Jean Baubérot
Les 7 laïcités françaises

Paris – Editions de la Maison des Sciences de l’Homme – 2015 – 176 p.

Parmi les (trop) nombreuses et très inégales publications que la conjoncture a suscitées sur la laïcité, il s’impose de retenir celle d’un spécialiste reconnu, dont on appréciera à bon droit la précision d’une information solidement référencée et la clarté de l’exposition. Plus encore, on lui saura gré d’un sous-titre qui tranche avec le dogmatisme officiel : « le modèle français de laïcité n’existe pas ». Loin d’être immuable, stabilisée et offerte à ce titre à la vénération de l’opinion[1], il s’agit d’une notion qui, à partir d’une intuition fondatrice, pertinente, cherche ses assises et son point d’équilibre. Au terme d’un minutieux inventaire, l’auteur en a en effet recensé et identifié « sept lectures », bien différenciées :

La première, qu’il estime minoritaire (p 27), assimile la laïcité à l’anti-religion et entend combattre le christianisme comme un fléau irrationnel et obscurantiste. Quoique soutenue par certains au Parlement en 1905, elle y fut largement repoussée. Néanmoins, elle demeure dans l’aspiration de ceux qui militent en faveur de la marginalisation radicale des religions. Elle est alors traitée comme une philosophie de l’irréligion, voire de l’athéisme, que ses zélateurs (cf. par ex. Michel Onfray) souhaitent établir. Et c’est cette prétention qui demeure sans doute aujourd’hui le facteur premier des conflits et des controverses en la matière.

Bien différente est la lecture « gallicane », qui avait notamment la faveur d’Emile Combes. Ici, le politique ne veut pas tant combattre le religieux que le neutraliser, en le mettant à son service. Il s’agit de séparer l’Eglise non pas de l’Etat, mais de Rome, en la plaçant sous la tutelle du gouvernement. Aussi bien, tel peut être l’objectif d’un concordat limitant le pouvoir du Pape, notamment pour la nomination des Evêques. Pour ses partisans, la laïcité-séparation est même dangereuse, car elle émancipe abusivement l’Eglise… Ce courant a tendance à renaître sous des formes diverses. De nos jours, le désir de contrôler la formation des imams et de divers aumôniers en est sans doute un aspect.

On en vient alors aux « laïcités historiques », celles qui préconisent « la Séparation » : car il y en a deux ; et, en 1905, c’est celle d’Aristide Briand, soutenue par Jean Jaurès, qui l’emporte sur Ferdinand Buisson : si l’une et l’autre récusent tant l’acception anti-religieuse que le gallicanisme, ils n’entendent pas identiquement la « séparation ». Le fameux « ajout » à l’article 4 fut adopté malgré l’avis du second qui y voyait une concession contradictoire aux Eglises en subordonnant la dévolution des biens aux associations culturelles ayant adopté « les règles générales de culte dont ils se proposent d’assurer l’exercice (p.62), faute de quoi elles n’en deviendraient pas affectataires. L’autre conception, au contraire, ne prévoyait pas cette clause ; ce sont bien des visions distinctes ; celle qui fût retenue implique, de facto, la prise en considération de la structure institutionnelle des confessions. Aussi bien, M. Baubérot montre comment, depuis, les positionnements distincts de la Libre Pensée et de la Ligue de l’Enseignement réfractent et prolongent cette dualité.

Mais voici qu’émerge une 5ème lecture, la « laïcité ouverte » au scandale de ceux pour qui cette qualification est quasi blasphématoire, tant il leur paraît évident qu’elle ne saurait être « fermée » ! Moins rigoureusement circonscrite que les précédentes, elle est cependant explicitement anti-sectaire, « anti-laïciste ». Due sans doute, notamment, à l’influence de Paul Ricœur, comme à la Déclaration de novembre 1945 de l’Episcopat Français, elle pourrait être définie comme celle qui, acceptant pleinement la « Séparation », revendique pour toutes les conceptions philosophiques et religieuses le droit de s’exprimer librement et de se faire valoir au sein de la société civile et dans tous ses débats. Dès lors, elle peut rencontrer un problème précisément très « ouvert » de nos jours : elle se réserve évidemment le droit entier de considérer comme illégitime une loi qui, régulièrement promulguée, contredit un impératif de la morale chrétienne.

Quant à la sixième lecture, elle introduit une nouveauté paradoxale : alors que, en France, la laïcité est traditionnellement « à gauche », voici désormais qu’elle est annexée par la droite, sinon l’extrême droite, qui l’invoquent pour limiter l’invasion qu’elles redoutent de l’Islam et de l’immigration maghrébine. D’où, notamment, la pesante controverse sur le « port du voile ». Ainsi se revendique une « laïcité identitaire », dont les promoteurs veulent préserver des dérives d’une hétérogénéisation culturelle abandonnée à elle même et susceptible, à leurs yeux, d’induire la dilution de la nation. Mais, liée à des problématiques confuses, qui la débordent, cette revendication se trouve menacée d’implosion, de sorte que « elle ne fait pas l’unanimité à droite, loin s’en faut » (p. 118).

Enfin, la septième et dernière renvoie au régime contradictoire des diocèses de Strasbourg et de Metz, fortement attachés à leur « droit local ». Certes, cela n’a pas manqué de choquer les « juristes » et plusieurs tentatives ont sans succès essayé de le supprimer au nom d’une vision uniformisatrice de l’Etat. Déjà, en 1924, le gouvernement Herriot dû reculer devant la force de la résistance catholique et, entre 1952 et 1957, les négociations engagées par Guy Mollet échouèrent à leur tour. Quant à certaines collectivités territoriales d’Outre-mer, aux Antilles, en Guyane ou dans le Pacifique, elles bénéficient aussi d’un statut dérogatoire, qui ne va sans heurter les visions unitaristes.

Sept : c’est un nombre parfait ! Encore cet inventaire n’est-il pas nécessairement clos, car d’autres lectures peuvent se manifester dans l’avenir. Du moins cette approche, menée en référence à la notion wébérienne d’idéal-type, a-t-elle le mérite d’introduire, à propos de cet objet insaisissable, une intelligibilité éclairante et salubre. Ainsi aide-t-elle à comprendre pourquoi une notion, dont E. Poulat aimait à dire qu’elle avait vocation à favoriser le vivre ensemble d’une société pluraliste, ne cessait d’y maintenir controverse, affrontement, ressentiment et rancœur. C’est particulièrement le cas entre la première et la deuxième lecture, beaucoup s’efforçant de faire croire que la laïcité signifie le rejet méprisant de tout référent religieux.

Peut-être se demandera-t-on d’ores et déjà si la série de ces sept lectures parvient à -ou suffit à- intégrer toutes les données. Ne sollicite-t-on pas un peu les faits, en cherchant à les contraindre de se situer au sein de cette grille ? Celle-ci ne comporte-t-elle pas une exigence de cohérence que déborde la variété des faits, des courants de pensée et de positionnement des personnes et des institutions ? Enfin, selon le vœu de l’auteur, verra-t-on venir le jour d’une laïcité « articulant l’attachement à ses convictions propres et la capacité de prendre une certaine distance avec elles pour considérer l’autre avec empathie !  » (pp 160-161)? Pourra-t-on « induire un grand débat public et trouver quelques propositions fortes » (p. 163). Ne serait-ce pas préférable aux pressions idéologiques d’aujourd’hui et aux propos simplistes sur « les croyances ».

Guy Avanzini

 

[1]cf. pp. 12-15