La vocation, germe des temps nouveaux du christianisme

Francis Marfoglia*

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Résumé : L’individualisme de l’ordre libéral produit ses effets dévastateurs sur le monde et les sociétés. Pour bon nombre, il apparaît sans alternative, ce qui plonge les peuples dans la désespérance. Pourtant, les héritiers de David ne manquent pas de ressources pour abattre ce Goliath. C’est dans l’éternelle figure du serviteur qui refuse les jeux de la domination que l’individualisme rencontre son adversaire le plus sérieux. L’idée de vocation qui lui donne chair offre alors aux peuples de retrouver l’espérance. La vocation propre des établissements de l’Enseignement catholique se précise à son tour : s’engager dans la défense et la promotion de la vocation personnelle pour opérer le passage du vivre ensemble au vivre les uns pour les autres.

Mots-clés : vocation, individualisme, communauté fraternelle, Enseignement Catholique, alliance, serviteur.

Les temps nouveaux du christianisme

Nous ne mobiliserons pas l’idée d’un « renouveau du christianisme », car les temps dans lesquels nous entrons ne témoignent pas d’un retour en arrière ou d’un retour de la chrétienté au sens d’un ordre social défini par la hiérarchie ecclésiale et subordonné aux dogmes. L’idée d’un retour de la chrétienté serait d’ailleurs assez peu chrétienne car elle contredirait l’idée d’un sens de l’histoire que la pensée chrétienne a apportée au monde contre l’idée grecque d’un cycle naturel qui opérerait éternellement son retour. Comme le disait Péguy, « nous avons connu un peuple que l’on ne reverra jamais »[1] et chaque chrétien devrait reprendre cette formule comme une antienne chaque matin. Le christianisme ne revient jamais, il se réinvente continuellement et redessine à chaque époque des temps nouveaux. Non pas qu’il ne reste pas fondamentalement le même — la vie du Christ est ce qu’elle est — mais parce que la réflexion chrétienne ne cesse d’approfondir sa contemplation et parce que la charité s’exerçant ici et maintenant se renouvelle au contact des difficultés présentes — la charité à laquelle il appelle les chrétiens ne peut pas prendre le même visage en époque d’abondance matérielle et de misère spirituelle qu’en époque de grande famine et de grande épidémie. Nous ne reviendrons donc jamais ni au temps des cathédrales, ni à la contre-réforme, ni au concordat, ni à la république chrétienne. Mais nous ne resterons pas non plus où nous en sommes, dans ce catholicisme marginalisé par une république qui brandit l’étendard de la laïcité et dénonce sans cesse les vues réactionnaires des chrétiens pour mieux déchristianiser l’Europe, s’offrir à la bourgeoisie et soumettre l’ordre politique à l’économie. Notre époque, comme les autres, passera et déjà elle passe, ouvrant au christianisme la possibilité de sortir de sa marginalisation et d’entrer dans des temps nouveaux. Bien sûr, cette possibilité apparaîtra paradoxale en une France aussi déchristianisée que ses partenaires du grand marché européen[2]. Mais ce paradoxe sautera surtout aux yeux des « cathos » qui aspirent à un catholicisme retrouvé et s’impatientent de sa trop longue convalescence ; car pour ceux qui rêvent de sa disparition — nul besoin de les nommer, ils se reconnaîtront —, la possibilité de son rétablissement prend déjà la forme d’une menace qu’ils redoutent. Le catholicisme, qu’ils pensaient agonisant, montre encore de belles ressources et se réanime sous leurs yeux dans des mouvements sociaux de masse et dans l’attachement aux valeurs chrétiennes que des personnalités qui ont quelque audience osent révéler de plus en plus, quand ils ne s’y risquaient pas il y a encore peu. Il n’est donc pas si fou d’y croire[3].

Des anciens et des nouveaux temps nouveaux du christianisme

L’espérance est au cœur du catholicisme et les « cathos » continuellement espèrent en des jours meilleurs. Mais cette espérance est désormais invitée à ne plus seulement s’exprimer par la prière pour implorer Dieu qu’il change le cœur des hommes et accorde aux fidèles la grâce de supporter les épreuves. Comprenant enfin l’importance des choses nouvelles qui se produisaient dans la société et que les « cathos » réfléchissaient, l’Église, par la voix de Léon XIII, initia en 1891 une Doctrine sociale et les invita officiellement à s’engager dans la société pour œuvrer à l’avènement de temps nouveaux. Dès les premiers mots de l’encyclique inaugurale Rerum novarum, le problème trouva sa juste formulation : « La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence »[4]. Pendant des siècles, l’Église avait condamné l’usure et empêché par-là le développement du capitalisme, mais la sécularisation grandissante rompit progressivement les digues qu’elle avait édifiées, permettant au capitalisme de submerger la société et d’opprimer la multitude : « un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates… imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires »[5]. La souffrance des hommes obligeait l’Église à élargir sa mission pastorale : le salut des âmes réclamait qu’elle se préoccupât de leurs conditions d’existence ; elle ne pouvait plus se contenter d’annoncer du haut de la chaire la Bonne Nouvelle à ses ouailles rassemblées, mais devait d’abord restaurer l’unité de ses enfants divisés en deux classes hostiles l’une à l’autre. Elle le devait d’autant plus que, l’asservissement poussant les classes ouvrières vers les solutions radicales proposées par le communisme, elle risquait de perdre le contact avec les pauvres si elle n’offrait pas une alternative aux internationales ouvrières. Rerum novarum ouvrit ainsi la voie d’une réflexion chrétienne, portant sur ce que Maritain nommera le temporel[6], qui allait devenir suffisamment importante pour être régulièrement entretenue : ce fut Quadragesimo anno de Pie XI en 1931, puis Centesimus annus de Jean-Paul II en 1991. Mais, cette façon d’investir le temporel produisit comme un effet d’optique en raison des circonstances historiques et des positions ouvertement hostiles du communisme envers la religion[7]. En proposant une alternative au communisme, la Doctrine sociale de l’Église induisit l’idée qu’elle se déployait pour le contrer, alors qu’en réalité, en s’y opposant, elle entendait proposer une alternative chrétienne et non athée au combat contre le capitalisme qui prospérait à l’abri du libéralisme. Elle n’avait pas un mais deux adversaires. On ne peut donc faire jouer ici les alliances et conclure que l’opposition du christianisme au communisme en faisait l’allié du capitalisme. Jean-Paul II le rappela avec la plus grande clarté quand il célébra le centième anniversaire de Rerum novarum :

« Rerum novarum critique les deux systèmes sociaux et économiques, le socialisme et le libéralisme. Elle consacre au premier la partie initiale qui réaffirme le droit à la propriété privée. Au contraire, il n’y a pas de section spécialement consacrée au second système, mais — et ceci mérite que l’on y porte attention — les critiques à son égard apparaissent lorsqu’est traité le thème des devoirs de l’état. L’état ne peut se borner à “veiller sur une partie de ses citoyens“, celle qui est riche et prospère, et il ne peut “négliger l’autre“, qui représente sans aucun doute la grande majorité du corps social. Sinon, il est porté atteinte à la justice qui veut que l’on rende à chacun ce qui lui appartient »[8].

Si la doctrine sociale de l’Église entend défendre la propriété privée contre le communisme, elle n’entend pas la défendre comme le libéralisme, mais promouvoir en ce monde une justice que le libéralisme maltraite tout autant que le communisme. Un monde où une minorité dépossède la multitude n’est pas plus catholique qu’un monde qui collectivise et, si les catholiques peuvent se réjouir de la faillite du communisme, ils ne peuvent s’en satisfaire. Car, leur deuxième adversaire est toujours debout et, s’il n’a pas l’hostilité ouverte du premier, il ne leur est pas plus favorable puisque, divisant les hommes et les dressant les uns contre les autres, il empêche qu’ils se rassemblent en une même famille. Le rappel de Jean-Paul II en 1991, alors même que le mur de Berlin venait de tomber, ne souffre pas d’ambiguïté : les « cathos » ne doivent pas s’endormir mais continuer à chercher une alternative à l’injustice de l’ordre libéral.

Révolution et éducation

Trouver une alternative au communisme pour combattre le libéralisme ne veut pas seulement dire se fixer une autre fin (comme protéger la propriété privée pour assurer la sécurité de la famille et non pas abolir l’une et l’autre au profit de l’État) ; elle doit aussi s’atteindre par d’autres moyens : le catholicisme ne peut céder à la tentation de la révolution et ne peut mobiliser d’autre levier que l’éducation. Il ne s’agit pas d’un renoncement moral à la violence inhérente à l’action révolutionnaire — laquelle peut se justifier pour défendre le faible et l’opprimé ou la veuve et l’orphelin. Mais d’une adhésion à la révélation qui présente l’homme comme un être doté d’une liberté de conscience à la dignité de laquelle on porte atteinte quand on force son adhésion. Dieu n’est pas venu à la rencontre des hommes précédé par des colonnes de blindés, il n’a pas fait parler les armes avant de prendre la parole ni dressé la guillotine en place de Grève pour supprimer ses opposants. Créateur de l’homme, il a créé un être libre, un être doué d’une conscience qui lui permet de juger par lui-même et nul — Dieu encore moins que les autres car lui ne peut pas ignorer la nature libre de sa créature[9] — ne peut contraindre cette conscience à déclarer vrai ce qu’elle pense être faux ni faux ce qu’elle pense être vrai. Ceux qui ne partagent pas cette conception de l’homme laissent ouverte la possibilité des goulags et des endoctrinements, mais ceux qui se réclament de la révélation la ferment et, renonçant à toute forme de brutalité sur leurs semblables pour en obtenir un consentement, s’engagent seulement à éclairer leur jugement. Ce pourquoi les critiques adressées à l’Église ne sont pas sans fondement : quand elle a cédé à la tentation de cette brutalité pour obtenir des hommes qu’ils confessent la foi chrétienne, elle ne s’est pas grandie[10] — la foi est une libre adhésion ou n’est pas. Mais, si l’alternative éducative entreprend tout autrement que le communisme le combat contre le capitalisme, elle rencontre les mêmes difficultés, car celles-ci ne sont pas inhérentes à la démarche mais à l’adversaire. Quand Marx, qui luttait contre un capitalisme national, retenu dans son expansion par des frontières, considérait qu’il ne fallait pas attendre que la bourgeoisie, majoritaire dans les parlements, renonce à voter les lois qui lui permettent d’exploiter légitimement la classe prolétaire, il pointait une difficulté qui n’avait rien de conjoncturelle mais s’inscrivait à la fois dans la structure de nos organisations politiques modernes et dans une certaine conscience de classe, laquelle s’est grandement durcie depuis que la bourgeoisie ne connaît plus les limites que lui imposaient les frontières et les États[11]. Peut-on alors sérieusement imaginer que le catholicisme puisse encore répondre à l’appel de Jean-Paul II et ouvrir une alternative au capitalisme désormais mondialisé, lequel s’est montré plus fort que les divisions de blindés et les cohortes d’intellectuels du communisme[12] ? Et qu’il puisse entreprendre cette lutte sur le terrain de l’éducation que l’élite bourgeoise, malgré l’ancrage largement à gauche du corps enseignant, a réussi à enrôler au service de sa propre reproduction sociale ? La disproportion des forces ne semble pas ouvrir cette possibilité et la sagesse recommanderait plutôt de chercher à courtiser le capitalisme dont la mondialisation qui s’accélère sans retenue signe l’éclatante victoire et qui, désormais sûr de lui, ne manque pas de proclamer, chaque fois qu’il en a l’occasion, qu’il n’y a pas et ne peut y avoir d’alternative à sa domination : « There is no alternative ! »(TINA)[13]. La formule, reprise en boucle par les experts qui nous dirigent et nous informent, sonne comme un verdict de condamnation à perpétuité qui entend bien décourager les initiatives. « Que ceux qui cherchent une alternative passent leur chemin ! », le message est suffisamment clair pour que le catholicisme sache à quoi s’en tenir : nul ne peut plus s’imaginer réduire l’injustice qui s’abat sur le monde et venir au secours des masses asservies qui, de plus en plus à travers l’Europe, découvrent le déclassement et plongent dans la résignation de l’abstention démocratique. Toutefois, quand bien même la proposition d’une alternative pour changer l’ordre des choses passerait pour un défi lancer à la face de Goliath, les catholiques ne peuvent pas ne pas éprouver qu’en la reprise incessante de TINA, comme en l’énergie que dépensent ceux qui la reprennent pour marginaliser le christianisme, quelque chose comme une crainte se fait entendre et qu’une contrainte tente de s’exercer sur leur jugement. De fait, si l’ordre libéral était si nécessaire que le disent les experts, pourquoi nous le rappeler sans cesse ? Faut-il rappeler tous les jours aux hommes qu’en se déplaçant en ce monde leur corps sera soumis à l’attraction terrestre ? Loin donc de se soumettre à l’ingénieuse propagande qui tente de les impressionner, les catholiques peuvent s’abandonner au soupçon que le bon sens souffle à leur conscience : les experts ne craindraient-ils pas l’alternative éducative que porteraient les temps nouveaux du christianisme ? Le souvenir que, pour avoir raison de Goliath, David n’eut nul besoin de divisions de blindés mais d’une simple fronde doit en réalité restaurer le courage en leur capacité à réaliser ce qu’on dit impossible. « Quelle est, dans la situation qui est la nôtre, la nature de cette fronde ? », voilà la question.

Retour aux sources

Quand les catholiques sont confrontés à une question, ils commencent par se rappeler qu’ils ne sont pas les premiers à tenter d’y répondre. Nous commencerons donc notre réflexion par une plongée dans la tradition catholique pour aller à la rencontre de ceux qui ont espéré en des temps nouveaux du christianisme et qui, répondant à l’appel de Léon XIII et de Pie XI, cherchèrent à en précipiter l’avènement en explorant une troisième voie entre la révolution prolétarienne et la domination bourgeoise.

Quand il tente de circonscrire les temps nouveaux du christianisme, Maritain les nomme « nouvelle chrétienté », pour marquer à la fois qu’il n’y a pas lieu d’attendre un retour de la « chrétienté médiévale » et que la nouvelle gardera, en les renouvelant, les caractères de toute chrétienté. La chrétienté désigne « un certain régime commun temporel dont les structures portent, à des degrés et selon des modes fort variables du reste, l’empreinte de la conception chrétienne de la vie »[14]. Cette empreinte, vivante sous la chrétienté médiévale, s’est peu à peu estompée à mesure que le capitalisme s’étendait sur le monde. Mais l’expansion du capitalisme ne s’est ni produite en raison de la transformation du système de production (Marx) ni en raison de l’apparition d’une éthique protestante (Weber) ; elle trouve sa cause dans un recul des structures sociales chrétiennes, recul que Maritain nomme une carence du monde chrétien : « il y a lieu de déplorer l’indifférence montrée par tant de chrétiens, lors de la jeunesse barbare et conquérante du capitalisme, aux lois de la conduite chrétienne dans leur comportement social »[15]. Puisque le capitalisme occupe finalement l’espace que lui laisse la carence chrétienne, la « nouvelle chrétienté » présuppose alors de traiter cette carence, donc de transformer l’ordre temporel pour qu’une empreinte chrétienne renouvelée puisse produire à son tour un recul du capitalisme. Mais, quel remède mobiliser ? Faisant sienne la formule de Péguy : « La révolution sociale sera morale ou elle ne sera pas », Maritain exclut de renverser le capitalisme par l’action révolutionnaire ; seule la conversion en précipitera l’avènement : « vous ne pouvez transformer le régime social du monde moderne qu’en provoquant en même temps, et d’abord en vous-mêmes, une rénovation de la vie spirituelle et de la vie morale, en creusant jusqu’aux fondements spirituels et moraux de la vie humaine, en renouvelant les idées morales qui président à la vie du groupe social comme tel et en éveillant dans les profondeurs de celui-ci un élan nouveau »[16]. C’est alors d’une sainteté héroïque de l’élite chrétienne que Maritain attend la dynamique de la nouvelle chrétienté. Et devant les doutes de ses contemporains, il ne recule pas devant la question : « Le monde n’a-t-il pas connu des chefs de peuple saints ? »[17].

Si l’espérance de Maritain va vers la sainteté d’une élite capable de réanimer l’espace social, celle de Gilson se porte vers l’enseignement libre. Son analyse du recul du christianisme ne reprend donc pas la genèse par la carence du monde chrétien. La cause du recul chrétien remonte plus haut et, si la carence explique le déferlement du capitalisme, elle est elle-même l’effet de l’entreprise de démolition du christianisme à laquelle la Troisième République s’est livrée. La République a voulu laïciser les valeurs chrétiennes tout en chargeant l’école de déchristianiser la France — la carence montre la réussite de cette stratégie. Mais, elle n’imaginait pas une seule seconde que sans l’esprit qui les porte, ces valeurs finiraient par ne plus rien valoir du tout : « L’erreur fatale du radicalisme français, c’est d’avoir voulu conserver la morale chrétienne, d’avoir essayé de maintenir une société fondée sur les vertus chrétiennes, sans conserver le christianisme, qui seul avait introduit dans le monde ces vertus et peut seul les y faire vivre »[18]. La défense de la morale chrétienne qui fonde la République impose donc au christianisme de voler à son secours et, comme elle ne veut pas entendre parler de lui, la sauver malgré elle. Or, le christianisme ne peut voler au secours de la République qu’à travers le levier de l’école libre. Mais, cela ne peut se produire si les chrétiens, pour résoudre les difficultés financières de leurs écoles, réclament la proportionnelle scolaire. Car ces subventions reçues placeraient les écoles chrétiennes sous la dépendance et le contrôle de l’État, ce qui diminuerait d’autant leur liberté : « à supposer même que dix pays étrangers subventionnent l’enseignement catholique sans diminuer sa liberté, cela ne prouve pas qu’il en irait de même en notre pays, au cas où l’enseignement catholique y serait subventionné »[19]. L’enseignement catholique ne pourra donc conduire son redressement de la République que s’il est suffisamment libre pour le faire. Gilson formule le problème de ce secours : « comment organiser un enseignement catholique, dont la fin est celle de l’Église, dans un État qui organise lui-même un enseignement dont la fin est celle de l’État ? »[20]. En attendant que l’État reconnaisse à l’enseignement catholique d’élaborer ses programmes et de délivrer ses diplômes, ce qui n’arrivera peut-être jamais, les moyens d’action se limitent à utiliser les programmes qu’il impose « le moins mal que nous pourrons » et « au mieux les moindres parcelles de la liberté qui nous est laissée »[21]. En d’autres termes faire jouer à plein ce qu’on appelle le caractère propre de l’enseignement catholique.

Bernanos espère lui aussi un réveil du christianisme, mais il ne peut l’attendre d’une institution et encore moins d’une élite. Car si les bras ne manquent pas pour reconstruire un bâtiment qui s’est écroulé, on n’en trouve plus pour relever une civilisation qui s’est effondrée : « une civilisation disparaît avec l’espèce d’homme, le type d’humanité, sorti d’elle »[22]. Sur quoi ou qui fonder alors une espérance quand le monde ne semble plus qu’un « cloaque où la société capitaliste du XIXème et du XXème siècles a déversé ses eaux grasses »[23] ? Conformément à l’invitation évangélique, l’espérance de Bernanos se tourne alors vers l’esprit d’enfance, l’esprit même du christianisme, celui qui n’accepte pas l’injustice, qui peut encore la dénoncer dans la spontanéité de son innocence et dont le manteau de la fraternité sait encore couvrir les épaules de la pauvreté. L’esprit d’enfance est en somme l’antidote au poison capitaliste, lequel précipite les hommes vers l’esprit de vieillesse, quel que soit leur âge : « Le plus obtus des observateurs sait parfaitement qu’un avare est vieux à vingt ans »[24]. L’effondrement de la civilisation chrétienne correspond donc à un vieillissement précoce de l’humanité qui la reconduit étrangement vers les temps qui précédèrent l’avènement du christianisme : « Si vous voulez bien réfléchir, vous conviendrez que nous ressemblons assez, nous autres, aux hommes de l’Ancien Testament »[25]. Ainsi, au cœur de l’histoire, qui fait vieillir les hommes en les précipitant dans la division que produit l’adoration du veau d’or, la Bonne Nouvelle fait retentir en chaque époque l’invitation à revenir à l’esprit d’enfance qui met en marche vers la véritable communauté. D’où l’appel lancé aux chrétiens : « Êtes-vous capables de rajeunir le monde, oui ou non ? L’Évangile est toujours jeune, c’est vous qui êtes vieux »[26]. Mais l’interpellation pointe la difficulté : puisque le peuple chrétien ne peut pas attendre que le monde l’arrache à sa vieillesse, d’où peut surgir l’impulsion qui l’engagerait à redevenir un enfant ? Bernanos n’en fait pas mystère : l’impulsion descend du Ciel jusqu’à nous par les saints qui nous touchent au cœur et forcent notre admiration. Comme les enfants deviennent adultes en jouant aux grandes personnes, il nous faut jouer à la petite Thérèse qui a si bien incarné l’esprit d’enfance et « est devenue sainte en jouant aux saints avec l’Enfant-Jésus »[27].

Dans les filets de la tradition

Que remontons-nous de cette plongée dans la tradition ? D’abord une unité d’action portée par le même esprit catholique : lutter contre l’individualisme et le collectivisme en redonnant vie à la communauté sociale. L’individualisme, la doctrine affirmant a minima que le bien de l’individu l’emporte sur le bien commun, si bien qu’il n’est plus même légitime de parler d’un bien commun dans l’espace public, l’individualisme, promu et soutenu par le libéralisme, porte en germe le principe de démolition de toute société humaine. Car, encourager l’individu à défendre son bien, fut-ce sous le masque d’une minorité particulière, projette la société dans l’opposition des intérêts qui doit alors trouver un arbitre en l’État, ce qui favorise donc nécessairement l’émergence de l’Étatisme dont le poids se mesure à la logorrhée des lois et à la liturgie du vivre ensemble — ce qui n’est en somme que les deux faces de la même médaille. Or, contre cet individualisme mortifère qui non seulement dissout le corps social mais porte atteinte à l’homme, l’enclosant dans des conflits sans fin qui le privent de toute véritable justice, les catholiques détiennent l’antidote puisqu’ils défendent et vivifient l’un et l’autre par le corps constitué de la communauté fraternelle. Mais notre plongée ne livre pas seulement la fin de l’unité d’une action, elle ouvre aussi une perspective sur ses moyens. Ancrée dans la fraternité qui lui en fournit toute la matière, la pensée catholique n’attend pas de l’État qu’il reconstruise ce qu’il a démoli, mais mise sur l’homme. La communauté fraternelle n’a donc rien de juridique et si les frères vivent ensemble ils ne le font pas sous la contrainte des lois mais parce qu’ils se reconnaissent mutuellement comme bons les uns pour les autres. La politique n’est jamais le bon moyen de la fraternité, voilà pourquoi la pensée catholique renvoie dos-à-dos le libéralisme et le communisme qui l’un et l’autre misent sur l’État et s’affrontent sur son épithète, soit bourgeois, soit prolétarien. Enfin, notre plongée lève le voile sur la mise en œuvre de ces moyens : ces hommes de la reconstruction sociale doivent tendre vers la sainteté. Mais, contrairement à ce que peuvent penser les adversaires du christianisme, cette mention de la sainteté ne projette pas le propos de la tradition ni dans l’utopie ni dans le moralisme, elle l’inscrit au cœur de la réalité humaine. Car, la sainteté, qui oscille, selon l’auteur, de l’héroïsme à l’esprit d’enfance, renvoie malgré tout à la seule attitude qui puisse fonder la communauté fraternelle : le refus d’imposer un ordre social par la force, que cette force viennent des armes, de l’argent ou des lois. En d’autres termes, convaincu que la soumission appelle un jour ou l’autre la révolte, la sainteté, qui doit inspirer toute la démarche de reconstruction catholique pour établir une communauté fraternelle, consiste à ne faire aucune confiance à la force mais à ne faire confiance qu’à la libre réponse de l’homme à l’amour qu’on lui porte. Que cette confiance en l’homme s’inscrive sur le chemin ouvert par la Révélation, qu’elle s’inscrive, comme disent les théologiens, dans l’ordre de la grâce au sens où la confiance donnée trouve son origine en la confiance reçue, que toute confiance répond donc à la confiance de Dieu qui en tout conserve l’initiative, n’enlève rien à sa manifestation temporelle. Toute confiance en l’homme, celle du croyant comme celle de l’incroyant — n’excluons pas par principe qu’un incroyant puisse accorder toute sa confiance à l’homme, Camus en a donné un très bel exemple —, exprime un refus du jeu de la domination et marche sur la voie de la sainteté.

La fronde de David

Nul ne peut s’inscrire dans la pensée catholique sans recueillir les fruits de la tradition. Mais il nous faut les préparer à notre temps et chercher aujourd’hui les voies de la communauté fraternelle. Quelle figure peut-elle prendre ici et maintenant ? La sainteté pour la mettre en œuvre est-elle seulement imaginable, quand se proclame partout qu’il n’y a pas d’alternative aux rapports de domination ? Comment se reconnaitre bons les uns pour les autres en notre monde qui dresse les riches contre les pauvres ? Pour réelle qu’elle soit, la contradiction ne doit pas effrayer les « cathos » qui, malgré les allures de Goliath des élites mondialisées, ne peuvent imaginer que l’ordre libéral puisse prévaloir contre l’Église. Bien sûr, au regard de la formation de nos élites, la voie que voulait emprunter Maritain semble provisoirement impraticable. Mais celle proposée par Gilson reste ouverte. Encore plus ouverte aujourd’hui qu’hier, d’ailleurs, car les manifestations de 1984, à l’ampleur inégalée, lui ont donné une légitimité populaire[28]. En manifestant leur attachement à l’Enseignement Catholique, les Français ont clairement exprimé leur volonté de maintenir une alternative éducative à l’école publique. En combattant le projet mitterrandien (la formation d’un vaste service public laïc de l’éducation) et en obtenant son retrait, le peuple a protégé le caractère propre de l’Enseignement Catholique que la loi Debré de 1959 lui avait reconnu. Cela lui crée au moins une obligation : user pleinement de ce caractère propre pour promouvoir et défendre la communauté fraternelle et ouvrir par-là l’alternative à l’individualisme libéral.

Le plein usage du caractère propre ne consiste pas à se retirer, comme Épicure, dans un jardin catholique pour, en marge de l’éducation républicaine, proposer des célébrations liturgiques ou une découverte de la foi — ce que font toutes les aumôneries des établissements publics —, mais à défendre et promouvoir en son centre et jusqu’au cœur de ses programmes une conception chrétienne de l’homme. L’anthropologie libérale repose sur le principe, formulée par Hobbes, d’un homme qui « est un loup pour l’homme »[29], principe dont l’actualité propose aujourd’hui les applications les plus variées : l’homme un loup pour la femme ; le patron un loup pour le salarié ; l’homme blanc un loup pour l’homme noir ; le chrétien un loup pour le juif ; l’époux un loup pour l’épouse ; le père un loup pour l’enfant ; l’hétérosexuel un loup pour l’homosexuel. Principe dont la conséquence s’impose : pour échapper à la guerre de tous contre tous dans laquelle leur violence supposée naturelle les enferme, les hommes n’ont pas d’autre alternative pour vivre ensemble que de se soumettre sans regimber aux lois de l’État. Or, l’anthropologie chrétienne porte trop d’espérance pour se satisfaire de cette posture pessimiste qui désespère de l’homme pour mieux faire le jeu de l’État. Elle s’inscrit dans une conception qui ne doit rien à la gnose, mais tout à la métaphysique judaïque dont Claude Tresmontant comprit qu’elle se distinguait de toutes les autres en affirmant non seulement la création du réel mais aussi sa bonté[30]. Encore plus singulier : contrairement aux récits des origines des cultures antiques, cette création ne renvoie pas à un événement immémorial, mais à une durée qui n’est pas achevée et s’étend jusqu’aux confins de la Révélation. Le mythe de Prométhée éduquait les Grecs à voir en l’homme le plus démuni de la nature, ne devant sa survie qu’à la technique (le transhumanisme, tout droit venu de la très libérale Silicon Valley, n’en est que le dernier remake, avec Raymond Kurzweil, ingénieur en chef chez Google, dans le rôle d’Épiméthée)[31]. Paradoxalement, la situation de l’homme n’y est pas fameuse : physiquement faible, il emploie sa raison à capter l’énergie de la nature pour produire la puissance qu’il n’a pas reçu des dieux ; cela induit inéluctablement une forme de dualisme de l’âme et du corps, le corps (cause de notre faiblesse) portant la responsabilité du mal ; la raison (cause de notre force), cette part de notre âme qui peut exercer sa domination sur les choses (accessoirement aussi sur le corps), celle du bien. Tout autre est la situation de l’homme invité par la Genèse biblique à entrer dans une alliance pour la création d’une humanité absolument bonne initiée par Abraham :

« Israël est le mutant d’une espèce nouvelle, d’un phylum nouveau… La genèse de ce phylum nouveau, de ce peuple spirituel… s’est faite, comme toute naissance, à partir d’un germe infiniment petit, une tribu, moins, un homme : Abraham… La genèse de l’Église, de même, se fera avec une poignée d’hommes »[32].

Pour cet homme nouveau, sa fragilité n’empêche nullement sa bonté puisque seul le mensonge le sépare de Dieu ; cela induit une tout autre lutte contre le mal : il ne s’agit pas de se pourvoir d’une force pour exercer sa domination (sur son corps, les autres ou la nature) mais d’engager une lutte pour se libérer de sa propre hypocrisie, lutte qui conduit à s’incarner toujours davantage, donc à résorber le dualisme du corps et de l’âme dans l’unité de la chair et la division sociale dans l’unité de la communauté[33]. Quand ils regardent l’homme tel qu’il apparaît à leurs yeux dans toute sa dimension sensible, Grecs et Catholiques ne voient donc pas la même chose : les premiers voient une faiblesse à laquelle il faut remédier ; les seconds la fragilité d’une liberté qu’il faut protéger. Cette différence de regard dévoile une différence d’esprit, la différence même qui existe entre l’enfermement dans l’ordre naturel et l’ouverture sur un ordre surnaturel. Les Grecs et tous ceux qui s’en revendiquent rendent ultimement un culte à la force, ils aspirent à la domination et vont chercher par la raison la puissance qu’ils ne trouvent pas dans le corps — ce pourquoi Zeus ne montre pour eux sa bonté qu’en donnant naissance à Héraclès (mythe qui revient régulièrement sous diverses figures, jusque dans le cinéma hollywoodien qui a si largement contribué à assurer la domination américaine et à promouvoir le refus de toute alternative au libéralisme[34]). Les catholiques ne rendent pas ce culte dans lequel ils ne voient finalement que l’idolâtrie du vieil homme dont ils veulent se libérer[35]. Ils n’aspirent pas à inspirer de crainte à leurs semblables, mais renoncent à susciter toute crainte pour instaurer librement les relations fraternelles qui définissent la nouvelle humanité. Traduction sociale : les uns cherchent à dominer et sont prêts à risquer la place de l’esclave pour conquérir celle du maître ; les autres se font librement serviteurs les uns des autres pour fonder une communauté dont toute forme de servitude serait proscrite. Par la pédagogie divine qui dévoile leur liberté en refusant de contraindre leur conscience, les catholiques sont appelés à la sainteté qui consiste à tout faire par amour et rien par force, ce qui définit strictement la fraternité qui s’établit par le rejet de toute contrainte pour poser l’autre dans sa pleine liberté :

« Cette greffe d’une action libre et créatrice sur l’Action et la Liberté du Créateur est certainement le chef-d’œuvre et le paradoxe suprême réalisé par Dieu. Mieux qu’une greffe c’est une genèse, la création de personnes qui puisent leur liberté à la source de toute liberté. Là où est l’Esprit du Seigneur là est la liberté »[36].

La figure du Serviteur se donne ainsi comme l’archétype de l’homme nouveau qu’il revient à l’Enseignement Catholique de défendre et promouvoir jusque dans les programmes de l’éducation républicaine pour exercer le plein usage de son caractère propre. Elle seule permet de s’inscrire dans le mouvement de la création qui renverse toutes les idoles du vieil homme et ouvre « l’alternative à l’individualisme libéral ».

Par l’alliance, l’homme est appelé à mettre la main à la pâte pour que cette création absolument bonne sorte des douleurs de l’enfantement et que la nouvelle humanité gagne progressivement du terrain et finisse par avoir raison du vieil homme[37]. Contrairement à ce que nous disent les litanies de la propagande, les voies de cette évolution de l’humanité ne passeront pas par le progrès du droit ; Dieu en a décidé autrement et c’est de la fragile liberté des hommes qu’il attend une réponse à son invitation de se faire librement serviteurs les uns des autres en refusant d’entrer dans l’opposition du maître et de l’esclave. Contre la conception libérale du vieil homme qui « est un loup pour l’homme » et trouve en l’État les calmants pour ne pas dévorer son semblable, l’homme nouveau qui germe dans le christianisme trouve ses hormones de croissance dans la vocation à servir son frère. Mais, cette vocation universelle de serviteur doit trouver son expression singulière dans l’espace social : la liberté des consciences laisse à chacun le soin de déterminer sa place et d’exprimer ce qu’il veut apporter à la communauté. Aucune place n’est assignée ni réservée et il n’y a qu’une règle : plus le serviteur s’élève dans l’échelle sociale, plus il est au service du plus grand nombre. La vocation personnelle, comprise comme libre décision de répondre aux besoins d’une communauté fraternelle où chacun s’efforce d’être bon les uns pour les autres, se donne ainsi comme l’expression de la fragile liberté dont la protection forme le cœur de la conception chrétienne de l’homme. Le caractère propre de l’Enseignement Catholique lui intime donc d’en défendre et promouvoir la recherche et l’expression dans ses établissements. Puisque le vieil homme cherche aujourd’hui sa survie dans l’individualisme libéral, la vocation personnelle peut seule offrir l’antidote pour redonner vie à la communauté fraternelle et, après la prédication, l’instruction ou la visitation, assurer la croissance du germe de l’homme nouveau. Ainsi, la fronde de David capable d’abattre le Goliath qui divise les peuples pour assurer la domination du vieil homme est entre les mains de l’Enseignement Catholique.

Les incubateurs de l’homme nouveau

Maritain avait raison, il s’agit bien de transformer l’ordre temporel pour qu’il retrouve une « empreinte chrétienne ». Mais notre situation ne permettant pas d’attendre des « chefs de peuple saints », la transformation ne peut qu’emprunter la voie de l’école libre réfléchie par Gilson. Sauf que les temps ont changé : la loi Debré a installé l’Enseignement Catholique dans la dépendance financière qu’il redoutait, mais, par la volonté du peuple, cette dépendance n’a pas conduit à sa dissolution dans le vaste projet d’éducation laïque de la République mitterrandienne. Le peuple tient donc à ce que l’État soutienne financièrement des écoles qui conservent leur liberté d’éducation. Dans cette défense du caractère propre rentre sans doute le désir de conserver pour ses enfants la possibilité d’échapper à la carte scolaire pour leur offrir des conditions de travail plus favorables[38]. Mais ce désir de conserver la liberté d’offrir le meilleur à ses enfants suffit à dire que ce peuple n’assimile pas, comme l’ordre libéral, la liberté à la citoyenneté et cette divergence dévoile la volonté de préserver une tout autre conception de l’homme. Bien sûr, l’on ne peut imaginer par principe qu’en défendant la conception de l’homme propre au christianisme le peuple ait voulu combler la carence chrétienne, mais nul ne peut contester qu’en sa contestation même il ait soutenu et soutienne encore l’idée de la possibilité d’une alternative à celle du vieil homme qu’on lui impose. Et si nous accordons volontiers qu’il n’en ait pas une idée tout à fait précise, on nous accordera tout aussi volontiers qu’il porte nécessairement la conviction qu’une autre conception soit possible. Or, il n’y a pas d’autre alternative éducative à la conception individualiste libérale que celle qui invite l’individu (le vieil homme, dont l’ordre libéral assure la domination) à renoncer à lui-même et à exprimer sa vocation pour s’inscrire librement dans l’alliance des serviteurs (l’homme nouveau). Puisqu’une « civilisation disparaît avec le type d’homme sorti d’elle », comme disait Bernanos, les établissements catholiques portent aujourd’hui l’espérance des « cathos » et des autres, car ils représentent les incubateurs de civilisation chrétienne qui peuvent permettre le retour à l’esprit d’enfance de ceux qui, incarnant demain l’homme nouveau, déploieront leur vocation de serviteur pour redonner vie à la communauté fraternelle. En défendant le caractère propre de l’Enseignement Catholique, le peuple fit donc plus que défendre la liberté d’éducation : il plaça son espérance entre les mains de l’Enseignement Catholique pour qu’en ses établissements l’alternative à l’individualisme du vieil homme, auquel son attachement à son modèle social suffit à prouver qu’il n’a jamais vraiment cru, puisse se préparer. Les établissements doivent être à la hauteur de cette espérance et comprendre qu’ils n’ont pas vocation à devenir les unités de soins palliatifs du vieil homme libéral. Nous nous permettons donc de reprendre l’expression de Bruno Roche qui nous invite à « tout repenser à partir de l’établissement », mais nous en déplaçons quelque peu l’objet et invitons à lui donner une plus grande extension[39] : il s’agit moins de sortir l’école de ses difficultés que de refermer le livre de l’individualisme libéral pour ouvrir celui de la communauté fraternelle.

La vocation de l’enseignement catholique

Comme on ne met pas de vin nouveau dans de vieilles outres[40], on n’habille pas non plus l’homme nouveau avec les fripes de l’ancien. La recherche de la vocation personnelle ne pourra donc se conduire comme celle de l’élite républicaine. La république libérale s’organise sur le modèle d’une élite intellectuelle conduisant le peuple, modèle qui trouve sa légitimité dans le vieux rêve platonicien du philosophe-roi, mais qui, relu dans l’ordre libéral, conduit à l’exploitation réelle du peuple, donc renoue avec le plus ancien principe du vieil homme qui, depuis toujours, cherche les bonnes raisons ou les bonnes lois pour justifier de continuer à profiter du travail des autres. Les communautés fraternelles, elles, s’organisent sur l’excellence du serviteur qui veut, à l’inverse, — c’est en cela aussi qu’il est excellent — que les autres profitent de son travail et qui, répondant en sa vocation aux besoins de ses frères, contribue avec eux à assurer la digne subsistance de la communauté. Une communauté n’est vraiment fraternelle qu’en assurant la subsistance de tous ses membres et donc en produisant par son travail les biens de consommation dont elle a besoin, mais aussi en se défendant de ceux qui veulent la piller ou l’asservir, en éduquant et instruisant ses enfants, en prenant soin de ses malades et de ses vieux et, surtout, en renouvelant continuellement l’expression de ce qui la rassemble pour inscrire continuellement ses membres dans l’alliance des serviteurs qui permet à chacun d’être bon pour les autres. Dans cette célébration de l’alliance des serviteurs, il n’y a pas de place pour l’exploitation des uns par les autres : si les vocations personnelles expriment la diversité des biens que les hommes peuvent s’apporter, nul ne peut prétendre avoir vocation de profiter ou d’exploiter son frère, donc prétendre servir la communauté en s’ingéniant à la diviser. L’initiative de Dieu, d’inviter les hommes à faire alliance pour la création de l’homme nouveau, reconduit la liberté de la communauté fraternelle vers la liberté même de Dieu qui ne consiste pas à choisir entre le bien et le mal, mais selon la belle formule de Chestov, « dans la force et le pouvoir de ne pas admettre le mal dans le monde »[41]. La vocation de l’Enseignement Catholique se précise donc : elle consiste à s’engager dans la défense et la promotion de l’alliance des serviteurs pour servir le peuple qui espère une alternative à l’individualisme libéral, donc d’opérer le passage du vivre ensemble au vivre les uns pour les autres[42]. La justice qui, devant l’infidélité de l’Église, avait suscité le communisme appelle aujourd’hui l’Enseignement Catholique à s’engager contre le libéralisme[43]. Le déclassement que produit l’ordre libéral, ou la fin de la possibilité de voir leurs enfants vivre mieux qu’eux, plonge les parents dans la désespérance. Il s’agit donc pour l’Enseignement Catholique, d’initier et d’apporter au monde une mutation radicale de l’ordre social et politique et de restaurer l’espérance des parents en rouvrant les voies du vivre mieux par l’ancrage de la vie professionnelle dans la noblesse de la vocation personnelle. C’est ainsi qu’il répondra à la confiance du peuple et à l’appel de Jean-Paul II. Et alors, devant la croissance et la multiplication de cet homme nouveau, il donnera chair à l’espérance de Bernanos :

« Je ne sais pas grand-chose d’utile, mais je sais ce que c’est que l’espérance du Royaume de Dieu, et ça n’est pas rien, parole d’honneur ! Vous ne me croyez pas ? Tant pis ! Peut-être cette espérance reviendra-t-elle visiter son peuple ? Peut-être la respirerons-nous tous, un jour, tous ensemble, un matin des jours, avec le miel de l’aube ? Vous ne vous en souciez pas ? Qu’importe ! Ceux qui refuseront alors de l’accueillir dans leur cœur la reconnaîtront du moins à ce signe : les hommes qui détournent aujourd’hui les yeux sur votre passage, ou ricanent lorsque vous leur avez tourné le dos, viendront droit vers vous, avec un regard d’homme »[44].

Bibliographie

Bellamy, François-Xavier, Les déshérités, Paris, Éditions Plon 2014

Bernanos, Georges, La France contre les robots, Bègles, Éditions Le castor astral 2009

Bernanos, Georges, Le Chemin de la Croix-des-Âmes, Monaco, Éditions du Rocher 2017

Bernanos, Georges, Les grands cimetières sous la lune, Paris, Éditions Points 2014

Chestov, Léon, Athènes et Jérusalem, Éditions Le bruit du temps 2011

Debray, Régis, Civilisation, Paris, Éditions Gallimard 2017

Debray,Régis, L’angle mort,  Paris, Éditions du Cerf 2018

Gilson, Etienne, Pour un ordre catholique, Éditions Parole et silence 2013

Jean-Paul II, Centesimus annus, Paris, Éditions Pierre Téqui 1991

Marion, Jean-Luc, Brève apologie pour un moment catholique, Paris, Éditions Grasset 2017

Maritain, Jacques, Humanisme intégral, Paris, Éditions Aubier 2000

Marrou, Henri-Irénée, Théologie de l’histoire, Paris, Éditions du Cerf 2002

Rey, Olivier, Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, Éditions Desclée de Brouwer 2018

Streeck, Wolfgang, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Éditions Gallimard 2014

Tresmontant, Claude, Essai sur la pensée hébraïque, Paris, Éditions du Cerf 2017

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Pour citer cet article
Référence électronique : Francis Marfoglia, « La vocation, germe des temps nouveaux du christianisme », Educatio [En ligne], 9 | 2019. URL : https://revue-educatio.eu

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* Agrégé de philosophie et professeur au lycée Saint-Michel d’Annecy

[1] PÉGUY, Œuvres en prose complètes, « L’argent », Éditions de la Pléiade III, p.799.

[2] L’Annuarium Statisticum Ecclesiae de 2014 annonce qu’entre 2005 et 2014 le nombre de catholiques dans le monde a augmenté plus que la population mondiale (14,1% contre 10,8%) mais qu’en Europe, sur la même période, l’augmentation dépasse à peine les 2%, avec une démographie tout aussi faible il est vrai.

[3] Nous nous associons donc à l’espérance de Jean-Luc Marion de voir surgir un moment catholique et, modestement, à sa charité qui, devant les craintes qu’il suscite déjà chez beaucoup, tente de les rassurer en rédigeant, comme aux temps des persécutions, une Brève apologie pour un moment catholique (MARION, Brève apologie pour un moment catholique, Paris, Éditions Grasset 2017).

[4] LÉON XIII, Rerum novarum, Éditions.

[5] Id.

[6] Voir notamment Humanisme intégral, publié en 1936 et réédité en 1946, 1968 et 2000 aux éditions Aubier.

[7] Marx voyait en la religion « l’opium du peuple ».

[8] JEAN-PAUL II, Centesimus annus, Paris, Éditions Pierre Téqui 1991, p 19, 20.

[9] Il convient donc de s’étonner des formules à l’emporte-pièce, mobilisées par Sartre et d’autres, opposant la liberté des hommes et l’existence de Dieu et soutenant que « Si Dieu existe alors l’homme n’est pas libre ». Quel est donc le Dieu de Sartre ? Où est-il allé chercher qu’un Dieu créateur ne pouvait que fixer l’essence de sa créature ? Dans une analogie entre la création et la pratique de l’architecte qui ne peut construire sans avoir fait un plan. Car si Sartre avait eu l’audace de penser Dieu tel qu’il se présente, c’est-à-dire comme père, s’il avait eu l’audace de vivre lui-même la paternité, s’il en avait ne serait-ce que formé le projet, il aurait compris qu’un père ne fixe pas l’essence de ses enfants, même s’il est absolument certain d’être le père d’un être humain. Mais cette audace lui manquait. Ces pensées du dieu architecte s’imaginent alors remplacer l’audace de la paternité par l’ambition politique et fondent la liberté sur le droit. Mais, quand la loi légalise l’exploitation des uns par les autres, ce qui ne manque jamais d’arriver, c’est-à-dire opprime le plus grand nombre et fait donc de ce qui est censé fonder la liberté des hommes l’ennemi de leur liberté, elles finissent toutes par rendre légitime la révolution au nom du principe « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».

[10] Comme le rappelle Régis Debray, l’Église n’a pas toujours suivi l’exemple de Dieu : « Le martyr chrétien, sous Domitien, ne rendait pas les coups. Il n’attentait pas à la vie des consuls. Certes, mais les deux premiers siècles du mouvement chrétien ne furent qu’un préambule avant de passer, avec Constantin, aux choses sérieuses, quand le persécuté ouvrit le chapitre persécutions » (L’angle mort, Paris 2018, Éditions du Cerf, p 49, 50).

[11] Wolfgang Streeck décrit bien comment le capitalisme s’est affranchi des régulations que l’État lui imposait : « L’histoire du capitalisme après les années 70, y compris celle des crises économiques successives, est véritablement une histoire d’évasion : le capital s’évada de la régulation sociale qui lui avait été imposée après 1945, mais qu’il n’avait de lui-même jamais voulu » Du temps acheté, Paris, Éditions Gallimard 2014, p  48).

[12] Le capital devait financer le système social par l’impôt mais, par son internationalisation, il impose aujourd’hui aux États d’adopter toutes les mesures d’optimisation fiscale qui lui permettent d’échapper à ce financement et les contraint à le financer en partie par la dette. Comme le remarque Streeck : « En quête de placements sûrs, le rentier découvre que la pauvreté des États, qui dépendent du financement à crédit, notamment en raison de la résistance victorieuse qu’il aura opposée à l’impôt, ne fait pas simplement sa fortune, mais lui offre dans le même temps une occasion idéale de l’augmenter par un investissement des plus lucratifs » (Id, p122). L’ordre libéral qui, au sortir de la guerre devait améliorer les conditions de vie des peuples européens se retourne donc aujourd’hui contre eux et met fin aux espoirs d’ascension sociale des classes moyennes inférieures qui se paupérisent et entrent dans le déclassement.

[13] Selon la formule de Margaret Thatcher, « There is no alternative ! », formule plus connue sous l’acronyme TINA reprise par tous les dirigeants du monde qui organisent la mondialisation.

[14] MARITAIN, Humanisme intégral, Paris, Éditions Aubier 2000, p 139. L’empreinte de la conception chrétienne de la vie présente trois caractères spécifiques : communautaire, personnaliste et pérégrinal (p140 et 143). Derrière ces caractères se profile une certaine conception de l’homme, qui ne doit rien ni au communisme ni au libéralisme : la dimension communautaire dit que l’homme n’accomplit pas son humanité comme individu ; la personnaliste dit qu’il ne s’achève pas dans une relation au droit comme la citoyenneté mais dans la relation à l’autre homme, bref que la communauté que fonde cette relation n’est pas juridique ; la pérégrinale dit que la fin de la vie ne se joue pas en ce monde donc que l’homme s’ouvre sur une transcendance et que la communauté des vivants dépasse celle de ses contemporains.

[15] Id, p123.

[16] Id, p128.

[17] Id, p129.

[18] GILSON, Pour un ordre catholique, Éditions Parole et silence 2013, p47.

[19] Id, p114.

[20] Id, p175.

[21] Id, p178.

[22] BERNANOS, La France contre les robots, Bègles, Éditions Le castor astral 2009 p43.

[23] BERNANOS, Le Chemin de la Croix-des-Âmes, Monaco, Éditions du Rocher 2017, p454.

[24] BERNANOS, Les grands cimetières sous la lune, Paris, Éditions Points 2014, p253.

[25] Id, p238.

[26] Id, p252.

[27] BERNANOS, La liberté, pour quoi faire ?, Paris 1995, Éditions Gallimard, p212.

[28] Après de nombreuses manifestations en Province pour défendre l’école libre contre le projet de loi Savary de l’intégrer dans un grand service public laïc, le 24 juin 1984 un immense cortège s’ébranle dans les rues de Paris pour marcher symboliquement sur la Bastille. Ce mouvement populaire avait adopté comme chant de ralliement le « Chœur des esclaves » de Nabucco de Verdi que Nana Mouskouri avait adapté. Curieusement, trente ans plus tard, François-Xavier Bellamy ouvre son essai Les déshérités par le récit de la reprise de ce chœur à l’opéra de Rome sous la baguette de Ricardo Muti en mars 2011, mais il en fait l’étendard d’une défense de la culture dont « s’inquiète le vieux chef italien » (Les déshérités, Paris 2014, Éditions Plon, p12). Sait-il que ce chœur a chanté la protestation dans les rues de Paris et les villes de France avant de chanter celle des italiens contre Berlusconi ? Il est permis d’en douter.

[29] La formule de Hobbes se trouve dans De cive (Épitre dédicatoire à Monseigneur le Comte de Devonshire).

[30] « Seule la tradition hébraïque affirme aussi énergiquement la création du réel. Seule aussi elle déclare catégoriquement l’excellence du réel, du monde sensible et des créatures. Valde bonum (…) Tout ce qui est créé est excellent. Rien n’est impur en soi. La cause du mal est située ailleurs que dans le monde sensible. Ce n’est pas l’ensomatose qui est péché. Le péché est d’un autre ordre, son origine est spirituelle. Le type du péché est le mensonge » (TRESMONTANT, Essai sur la pensée hébraïque, Paris 2017, Éditions du Cerf (première édition 1953), p20, 21 et 22).

[31] Platon reprend ce mythe dans le Protagoras (320-321). Concernant sa dernière version californienne et ses surenchères, nous recommandons la lecture du livre d’Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme (Paris, Éditions Desclée de Brouwer 2018).

[32] TRESMONTANT, Op. cit., p74.

[33] Le dualisme de l’âme et du corps se reconduit, lui, politiquement, dans l’opposition des élites (l’État et ses lois) et du peuple (le corps social), opposition que nous retrouvons au principe de l’ordre libéral qui, selon la formule de Max Weber revendique pour l’État le monopole de la violence physique légitime, pendant de la morale ascétique qui, depuis Platon, caractérisait la sagesse antique de la domination de la raison sur le corps. Sortir du dualisme, c’est marcher vers l’unité qui introduit, contre la politique qui fait de l’État et de sa raison l’instrument de la domination du corps social, l’idée d’une communauté fraternelle, extension politique de l’unité de la chair.

[34] Sur l’importance du cinéma dans l’impérialisme américain on consultera avec profit le livre de Régis Debray, Civilisation, notamment le chapitre « Quand la France s’est-elle faite culture ? » qui balise les étapes de ce qu’il faut bien nommer une colonisation culturelle (Paris, Éditions Gallimard 2017).

[35] Que les catholiques, alors même qu’ils s’inscrivent dans la création d’un homme nouveau, puissent passer pour des « réacs » aux yeux de ceux qui défendent la perpétuation du vieil homme, donne un nouvel exemple de ces temps étranges de renversements sémantiques (qui n’ont malheureusement rien d’une simple erreur mais tout d’une hypocrisie) : les réactionnaires s’appellent eux-mêmes progressistes comme les fascistes s’appellent eux-mêmes anti-fascistes.

[36] TRESMONTANT, Op. cit., p43.

[37] Ce pourquoi il y a deux façons d’appréhender l’histoire, selon qu’on appréhende celle du vieil homme ou celle de l’homme nouveau. Reprenant la distinction faite par Saint-Augustin entre la Cité de Dieu et la cité de la terre, Henri-Irénée Marrou présente très simplement comment s’entrecroisent ces deux points de vue : « il y a bien celui, exaltant, de la Cité de Dieu qui se construit peu à peu et monte vers la joie de son achèvement… mais son progrès se réalise à travers mille luttes, persécutions, difficultés sans nombre ; c’est qu’à toutes les étapes de son histoire s’oppose à elle, s’entrelace étroitement — dissonance jamais résolue — le thème de la cité adverse ou plutôt (…) les thèmes innombrables contradictoires et superposés que nous rassemblons sous le concept générique de cité terrienne »(Théologie de l’histoire, Paris 2002, Éditions du Cerf, p52).

[38] Il est difficilement contestable que la fréquentation des écoles catholiques s’explique pour une part par une méfiance envers l’école publique. Les chiffres de la rentrée 2017 qui enregistrent une nette augmentation des effectifs du privé (+ 0,9%) et une baisse significative de ceux du public (- 0,4%) coïncident trop avec la mise en œuvre du « nouveau collège » voulu par Najat Vallaud-Belkacem pour que nous puissions contester ce paramètre. Mais si la valse incessante des réformes de l’école républicaine profite à l’Enseignement Catholique alors même qu’il doit aussi les mettre en œuvre, on ne peut que s’interroger sur les raisons qui rassurent le peuple et le poussent à lui accorder sa confiance. Ne serait-ce pas parce qu’en raison de sa stabilité, les parents pensent qu’il les mettra en œuvre sans renoncer à ses fondamentaux d’encadrement et de suivi des enfants ?

[39] Bruno ROCHE, « Communiquer, transmettre : comment instituer une communauté de paroles ? », in Pourquoi enseignons-nous ?, Éditions SOS Éducation, p71.

[40] MATTHIEU, Évangile, 9, 17.

[41] CHESTOV, Athènes et Jérusalem, Éditions Le bruit du temps 2011, p300.

[42] Ce qui présuppose, pour en montrer l’exemple, que la relation pédagogique opère elle-même ce passage et que, dans les établissements catholiques, les élèves éprouvent que les professeurs vivent pour eux et découvrent au cœur des programmes, non pas des notions désincarnées, mais des hommes incarnés derrière ces notions et, autant que faire se peut, des vocations à l’œuvre.

[43] Sur cette dialectique de la justice qui, devant les infidélités de l’Église, lui suscite un adversaire pour rester fidèle à son alliance et que rien de ce qu’elle est ne se perde, voir l’Essai sur la pensée hébraïque de Tresmontant (p81).

[44] BERNANOS, Les grands cimetières sous la lune, Éditions Points 2014, p26.