Neurosciences et éducation
Jean-Pierre Gaté
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L’éducation s’épuise-t-elle dans la science ? Telle fut la question générale qui a motivé la préparation de ce nouveau numéro (8) de la revue Educatio. Plus particulièrement et dans le prolongement de cette question : que peut-on attendre des neurosciences en éducation ?
Il est indéniable que celles-ci suscitent un engouement croissant dans le champ de l’éducation et de la pédagogie. Plébiscitées par les uns ou cautionnées par les autres, elles donnent lieu à de multiples conférences et ouvrages de vulgarisation, séduisent parents et professeurs, et trouvent souvent aujourd’hui un prolongement sur le terrain scolaire, à travers de nombreuses expérimentations.
Toutefois, lorsqu’elles cèdent à la toute-puissance, les neurosciences ne se cantonnent plus à l’explication des mécanismes neurophysiologiques de l’apprentissage et font de la pédagogie une neuroscience appliquée, une neuro-pédagogie. Leur incorporation dans l’agir pédagogique réclame donc une distance, tout à la fois critique et compréhensive, en soumettant à la recherche, quelques questions vives :
Quelle place est accordée à la liberté du sujet apprenant et à ses intentionnalités ? Quel rôle est dévolu à l’éducateur, au pédagogue et à leurs capacités d’empathie et d’initiative créatrice ? Comment éviter les risques d’une mécanisation de l’éducation, résultant d’une approche uniquement neurophysiologique de l’apprentissage ? Comment l’éducation et la pédagogie peuvent-elles se nourrir de la science ?
Les contributions de ce numéro spécial prennent en compte l’une ou l’autre de ces questions, selon la place qui est celle de l’auteur (philosophe, psychologue, sociologue, neurologue, pédagogue, éducateur ou rééducateur…), et en s’attachant à un ou plusieurs des niveaux d’analyse suivants : épistémologique, anthropologique, éthique, praxéologique. Les articles qui ont été retenus s’ordonnent autour de trois grandes rubriques.
1 – Neurosciences et éducation : repères fondamentaux
Une première série d’articles livre des repères conceptuels essentiels permettant de poser et d’éclairer le débat, en particulier sur un plan sociologique, philosophique, épistémologique et méthodologique.
Ainsi, Bertrand BERGIER et Philippe FRANCESCHETTI nous offrent tout d’abord, en quelques pages, un cadre de réflexion permettant d’aborder plus sereinement les rapports entre science et éducation, dans un contexte social et politique aujourd’hui dominé par la montée en puissance des neurosciences, lesquelles sont souvent considérées (à tort) comme « prescriptives » de solutions. Au-delà des enjeux de pouvoir qui marquent leurs relations, quels liens vertueux peut-on encore espérer entre science et éducation ? Le retour à de grandes figures de la pédagogie chrétienne pourrait sans doute aider à tisser de tels liens.
La contribution du philosophe Thierry de La GARANDERIE s’attache quant à elle à la critique d’une position réductrice induite par les travaux du neurobiologiste Jean-Pierre CHANGEUX et selon laquelle, « l’homme n’est que neuronal ». Le texte se présente sous la forme d’une interpellation vigoureuse, tout en restant ouvert au débat. Il s’achève par la défense d’une certaine philosophie de l’esprit (ou « physiologie de l’esprit libre ») dont les conséquences éducatives et pédagogiques sont loin d’être négligeables.
Quant à article proposé par Jean-Pierre GATE , plus particulièrement rapporté à la question pédagogique, il examine les liens singuliers qu’entretient la gestion mentale d’Antoine de La GARANDERIE avec le courant des neurosciences. Si certaines proximités ou voies de convergence entre ces deux approches peuvent être établies, il convient de réaffirmer des spécificités, voire des différences essentielles, d’ordre épistémologique et méthodologique, afin de dissiper un certain nombre de malentendus qui nuisent à la clarté du débat.
2 – Éducation en actes : présentation critique de pratiques s’appuyant sur les neurosciences
Cette seconde série d’articles abordent plus directement le volet praxéologique de la problématique annoncée, avec en horizon, la question de l’interdisciplinarité dans le champ des pratiques éducatives.
Ancien professeur de collège en SEGPA , Jean-Marie PATARD qui est également docteur en sciences de l’Éducation, nous montre tout le parti qu’il a su tirer des neurosciences dans sa pratique. Mais, et ce point est important, il le fait en dehors de toute forme de fascination et en revendiquant une juste place à l’intuition et à la créativité du pédagogue.
À sa suite, Marine CAMPEDEL , formatrice indépendante en « neurosciences éducatives », expression qu’elle préfère à celle de « neuroéducation », présente un état des lieux des pratiques pédagogiques utilisant les neurosciences, mais en privilégiant, à distance de toute forme de réductionnisme ou d’applicationnisme, une perspective pluridisciplinaire où une certaine complexité du fait éducatif entre en ligne de compte.
Ce volet praxéologique s’achève par le regard plus distancié d’Alain BIHAN-POUDEC qui montre combien le dialogue entre les différentes approches en éducation est parfois « pollué » par des prises de position idéologiques, voire politiques. Il dégage les conditions d’un dialogue interdisciplinaire fondé non sur la tolérance, mais sur la multi-dimensionnalité de la réalité qui nécessite de faire converger les résultats des recherches au profit d’une pratique éclairée.
3 – Rencontre entre Alain BERTHOZ et Antoine de La GARANDERIE (1997)
Le présent numéro s’achève par l’échange fort éclairant qui eut lieu entre le neurophysiologiste Alain BERTHOZ et le philosophe et pédagogue Antoine de La GARANDERIE, lors d’un colloque présidé à Paris par Guy AVANZINI en 1997.
L’article de Jean-Pierre GATE, présenté dans cette partie, en resitue le contexte et la problématique. Il en montre l’actualité et propose des clefs de lecture permettant de situer l’approche de ces deux penseurs, l’une par rapport à l’autre, ainsi que les niveaux de débat qui ont nourri leur échange. À la suite de cet article, le lecteur pourra prendre connaissance de l’intégralité des communications (retranscrites) de ces deux auteurs marquants.