens avec l’inspection. Le texte précise aussi le statut des membres du personnel du Service général de l’inspection et celui des conseillers pédagogiques et du conseiller pédagogique coordonnateur.

[28] Décret « encadrement différencié » : Il met en place un système veillant à aider les écoles qui accueillent le public le plus défavorisé. Il leur permet de disposer de moyens supplémentaires en terme d’enseignants et de professionnels (éducateurs, assistants sociaux, etc.) mais également en terme de budgets de fonctionnement.

[29] Idem, p.3

[30] Idem, p.5

[31] ibidem

[32] Idem, pp. 5-6

[33] Idem, p.8

[34] Idem, p.12

[35] Idem, p.13

[36] Idem, p.14

[37] Idem, p.17